Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/12

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Alphonse Lemerre (Tome IIp. 310-314).

Comment Pantagruel paſſa Procuration[1], & de l’eſtrange
maniere de viure entre les Chicquanous.


Chapitre XII.


Continvant noſtre routte au iour ſubſequens paſſaſmes Procuration, qui eſt vn pays tout chaſſouré & barbouillé. Ie n’y congneu rien. Là veiſmes des Procultous & Chiquanous gens à tout le poil. Ilz ne nous inuiterent à boyre ne à manger. Seulement en longue multiplication de doctes reuerences nous dirent, qu’ilz eſtoient tous à noſtre commendement en payant. Vn de nos truchemens racontoit à Pantagruel comment ce peuple guaignoient leur vie en façon bien eſtrange : & en plein Diametre contraire aux Romicoles. A Rome gens infiniz guaignent leur vie à empoiſonner, à battre, & à tuer. Les Chiquanous la guaignent à eſtre battuz. De mode que ſi par long temps demouroient ſans eſtre battuz, ilz mourroient de male faim, eulx, leurs femmes & enfans[2]. C’eſt, diſoit Panurge, comme ceulx qui par le rapport de Cl. Gal. ne peuuent le nerf cauerneux vers le cercle æquateur dreſſer, s’ilz ne ſont treſbien fouettez. Par ſainct Thibault qui ainſi me fouetteroit me feroit bien au rebours deſarſonner de par tous les diables.

La maniere, diſt le truchement, eſt telle. Quand vn moine, prebſtre, vſurier, ou aduocat veult mal à quelque gentilhome de ſon pays, il enuoye vers luy vn de ces Chiquanous. Chiquanous le citera, l’adiournera, le oultragera, le iniurira impudentement, ſuyuant ſon record & inſtruction : tant que le gentilhome, s’il n’eſt paralytique de ſens, & plus ſtupide qu’vne Rane Gyrine[* 1], ſera conſtrainct luy donner baſtonnades, & coups d’eſpée ſus la teſte, ou la belle iarretade, ou mieulx le iecter par les creneaulx & feneſtres de ſon chaſteau. Cela faict, voyla Chiquanous riche pour quatre moys. Comme ſi coups de baſton feuſſent ſes naïfues moiſſons. Car il aura du moine, de l’vſurier, ou aduocat ſalaire bien bon : & reparation du gentilhome aulcune fois ſi grande & exceſſiue, que le gentilhome y perdra tout ſon auoir : auecques dangier de miſerablement pourrir en priſon : comme s’il euſt frappé le Roy.

Contre tel inconuenient, diſt Panurge, ie ſçay vn remede treſbon, duquel vſoit le ſeigneur de Baſché. Quel ? demanda Pantagruel. Le ſeigneur de Baſché diſt Panurge, eſtoit homme couraigeux, vertueux, managnime, cheualereux. Il retournant de certaine longue guerre, en laquelle le duc de Ferrare par l’ayde des François vaillamment ſe defendit contre les furies du pape Iules ſecond, par chaſcun iour eſtoit adiourné, cité, chiquané, à l’appetit & paſſetemps du gras prieur de ſainct Louant. Vn iour deſieunant avecques ſes gens (comme il eſtoit humain & debonnaire) manda querir ſon boulangier nommé Loyre, & ſa femme, enſemble le curé de ſa parœce nommé Oudart, qui le ſeruoit de ſommellier, comme lors eſtoit la couſtume en France, & leurs diſt en preſence de ſes gentilhommes & aultres domeſticques. Enfans vous voyez en quelle faſcherie me iectent iournellement ces maraulx Chiquanous. I’en ſuys là reſolu, que ſi ne me aydez, ie delibere abandonner le pays, & prandre le party du Soubdan à tous les diables. Deſormais quand ceans ilz viendront, ſoyez preſtz vous Loyre & voſtre feme pour vous repreſenter en ma grande ſalle auecques vos belles robbes nuptiales, comme ſi l’on vous fianſoit, & comme premierement feuſtez fianſez. Tenez. Voyla cent eſcuz d’or, lesquelz ie vous donne, pour entretenir vos beaulx acouſtremens. Vous meſſire Oudart ne faillez y comparoiſtre en voſtre beau ſupellis & eſtolle, auecques l’eaue beniſte, comme pour les fianſer. Vous pareillement Trudon (ainſi eſtoit nommé ſon tabourineur) ſoyez y auecques voſtre flutte & tabour. La parolles dictes, & la mariee baiſee, au ſon du tabour vous tous baillerez l’vn à l’autre du ſouuenir des nopces, ce ſont petitz coups de poing. Ce faiſans vous n’en ſoupperez que mieulx. Mais quand ce viendra au Chiquanous, frappez deſſus comme ſus ſeigle verde ne l’eſpargnez. Tappez, daubez, frappez, ie vous en prie. Tenez preſentement ie vous donne ces ieunes guanteletz de iouſte, couuers de cheurotin. Donnez luy coups ſans compter à tors & à trauers. Celluy qui mieulx le daubera, ie recongnoiſtray pour mieulx affectionné. N’ayez paour d’en eſtre reprins en iuſtice, Ie ſeray guarant pour tous. Telz coups ſeront donnez en riant, ſcelon la couſtume obſeruee en toutes fianſailles.[3]

Voyre mais, demanda Oudart, à quoy congnoiſtrons nous le Chiquanous ? Car en ceſte voſtre maiſon iournellement abourdent gens de toutes pars. Ie y ay donné ordre, reſpondit Baſché. Quand à la porte de ceans viendra quelque home ou à pied, ou aſſez mal monté, ayant vn anneau d’argent gros & large[4] on poulce, il ſera Chiquanous. Le portier l’ayant introduit courtoiſement ſonnera la campanelle. Alors ſoyez preſtz, & venez en ſale iouer la Tragicque comedie[* 2], que vous ay expoſé.

Ce propre iour, comme Dieu le voulut, arriua vn viel, gros, & rouge Chiquanous. Sonnant à la porte, feut par le portier recongnu à ſes gros & gras ouzeaulx, à ſa meſchante iument, à vn ſac de toille plein d’informations, attaché à ſa ceincture : ſignamment au gros anneau d’argent qu’il auoit on poulce guauſche. Le portier luy feut courtoys, le introduit honeſtement ioyeuſement : ſonne la campanelle. Au ſon d’icelle Loyre & ſa femme ſe veſtirent de leurs beaulx habillemens, comparurent en la ſalle faiſans bonne morgue. Oudart ſe reueſtit de ſupellis & d’eſtolle : ſortant de ſon office rencontre Chiquanous : le mene boyre en ſon office longuement, ce pendent qu’on chauſſoit guanteletz de tous couſtez : & luy diſt. Vous ne pouiez à heure venir plus oportune. Noſtre maiſtre eſt en ſes bonnes : nous ferons tantouſt bonne chere : tout ira par eſcuelles : nous ſommes ceans de nopces : tenez, beuuez, ſoyez ioyeulx. Pendent que Chiquanous beuuoit Baſché voyant en la ſalle tous ſes gens en equippage requis, mande querir Oudart. Oudart vient portant l’eaue beniſte. Chiquanous le ſuyt. Il entrant en la ſalle n’oublia faire nombre de humbles reuerences, cita Baſché, Baſché luy feiſt la plus grande chareſſe du monde, luy donna vn Angelot, le priant aſſiſter au contract & fianſailles. Ce que feut faict. Sus la fin coups de poing commencerent ſortir en place. Mais quand ce vint au tour de Chiquanous, ilz le feſtoierent à grands coups de guanteletz ſi bien, qu’il reſta tout eſtourdy & meurtry : vn œil poché au beurre noir, huict couſtes freuſſees, le brechet enfondré, les omoplates en quatre quartiers, la maſchouere inferieure en trois loppins : & le tout en riant. Dieu ſçayt comment Oudart y operoit, couurant de la manche de ſon ſuppelis le gros guantelet aſſeré fourré d’hermines car il eſtoit puiſſant ribault. Ainſi retourne à l’iſle Bouchard Chiquanous acouſtré à la Tigresque : bien toutesfois ſatisfaict & content du ſeigneur de Baſché : & moyennant le ſecours des bons chirurgiens du pays veſquit tant que vouldrez. Depuis n’en feut parlé. La memoire en expira auecques le ſon des cloches, lesquelles quarrilonnerent à ſon enterrement.


  1. Rane Gyrine. Grenoille informe. Les Grenoilles en leur premiere generation ſont dictes Gyrins, & ne ſont qu’vne chair petite, noire auecques deux grands œilz & vne queue. Dont eſtoient dictz les ſotz Gyrins. Plato in Theæteto. Ariſtoph. Plin. lib. 9. cap. 51. Aratus
  2. Tragicque Comœdie. farce plaiſante au commencement, triſte en la fin
  1. Paſſa Procuration. Terme de droit qui forme ici un jeu de mots. Il ne faudrait pas croire que les violentes attaques auxquelles se livre Rabelais contre les Chicanous étaient une nouveauté. Avant lui, non seulement les satiriques, mais les prédicateurs, tels que Menot et Maillard, avaient poursuivi de leurs invectives, gens de justice, juges, avocats, procureurs, sergents. Voyez H. Estienne, Apologie pour Hérodote, c. VI. — Pierre le Loyer, angevin, dans sa Néphélococugie, imitation fort amusante de la comédie des Oiseaux, d’Aristophane, a substitué au sycophante un personnage nommé Chicanoux, inspiré par ce chapitre. Voyez Egger, Hellénisme en France, t. II, p. 12.
  2. Femmes & enfans.

    Frappez. J’ay quatre enfans à nourrir.

  3. La couſtume obſeruee en toutes fianſailles. « Apres les coups de poings de fiançailles, à la mode du païs, Claribel changea le dueil de ſon pere, pour les ioyes d’vn nouueau mariage, « (Yver, poitevin, Le Printemps d’Yver, journée 5)
  4. Anneau d’argent gros & large. Servant de cachet, de sceau.