Les Cervelines/1

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 1-14).
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LES CERVELINES


I

— Qui est-ce, ces deux petites femmes que tu viens de saluer, Tisserel ?

Elles avaient passé d’un marcher ferme et droit sur l’asphalte du trottoir où s’allongeait la terrasse du grand café de Briois. Il faisait déjà presque nuit ; elles avaient passé dans la lumière bleue que, le long du quai de la grande ville, les cafés projetaient. L’une, de haute taille, blonde, enveloppée d’une cape blonde comme ses cheveux ; l’autre, frêle, vêtue de noir, portant en arrière de ses bandeaux bruns un canotier uni, comme les saints leur nimbe.

Elles avaient passé vite sous les regards oisifs des consommateurs ; mais Tisserel, « le médecin joyeux et poli » comme l’appelaient ses amis, le jeune docteur Tisserel qui fumait là, devant son bock, en compagnie d’un camarade, les avait reconnues et saluées.

— Ce sont deux jeunes filles, répondit-il. La petite brune, c’est Marceline Rhonans. Tu sais bien, Marceline Rhonans dont tout le monde parle à Briois. Son amie, la grande blonde qui l’accompagne, c’est mon élève, mademoiselle Jeanne Bœrk, l’interne de mon service à l’Hôtel-Dieu.

Très jovial au café, avec sa redingote déboutonnée sur le buste large, sa pipe qu’il tirait d’un coup de lèvres plébéien, son haut de forme de travers, Tisserel, pour prononcer le dernier nom, cessa de fixer son ami de ses belles prunelles luisantes de brun. Il prit sa pipe, secoua les cendres sur le rebord de la table, avala son bock, et, caressant sa barbe, regarda obstinément vers la coulée du fleuve, dans le noir du quai.

L’ami murmura :

— Je suis tout de même heureux de la connaître enfin.

— Pourquoi enfin ? demanda Tisserel ingénument.

— Parce que tu en parles tout le temps ; tu trouves toujours le moyen de glisser son nom à propos de tout et à propos de rien, sans t’en apercevoir peut-être, hein ? Alors cela m’avait donné envie de la connaître… Elle est fort bien.

Tisserel paraissait ennuyé.

— Il y a un an… commença-t-il.

Il s’étendit, fuma quelques secondes silencieusement, les yeux mi-clos. Son ami l’avait regardé d’un éclair rapide et timide des prunelles, puis avait repris son immobilité. Il était petit et fluet ; c’était un être caché.

— I] y a un an, reprit Tisserel, quand elle est entrée dans mon service, c’est vrai que j’ai eu la petite commotion, là, en plein. C’est une jolie fille, une campagnarde très saine, très belle de formes. Dans les salles blanches de l’hôpital, avec sa blouse blanche, son tablier blanc et sa crinière blonde ébouriffée, elle faisait un effet inouï le matin, vigoureuse et forte comme elle était, au milieu de tous les rachitismes, de toutes les atrophies, de toutes les misères. Tu vois cela, n’est-ce pas, ce beau corps qui triomphait parmi les autres ? Mais ce qui me renversait, c’était le prodige de cette femme, son intelligence. Elle me présentait chaque matin des feuilles d’observations, c’était à ne pas y croire ; des lignes nettes, sans ratures, concises, strictes ; alors que, couramment, les jeunes étudiants amoncellent pêle-mêle et touffues toutes les remarques inutiles sur un malade, celle-là faisait un choix ; elle agençait ses notes avec une sorte d’art, au bout duquel le diagnostic s’arrangeait de lui-même, sans qu’elle l’énonçât, — à ce point que j’ai cru souvent que ses observations, elle les avait copiées dans un manuel ; mais le manuel, c’était elle. À cette heure, elle est plus forte que moi ; elle nous dépasse tous pour la pathologie ; il n’y a guère à l’Hôtel-Dieu que le père Le Hêtrais qui puisse lui tenir tête, et encore. Le Hêtrais n’a pas sa pénétration, je dirai même sa divination du malade.

Après une pause :

— J’ai fait en sorte qu’elle devinât ce que je pensais d’elle.

— Et elle l’a deviné ?

— Elle l’a deviné, et j’ai bien vu qu’elle se souciait de moi comme d’une guigne. Moi, j’aurais voulu l’épouser ; j’étais très pris. J’étais amoureux même de son esprit, de son savoir ; ç’aurait été une jolie camarade de vie, moitié ma femme, moitié un ami ; mais cette créature-là n’est capable que d’une seule passion : l’ambition. Elle n’aimera jamais ; ou, si elle aime, ce n’est pas un homme, c’est un grand homme qu’il lui faudra, celui-là, il la prendra par son orgueil ; elle est blindée d’orgueil des pieds à la tête ; elle n’est que cela.

Son silencieux compagnon sourit invisiblement.

— Si j’avais été n’importe quelle célébrité, médicale ou autre, continua Tisserel sans rien remarquer, elle m’aurait pris, comme piédestal, comme point d’appui, pour se hausser ; je la sens rongée de fringale de gloire ; elle rêve de Paris, d’illustration, de la grande apothéose lente que font les journaux. Un simple médecin de province comme moi n’était rien pour elle… un peu plus seulement que l’infirmier qu’elle a sous ses ordres.

— Et tu en as pris ton parti ?

— Si je l’ai pris, mon cher !

Et Tisserel se mit à bourrer sa quatrième pipe pour la soirée. Il ne parla plus de mademoiselle Bœrk. Il ne parla même plus du tout. Le silence se prolongea longtemps.

À dix heures, les deux amis se levèrent et quittèrent le café. Tisserel rentrait tous les soirs à dix heures « pour ne pas faire veiller sa petite sœur », expliquait-il. Le frère et la sœur, orphelins, habitaient ensemble une maison du boulevard Gambetta où le docteur exerçait. Mademoiselle Tisserel surveillait la maison, surveillait les domestiques, surveillait la comptabilité de la clientèle. Elle avait vingt-trois ans. C’était une charmante fille, dévouée, jolie et tendre. Elle avait refusé deux mariages qui la séduisaient, en songeant à la solitude que son frère en éprouverait. Tout le long du jour, elle écrivait ou brodait en chantant. Mais le soir, il lui venait des tristesses et des larmes sans fin et sans motif ; c’est pourquoi son frère ne voulait pas la voir prolonger ses veillées. Elle aimait aussi beaucoup son chien, un fort terre-neuve qu’elle mangeait de caresses.

C’était une nuit de mai très obscure, bien que le ciel fût libre. Le vacillement des étoiles était si vif, qu’on les aurait crues incessamment soufflées par le vent. Mais c’était une nuit profonde et tiède, sans lune, de celles qu’aiment les vrais amis de la Nuit. Tisserel éprouvait un plaisir indistinct à s’y promener, et il fit un détour pour reconduire chez lui, rue des Bonnetiers, l’ami qui l’avait accompagné ce soir. Redevenu correct d’aspect, le chapeau droit, la redingote serrée au corps, la cigarette aux doigts, contre son ordinaire il parlait peu ; mais, sous l’influence d’un certain contentement intérieur, il chantonnait, et il scandait son allure en marchant, au rythme à deux temps de sa chanson, la valse de Froufrou, qui depuis quelque temps obsédait la rue, à Briois.

Ils suivirent d’abord la rue Jeanne-d’Arc, celle qui, remontant la pente douce de la ville, du quai aux boulevards, coupe Briois en deux parties, la vieille cité aux silhouettes gothiques, et la neuve, celle des marchands de coton. C’était une nuit d’un bleu sombre ; les trottoirs étaient gris perle, et il y tombait de chaque lampadaire électrique des lueurs violettes ; les maisons n’étaient que de hautes façades jaunâtres, ou couleur de sang avec les briques. Quand ils passèrent sous la voûte du beffroi, la vieille chose fantastique s’enlevait en l’air dans un gris bleu de pierre décoré d’ogives noires. Et déjà se découvrait, pan par pan, à chacun de leurs pas, au bout de cette rue de la Grosse-Horloge si découpée de pignons, la façade rigide, le rideau géant de dentelle, la cathédrale, dans sa pierre blanchissante.

Ils marchaient vite, peu littérateurs, sentant cette poétique plus qu’ils ne la voyaient. Tisserel reprenait sans cesse son refrain murmuré : Froufrou, Froufrou, qui lui tenait en tête. Quand ils longèrent la haute muraille de l’archevêché, son ami l’appela :

— Tisserel !

— Quoi ?

La pause dura pour le moins une minute ; le silencieux ami semblait chercher ses mots, faire effort sur lui-même ; à la fin, ayant levé sur le jeune docteur, qui le dépassait de beaucoup pour la taille, le regard de ses yeux étranges, bleu ciel, presque féminins, dans sa face chevelue et hirsute, il demanda :

— Cette demoiselle Bœrk est-elle pour longtemps dans ton service ?

— Je ne sais pas au juste, mais je pense dix-huit mois.

— Ah ! tant pis.

Cet ami, dont le mutisme et toute l’allure timide contrastaient tant avec les manières de Tisserel, était un médecin aussi, le docteur Jean Cécile ; il avait été camarade de lycée de Tisserel ; c’était lui de qui les photographies d’enfant remplissaient un coin de la cheminée dans la chambre du docteur, boulevard Gambetta. À treize ans, c’était un délicieux visage, les cheveux foncés et bouclés, les yeux tendres. À quinze ans, l’aspect féminin de cette physionomie, où rien de viril ne naissait encore, subsistait. Quelques mois plus tard, un trait vague encore, la moustache à demi dessinée bouleversait tout. Puis ici venait une lacune et il reparaissait, homme enfin, à vingt-trois ou vingt-cinq ans, les sourcils accrus, les cheveux épaissis, la barbe poussée, tout le masculin appareil pileux, barbare, farouche, encadrant les yeux bleus de femme.

Le contraste était d’ailleurs dans tout son être. Délicat et mal membré, il possédait une voix gutturale et forte, un baryton qui vibrait d’énergie, de mâle maîtrise ; et, timide comme il était, taciturne, triste, presque craintif, il avait mangé dans le temps de ses études, à Paris, le tiers de ce que possédaient ses parents, qui étaient de riches commerçants à Briois.

Il avait l’âge de Tisserel : trente-deux ans mais il venait seulement d’arriver de Paris où il avait fait ses études, pour s’établir ici, n’ayant voulu que fort tardivement passer son doctorat, — poussé toujours par des raisons mystérieuses comme sa personne.

Il était à Briois pour sa vie. S’il en était heureux ou fâché, personne ne pouvait le savoir, à ceux qui l’interrogeaient, il répondait par le même sourire sans joie qui n’était qu’un effort d’amabilité vers eux. Mais pour Tisserel, il avait un regard particulier, profond, grave et dévoué, qui disait son amitié d’exception.

Ils avaient gagné sa porte ; ils s’arrêtèrent face à face sur le trottoir. Alors Tisserel, que tourmentaient ses réticences :

— Pourquoi me dis-tu cela ?

— Parce que ces femmes-là sont des êtres auxquels il ne faut pas s’attacher.

— Je ne suis pas attaché à elle, reprit vivement Tisserel.

— Oui ; mais tu n’en es pas détaché non plus, c’est clair. Je te connais bien. Tu chantais tout à l’heure, tu chantais Froufrou, tu pensais à elle, tu te disais que demain, tout le temps de ta visite à l’Hôtel-Dieu, tu parcourrais les salles en sa compagnie, tout près d’elle. Et si dans l’heure actuelle quelqu’un venait te dire : « Demain, mademoiselle Bœrk n’assistera pas à votre visite, elle n’y sera plus jamais, elle est partie, » eh bien, tu ne chanterais plus. Est-ce vrai ?

— Mais ce n’est pas aimer une femme, cela. C’est tout simplement de… de l’admiration ; pas même de la sympathie, tu entends bien, je n’ai aucune sympathie pour elle.

— Leur danger, reprit lentement Cécile, c’est justement qu’on ne peut avoir d’antipathie pour elles ; elles sont bonnes. Elles n’ont pas de vices, pas de défauts souvent. Elles sont pétries de vertus, de qualités austères ; elles sont pures et réfléchies, mais ce sont des cervelines.

Puis, sur le même ton :

— Veux-tu que je te reconduise chez toi à mon tour ?

Tisserel, intéressé, se remit en marche le premier.

— Qu’appelles-tu des cervelines ?

— Des femmes qu’il y a maintenant, qu’il y a en masse à Paris surtout, mais en province aussi. Les romanciers ont dénoncé le danger des coquettes, le danger des aventurières, le danger des dévergondées ; mais il y a le danger des cervelines qui est peut-être le pire, parce que les autres, au moins, c’étaient des femmes. Menteuses ou vicieuses, avec des mots ou malproprement, elles nous aimaient ; elles faisaient, comme elles le pouvaient, l’acte de charité ; elles étaient des compagnes, niaises, ou perfides, ou brutales, ou méchantes, mais des compagnes. Celles-là sont des cervelles ; de belles petites cervelles, qui portent de jolies robes, des attraits, de la grâce, qui ont gardé de la femme, et de la meilleure, tout, tu entends bien, tout, sauf le cœur, et le cœur, souvent même, sauf l’amour.

— Tu n’es pas féministe, lui dit en riant Tisserel.

— Féministe ?… Quoi ? Tu penses à ces vigoureuses personnes militantes qui prêchent l’inimitié contre l’homme, en faisant état de se masculiniser, et qui empruntent des extravagances de leurs chefs de file un renom de ridicule ? Mais ce n’est pas d’elles que je te parle ; le péril n’est pas là. Il est chez celles qui sont demeurées charmantes, qui n’ont pas de système, pas d’affiliations, pas de mots d’ordre, mais qui, ayant laissé leur vie refluer au cerveau, n’ont plus besoin d’amour, tout simplement. Elles ne se marient pas ; on ne les appelle pas vieilles filles, ce sont des personnalités… on dit des personnalités, tu comprends. Elles pullulent. C’est la faute des hommes. Il y a eu un bouleversement dans l’équilibre des sexes. L’homme a refusé de se charger de la femme, depuis au moins deux ou trois générations, depuis Balzac, depuis le règne de l’Argent. Maintenant c’est la femme qui, pouvant s’en passer, ne veut plus se charger de l’homme.

Le docteur Tisserel, qui n’avait pas l’habitude d’un aussi large cercle de pensées, en demeurait troublé, incapable de juger tout de suite si Cécile exprimait là une vérité, ou s’il s’emballait seulement, comme font souvent les hommes, le soir, au sortir du café. Tisserel pouvait exprimer des idées générales en clinique, il était même assez fort en déductions pathologiques, mais il ne s’embarrassait guère d’autre chose, intellectuellement parlant. Il s’était libéré des idées religieuses facilement, sans les luttes déchirantes que quelques-uns connaissent. En politique, il ne concevait pas d’autre milieu possible pour y établir son opinion que le centre gauche ; et il demeurait centre gauche imperturbablement, raillant aussi bien les conservateurs que ceux qu’il appelait avec tout le monde « les dangereux utopistes ». Sa vertu était un grand sens commun. Il n’aurait pas eu l’idée de chercher en lui la moindre appréciation sur un état social quelconque.

Pour Cécile, après cette débauche de paroles, il redevenait muet. Ils avaient recommencé de marcher sans rien se dire. Ils approchaient du but et cheminaient au pas sous les platanes énormes du boulevard, qui étendaient sur leurs têtes leur frondaison noire, frissonnante. Ce ne fut qu’aux approches de sa maison, quand Tisserel, revenu de sa surprise, comprit combien était extraordinaire cette sortie de son ami qui lui dit :

— Tu deviens tragique. Tu leur en veux donc beaucoup, à ces pauvres femmes savantes ? Si tu connaissais Jeanne Bœrk, je t’assure…

— Mais je voudrais la connaître : elles m’intéressent toutes, et celle-là plus que les autres. Invite-moi donc un matin dans ton service sous un prétexte quelconque, je la verrai.

— Viens demain si tu veux, vers neuf heures, salle 8, au premier, à gauche : les tuberculeuses. Je t’en montrerai une qui fait de la méningite, elle a 43, une résistance de cheval ; il y a longtemps qu’à sa place un homme aurait vu la boîte à dominos. Celle-là a dix-huit ans, elle est renversante, c’est un très joli cas. Je te présenterai à mademoiselle Bœrk ; mais il y en a une autre qui t’intéresserait encore bien plus dans cette catégorie de femmes, c’est son amie Marceline Rhonans. Bonsoir, mon vieux, nous voilà rendus, à demain alors.

— À demain, reprit Cécile, qui leva lentement sur lui, selon sa coutume, ses prunelles pâles dans la nuit.

La maison que les Tisserel habitaient était une bâtisse blanche, carrée, dressée au fond d’un grand jardin, et qui, fort simple, avait, à cause de son toit irrégulier, de ses murs défraichis à point, une certaine vétusté inconfortable et distinguée. On y accédait par un perron sans rampe, trois marches aux arêtes moussues. Les fenêtres étaient très hautes ; il y avait au toit plusieurs girouettes ouvragées. Dans le fond, de grands marronniers. Il y sentait un peu l’avant dernier siècle, et à cause de cela Henriette Tisserel, qui possédait très fort le sens des choses indéfinissables, avait fait tendre les chambres et le salon d’indiennes à ramages et de papiers à personnages. Ce n’étaient que carquois et que torches flambantes, que guirlandes et rubans noués à l’anse d’une corbeille, que chalumeaux et que tourterelles, que Myrtils et que Chloés. Le cabinet du docteur, à droite dans le vestibule, était seul meublé sévèrement de bois de chêne et tapissé de papier-cuir. Le nickel de quelques instruments brillait sur la table de travail, posés dans la laine rouge ; sur la cheminée trônait un bronze, souvenir d’une vieille cliente riche.

En entendant le pas de son frère dans l’escalier, la jeune fille ouvrit sa porte. Elle était prête pour le coucher ; les cheveux nattés en deux tresses brunes qui lui pendaient aux reins ; un peignoir rouge, libre de formes et traînant, cachait la robe de nuit dont les dentelles affleuraient aux manches. Sous ces étoffes flottantes, on la devinait très mince et gracile. Le col large de la robe dévoilait les secrets du port de tête ; elle avait une manière très spéciale de rejeter en arrière la nuque, ce qui tendait l’ossature délicate du menton, les lèvres, le nez au profil retroussé, toute l’expression du visage comme vers d’imaginaires tendresses auxquelles elle marchait. Même ses yeux aimaient, on ne savait quoi, rien sans doute, ou bien tout…

Ils s’embrassèrent ; elle lui fit un petit reproche pour rentrer si tard, et ils causèrent de leur journée, adossés au chambranle de la porte.

— Ton petit homme qui avait le croup ? sauvé ? quelle joie ! Et le pauvre vieux monsieur de la rue Thiers, toujours en vie ? Tu es prodigieux, Paul, je t’assure ; alors pas de mort aujourd’hui ?

— Si, une typhique, une jeune femme.

— Quel âge ?

Et elle pâlissait.

— Vingt-huit ans.

— Vingt-huit ans ! c’est affreux ; tu avais bien prescrit les bains froids, les lotions ?

— Tout, ma petite, sois tranquille, je sais mon métier aussi bien que toi. Que veux-tu ? Il faut pourtant que les malades meurent de temps en temps.

Il fit un geste de parfaite impassibilité ; un vrai geste de médecin qui connaît la mort, qui la touche, qui la viole, pour qui elle n’est plus qu’un accident, un résultat fatal et indifférent.

Henriette demeurait triste comme chaque fois que son frère perdait un malade. Il devait lui cacher la moitié de ses décès ; elle l’en aurait moins aimé. Elle dit encore :

— J’ai aperçu ton interne cette après-midi en me promenant.

Elle pressentait qu’il aimait Jeanne Bœrk ; et, selon ce qui arrive souvent entre frère et sœur très unis, elle participait de ce sentiment, elle s’y associait ; elle aurait voulu, comme s’y prend un homme qui fait sa cour, encenser et aduler cette inconnue dont elle était jalouse. Elle éprouvait envers l’étudiante, non pas de la sympathie, mais un besoin de conquête, le besoin de la gagner à Paul dont elle souhaitait passionnément le bonheur. Elle ajouta :

— Sa mise originale me plaît tout à fait.

Le docteur reprit, sans pouvoir réprimer l’éclair de joie qu’eurent ses yeux :

— Cécile et moi nous l’avons vue aussi ce soir de la terrasse du café. Cécile ne la connaissait pas.

— Avait-elle sa cape jaune ?

Elle attendait toujours une confidence de sa part, mais chaque fois qu’ils parlaient de mademoiselle Bœrk, leurs propos n’étaient basés que sur certains détails extérieurs de sa personne ; il y avait après cela une limite que Tisserel n’enfreignait jamais. Il était confus, inconsciemment, d’avouer, devant la solide et généreuse affection de sa sœur, ce qu’il éprouvait pour l’insensible fille dont il n’attendait que du chagrin.

— Elle avait sa cape jaune, comme toujours, répondit-il.

— Et monsieur Cécile, comment l’a-t-il trouvée ?

— Charmante.

Et comme onze heures sonnaient à toutes les pendules, du haut en bas de la maison silencieuse, le frère et la sœur s’embrassèrent une dernière fois, et se quittèrent. Prestement, d’un mouvement vif qui fit battre les tresses sur les plis de sa taille, elle s’enfonça dans sa chambre : et là, réfugiée en hâte devant la glace, pendant que ses yeux disaient son amertume, elle laissa tomber de ses lèvres, avec l’intonation qu’avait eue le docteur, ce seul mot :

— Charmante !

Cette rêveuse et tendre fille avait dans le cœur un sentiment caché pour le docteur Jean Cécile.