Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/17

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Alphonse Lemerre (Tome IIp. 331-334).

Comment Pantagruel paſſa les iſles de Thohu & Bohu[* 1][1] :
& de l’eſtrange mort de Bringuenarilles
aualleur de moulins à vent.


Chapitre XVII.


Ce meſmes iour paſſa Pantagruel les deux iſles de Thohu & Bohu : es quelles ne trouuaſmes que frire. Bringuenarilles le grand geant auoit toutes les paelles, paellons, chauldrons, coquaſſes, lichefretes, & marmites du pays auallé, en faulte de moulins à vent, des quelz ordinairement il ſe paiſſoit. Dont eſtoit aduenu, que peu dauant le iour ſus l’heure de ſa digeſtion il eſtoit en griefue maladie tombé, par certaine crudité d’eſtomach, cauſée de ce (comme diſoient les Medicins) que la vertus concoctrice de ſon eſtomach apte naturellement à moulins à vent tous brandifz digerer, n’auoit peu à perfection conſommer les paelles & coquaſſes : les chauldrons & marmites auoit aſſez bien digeré. Comme diſoient congnoiſtre aux hypoſtaſes & eneoremes de quatre buſſars de vrine, qu’il auoit à ce matin deux foys rendue.

Pour le ſecourir vſerent de diuers remedes ſcelon l’art. Mais le mal feut le plus fort que les remedes. Et eſtoit le noble Bringuenarilles à ceſtuy matin treſpaſſé, en façon tant eſtrange, que plus eſbahir ne vous fault de la mort de Æſchylus. Lequel comme luy euſt fatalement eſté par les vaticinateurs predict, qu’en certain iour il mourroit par ruine de quelque choſe qui tomberoit ſus luy : iceluy iour deſtiné, s’eſtoit de la ville, de toutes maiſons, arbres, rochiers, & aultres choſes eſloingné, qui tomber peuuent, & nuyre par leur ruine. Et demoura on mylieu d’vne grande praerie, ſoy commettant en la foy du ciel libre & patent, en ſceureté bien aſſeurée, comme luy ſembloit. Si non vrayement que le ciel tombaſt. Ce que croyoit eſtre impoſſible. Toutesfoys on dict que les Allouettes grandement redoubtent la ruine des cieulx. Car les cieulx tombans, toutes ſeroient prinſes. Auſſi la redoubtoient iadis les Celtes voiſins du Rin : ce ſont les nobles, vaillans, cheualereux, bellicqueux, & triumphans François[2] : les quelz interrogez par Alexandre le grand, quelle choſe plus en ce monde craignoient, eſperant bien que de luy ſeul feroient exception, en contemplation de ſes grandes proueſſes, victoires, conqueſtes, & triumphes : reſpondirent rien ne craindre, ſi non que le ciel tombaſt. Non toutes foys faire refus d’entrer en ligue, confederation, & amitié auecques vn ſi preux & magnanime Roy. Si vous croyez Strabo lib. 7. & Arrian lib. 1. Plutarche auſſi on liure qu’il a faict De la face qui apparoiſt on corps de la Lune, allegue vn nommé Phenace, lequel grandement craignoit que la Lune tombaſt en terre : & auoit commiſeration & pitié de ceulx qui habitent ſoubs icelle, comme font les Æthiopiens & Taprobaniens : ſi vne tant grande maſſe tomboit ſus eulx. Du ciel & de la terre auoit paour ſemblable, s’ilz n’eſtoient deuement fulciz & appuyez ſus les colones de Atlas, comme eſtoit l’opinion des anciens, ſcelon le teſmoingnage de Ariſtoteles lib. 5 Meta ta phyſ.[3]

Æſchilus ce non oſtant mourut par ruine & chute d’vne caquerolle de Tortue : laquelle d’entre les gryphes d’vne Aigle haulte en l’air tombant ſus ſa teſte luy fendit la ceruelle.

Plus de Anacreon poete : lequel mourut eſtranglé d’vn pepin de raiſin. Plus de Fabius preteur Romain, lequel mourut ſuffoqué d’vn poil de chieure, mangeant vne eſculee de laict. Plus de celluy honteux lequel par retenir ſon vent, & default de peter vn meſchant coup, ſubitement mourut en la preſence de Claudius empereur Romain. Plus de celluy qui à Rome eſt en la voye Flaminie enterré, lequel en ſon epitaphe ſe complainct eſtre mort par eſtre mords[4] d’vne chatte on petit doigt. Plus de Q. Lecanius Baſſus, qui ſubitement mourut d’vne tant petite poincture de aiguille on poulſe de la main guauſche, qu’à poine le pouoit on veoir. Plus de Quenelault medecin Normant, lequel ſubitement à Monſpellier treſpaſſa par de bies s’eſtre auecques vn trancheplume tiré[5] vn Ciron de la main. Plus de Philomenes[6], auquel ſon varlet pour l’entree de dipner ayant apreſté des figues nouuelles pendent le temps qu’il alla au vin, vn aſne couillart eſguaré eſtoit entré on logis, & les figues appoſees mangeoit religieuſement. Philomenes, ſuruenent, & curieuſement contemplant la grace de l’aſne Sycophage[* 2], diſt au varlet qui eſtoit de retour. Raiſon veult puys qu’à ce deuot aſne as les figues abandonné, que pour boire tu luy produiſe de ce bon vin que as apporté. Ces parolles dictes entra en ſi exceſſiue guayeté d’eſprit, & s’eſclata de rire tant enormement, continuellement, que l’exercice de la Ratelle luy tollut toute reſpiration, & ſubitement mourut.

Plus de Spurius Saufeius[7], lequel mourut humant vn œuf mollet à l’iſſue du baing. Plus de celluy lequel dict Bocace eſtre ſoubdainement mort par s’eſcurer les dens d’vn brin de Saulge. Plus de Philippot placut lequel eſtant ſain & dru, ſubitement mourut en payant vne vieille debte ſans aultre precedente maladie. Plus de Zeuſis le painctre, lequel ſubitement mourut à force de rire, conſiderant le minoys & portraict d’vne vieille par luy repreſentee en paincture.

Plus de mil aultre qu’on vous die, feuſt Verrius, feuſt Pline, feuſt Valere, feuſt Baptiſte Fulgoſe, feuſt Bacabery l’aiſné. Le bon Bringuenarilles (helas) mourut eſtranglé mangeant vn coing de beurre frays à la gueule d’vn four chauld[8], par l’ordonnance des medicins.

Là d’abondant nous feut dict que le Roy de Cullan en Bohu auoit deſſaict les Satrapes du roy Mecloth, & mis à ſac les fortereſſes de Belima. Depuys paſſaſmes les iſles de Nargues & Zargues[* 3]. Auſſi les iſles de Teleniabin & Geneliabin[* 4], bien belles & fructueuſes en matière de Clyſteres. Les iſles auſſi de Enig & Euig[* 5][9] : des quelles par auant eſtoit aduenue l’eſtafillade au Langrauſs d’Eſſe.


  1. Tohu & Bohu. Hebrieu : deſerte & non cultiuee
  2. Sycophage. maſcheſigue
  3. Nargues & Zargues. Noms faicts à plaiſir
  4. Teleniabin & Geleniabin. Dictions Arabicques. Manne, & Miel roſat
  5. Enig & Euig. Motz Allemans. ſans auecques. En la compoſition & appoinctement du Langrauff d’Eſſe auecques l’empereur Charles cinqieſme, on lieu de Enig : ſans detention de ſa perſonne, feut mis Euig, auecques detention
  1. Thohu & Bohu. Ces mots hébreux, expliqués dans la briefue declaration, sont tirés du commencement de la Genèse : « Et terra erat solitudo (tohu) et inanitas (bohu). »
  2. Celtes… François. 1548 : Gymnozophiſtes d’Indie.
  3. Meta ta phyſ. Transcription abrégée du titre grec de la métaphysique d’Aristote, intitulée μετὰ τὰ φυσιϰά simplement parce qu’elle était placée après la physique.
  4. Mort par eſtre mords. Jeu de mots : mort pour avoir été mordu. L’épitaphe mentionnée par Rabelais se lit dans une église de religieux Augustins. Le Duchat nous l’a donnée d’après plusieurs voyageurs :

    Hospes, disce novum mortis genus, improba felis,
    Dura trahitur, digitum mordet, et intereo.

    Elle avait sans doute frappé Rabelais lors de son séjour à Rome.

  5. Quenelaut… tiré. 1548 : Quignemauld, normand medecin, grand aualeur de pois gris & berlandier treſinſigne, lequel ſubitement à Monſpellier treſpaſſa par faute d’auoir payé ſes debtes & pour auec vu trancheplume de biès s’eſtre tiré. La dernière rédaction, beaucoup moins satirique que la première, nous donne probablement le nom véritable de ce médecin, travesti d’abord en Guinemauld, c’est-à-dire qui guigne, qui regarde, qui guette les maux, les maladies.
  6. Philomenes. Voyez ci-dessus, p. 116, note sur la l. 11 de la p. 73.*

    *

  7. Spurius Saufeius. Ce personnage est ainsi nommé par Fulgose, IX, 12. Pline (liv. VII) l’appelle Appius Saufeius.
  8. A la gueule d’vn four chauld. Quolibet populaire, que Rabelais n’a pas inventé et dont on trouve des équivalents :

    Comme elle fiert & tambure !
    Que ne ſont ſes deux poings de beurre,
    Droict au meilleu d’vng four bien chault !

    (Farce des cinq Sens. Anc. Théât. Fran. t. III, p. 311.)
  9. Enig & Euig. Ces deux expressions ont reçu dans la briefue declaration une interprétation inexacte. Enig (einig) signifie aucun ; et ewig, perpétuel.