Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/18

La bibliothèque libre.
Alphonse Lemerre (Tome IIp. 335-338).

Comment Pantagruel euada vne forte tempeſte en mer.[1]

Chapitre XVIII.


Av lendemain rencontraſmes à poge neuf Orques[2] chargees de moines, Iacobins, Ieſuites, Cappuſſins, Hermites, Auguſtins, Bernardins, Celeſtins, Theatins, Egnatins, Amadeans, Cordeliers, Carmes, Minimes, & aultres ſainctz religieux les quelz alloient au concile de Cheſil, pour grabeler les articles de la foy contre les nouueaulx hæreticques. Les voyant Panurge entra en exces de ioye, comme aſceuré d’auoir toute bonne fortune[3] pour celluy iour & aultres ſubſequens en long ordre. Et ayant courtoiſement ſalué les beatz peres & recommendé le ſalut de ſon ame à leurs deuotes prières & menuz ſuffraiges, feiſt iecter en leurs naufz ſoixante & dixhuict douzaines de iambons, nombre de Cauiatz, dizaines de Ceruelatz, centaines de Boutargues, & deux mille beaulx Angelotz pour les ames des treſpaſſés. Pantagruel reſtoit tout penſif & melancholicque. Frere Ian l’apperceut, & demandoit dont luy venoit telle faſcherie non accouſtumee : quand le pilot conſyderant les voltigemens du peneau ſus la pouppe, & preuoiant vn tyrannicque grain & fortunal nouueau commenda tous eſtre à l’herte tant nauchiers, fadrins, & mouſſes, que nous aultres voyagiers : feiſt mettre voiles bas, meiane, contremeiane, Triou, Maiſtralle, Epagon. Ciuadiere : feiſt caller les Boulingues, Trinquet de prore, & trinquet de gabie, deſcendre le grand Artemon, & de toutes les antemnes ne reſter que les grizelles & couſtieres.

Soubdain la mer commença s’enfler & tumultuer du bas abyſme, les fortes vagues batre les flans de nos vaiſſeaulx, le Maiſtral accompaigné d’vn cole effrené, de noires Gruppaſes de terribles Sions, de mortelles Bourrasques, ſiffler à trauers nos antemnes. Le ciel tonner du hault, fouldroyer, eſclairer, pluuoir, greſler, l’air perdre ſa tranſparence, deuenir opacque, tenebreux & obſcurcy, ſi que aultre lumiere ne nous apparoiſſoit que des fouldres, eſclaires, & infractions des flambantes nuees : les categides, thielles, lelapes & peſteres enflamber tout au tour de nous par les pſoloentes, arges, elicies, & aultres eiaculations etherees, nos aſpectz tous eſtre diſſipez & perturbez, les horrificques Typhones ſuſpendre les montueuſes vagues du courrant. Croyez que ce nous ſembloit eſtre l’antique Cahos on quel eſtoient feu, air, mer, terre, tous les elemens en refraictaire confuſion.

Panurge ayant du contenu de ſon eſtomach bien repeu les poiſſons ſcatophages[* 1], reſtoit acropy ſus le tillac tout affligé, tout meſhaigné, à demy mort, inuocqua tous les benoiſtz ſaincts & ſainctes à ſon ayde, proteſta de ſoy confeſſer en temps & lieu, puys s’eſcria[4] en grand effroy diſant. Maigor dome hau, mon amy, mon père, mon oncle, produiſez vn peu de ſallé. Nous ne boirons tantouſt que trop[5], à ce que ie voy. A petit manger bien boire, ſera deſormais ma deuiſe. Pleuſt à Dieu & à la benoiſte, digne, & ſacrée Vierge que maintenant, ie diz tout à ceſte heure, ie feuſſe en terre ferme bien à mon aiſe. O que troys & quatre foys heureulx ſont ceulx qui plantent chous. O Parces que ne me fillaſtez vous pour planteur de Chous ? O que petit eſt le nombre de ceulx à qui Iuppiter a telle faueur porté, qu’il les a deſtinez à planter chous. Car ilz ont touſiours en terre vn pied : l’aultre n’en eſt pas loing. Diſpute de felicité & bien ſouuerain qui vouldra, mais quiconques plante Chous eſt præſentement par mon decret declairé bien heureux[6], a trop meilleure raiſon que Pyrrhon eſtant en pareil dangier que nous ſommes, & voyant vn pourceau pres le riuaige qui mangeoit de l’orge eſpandu, le declaira bien heureux en deux qualitez, ſçauoir eſt qu’il auoit orge a foiſon, & d’abondant eſtoit en terre. Ha pour manoir deificque & ſeigneurial il n’eſt que le plancher des vaches. Ceſte vague nous emportera Dieu ſeruateur. O mes amys vn peu de vinaigre. Ie treſſue de grand ahan. Zalas les veſles ſont rompues, le Prodenou eſt en pieces, les Coſſes eſclattent, l’arbre du hault de la guatte plonge en mer : la carene eſt au Soleil, nos Gumenes ſont presque tous rouptz. Zalas, Zalas, où ſont nos boulingues ? Tout eſt frelore bigoth[7]. Noſtre trinquet eſt auau l’eau Zalas à qui appartiendra ce briz ? Amis preſtez moy icy darriere vne de ces rambades. Enfans, voſtre Landriuel eſt tombé. Helas ne abandonnez lorgeau, ne auſſi le Tirados. Ie oy Laigneuillot fremir. Eſt il caſſé ? Pour dieu ſauluons la brague, du fernel ne vous ſouciez. Bebebe bous bous, bous. Voyez à la calamite de voſtre bouſſole de grace maiſtre Aſtrophile dont nous vient ce fortunal. Par ma foy i’ay belle paour. Bou bou, bou bous bous. C’eſt faict de moy. Ie me conchie de male raige de paour. Boubou, bou bou. Otto to to to to ti. Otto to to to to ti. Bou bou bou, ou ou ou bou bou bous bous. Ie naye. Ie naye. Ie meurs. Bonnes gens ie naye.


  1. Scatophages. maſchemerdes : viuans de excremens. Ainſi eſt de Ariſtophanes in Pluto nommé Aeſculapius en mocquerie commune à tous medicins
  1. Comment Pantagruel euada vne forte tempeſte en mer. On trouvera dans le glossaire l’explication de tous les termes de marine contenus dans ce chapitre et dans les suivants. Nous profiterons des explications et des critiques de Jal dans son Glossaire nautique et dans le neuvième mémoire de son archéologie navale, consacré au « nauiguaige » de Pantagruel.
  2. Neuf Orques. 1548 : Vne ; ce qui est d’accord avec ce qu’on trouve au chapitre suivant (p. 340, l. 8) : la Orque. Il est probable que dans l’édition de 1552 Rabelais a changé une en neuf, pour augmenter le nombre des moines, et qu’il a oublié de modifier le second passage.
  3. Toute bonne fortune. Il est plaisant de voir les heureux présages que Panurge tire de la présence des moines rapidement démentis.
  4. Inuocqua… s’eſcria. 1548 : Inuoca les deux enfans beſſons de Leda, & la cocque d’œuf, dont ilz furent eſclouz & s’eſcria.
  5. Nous ne boirons tantouſt que trop. « Quidam orta tempeſtate in mare, cœpit avidiſſime comedere carnes ſalitas, dicens hodie plus ſe habiturum ad bibendum quam nunquam antea. » (Bebelius, Facéties.)
  6. Le declaira bien heureux. Panurge prête ici plaisamment ses pensées au philosophe stoïcien. Plutarque (Comment on pourra apercevoir si l’on profite dans l’exercice de la vertu, II) et Diogène Laërce (Vies des philosophes) racontent seulement que, pendant une tempête, Pyrrhon montra à ses amis un jeune porc qui mangeait tranquillement de l’orge, disant que le sage devait imiter son impassibilité.
  7. Tout eſt frelore bigoth.

    Eſcampe toute frelore
    La tintelore frelore,
    Eſcampe toute frelore, bigot !

    (La Guerre, par Jannequin. Leroux de Lincy, Recueil de Chants historiques français, t. II, p. 67)

    Tallemant des Réaux (t. I, p. 329, note 3) indique « l’air : Biby, tout eſt frelaure, » qu’il attribue à la chanson de la duché de Milan. Frelore, corruption de l’allemand verloren, perdu ; bigoth, par Dieu !