Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/44

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Alphonse Lemerre (Tome IIp. 422-424).

Comment petites pluyes abattent les grans vents.

Chapitre XLIIII.


Pantagrvel louoyt leur police & maniere de viure, & diſt à leur poteſtat Hypenemien[* 1]. Si recepuez l’opinion de Epicurus, diſant le bien ſouuerain conſiſter en volupté, Volupté, diz ie, facile & non penible, ie vous repute bien heureux. Car voſtre viure qui eſt de vent, ne vous couſte rien ou bien peu, il ne fault que ſouffler. Voyre, reſpondit le Poteſtat. Mais en ceſte vie mortelle rien n’eſt beat de toutes pars[1]. Souuent quand ſommes à table nous alimentans de quelque bon & grand vent de Dieu, comme de Manne celeſte, aiſes comme peres[2], quelque petite pluye ſuruient, la quelle nous le tolliſt & abat. Ainſi ſont maints repas perduz par faulte de victuailles. C’eſt, diſt Panurge, comme Ienin de Quinquenays piſſant ſus le feſſier de ſa femme Quelot abatit le vent punays, qui en ſortoit comme d’vne magiſtrale Æolopyle[* 2]. I’en feys nagueres vn dizain iolliet.

Ienin taſtant vn ſoir ſes vins nouueaulx
Troubles encor & bouillans en leur lie,

Pria Quelot apreſter des naueaulx
A leur ſoupper, pour faire chere lie.
Cela feut faict. Puys ſans melancholie
Se vont coucher, belutent, prenent ſome.
Mais ne pouant Ienin dormir en ſomme
Tant fort veſnoit Quelot, & tant ſouuent,
La compiſſa. Puys voylà, diſt il, comme
Petite pluie abat bien vn grand vent.

Nous d’aduentaige (diſoit le Poteſtat) auons vne annuelle calamité bien grande & dommaigeable. C’eſt qu’vn geant nommé Bringuenarilles[* 3], qui habite en l’iſle de Tohu, annuellement par le conſeil de ſes medicins icy ſe tranſporte à la prime Vere, pour prendre purgation : & nous deuore grand nombre de moulins à vent, comme pillules, & de ſouffletz pareillement, des quelz il eſt fort friant. Ce que nous vient à grande miſere : & en ieuſnons troys ou quatre quaremes par chaſcun an : ſans certaines particulières rouaiſons & oraiſons. Et n’y ſçauez vous, demandoit Pantagruel, obuier ? Par le conſeil, reſpondit le Poteſtat, de nos maiſtres Mezarims, nous auons mis en la ſaiſon qu’il a de couſtume icy venir, dedans les moulins force cocqs & force poulles. A la première foys qu’il les aualla, peu s’en fallut, qu’il n’en mouruſt. Car ilz luy chantoient dedans le corps, & luy voloient à trauers l’eſtomach, dont tomboit en lipothymie[* 4], cardiacque paſſion, & conuulſion horrificque & dangereuſe : comme ſi quelque ſerpens luy feuſt par la bouche entré dedans l’eſtomach. Voyla, diſt frere Ian, vn comme mal à propous, & incongru. Car i’ay aultresfoys ouy dire, que le ſerpens entré dedans l’eſtomach ne faict deſplaiſir aulcun, & ſoubdain retourne dehors, ſi par les pieds on pend le patient, luy præſentant pres la bouche vn paeſlon plein de laict chaud. Vous, diſt Pantagruel, l’auez ouy dire : auſſi auoient ceulx qui vous l’ont raconté. Mais tel remède ne feut oncques veu ne leu. Hippocrates lib. 5. Epid. eſcript le cas eſtre de ſon temps aduenu : & le patient ſubit eſtre mort par ſpaſme & conuulſion.

Oultre plus, diſoit le Poteſtat, tous les Renards du pays luy entroient en gueule pourſuyuans les gelines, & treſpaſſoit à tous momens, ne feuſt que par le conſeil d’vn Badin enchanteur, à l’heure du paroxyſme[* 5] il eſcorchoit vn Renard pour antidote & contrepoiſon.

Depuys eut meilleur aduis, & y remedie moyennant vn clyſtere qu’on luy baille faict d’vne decoction de grains de bled & de millet, es quelz accourent les poulles, enſemble de fayes d’oyſons es quelz accourent les Renards. Auſſi des pillules qu’il prent par la bouche, compoſees de leuriers & de chiens terriers. Voyez là noſtre malheur. N’ayez paour gens de bien (diſt Pantagruel) deſormais. Ce grand Bringuenarilles aualleur de moulins à vent eſt mort. Ie le vous aſceure. Et mourut ſuffocqué & eſtranglé mangeant vn coin de beurre frays à la gueule d’vn four chault par l’ordonnance des Medicins[3].


  1. Hypenemien. venteux. Ainſi ſont dictz les œufz des Poulles & autres animaulx, faictz ſans copulation du maſle. Desquelz iamois ne ſont eſclous poulletz, &c. Ariſt. Pline. Collumella
  2. Æolipyle. porte d’Æolus. C’eſt vn inſtrument de bronze clous, onquel eſt vn petit pertuys, par lequel ſi mettez eaue, & l’approchez du feu, vous voirez ſortir vent continuellement. Ainſi ſont engendrez les vents en l’air, & les ventoſitez es corps humains par eſchauffemens ou concoction commencee non parfaicte, comme expoſe Cl. Galen. Voyez ce que en a eſcript noſtre grand amy & ſeigneur monſieur Philander ſus le premier liure de Victruue
  3. Bringuenarilles. Nom faict à plaiſir, comme grand nombre d’autres en ceſtuy liure
  4. Lipothymie. defaillance de cœur
  5. Paroxyſme. acces
  1. Rien n’eſt beat de toutes parts.

    ... Nihil est ab omni
    Parte beatum.

    (Horace, Odes, II, 16, v. 27)
  2. Aiſes comme peres. Voyez ci-dessus, p. 284, note sur la l. 17 de la p. 356.*
    * Guaillard comme vn pere. Nous trouvons plus loin, p. 422 : Aiſes comme peres ; et dans ce dernier passage il s’agit du bon temps que se donnent les moines. C’est ici, selon nous, une locution analogue, mais employée ironiquement : « Tu seras pendu ou brûlé, gai comme un moine. » Selon Le Duchat « gaillard comme vn pere » est un équivalent de :

    ...Cent fois plus gay que Perot.

    (Coquillart, Monologue des perruques)

    ou de « guay comme Perot. » (Henri Eſtienne, Apologie pour Hérodote, c. XVI, t. I, p. 330) ; et ces diverses locutions signifient toutes : « gay comme papeguay, » c’est-à-dire « comme un perroquet, » expression employée plus loin, p. 501, par Panurge. Quant à Burgaud des Marets, s’emparant d’une opinion abandonnée par Le Duchat, il explique la phrase qui nous occupe par : « Hardiment brûlé comme un hérétique, » en prenant gaillard dans le sens adverbial et en expliquant comme un père par « comme un patarin ou hérétique, ainsi nommé du Pater. » « Personne ne croira, dit-il gravement, que les perroquets ou les, pinsons, pas plus que les gens, soient gais quand on les brûle. » Certes, mais il est bien clair que frère Jean ne parle pas sérieusement.

  3. Par l’ordonnance des Medicins. Voyez ci-dessus, p. 278, note sur la l. 17 de la p. 334.*
    * A la gueule d’vn four chauld. Quolibet populaire, que Rabelais n’a pas inventé et dont on trouve des équivalents :

    Comme elle fiert & tambure !
    Que ne ſont ſes deux poings de beurre,
    Droict au meilleu d’vng four bien chault !

    (Farce des cinq Sens. Anc. Théât. Fran. t. III, p. 311.)