Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/45

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Alphonse Lemerre (Tome IIp. 425-428).

Comment Pantagruel deſcendit en l’iſle des Papefigues[1].

Chapitre XLV.


Av lendemain matin recontraſmes l’iſle des Papefigues. Lesquelz iadis eſtoient riches & libres, & les nommoit on Guaillardetz, pour lors eſtoient paouures, mal heureux, & ſubiectz aux Papimanes. L’occaſion auoit eſté telle. Vn iour de feſte annuelle à baſtons, les Bourguemaiſtres, Syndicz & gros Rabiz Guaillardetz eſtoient allez paſſer temps & veoir la feſte en Papimanie, iſle prochaine. L’vn d’eulx voyant le protraict Papal (comme eſtoit de louable couſtume publicquement le monſtrer es iours de feſte à doubles baſtons) luy feiſt la figue[2]. Qui eſt en icelluy pays ſigne de contempnement & deriſion manifeſte. Pour icelle vanger les Papimanes quelques iours apres ſans dire guare, ſe mirent tous en armes, ſurprindrent, ſaccaigerent, & ruinerent toute l’iſle des Guaillardetz : taillerent à fil d’eſpee tout home portant barbe. Es femmes & iouuencaulx pardonnerent auecques condition ſemblable à celle dont l’empereur Frederic Barberouſſe iadis vſa enuers les Milanois[3].

Les Milanois s’eſtoient contre luy abſent rebellez, & auoient l’Imperatrice ſa femme chaſſé hors la ville ignominieuſement montée ſus vne vieille mule nommee Thacor à cheuauchons de rebours : ſçauoir eſt le cul tourné vers la teſte de la mule, & la face vers la croppiere. Frederic à ſon retour les ayant ſubiuguez & reſſerrez feiſt telle diligence qu’il recouura la celebre mule Thacor[* 1]. Adoncques on mylieu du grant Brouet[* 2] par ſon ordonnance le bourreau miſt es membres honteux de Thacor vne Figue præſens & voyans les citadins captifz : puys crya de par l’Empereur à ſon de trompe, que quiconques d’iceulx vouldroit la mort euader, arrachaſt publicquement la Figue auecques les dens, puys la remiſt on propre lieu, ſans ayde des mains. Quiconques en feroit refus, ſeroit ſus l’inſtant pendu & eſtranglé. Aulcuns d’iceulx eurent honte & horreur de telle tant abhominable amende : la poſtpouſerent à la craincte de mort : & feurent penduz. Es aultres la craincte de mort domina ſus telle honte. Iceulx auoir à belles dens tiré la Figue, la monſtroient au Boye apertement diſans. Ecco lo fico.[* 3][4]

En pareille ignominie, le reſte de ſes paouures & deſolez Guaillardetz feurent de mort guarantiz & ſauluez. Feurent faicts eſclaues & tributaires & leurs feut impoſé nom de Papefigues : par ce qu’au protraict Papal auoient faict la Figue. Depuys celluy temps les paouures gens n’auoient proſperé. Tous les ans auoient greſle, tempeſte, peſte, famine, & tout malheur, comme eterne punition du peché de leurs anceſtres & parens.

Voyans la miſere & calamité du peuple, plus auant entrer ne vouluſmes. Seulement pour prendre de l’eaue beniſte & à Dieu nous recommander, entraſmes dedans vne petite chapelle pres le haure ruinee, deſolee, & deſcouuerte, comme eſt à Rome le temple de ſainct Pierre. En la chapelle entrez & prenens de l’eaue beniſte, apperceuſmes dedans le benoiſtier vn home veſtu d’eſtolles, & tout dedans l’eaue caché, comme vn Canart au plonge, excepté vn peu du nez pour reſpirer. Au tour de luy eſtoient troys prebſtres bien ras & tonſurez, liſans le Grimoyre, & coniurans les Diables.

Pantagruel trouua le cas eſtrange. Et demandant quelz ieux c’eſtoient qu’ilz iouoient là, feut aduerty que depuys troys ans paſſez auoit en l’iſle regné vne peſtilence tant horrible que pour la moitié & plus, le pays eſtoit reſté deſert, & les terres ſans poſſeſſeurs. Paſſee la peſtilence, ceſtuy home caché dedans le benoitier, aroyt vn champ grand & reſtile[* 4], & le ſemoyt de touzelle[5] en vn iour & heure qu’vn petit Diable (lequel encores ne ſçauoit ne tonner ne greſler, fors ſeulement le Perſil & les choux[6], encor auſſi ne ſçauoit ne lire, n’eſcrire) auoit de Lucifer impetré venir en ceſte iſle des Papefigues ſoy recreer & eſbatre, en laquelle les Diables auoient familiarité grande auecques les hommes & femmes, & ſouuent y alloient paſſer temps. Ce Diable arriué au lieu s’adreſſa au Laboureur, & luy demanda ce qu’il faiſoit. Le paouure home luy reſpondit qu’il ſemoit celluy champ de touzelle, pour ſoy ayder à viure l’an ſuyuant. Voire mais (diſt le Diable) ce champ n’eſt pas tien, il eſt à moy, & m’appartient. Car depuys l’heure & le temps qu’au Pape vous feiſtez la figue, tout ce pays nous feut adiugé, proſcript, & abandonné. Bled ſemer toutesfoys n’eſt mon eſtat. Pourtant ie te laiſſe le champ. Mais c’eſt en condition que nous partirons le profict. Ie le veulx, reſpondit le Laboureur. I’entens (diſt le Diable) que du profict aduenent nous ferons deux lotz. L’vn ſera ce que croiſtra ſus terre, l’aultre ce que en terre. Le choix m’appartient, car ie ſuys Diable extraict de noble & antique race, tu n’es qu’vn villain. Ie choizis ce que ſera en terre, tu auras le deſſus. En quel temps ſera la cuillette ? A my Iuilet, reſpondit le Laboureur. Or (diſt le Diable) ie ne fauldray me y trouuer. Fays au reſte comme eſt le doibuoir. Trauaille villain, trauaille. Ie voys tenter du guaillard peché de luxure les nobles nonnains de Petteſec, les Cagotz & Briſſaulx auſſi. De leurs vouloirs ie ſuys plus que aſceuré. Au ioindre ſera le combat.


  1. Tachor. vn fic au fondement. Heb.
  2. Brouet. c’eſt la grande halle de Millan
  3. Ecco lo fico. voila la figue
  4. Camp reſtile. portant fruict tous les ans
  1. L’iſle des Papefigues. La Fontaine a imité ce chapitre et les deux suivants dans son Diable de Papefiguière.
  2. Luy feiſt la figue.

    Firent la figue au portrait du ſaint Pere.

  3. Iadis vſa enuers les Milanois. Voyez Albert Krantz, Saxonia, liv. VI, c. 6, et Guillaume Paradin, De antiquo Burgundiæ ſtatu, Lyon, Étienne Dolet, 1542.
  4. Ecco lo fico. « Voilà la figue. »
  5. Touzelle. Richelet, dans son Dictionnaire, renonce à expliquer ce mot, mais raconte à son sujet une anecdote assez curieuse : « J’ai conſulté, dit-il, pluſieurs greniers ou grenetiers & pluſieurs herboriſtes fameux, ils m’ont tous dit qu’ils ne ſavoient ce que c’étoit que la touſelle. Là-deſſus j’ai vu le célèbre Monſieur de la Fontaine à qui, après les premiers complimens, j’ai dit : Vous vous êtes ſervi du mot de touſelle dans vos contes, & qu’eſt-ce que touſelle ? Par Apollon, je n’en fais rien, m’a-t-il répondu, mais je crois que c’eſt une herbe qui vient en Touraine, car Meſſire François Rabelais de qui j’ai emprunté ce mot étoit, à ce que je penſe, Tourangeau. » — Voyez le Glossaire.
  6. Fors ſeulement le Perſil & les choux.

    N’avoit encor tonné que ſur les choux.