Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/35

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Alphonse Lemerre (Tome IIp. 393-395).

Comment Pantagruel deſcend en l’iſle Farouche[1],
manoir antique des Andouilles.


Chapitre XXXV.


Les Heſpailliers de la nauf Lanterniere amenerent le Phyſetere lié en terre de l’iſle prochaine dicte Farouche, pour en faire anatomie, & recueillir la greſſe des roignons : laquelle diſoient eſtre fort vtile & neceſſaire à la gueriſon de certaine maladie, qu’ilz nommoient Faulte d’argent. Pantagruel n’en tint compte, car aultres aſſez pareilz, voyre encores plus enormes, auoit veu en l’Ocean Gallicque. Condeſcendit toutesfoys deſcendre en l’iſle Farouche, pour ſeicher, & refraiſchir aulcuns de ſes gens mouillez & ſouillez par le vilain Phyſetere, à vn petit port deſert vers le midy ſitué lez vne touche de boys haulte, belle, & plaiſante : de laquelle ſortoit vn delicieux ruiſſeau d’eau doulce, claire, & argentine. Là deſſoubs belles tentes feurent les cuiſines dreſſees, ſans eſpargne de boys. Chaſcun mué de veſtemens à ſon plaiſir, feut par frere Ian la campanelle ſonnee. Au ſon d’icelle feurent les tables dreſſees & promptement ſeruies.

Pantagruel dipnant auecques ſes gens ioyeuſement, ſus l’apport de la ſeconde table apperceut certaines petites Andouilles affaictees grauir & monter ſans mot ſonner ſus vn hault arbre pres le retraict du guoubelet, ſi demanda à Xenomanes, Quelles beſtes ſont ce là ? penſant que feuſſent Eſcurieux, Belettes, Martres, ou Hermines. Ce ſont Andouilles, reſpondit Xenomanes. Icy eſt l’iſle Farouche, de laquelle ie vous parlois à ce matin : entre les quelles & Quareſmeprenant leur maling & antique ennemy eſt guerre mortelle de long temps. Et croy que par les canonnades tirees contre le Phyſetere ayent eu quelque frayeur & doubtance que leur dict ennemy icy feuſt auecques ſes forces pour les ſurprendre, ou faire le guaſt parmy ceſte leur iſle, comme ià pluſieurs foys s’eſtoit en vain efforcé & à peu de profict, obſtant le ſoing & vigilance des Andouilles : les quelles (comme diſoit Dido aux compaignons d’Æneas voulens prendre port en Cartage ſans ſon ſceu & licence) la malignité de leur ennemy, & vicinité de ſes terres contraignoient ſoy continuellement contreguarder & veigler. Dea bel amy (diſt Pantagruel) ſi voyez que par quelque honeſte moyen puiſſions fin à ceſte guerre mettre, & enſemble les reconcilier, donnez m’en aduis. Ie me y emploiray de bien bon cœur : & n’y eſpargneray du mien pour contemperer & amodier les conditions controuerſes entre les deux parties.

Poſſible n’eſt pour le præſent, reſpondit Xenomanes. Il y a enuiron quatre ans que paſſant par cy & Tapinois ie me mis en debuoir de traicter paix entre eulx, ou longues treues pour le moins : & ores feuſſent bons amis & voiſins, ſi tant l’vn comme les aultres ſoy feuſſent deſpouillez de leurs affections en vn ſeul article. Quareſmeprenant ne vouloit on traicté de paix comprendre les Boudins ſauluaiges, ne les Saulciſſons montigenes[* 1] leurs anciens bons comperes & confœderez. Les Andouilles requeroient que la fortereſſe de Cacques feuſt par leur diſcretion, comme eſt le chaſteau de Sallouoir, regie & gouuernee : & que d’icelle feuſſent hors chaſſez ie ne ſçay quelz puans, villains aſſaſſineurs, & briguans qui la tenoient. Ce que ne peut eſtre accordé, & ſembloient les conditions iniques à l’vne & à l’aultre partie. Ainſi ne feut entre eux l’apoinctement conclud. Reſterent toutesfoys moins ſeueres & plus doulx ennemis, que n’eſtoient par le paſſé. Mais depuys la denonciation du concile national de Cheſil, par laquelle elles feurent farfouillees, guodelurees, & intimees : par laquelle auſſi feut Quareſmeprenant declairé breneux hallebrené & ſtocfiſé en cas que auecques elles il feiſt alliance ou appoinctement aulcun, ſe ſont horrificquement aigriz, enuenimez, indignez, & obſtinez en leurs couraiges : & n’eſt poſſible y remedier. Plus touſt auriez vous les chatz & ratz : les chiens & les lieures enſemble reconcilié.


  1. Montigenes. engendrez es montaignes
  1. L’iſle Farouche, manoir antique des Andouilles. Les commentateurs se sont donné beaucoup de mal pour expliquer historiquement ce chapitre et ceux qui le suivent. Les lecteurs qui seront curieux de parcourir toutes ces explications fort précises en apparence, mais entièrement contradictoires, les trouveront dans l’édition d’Eloi Johanneau. Quant à nous, nous nous contenterons de faire remarquer qu’un peu plus loin, p. 404-405), Rabelais s’exprime de la sorte : « Les Souiſſes peuple maintenant hardy & belliqueux, que ſçauons nous ſi iadis eſtoient Saulciſſes ? ie n’en vouldroys pas mettre le doigt on feu. » Ce que Joachim du Bellay (Les Regrets, sonnet 127, t. II, p. 230) a rappelé en ces termes :

    Voila les compagnons & correcteurs des Rois
    Que le bon Rabelais a ſurnommez Saulciſſes.

    Plus loin encore, p. 414, Rabelais a dit : « trancha le Cervelat en deux pieces. Vray Dieu, qu’il eſtoit gras. Il me ſoubuint du gros Taureau de Berne qui feut à Marignan tué à la desfaicte des Souiſſes. » On pourrait ne voir dans le premier passage qu’un mauvais jeu de mots de ſouiſſe à ſauciſſe ; mais ce n’est pas seulement pour amener une pareille équivoque qu’il a rapproché les Suisses des saucisses, puisqu’il les compare aussi aux cervelas. Si les saucisses et les cervelas sont les Suisses, c’est-à-dire des hérétiques adversaires du carême et par conséquent de Quareſmeprenant, les andouilles peuvent bien désigner aussi, soit le même peuple, soit les autres nations protestantes ; mais il faut se garder de voir là des allégories suivies, constantes. À chaque instant Rabelais les interrompt, tant par fantaisie que par la nécessité de n’être point trop clair, et se livre, chemin faisant, à toutes les plaisanteries et à toutes les équivoques auxquelles donne lieu si facilement le récit des étranges combats auxquels il nous fait assister.