Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/13

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Alphonse Lemerre (Tome IIp. 315-319).

Comment à l’exemple de maiſtre François Villon le
ſeigneur de Baſché loue ſes gens.


Chapitre XIII.


Chiqvanovs iſſu du chaſteau, & remonté ſur ſon eſgue orbe[1] (ainſi nommoit il ſa iument borgne) Baſché ſoubs la treille de ſon iardin ſecret manda querir ſa femme, ſes damoiſelles, tous ſes gens : feiſt apporter vin de collation aſſocié d’vn nombre de paſtez, de iambons, de fruictz, & fromaiges, beut auecques eulx en grande alaigreſſe : puys leurs diſt. Maiſtre François Villon ſus ſes vieulx iours ſe retira à S. Maixent en Poictou, ſoubs la faueur d’vn home de bien, abbé du dict lieu. Là pour donner paſſetemps au peuple entreprint faire iouer la paſſion en geſtes & languaige Poicteuin. Les rolles diſtribuez, les ioueurs recollez, le theatre preparé, diſt au Maire & eſcheuins, que le myſtere pourroit eſtre preſt à l’iſſue des foires de Niort : reſtoit ſeulement trouuer habillemens aptes aux perſonaiges. Le Maire & eſcheuins y donnerent ordre. Il pour vn vieil paiſant habiller qui iouoyt Dieu le pere, requiſt frere Eſtienne Tappecoue ſecretain des Cordeliers du lieu, luy preſter vne chappe & eſtolle. Tappecoue le refuſa, alleguant que par leurs ſtatutz prouinciaulx eſtoit rigoureuſement defendu rien bailler ou preſter pour les iouans. Villon replicquoit que le ſtatut ſeulement concernoit farces, mommeries, & ieuz diſſoluz : & qu’ainſi l’auoit veu practiquer à Bruxelles & ailleurs. Tappecoue ce non obſtant luy diſt peremptoirement, qu’ailleurs ſe pourueuſt, ſi bon luy ſembloit, rien n’eſperaſt de ſa ſacriſtie. Car rien n’en auroit ſans faulte. Villon feiſt aux ioueurs le rapport en grande abhomination, adiouſtant que de Tappecoue Dieu feroit vengence & punition exemplaire bien touſt.

Au Sabmedy ſubſequent Villon eut advertiſſement que Tappecoue ſus la poultre du conuent (ainſi nomment ilz vne iument non encores ſaillie) eſtoit allé en queſte à ſainct Ligaire, & qu’il ſeroit de retour ſus les deux heures après midy. Adoncques feiſt la monſtre de la diablerie[2] parmy la ville & le marché. Ses diables eſtoient tous capparaſſonnez de peaulx de loups, de veaulx, & de beliers, paſſementees de teſtes de mouton, de cornes de bœufz, & de grands hauetz de cuiſine : ceinctz de groſſes courraies es quelles pendoient groſſes cymbales de vaches, & ſonnettes de muletz à bruyt horrificque. Tenoient en main aulcuns baſtons noirs pleins de fuzées, aultres portoient longs tizons allumez, ſus les quelz à chaſcun carrefou iectoient plenes poignees de parafine en pouldre, dont ſortoit feu & fumée terrible. Les auoir ainſi conduictz auecques contentement du peuple & grande frayeur des petitz enfans, finablement les mena bancqueter en vne caſſine hors la porte en laquelle eſt le chemin de ſainct Ligaire. arriuans à la caſſine de loing il apperceut Tappecoue, qui retournoit de queſte, & leurs diſt en vers Macaronicques.

Hic eſt de patria, natus de gente beliſtra,
Qui ſolet antiquo bribas portare biſacco.
[3]

Par la mort diene (dirent adoncques les Diables) il n’a voulu preſter à Dieu le pere vne paouure chappe : faiſons luy paour. C’eſt bien dict (reſpond Villon) Mais cachons nous iuſques à ce qu’il paſſe & chargez vos fuzees & tizons. Tappecoue arriué au lieu, tous ſortirent on chemin au dauant de luy en grand effroy iectans feu de tous couſtez ſus luy & ſa poultre : ſonnans de leurs cymbales, & hurlans en Diable. Hho, hho, hho, hho : brrrourrrourrrs, rrrourrrs, rrrourrrs. Hou, hou, hou, Hho, Hho, hho : frere Eſtienne faiſons nous pas bien les Diables ?

La poultre toute effrayee ſe miſt au trot, à petz, à bonds, & au gualot : à ruades, freſſurades, doubles pedales, & petarrades : tant qu’elle rua bas Tappecoue, quoy qu’il ſe tint à l’aube du baſt de toutes ſes forces. Ses eſtriuieres eſtoient de chordes : du couſté hors le montouoir ſon ſoulier ſeneſtre eſtoit ſi fort entortillé qu’il ne le peut oncques tirer. Ainſi eſtoit trainné à eſcorchecul par la poultre touſiours multipliante en ruades contre luy, & fouruoyante de paour par les hayes, buiſſons, & foſſez. De mode qu’elle luy cobbit toute la teſte, ſi que la ceruelle en tomba près la croix Oſaniere[* 1], puys les bras en pièces, l’vn ça, l’aultre là, les iambes de meſmes, puys des boyaulx feiſt vn long carnaige, en ſorte que la poultre au conuent arriuante, de luy ne portoit que le pied droict, & ſoulier entortillé. Villon voyant aduenu ce qu’il auoit pourpenſé, diſt à ſes Diables. Vous iourrez bien, meſſieurs les Diables, vous iourrez bien, ie vous aſſie. O que vous iourrez bien. Ie deſpite la diablerie de Saulmur[4], de Doué, de Mommorillon, de Langés, de ſainct Eſpain, de Angiers : voire, par Dieu, de Poictiers auecques leur parlouoire, en cas qu’ilz puiſſent eſtre à vous parragonnez. O que vous iourrez bien.

Ainſi (diſt Baſché) preuoy ie mes bons amys, que vous dorenauant iouerez bien ceſte tragicque farce : veu que à la premiere monſtre & eſſay, par vous a eſté Chiquanous tant diſertement daubbé, tappé, & chatouillé. Præſentement ie double à vous tous vos guaiges. Vous mamie (diſoit il à ſa femme) faictez vos honneurs, comme vouldrez. Vous avez en vos mains & conſerue tous mes theſaurs. Quant eſt de moy, premierement ie boy à vous tous mes bons amys. Or ça, il eſt bon & frays. Secondement vous maiſtre d’hoſtel, prenez ce baſſin d’argent. Ie le vous donne. Vous eſcuiers prenez ces deux couppes d’argent doré. Vos pages de troys moys ne ſoient fouettez. M’amye donnez leurs mes beaulx plumailz blancs auecques les pampillettes d’or. Meſſire Oudart ie vous donne ce flaccon d’argent : ceſtuy aultre ie donne aux cuiſiniers : aux varletz de chambre ie donne ceſte corbeille d’argent : aux palefreniers ie donne ceſte naſſelle d’argent doré : aux portiers ie donne ces deux aſſiettes : aux muletiers, ces dix happeſouppes. Trudon prenez toutes ces cuillères d’argent, & ce drageoir : Vous lacquois prenez ceſte grande ſalliere. Seruez moy bien amys, ie le recongnoiſtray : croyans fermement que i’aymerois mieulx, par la vertus Dieu, endurer en guerre cent coups de maſſe ſus le heaulme au ſeruice de noſtre tant bon Roy, qu’eſtre vne foys cité par ces maſtins Chiquanous, pour le paſſetemps d’vn tel gras Prieur.


  1. Croix Oſanniere. en Poicteuin, eſt la croix ailleurs dicte Boyſſeliere : pres laquelle au dimenche des rameaux lon chante. Oſanna filio Dauid. &c.
  1. Eſgue orbe. « Equa orba. » Chicanous parle comme l’écolier limousin. C’est, aux yeux de Rabelais, un nouveau grief contre lui.
  2. La monſtre de la diablerie. « L’exhibition, l’essai, la répétition, comme nous dirions aujourd’hui. » (Burgaud des Marets). Cette remarque n’est pas exacte. Cette « monſtre » eut lieu « parmy la ville & le marché. » Le nom d’« exhibition » peut, à la rigueur, convenir, mais non celui de « répétition. » C’était une annonce et un cortège, ce que les entrepreneurs de cirques forains appellent « le tour de ville. »
  3. Hic… biſacco. « Celui-là est de patrie et de race bélitre, qui a coutume de porter des bribes dans un antique bissac. »
  4. La diablerie de Saulmur, de Doué. Voyez ci-dessus, p. 226, la note sur la l. 2 de la p. 27,* et, p. 227, la note sur la l. 28 de la p. 28.*

    * La paſſion de Saulmur. Cette représentation de la Passion a eu lieu en 1534. Jean Bouchet, l’ami de Rabelais, donne à ce sujet de curieux détails, dans son Epiſtre LXXXIX. Voyez Histoire du théâtre en France : les mystères, par L. Petit de Julleville, t. II, p. 125-127. — Ailleurs (t. II, p. 318), Rabelais cite avec éloge « la diablerie de Saulmur. »

    * Ieuz de Doué. Cette « diablerie » de Doué, petite ville de Maine-et-Loire, à vingt kilomètres de Saumur, faisait partie d’une représentation de la Passion. « Plus hideux & villains que les Diableteaux de la paſſion de Doué, » dit Rabelais dans le Quart livre. (t. II, p. 454)