Les Cervelines/2

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 15-57).
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II

Le docteur Jean Cécile, prêt à partir, ouvrit les fenêtres de sa chambre. Il demeurait au second, et voyait en face de lui s’élever les hautes murailles de l’archevêché. La rue était profonde et humide, mais le ciel brillait de splendeur printanière, et il sentait bon dehors. Cécile venait souvent à ce balcon, peu gêné par le voisinage de l’Éminence qui logeait en face, et il pensait, plus qu’il ne rêvait, à mille choses diverses ; il pensait à cette vie mystérieuse murée derrière les fenêtres grillées de l’épiscopal, au vieillard en robe rouge, repu d’honneurs, excédé de louanges, prince plébéien, apôtre chamarré, impotent et autocrate, qui finissait sa vie dans la solitude grandiose de ce triste palais. Il pensait à d’autres choses absentes de là, à son enfance : combien de fois, petit garçon, sa mère l’avait promené, le dimanche dans ce quartier qui était, aux jours fériés, l’un des plus passagers de Briois ! Il pensait aux douze années passées à Paris, à ce qu’il avait souffert.

— Oui, je leur en veux, répondit-il mentalement à la question que lui avait faite Tisserel hier soir. Je leur en veux, parce que ce ne sont que des fantômes de femmes, et qu’elles nous trompent ; et chaque fois que je pourrai en démasquer une, je le ferai ; j’arracherai le charme, et je mettrai à nu la matière cérébrale qu’elles ont sous leur corsage, et je dirai aux autres hommes. voyez-vous ce que c’est qu’une cerveline…

En articulant cela, il pensait à Tisserel, et à l’étudiante qu’il allait voir tout à l’heure. Ce qui le poussait, c’était autant la rancune que son amitié.

Il y a deux ans, son chef de service à Lariboisière, le célèbre Ponard, lui avait un soir téléphoné pour lui indiquer une garde à faire dans une maison neuve de la rue de la Pépinière. Il fallait partir sur-le-champ. Il pensa que c’était pour une diphtérie et ne changea rien à son costume d’internat. Il se munit d’une blouse et de deux journaux pour la nuit, sortit et sauta dans un fiacre qui passait.

En descendant devant l’adresse indiquée, il nota la somptuosité de l’architecture, les loggias à chaque étage, l’emploi de la pierre de taille dans la façade, l’ampleur des balcons, et il s’en alarma, car il n’aimait pas les gens très riches. Sa timidité les redoutait, l’assurance que donne l’argent mortifiait sa gaucherie ; la plupart du temps, il sentait son savoir, sa valeur nuls pour eux.

Au quatrième étage, l’ascenseur s’arrêta : les portes de verre jaune s’ouvrirent et un domestique à faux col glacé apparut devant lui, demandant :

— Monsieur est l’interne de monsieur le docteur Ponard ? Monsieur vient pour Madame ?

— Pour madame Lebrun ? Oui, c’est moi, répondit Cécile troublé.

Aussitôt, ses pieds se sentirent calfeutrés dans une laine touffue de tapis. Il traversa une anti-chambre surchargée de fleurs, de rosés surtout, qui s’effeuillaient par paquets sur les tables cirées ; puis un salon petit, resserré, habillé d’étoffes si claires qu’il lui parut tout blanc, à la lampe ; il n’eut pas le temps de voir les fleurs qui se cachaient ici dans les bibelots, mais il en respira les parfums en passant. Des fleurs encore dans une autre pièce semblant une bibliothèque. Les gens d’ici avaient évidemment une passion de bouquets, de parfums, une manie d’amateurs de roses. On était au mois de février, c’était un détail bien significatif de luxe à outrance.

Le domestique qui le précédait frappa à une quatrième porte ; une voix de femme dit d’entrer.

La malade était au fond, couchée dans un lit à quatre colonnes qui ressemblait à un catafalque et qui était visiblement copié sur l’art antique, avec ses enroulements d’étoffe remontant en quatre torsades au baldaquin. Sa tête, sa chevelure blonde de femme jeune, admirablement coiffée, reposait sur un oreiller de dentelle ; des dentelles aussi pendaient aux draps. À son entrée, quand elle bougea, il vit qu’elle portait une chemise de soie à reflets bleus. Son visage un peu bouffi de blonde grasse lui donnait environ trente-cinq ans, mais elle était actuellement vieillie par une expression de souffrance aiguë ; elle devait avoir moins. Elle n’était pas seule ; une vieille paysanne, sa cuisinière apparemment, la gardait.

— Monsieur, dit-elle, avec une concision de préambule qui est difficilement le fait des femmes, j’ai une fracture du pied avec plaie ; ma blessure doit être surveillée à cause de la sortie des esquilles et des lavages continuels qu’il faut. Mon excellent ami, le docteur Ponard, a pensé que vous voudriez bien vous charger de moi pour cette nuit.

— Oui, madame, répondit Cécile, si gêné qu’il lui était égal de paraître un rustre avec cette réponse niaise.

Il cherchait une place pour son chapeau et le petit paquet qu’il tenait. La malade s’en aperçut, et des yeux fit signe à la vieille servante de le décharger ce qui indiquait combien elle était maîtresse d’elle et pleine de savoir-vivre, jusque dans sa souffrance.

Cécile s’était dit dès l’entrée : « C’est une demi-mondaine. » Et si elle portait en ce moment une sorte de masque grave, noble presque, tel qu’on n’en voit pas aux femmes qui font du plaisir leur règle, il l’attribua au ravage secret de la douleur dans ce corps luxuriant. Elle l’étonnait, le déroutait. Il se sentait très regardé par elle, très analysé dans tous ses gestes ; mais il ne concevait envers elle aucune liberté.

— Voulez-vous me montrer votre blessure ? demanda-t-il de sa voix rude.

Elle ouvrit elle-même le lit, et lui, redevenant médecin, c’est-à-dire lui-même, l’être sûr et fort qu’il était réellement, ôta le pansement, prenant à poignée et fermement ce pied tuméfié, bleui, brûlant, pendant qu’entre elle et lui, par mots brefs, s’engageait un dialogue de renseignements sur l’accident. On aurait dit deux hommes causant. Elle lui racontait, sans un seul détail intempestif, comment elle était tombée en sautant de voiture, le diagnostic de Ponard, ce qu’il avait prescrit ou prévu. Elle ne poussa pas un cri quand il palpa les os brisés ; elle cessa seulement de parler, épuisée par ce qu’elle souffrait.

La vieille servante le conduisit dans la pièce contiguë, qui était le cabinet de toilette où il pourrait purifier sa trousse. À onze heures, un premier pansement ayant été fait, la jeune femme sonna, et le domestique apporta sur un guéridon un goûter servi, du bouillon, des vins, des biscuits. Cécile refusa. Il lui eût été odieux de manger près du lit où souffrait cette belle créature. Depuis son arrivée, ils n’avaient échangé que les mots strictement nécessaires. Il allait falloir causer ; le malheureux se demandait anxieusement de quoi ; mais elle coupa court à ses perplexités. Elle déclara qu’elle allait dormir ; elle priait sa gardienne de conduire Cécile à son cabinet, où il serait confortablement avec quelques livres, dont certains pourraient lui plaire.

Ainsi, elle trouvait indiscret qu’il connût même son sommeil ; elle l’écartait ; elle avait toutes les délicatesses voulues : s’était-il donc trompé, et cet intérieur odoriférant de femme jeune et isolée n’était-il pas le logis qu’il paraissait ? D’ailleurs, tout y était admirablement correct et d’air honnête. La vieille servante était la parente ou la mère du valet de chambre ; elle n’avait pas quitté d’une seconde sa maîtresse, et elle gardait à son égard cette sincérité dans le respect que donne aux gens de service l’estime.

La proximité de la gare du Havre mettait dans ce quartier une animation nocturne, et quand le grondement des voitures s’apaisa, on commença d’entendre ici le tonnerre sourd des trains, leurs sifflets, leurs appels. Cécile, encore aujourd’hui, après tant de mois, revivait dans la précision de la réalité cette nuit étrange, passée à la porte de cette chambre de femme, avec l’ignorance absolue de ce que pouvait être cette femme ; prude ou folle, vénérable ou courtisane, en tout cas mystérieuse et attirante comme une énigme.

À l’heure qu’on sortait des théâtres, une allée et venue se produisit à la porte. Le carillon de la sonnette éclata plusieurs fois, et Cécile reconnut des voix d’hommes qui s’informaient de la patiente. Il essaya de lire, mais il choisit successivement cinq ou six romans dans la bibliothèque sans rien trouver qui l’amusât. Quand madame Lebrun le fit appeler, à deux heures du matin, son opinion sur elle était faite ; il était moins gêné ; en la soignant il osa lui dire :

— Il faudra pourtant bien que ce pied-là ne soit pas déformé.

Mais elle ne sourit même pas : elle souffrait trop ; les mains jointes, elle le suppliait de lui accorder une piqûre de cocaïne. La température montait ; elle avait aux yeux des larmes de fièvre ; il éprouva un plaisir inconscient à la soulager.

Lorsque Ponard fut venu faire sa visite, le matin, ils partirent ensemble. Dans la rue, à peine eurent-ils touché le trottoir que Ponard, un grand diable sec et roux, lui dit en souriant :

— Elle est charmante, hein ? Vous ne me remerciez pas ?

— Mais si, Maître, je vous remercie ; seulement cette belle dame : vous aura sans doute moins de reconnaissance que moi.

— Comment donc, mon cher ? Elle vous a trouvé délicieux et parfait.

— Qui est-ce ? demanda Cécile en rougissant.

— Qui est-ce ? avais-je donc oublié de vous le dire ? Mais c’est Pierre Fifre, l’auteur de « Paysans », de « Madeleine-Capucine », vous savez bien, l’année dernière, à l’Odéon, ce succès…

— Une femme ? Pierre Fifre ?

— Tiens ! et laquelle encore ! Pauvre petite ! Quel dommage de la voir massacrée. Comme cela. C’est qu’elle n’a que son talent pour vivre. C’est l’épouse divorcée d’un grand banquier d’ici ; il ne lui donne pas ça, c’est honteux ; elle a horreur des procès, alors elle trime ; l’argent sort par les fenêtres et rentre par la ponte ; elle vous gagne ça comme un homme, en quelques traits de plume.

— C’est luxueux chez elle, hasarda Cécile.

— Oh ! luxueux ! fleuri plutôt. Ses amis, savent comme elle aime les roses, et grâce à eux cela foisonne chez elle. Car on l’adore, vous savez ; ses amis, hommes et femmes, raffolent d’elle ; elle est leur amie gâtée. Elle est si bonne et si… haute dans son malheur, et si brave contre le sort.

Pendant plusieurs jours après ce dialogue, Cécile demeura gêné par le seul souvenir de cette jeune femme qu’il avait méconnue. Il se rappelait sans cesse, honteux et dépité, le geste qu’il avait eu pour soutenir son pied souffrant, en lui disant désinvoltement : « Il faudra pourtant bien que ce pied-là ne soit pas déformé. » Cette galanterie bête et sans façon, s’adressant à cette femme de valeur, à cette respectable femme, le couvrait maintenant de confusion. Qu’avait-il dû paraître à ses yeux ?

Un mois passa. Il cessa de penser à son aventure de la rue de la Pépinière, d’autant que le sou venir lui en était plutôt fâcheux. Ponard et lui n’avaient plus jamais parlé de la belle romancière ; c’était fini ; quand, un après-midi, comme il travaillait dans sa chambre de l’hôpital, on frappa chez lui. C’était son chef de service qui introduisait à ses yeux, vêtue d’une claire robe de drap bruissante et soyeuse, l’élégante authoress dont le blond visage n’était qu’un sourire sous son grand chapeau.

Le timide Cécile rougit et perdit la tête ; ses yeux affolés cherchèrent un fauteuil qu’ils ne virent pas sous les livres. Pendant ce temps, la jeune femme, qui marchait encore avec une difficulté légère, s’aidant d’un manche d’ombrelle pour avancer, lui tendait la main, et il reconnut cette voix de l’autre jour qui lui remémorait le lit, les torsades de damas, le baldaquin et la chambre parfumée sous le jour pâle de la lampe.

— Je suis venue vous remercier moi-même, disait-elle ; une lettre ne m’aurait pas suffi : le docteur Ponard me l’a affirmé, vous avez contribué autant que lui à ma guérison, et je vous dois, comme à ce vieil ami, de n’être pas infirme aujourd’hui.

— Je n’ai rien fait, madame, balbutia-t-il

— Quoi, vous n’avez rien fait ? Ne l’ai-je pas senti quand vous m’avez broyé les os à votre second pansement, reprit-elle en riant. Il paraît que c’est là que vous m’avez sauvée.

Sa gaîté, son élégance bruyante de Parisienne, tout le féminin épanouissement de sa personne emplissait la chambre de l’étudiant. Lui eut l’instinct qu’il ne pourrait plaire à une telle femme que par la franchise de sa simplicité. Elle le dominait. Il parla de lui, de son enfance, de ses parents, de la ville de Briois et de ses monuments. Il parlait en sentant ces sujets très au-dessous d’elle, mais il était trop peu artiste pour se lancer dans une conversation vraie avec cette femme célèbre, et il espérait la toucher, intelligente de tout comme elle devait être, par cette humilité.

Quand elle fut partie, il trouva sur sa table, pliés par sa main dans une minuscule enveloppe, deux billets de cent francs.

Ses besoins faisaient qu’il aimait l’argent, mais la possession de celui-ci lui déplut et le gêna. Il eut l’idée de lui renvoyer cette somme, ou de la lui faire remettre, plus courtoisement, par Ponard. Il hésita. Plusieurs jours se passèrent. Puis il lui survint une dette de jeu qu’il solda avec la plus grosse partie de ces billets.

Il s’imaginait avoir été ridicule aux yeux de la brillante femme, et le souvenir qu’il en gardait se ternissait de ce mécontentement de soi. Puis il se rappelait, en d’autres moments, l’autorité que son métier lui avait un instant donnée sur elle, et comme elle l’avait supplié pour la cocaïne dans ses souffrances. La joie qu’il avait eue alors à la calmer lui revenait au cœur, décuplée ; il la savourait, l’exagérait, magnifiant en pensée ce geste minime de soulager, par une piqûre de sa lancette, cette belle jeune femme.

Un matin, Ponard lui dit entre deux salles : « Vous savez que vous avez tout à fait conquis Pierre Fifre, et qu’elle veut absolument vous avoir à dîner ce soir avec moi. » Il lui sembla qu’on le prenait par les épaules et qu’on le jetait tout vivant dans le Paradis. Jamais rien ne lui avait donné de soi cet orgueil ; ni ses lauriers au collège, ni ses examens de fin d’année où il obtenait toujours des notes rares, ni ses succès d’étudiant joli garçon parmi les femmes, parce que jamais rien n’avait été si imprévu, si mornement désiré et inaccessible en même temps. Il lui avait plut Elle le demandait ! Alors il pouvait ouvrir grandes les écluses à ce flot de passion qu’il s’étouffait à repousser depuis des semaines ; alors il la reverrait !

Le mois finissait et il y avait dépensé son trimestre. Il alla chez une fleuriste du boulevard pour commander des roses, mais on lui refusa le crédit. Il courut chez : un changeur. Il vendit sa montre on lui en donna un louis ; il ajouta son épingle, les boutons de sa chemise il eut un autre louis. Mais ce bouquet qu’il voulait devait être une folie ; quelque chose d’outré, de démesuré, qui parlât. Il revint à l’internat ; il proposa sa trousse à son voisin de chambre qui en cherchait une d’occasion ; puis, n’ayant pas réussi, il grimpa sur sa table, prit sur la planche de sapin de sa bibliothèque les trois derniers livres de Ponard qu’il venait d’acheter, trois in-4° cartonnés escargot-vert ; il courut l’hôpital pour les offrir à qui les voudrait et en eut cinquante francs. Il était six heures. Il garda cinq francs pour son cocher et mit le reste dans les fleurs.

— C’est cher, se dit-il, mais cela m’évitera de lui dire que je l’aime, ce qui serait ridicule de ma part.

À sept heures, quand il sonna rue de la Pépinière, elle accourut à lui dès l’antichambre. Elle avait une robe de soie rouge, légèrement excentrique, et elle s’était amusée, par originalité plutôt que par pose, à se tailler dans les cheveux des papillotes d’aïeule, qui tombaient en spirales blondes, bougeantes, dansantes sur la peau rose de ses joues. Elle prenait un air courroucé, avec un fond de contentement secret qui éclatait malgré tout ; elle s’écria :

— Comme vous m’avez fâchée ! Moi qui vous invitais avec tant de sans façon ; m’envoyer cette montagne de fleurs comme à une princesse ! Cela n’a pas le sens commun.

— Je croyais que vous aimiez les roses, madame, dit-il gauchement.

— Je les adore. Il y a des hommes qui ont la passion de boire, moi je les bois avec mes narines, avec mes yeux, avec mes doigts, j’ai la passion de l’esprit de rose.

— Alors il n’y en avait pas trop, reprit Cécile en pénétrant avec elle dans le salon.

Ponard était là, avec une amie de Pierre Fifre, une artiste peintre un peu connue, à laquelle la maîtresse de maison présenta Cécile comme un jeune médecin de grand avenir. Il se sentit de suite dans un petit temple de célébrité où personne n’accédait qu’en vertu d’une notoriété quelconque, où l’on faisait argent de la moindre réputation, où l’on escomptait la renommée au plus petit talent, où rien ne valait que par l’illustration. Et il pensa au magasin de ses parents à Briois.

Les deux jeunes femmes, avec Ponard, échangèrent des aphorismes ; on mit sur le terrain des questions de morale médicale, les grands cas de conscience du médecin, tout ce que les gens de lettres aiment à voir dans un métier sous le nom de devoir professionnel ; ce qu’ils y voient uniquement souvent, compliqués et mal au point comme ils sont. Cécile se taisait. Il causait toujours fort peu, et, ce soir, il y avait dans la conversation quelque chose d’un peu factice où il ne pouvait pas entrer, lui qui avait toujours simplement envisagé son métier comme un moyen intéressant de gagner de l’argent en faisant de la science.

Là où il se trouvait, on ne prit pas son silence pour de l’incapacité. Il avait une physionomie réellement étrange qui lui prêtait un air artiste ; le bleu de ses prunelles pensives y aidait en grande part.

— Oh ! concluait la romancière en le regardant avec un demi-sourire, monsieur Cécile en pense là-dessus plus long qu’il ne veut dire.

Et il avait beau se défendre d’opinions extraordinaires et secrètes, s’avouer incompétent dans cette casuistique bizarre, on interprétait toujours son abstention comme une supériorité de pensée, ce qui est souvent le triomphe des silencieux. Intelligent, il l’était extrêmement. Il possédait non seulement une intelligence passive d’homme studieux se nourrissant de livres et s’en rassasiant ; il avait dans l’esprit une activité personnelle, la constante inquiétude qui fait naître l’observation, le jugement, les idées. Mais c’était une intelligence saine et normale, privée de la fièvre artiste qui crée, et du sens poétique qui déplace l’axe des choses. C’était un être délicat, mais parfaitement équilibré, donnant à sa personne physique ce qu’elle demandait, et cultivant l’autre pareillement. Il se laissait aller vers cette femme qui surgissait dans sa vie, par un entraînement réfléchi, voulant courir la chance de se faire aimer d’elle qui était libre ; libre de cœur, il le savait libre dans la loi, libre dans sa conscience, ayant repoussé, paraissait-il, les règles religieuses.

Quand il la revit, seule cette fois, chez elle, en visite, dans le petit salon où les fleurs qu’il lui avait données achevaient de se flétrir, ternies et collées en une masse blanchâtre, sale, elle lui dit :

— Vous, monsieur Cécile, vous êtes un rêveur.

Elle le regardait complaisamment, contente d’avoir chez elle, sous sa main, ce garçon sympathique qui lui faisait timidement la cour, et dont elle allait pouvoir explorer à l’aise l’intellect intéressant. Mais Cécile, loyalement, voulait se faire connaître mieux, s’expliquer à elle.

— Je ne suis pas un rêveur, loin de là, je ne sais pas rêver. Je vois les choses telles qu’elles sont. J’ai fait trop d’autopsies ; un médecin est bien trop clairvoyant, après son école dans le réalisme de la chair humaine, pour avoir conservé cette sorte de naïveté dont le rêve doit être nourri, j’imagine. Les mots mêmes se sont dépouillés pour lui de leur mélodie conventionnelle, de l’esprit irréel dont vous les animez. Ainsi, là où vous dites le cœur d’un homme, avec un sens d’affectivité et de noblesse, nous autres, nous voyons le viscère…

Il n’avait jamais tant parlé devant elle ; cette première phrase enchanta la jeune femme. Exultant, ses grands yeux clairs et rieurs victorieux, elle reprenait en battant des mains, pendant que les papillotes frêles dansaient sur ses tempes :

— Voyez si vous n’êtes pas un rêveur : âpre, triste, rude, mais un rêveur vrai pour parler de la sorte.

Elle ne devait pas en démordre tout le temps qu’ils se connurent, car bientôt ils se lièrent. Elle sentait trop, sans le définir strictement, le culte qu’il lui vouait, pour ne pas s’approcher de lui d’instinct. Dans le nombre de ses camarades, cela fit, un de plus. Elle l’invitait souvent aux petits repas intimes qu’elle donnait à trois ou quatre : amis seulement par groupes de sélection. Il rencontra là une dizaine d’hommes appartenant pour la plupart au monde de la presse, et un plus grand nombre de femmes, car bien qu’elle se familiarisât très vite avec n’importe qui, la romancière, Eugénie Lebrun, comme on l’appelait dans la vie privée, réservait ses préférences, le véritable don de son âme aux amitiés féminines. Les hommes n’étaient jamais, à proprement parler, pour elle, que des visiteurs, À l’approcher de près, pendant, une année, à l’étudier, à la connaître un peu plus, chaque jour, Cécile s’attachait passionnément à cette femme qu’on ne pouvait voir sans aimer. Ponard avait dit vrai : ses amis raffolaient d’elle. D’abord, elle était souverainement franche, mettant à avouer ses sentiments, bons ou mauvais, cet amour de la vérité et cette analyse qui avaient fait d’elle un auteur féminin si spécial. Elle aurait détesté une camaraderie basée sur un jugement faux, sur une admiration outrée de sa personne. Puis, ce qui était délicieux en elle, c’était sa bonté dévouée et tendre. Cécile sut bientôt comment elle partageait son temps de cinq à sept on la voyait recevoir, et ses hôtes la quittaient de bonne heure, le soir, avertis qu’elle gardait une partie de la nuit pour le travail. Son après-midi était prise pour des emplettes ou des visites ; mais les matinées de cette créature d’énergie et d’activité ?

Ses matinées étaient employées à des démarches, à des suppliques dont la chargeait sans trêve la classe des femmes laborieuses qu’elle aimait tant aider. Elle en connaissait par centaines qui venaient processionner chaque matin à sa porte actrices en quête d’engagements, professeurs cherchant des cachets, chanteuses demandant l’aumône d’un concert où se faire entendre, employées de l’État la sachant bien avec un ministre, petites débutantes de lettres apportant leurs manuscrits recopiés en belle ronde ; jamais, jamais elle ne se lassait de les recevoir, de leur sourire, de les encourager. Elle les aimait toutes, parce qu’elles étaient faibles, parce qu’elles étaient femmes ; elle leur promettait les recommandations qu’elle donnait toujours de sa personne ; elle les réconfortait avec de l’espérance, elle les reconduisait à la porte elle-même, en les embrassant quand c’étaient des jeunes filles, et le lendemain il en revenait davantage, comme il en va des pauvres dans les maisons « où l’on donne ».

Cela se savait. Quand Cécile connut cette bonté touchante de son amie, il se sentit étouffé de bonheur, et se mit à l’en chérir plus fort. Il n’avait jamais vu de femmes ressemblant à celle-là, et elle éveillait en lui, qui ne connaissait que les amours vulgaires, une nouvelle et douce façon d’aimer. Il l’avait d’abord crue coquette, éprise d’elle, parant son corps avec raffinement, avec religion, avec volupté. Mais à revoir si souvent, pendant la même saison, la robe rouge qui l’avait un peu choqué la première fois, portée toujours avec la même indifférence, la même simplicité, surtout à l’examiner dans tous ses gestes, dans ses poses, à scruter ses intentions, il finit par formuler cette conclusion que, « chez elle, le désir de plaire était descendu au minimum qu’il peut atteindre chez une femme ». Cependant, depuis un an qu’il la connaissait, l’aimant au point de n’avoir plus souci de rien au monde, ayant oublié ses amis, ses plaisirs, ses études pour elle, vivant jour et nuit pour la demi-heure qu’il allait passer le soir dans le petit salon de la rue Pépinière, deux ou trois fois la semaine, il ne lui en avait jamais fait l’aveu. Il s’était réglé en cela sur la manière dont la traitaient les autres hommes, demi-camarades, demi-cérémonieux, jamais galants. Sa timidité le martyrisait, mais demeurait plus forte que tout.

Pourtant il se sentait préféré aux autres ; il devenait facilement pour elle un confident. Elle le tenait au courant de ses mécomptes, de ses délicates souffrances d’artiste, de ses lassitudes, de ses cruelles intermittences de talent ; souvent, il ne la comprenait qu’à demi ; leur intimité était fondée sur une illusion ; elle ne voyait en lui qu’un homme d’esprit ; lui, en elle, qu’une femme, et leurs respectives tendances se complaisaient à ce mirage, qui était justement l’envers de la réalité.

Il se sentait devenir plus morose, plus triste en tout son être ; au lieu de le plaindre, de s’enquérir de ce qui le rongeait, elle semblait prendre plaisir à considérer sa mystérieuse détresse. Plus d’une fois, il la surprit souriante, complaisante à sa vue d’homme morne. Il est en effet des femmes à qui rien n’est savoureux comme une secrète douleur masculine. Elle lui prêta le vague ennui des gens de doute et d’inquiétude ; cet état d’âme lui plut beaucoup plus que tout, et elle lui demanda d’entendre des pages qu’elle avait écrites précisément dans une disposition d’esprit semblable, sur le poids de la vie et les incertaines souffrances.

Cet acte de rien éclaira Cécile. Il l’illumina. Il comprit quel homme artificiel, créé par son imagination d’écrivassière, il demeurait pour elle, alors qu’il était simplement un fort et viril amoureux. Ils avaient inconsciemment joué une comédie dont le dénouement était qu’elle lui échappait, qu’ils tendaient mutuellement aux ombres de ce qu’ils étaient l’un et l’autre, qu’il ne l’atteindrait jamais.

Je la veux, pourtant ! murmura-t-il en redescendant l’escalier, dans le tremblement de sa colère, la première colère qu’il eût eue contre cette douce et innocente femme.

Et, en rentrant, il lui écrivit. Ignorant de l’art d’écrire, des harmonies suggestives de la phrase et de toute rhétorique, il écrivit la lettre suivante qui était son va-tout, qui, par sa hardiesse, pouvait lui faire perdre irrévocablement son amie, ou la lui gagner ; qu’un rustre aurait pu signer, ou un fou, ou un génie, parce que c’était un cri de vérité et de passion.

« Madame,

« Vous allez probablement en rire : je vous aime ; c’est depuis que je vous ai vue, depuis la première fois. Je ne suis pas un lettre comme vous, comme vos amis ; j’abhorre les formules dont ils se seraient servis, dont plusieurs se sont servis sans doute pour vous dire cela ; je ne suis ni un artiste, ni un rêveur, ni un poète comme vous vouliez absolument que je le fusse. Vous m’avez parlé tantôt d’un mot qui me déplaît, l’état d’âme ; je n’ai pas d’état d’âme, je vous adore ; je ne peux plus vivre aussi loin de vous, voilà l’état de mon ame. Vous m’avez pris pour quelqu’un que je ne suis pas ; je n’aime pas la littérature, pas les romans, pas les vers, pas même ce que vous écrivez et qui souvent n’est pas vous, pas votre sensibilité vraie, pas la forme même de votre âme qui m’est chère. Je n’aime que votre sourire qui est bien vous, les actes de votre charité qui sont encore vous vraie, et vous-même. Mon affection est à un paroxysme que vous ne pouvez mesurer ; je veux cesser de vous voir, ou cesser de vous voir en indifférent ; j’aimerais mieux m’en aller, quitter de suite Paris si vous me repoussiez. Je ne suis pas grand’chose à vos yeux, surtout maintenant, mais il me fallait en venir à cette franchise. »

Et en attendant le matin, au lieu de dormir, il supputa les chances qu’il avait de pouvoir l’épouser. Ils étaient du même âge tous les deux ; elle était entrée de plain-pied dans la célébrité ; lui n’y arriverait sans doute jamais ; ils étaient en tous points dissemblables, et elle ne semblait pas l’aimer. C’était donc de la démence que d’y songer. Pourtant il ne songeait qu’à cela.

Dans la journée du lendemain, il reçut un télégramme l’invitant à dîner, seul, rue de la Pépinière.

Il ne trouva Pierre Fifre ni fâchée, ni follement heureuse ainsi qu’une autre femme l’eût été. Nulle surprise en elle. Elle s’attendait à ce qui était arrivé. C’était un accident prévu de leur camaraderie. Elle lui dit affectueusement :

— Merci de votre lettre exquise.

Il s’y trompa d’abord. À demi mort d’anxiété, il l’écoutait, la dévorait des yeux. Elle avait dit ces mots avec une sorte de tendresse qui semblait agréer délicatement sa passion, lui sourire, presque l’appeler. Elle continua :

— Vraiment, rien ne m’a jamais touchée comme cette lettre. Vous qui prétendiez ne savoir pas écrire ! Je l’ai lue et relue ; elle est admirable. Pourtant elle m’a rendue très malheureuse. D’abord il m’en coûte de vous faire du chagrin, d’autre part vous êtes l’ami sur lequel je compte le plus, dont je me séparerais avec peine, et cependant, pour rester tel, il ne faudra plus me parler de ces choses, monsieur Cécile.

Le coup de massue l’atterra sans lui arracher un mot de revendication. Seul, il avait pu écrire cette lettre violente où, pour une fois, s’était exhalée vraiment son âme. Maintenant, devant cette dominatrice de sa vie, il redevenait troublé et muet. Il lui parut soumis.

— Mon intimité, expliqua-t-elle sans phrase et sans prétention, mon intimité a été le gage de la confiance que j’avais en vous. Je vous ai laissé comprendre sur quel ton devait vibrer la note de notre amitié. Je ne suis pas une femme, moi, monsieur Cécile, je suis Pierre Fifre. Si mes amis me faisaient la cour, je cesserais d’être la maîtresse de maison… estimable, pour laquelle j’ai pu passer jusqu’aujourd’hui, il me semble.

Cécile fit un effort inouï, chercha ses mots, et mit à jour, lentement, cette pensée :

— Mais si parmi eux… l’un d’eux, au lieu de vous faire la cour, madame, vous apportait un amour héroïque, quelque chose qui soit capable d’éclipser tout, et même de grandir jusqu’à vous cet ami obscur, ne vous semble-t-il pas que… votre vie changerait… que vous pourriez orienter vers lui seul vos vues, votre âme, et vous contenter de lui ?

Les yeux d’Eugénie Lebrun, ses yeux clairs, d’un bleu léger, s’emplirent de larmes. Ici l’extrême bonté de son cœur était atteinte ; elle sentit qu’elle affectionnait vraiment ce jeune homme, et voulut ne le repousser qu’avec douceur.

— L’amitié que je vous offre, que je vous donne, est bien plus que l’amour, fit-elle gravement.

Il comprit que c’était un principe de son existence qui tombait là de ses lèvres, et que la chose terrible, orageuse et grondante comme le feu qu’il sentait en lui ne pouvait atteindre cette tranquille et paisible créature de pensée.

— Car enfin, reprit-elle au bout d’une minute en hochant la tête, l’amour…

Son calme le désespérait. Il devenait lucide, il concevait tout à coup sa vraie nature, résorbée dans l’impassibilité de l’observation. À force de se jouer avec les drames, les cas, les misères de la passion humaine, la romancière avait contracté cette sereine philosophie de les voir comme des agitations inutiles, sans gravité, des illusions.

L’heure du repas interrompit pour un moment la lutte aiguë où ces deux êtres se disputaient silencieusement la maîtrise l’un de l’autre. Ce fut un dîner triste ; Cécile ne desserrait pas les lèvres. Son amie s’affligeait aussi de son chagrin, mais superficiellement, comme une mère s’attendrit avec un sourire indulgent aux déceptions puériles de son enfant. Elle semblait dire, avec toute sa manière d’être : « Vous souffrez à cause de moi, mais cela passera. » Cette nuance n’échappa pas & Cécile qui s’en irrita. Lui aussi avait éprouvé cette impression de scepticisme devant l’amour des autres ; souvent il s’était dit, raillant la conviction pieuse qui entraînait certains de ses camarades vers leurs petites amies : « Comme ils se prennent au sérieux ! comme ils s’illusionnent ! » Et plus d’une fois, en effet, le lendemain des plus beaux serments, les amoureux se déliaient l’un de l’autre, à propos d’un verre de champagne, d’un nœud de dentelle, ou d’une pièce de cinq francs qu’on ne donnait pas.

Ce qu’il fallait, c’était lui montrer combien peu son sentiment ressemblait aux autres, combien il le dépassait ; et il cherchait une expression littéraire qui la touchât, et qu’il ne trouva pas.

On restait chez elle peu de temps à table ; ils repassèrent de bonne heure au petit salon tendu de perses blanchâtres. Elle lui parla de sa lettre. Ils étaient assis à une table basse, et leurs visages restaient dans l’ombre de l’abat-jour jaune qu’ils dominaient. En pleine lumière, ses mains potelées, d’un blanc ivoirin, brassaient de vieilles photographies qu’elle triait. Elle disait :

Vous avez une volonté intermittente, tour à tour ferme et chancelante ; c’est ce qui ressort de votre forme d’écriture. Votre réflexion n’atteint pas non plus le fond des choses, ce qui ne veut pas dire que vous soyez irréfléchi. Vos S sont étonnants ; très rare aussi, la boucle de vos majuscules. En somme, cela confirme tout ce que j’avais conçu de votre caractère, sauf pour ce qui est de la sensibilité, que je croyais moindre.

Oh ! sa lettre, sa pauvre lettre ! Ce morceau de lui-même ! Avait-il donc frémi si peu entre ses doigts qu’elle n’y eût cherché qu’un examen graphologique, la curieuse ! Elle était férue de graphologie depuis quelque temps ; elle voyait dans cet art un outil pour forcer les sanctuaires secrets des âmes et l’avait saisi avidement.

Cécile reprit avec colère :

— Si vous aviez pu comprendre véritablement ce que je ressens pour vous, vous n’en auriez pas décidé si légèrement ; mon amour ne ressemble à aucun autre.

— Mon mari m’a dit cela aussi autrefois, répondit-elle en souriant, tout en continuant à classer ses instantanés, et sans regarder le jeune homme.

— Et vous l’avez aimé, lui ?

Son regard la fascina si fort qu’elle se tourna vers lui.

— J’avais vingt ans, dit-elle, j’avais le droit de le croire, d’autant plus qu’il était sincère, comme vous l’êtes, mon pauvre ami ! Huit ans après, quand nous avons été… déchaînés par la Loi, j’ai connu, je puis bien vous le dire, une ivresse de liberté et de contentement que nulle ivresse ne peut certes égaler. Vous me comprenez : l’enchantement de mes vingt-huit ans libres a été plus : savoureux que celui de mes vingt ans amoureux. Voilà pourquoi je vous disais tout à l’heure l’amitié que je vous offre vaut plus que ce que vous me demandez. Et je trouve qu’il serait dommage de compromettre cette chose durable, capable de nous procurer à l’un et à l’autre tant de douces heures dans la vie, — car je vous classe dans la catégorie des amis de toujours, — il serait dommage de compromettre cette liaison pour une autre qui finirait mal ; c’est l’éternelle histoire, vous savez !

Cécile eut envie de se récrier ; ce n’était pas une liaison transitoire qu’il voulait ; elle se méprenait ; c’était sa vie dévouée tout entière, c’était l’union éternelle que la mort peut seule rompre, c’était le mariage tel que les parents de Cécile et toute son ascendance bourgeoise l’avaient connu et pratiqué depuis des siècles. Mais il conçut aussitôt l’idée de son infériorité sociale vis-à-vis de cette femme célèbre, et il se tut, humilié, vaincu. « Son amitié, oui, c’est cela, son amitié, » se dit-il.

La lutte se poursuivit pendant une année. Le docteur Ponard fut mis dans la confidence et fit la demande en mariage au nom de son élève, en l’avenir duquel il avait d’ailleurs foi. Elle n’accepta pas ; elle ne pouvait pas accepter, possédant de la vie tous les agréments, heureuse, fêtée, absorbée par son art, et libre. Le mariage ne pouvait rien ajouter à son bonheur, mais il était seulement un moyen de le détruire. Elle répondit par ces phrases « Ce petit Cécile est vraiment un charmant homme. Je l’estime autant que possible et j’ai pour lui un très vif attachement ; mais qu’il ne s’entête donc plus dans le genre romanesque. Je l’aime mille fois mieux laconique et glacial, comme aux premiers temps de notre connaissance. Je suis peinée d’avoir à lui causer un chagrin, mais vous savez avec moi, mon cher docteur, que ce genre de tourment n’est pas éternel. Veuillez donc lui faire connaître que je ne me remarierai pas… et qu’il m’est profondément sympathique. »

Elle continua d’être gaie, de porter son âme rieuse dans son corps magnifique, qui paraissait à ce moment refleurir de jeunesse. Elle eut cette année-là un très retentissant succès avec son roman Les Chevilles. L’amour y foisonnait, y ruisselait, y débordait. L’état d’esprit de l’époque s’entendait à déchiffrer l’énigme du titre : Les Chevilles. On savait de quoi il s’agissait, ce que sont les chevilles au théâtre pour l’auteur d’une pièce, ce qu’elles doivent être dans la vie passionnelle d’un homme. L’œuvre était d’une écriture alerte, pimpante. À point, quelques journaux illustrés dévoilèrent le portrait de l’auteur que le gros public persistait à croire Pierre Fifre, selon l’état civil. Elle avait été photographiée dans sa robe rouge, légèrement tapageuse, avec les papillotes estompées aux tempes, les lèvres ouvertes et riantes sur les dents. Elle fut irrévocablement fixée ainsi dans l’esprit des lecteurs, qui revoyaient bien sous ces traits de belle blonde, saine et joyeuse, la romancière divertissante et simple qu’elle était.

Jean Cécile vit tout cela ; il assista, pendant qu’il se consumait devant elle, à cette prise de possession par le public de la femme qu’il aimait. Il la vit grisée de gloire, occupée des critiques, relisant son livre, le refaisant en pensée, l’analysant, y concevant la substance d’une œuvre nouvelle, plus forte, plus parfaite. Il lui reprocha un jour de s’intéresser si peu à lui au milieu de ce brouhaha. Elle répondit :

— Je vous associe à ma vie dans le sens qui me plaît. Pourquoi vous plaignez-vous ? Je vous fais le témoin de ma véritable existence. Voudriez-vous que je vous traite en étranger ?

Elle avait raison, il n’eut rien à objecter.

Une autre fois, devant elle, il ne put retenir des larmes de colère, de dépit et aussi de passion. Elle vit ces larmes, s’en émut, et articula enfin cette pensée inexorable qui faisait le fond de tous ses discours au jeune homme depuis des mois :

— Mon pauvre Cécile, vous savez pourtant bien que cela passera.

Il finit par s’aigrir, par la prendre, à force de l’aimer vainement, en abomination. Il n’allait plus que rarement rue de la Pépinière. La fin fut dramatique ; il y eut une scène entre eux. Son calme bonheur l’exaspérait trop. Cela vint à propos de rien ; à propos de très jolis vers gais qu’elle avait écrits pour un journal quotidien et qu’elle lui fit lire avant de les envoyer à la composition.

— Votre joie de vivre m’offense, lui dit-il en repoussant vers elle le manuscrit quand il en eut fini la lecture. Vous êtes heureuse, c’est votre droit ; mais vous avez une manière insolente de l’être vis-à-vis de moi, moi qui souffre par vous.

— Oh ! je vous en prie ! fit-elle avec une moue en l’arrêtant de la main, je vous en prie, mon cher Cécile, n’entrons pas dans ce sujet ; parlez-moi d’autre chose.

— Je ne puis pas parler d’autre chose aujourd’hui, il faut que cela finisse ; il me faut savoir si vous tenez un peu à moi, si je suis moins pour vous que le premier lecteur venu à qui vous offrez les coquetteries de votre esprit, si mon sort vous occupe encore faiblement, car mon sort va se décider.

— Quand cela ?

— Ce soir.

— À propos de quoi ?

— À propos de vous, par vous ; ce n’est pas vivre que mener l’existence à laquelle vous m’avez réduit, j’y renonce, je veux savoir aujourd’hui même, maintenant, si vous comptez me renfermer éternellement dans ce rôle ridicule d’ami amoureux que vous m’avez imposé. Car dans ce cas, je dois vous le dire, je vous ferais mon dernier aveu d’amour et je partirais. Répondez-moi, mais répondez-moi !

Elle allait et venait dans le salon, semblant l’écouter distraitement. Elle portait une robe d’intérieur, d’étoffe mauve, qui traînait. Elle se dressait aux murailles pour dessiner des plis de draperies aux perses blanches des rideaux ; elle épluchait çà et là des roses dans les corbeilles ; déplaçait une statuette, époussetait du doigt un bibelot. Elle continua de s’occuper silencieusement, tout un moment. La présence de Cécile, chose devenue ordinaire, ne l’arrêtait plus dans une foule de petits soins de son intérieur pour lesquels c’était son heure. Elle s’amusait maintenant à recoller un marbre minuscule qu’avait brisé le valet de chambre. Elle remettait l’un après l’autre, avec mille délicatesses, de petits membres fins qui n’égalaient pas en grosseur son doigt.

— Voyons, dit-elle à Cécile lentement, interrompue à chaque virgule par la difficulté de sa besogne manuelle, ne soyez ni injuste, ni fou. Vous désirez me voir compromettre la paix que je possède, pour la conquête de laquelle j’ai lutté si fort, afin de me plier à un sentiment dont vous êtes le jouet ! Je ne puis le nier, ce sentiment me touche, mon ami ; je ne suis pas une insensible ; je n’ai pu apprendre en indifférente que vous m’aimiez ; vous, vous entendez bien, vous ; car de tel ou tel autre, cela m’eût été parfaitement égal. Seulement, à votre déclaration, il aurait fallu que je m’émeuve au point de perdre le sens de la réflexion et de l’expérience ; comment voulez-vous ! Songez combien je suis en garde contre ces sortes de choses, combien je suis défiante, combien je fais strictement la part de l’illusion dans l’amour.

— Vous êtes une sans cœur ! prononça Cécile hors de lui.

— Vous mentez et vous êtes un ingrat, car je vous ai montré l’affection que la plus tendre parente n’aurait pas eue pour vous. Mais vous auriez voulu l’emballement aveugle de la femme. Je ne suis pas, je ne puis pas être une créature aveugle, moi ; je vous retournerai votre phrase : j’ai fait trop d’autopsies, d’autopsies mentales dans la substance mystérieuse des âmes ; rien ne me trompe plus. Me donner par simple affection, j’aurais pu le faire. Et puis après ? Je vous aurais enchaîné, car vous m’auriez épousée, n’est-ce pas ? Je vous aurais enchaîné à une femme bougeante, vibrante, distante de vous par bien des côtés, je crois. La lassitude serait vite venue, soyez en sûr. Mon Dieu ! que les hommes intelligents sont donc étranges de se fier encore, après tout ce qu’ils voient et expérimentent, à un caprice qui est la moindre chose du monde !

— Un caprice ! L’amour réel, long, profond, ne finissant qu’avec la vie, existe. J’ai vu de vieux époux amoureux. Mon père et ma mère, qui sont à Briois de simples marchands, exempts de sentimentalité et de poésie, et qui ont dépassé cinquante ans, ne sont plus que deux vies enlacées en une seule, deux esprits fusionnés avec une pensée uniforme, des cœurs accordés à l’unisson.

— Cela ne se rencontre pas souvent, fit la jeune femme avec son sourire sceptique qui lui donnait sa plus jolie, sa plus spirituelle physionomie, fendant ses yeux, ses lèvres, dans la chair rose du visage.

— Pas dans votre monde, mais dans le mien.

— Vous ne m’auriez pas rendue heureuse, mon pauvre ami ; ma solitude m’est agréable. J’y poursuis mon rêve intérieur. Souvent je rentre chez moi, marchant dans une vision d’or, dans l’irréel, émue du grand décor parisien qui n’a jamais cessé de m’enchanter : je suis dans une ville magique. C’est la Seine bordée par la silhouette du Louvre, et s’en allant se perdre dans la grisaille du brouillard, avec Notre-Dame dans le fond ; les passants sont des êtres légers, ouatés de songe ; les élégantes sont jolies ; les beaux messieurs ont du chic ; les ouvriers trapus et musclés, du caractère ; les mendiants sont pittoresques ; tout est en place, parfait ; je me dis : que cette ville est belle ; que la vie est bien faite ! Tâchons de faire un peu de bien, d’aimer de plus en plus cette bonne humanité qui le mérite à tant d’égards. Puis je goûte au souper ; des œufs frais, des légumes fortement parfumés d’odeurs potagères ; j’adore le thym, la sariette, le céleri, le cerfeuil ; ce sont tous les baumes maraîchers du printemps, la coquetterie de la terre nourricière que je mange ; et sans gourmandise, mais avec raffinement et saine poésie, je dine. Après, je me donne au travail. Rien ne me trouble, rien ne vient heurter ni démolir l’architecture de ces sensations exquises, de ce monde illusoire que je vois. Lorsque j’étais en ménage, combien de fois maussade, grognon, accablé de déceptions pesantes d’argent, irrité contre les flous en redingote, mon mari arrivait aux repas ravageant mon optimisme, ruinant ma contemplation secrète, ma joie de vivre ! Je sais bien qu’il avait raison, que les coquins courent les rues, que la laideur triomphe, que la Douleur est maîtresse de tout, et que j’étais dans l’erreur ; mais c’était une erreur consciente et délicieuse, l’illusion d’une illusion que j’avais péniblement édifiée et que j’aimais. Vous agiriez de même, mon ami…

— Alors, pour une illusion d’illusion, comme vous dites, vous sacrifiez la réalité d’être entourée, fêtée d’un amour comme le mien qui est quelque chose d’indicible…

— Je suis une solitaire.

Il la regardait à ce moment avec une vraie haine. Son talent étincelait dans l’ostensoir vivant de sa personne ; ses yeux spirituels, sa lèvre en sa mobilité, les mouvements menus de ses boucles, son geste, tout cela n’était que l’expression de sa mentalité puissante. Tranquille, à peine remuée cérébralement d’une petite émotion de pitié qu’elle notait pour le prochain besoin littéraire, elle le martyrisait, elle le tuait, sans perdre une période de sa phrase longue, coupée d’un rythme à peu près régulier, en quatre ou cinq propositions graduées par mots, — ce qui était son style d’écrivain Elle lui parut un monstre, une erreur de la nature, cette femme à cervelle hypertrophiée, dont les œuvres faisaient le délice d’une élite d’hommes, dont le Paris intellectuel raffolait ; penseuse virile, créature d’art, chose d’esprit dont tout l’être tenait entre les deux pariétaux. Et sans doute, ce qu’il pensait d’elle alors, elle en eut l’intuition, car elle s’humanisa. Elle tenait à Cécile qui lui procurait mille jouissances féminines, elle tenait à lui pour son intelligence, pour son caractère d’homme qui lui plaisait, pour l’attrait physique de sa personne auquel, demi-femme, elle n’était pas entièrement insensible, et surtout pour cet amour qu’elle dédaignait en s’en repaissant. Car ce lui était encore la meilleure gloire de tout, quoi qu’elle en dît, au milieu de son triomphe cérébral, que ce triomphe corporel de sa grâce. Un instinct de suprême rouerie s’éveilla en elle. Elle lui tendit la main :

— Je vous ai laissé lire au dedans de moi, lui dit-elle, je vous ai loyalement montré mon âme et je vous ai fait mal ; ne m’en veuillez pas, dites ?

— Je ne vous en veux pas, madame, seulement je reprends le cours normal de ma vie, ma vie que vous aviez endiguée, captée en vous, au point que rien, rien…

Les mots ne sortaient plus de sa gorge, il fit une longue aspiration et reprit :

— Je retourne à Briois.

Elle fit :

— Ah !

Puis ses paupières tombèrent sur ses yeux humides, ses lèvres pâlirent, son visage rose se décolora.

— Mes parents, continua Cécile, me pressent de m’établir enfin là-bas. Qu’est-ce que je fais ici ? Gâcher ma vie !…

— Vous m’avez accusée d’être insensible, voyez ! dit-elle.

Et elle lui montra en face les vraies larmes de ses yeux.

Il eut un éclair d’espoir ; ce geste pouvait tant signifier. Il lui demanda, plein d’une fièvre telle qu’elle en eut une sorte d’effroi :

— Dites-moi de rester, et vous savez bien que je renonce à tout.

— Ponard, balbutia-t-elle, n’aurait demandé qu’à vous lancer ici ; la plupart de nos grands docteurs ne vous valent pas, il me l’a dit.

— Mais vous, vous, que me dites-vous ?

Elle détourna la tête sans répondre, en faisant un geste vague… Toute une minute, escomptant cette émotion qu’il lui voyait, il attendit un mot d’amour, le mot qu’il voulait, qu’il croyait entendre déjà, qui le rendait fou.

Elle ne le dit pas. Il essaya de parler ; la colère montait en lui, submergeait le chagrin ; il avait le cœur plein de violences mauvaises, mais il ne put les articuler ; il étouffait. Elle le vit se lever avec un soubresaut dans la poitrine, faire vers elle un mouvement, et puis gagner la porte. Il partit en silence. Elle le crut fâché, passagèrement fâché. Il ne revint jamais…

Cette histoire triste continua de planer sur la vie de Cécile, sur son âme déjà morne, comme un brouillard sur un jour de décembre. Il y a, chez les hommes jeunes, une expectative latente d’une époque d’existence meilleure, calmée, rénovée, que réalise en partie le mariage. Cette expectative mourut en lui, laissant après soi un grand vide, l’ennui. Il prépara ses examens de doctorat qui lui valurent un succès, puis il écrivit à son père de lui meubler un appartement, car il arrivait.

Ce lui fut un déchirement double ; il quittait non seulement la femme qu’il aimait, mais la ville qui l’avait, dix années, séduit. Il mit le pied sur le sol de Briois ayant au cœur une irritation sourde contre le sort, contre la vie. Cependant le souvenir de Pierre Fifre déjà s’apaisait en lui ; celle qui l’avait tant de fois désespéré avec son implacable prophétie : « Cela passera, mon ami, » commençait à n’être plus à son imagination qu’une figure lointaine, sans force pour l’enfiévrer. Cela passait en effet, comme une maladie que le corps a vaincue, qui ne fait plus souffrir, qui s’est éteinte dans l’être, le laissant seulement plus débile, plus endolori. Elle avait eu raison, la cruelle femme, cela n’était pas éternel, cela était un leurre auquel bien avisées celles qui ne se prennent pas ; sa détestable sagesse était la bonne ; six mois n’avaient pas encore passé sur cette immortelle passion, qu’il l’oubliait déjà des heures entières, se souvenant seulement, par ressauts pénibles, de cette femme qui lui avait été refusée…

Et aujourd’hui que tous ces détails se déroulaient en sa mémoire, pendant que ses yeux distraits cherchaient du balcon la rue et ses passants, rien ne s’éveillait plus en lui, ni amour ni haine, contre la créature charmante et bonne qui l’avait rendu malheureux ; mais ce qu’il poursuivait de sa rancune, c’était l’état de choses qui a dénaturé les femmes, qui tend à les changer, qui déplace leurs fonctions de vie, qui les force à produire seules et personnellement ce pain quotidien qu’elles n’acquéraient, jadis, que par le doux marché de l’amour.

À sa propre histoire, il s’était attardé ; quand il revint vers sa pendule, neuf heures étaient sonnées. Il descendit en courant et, pour joindre plus tôt Tisserel, il prit un tramway qui devait le mener près de l’Hôtel-Dieu. Non pas absolument troublé, mais amolli par les réminiscences qu’il avait rappelées, il se laissait emporter, à demi somnolent. Des femmes causaient sur la banquette opposée ; il n’y prit point garde ; il revoyait les choses du salon rue de la Pépinière, un certain coin où une table découpée portait une Tanagra ombragée d’une plante minuscule, gracile et verte, formant palme sur la figurine : tout cela, avec la draperie de perse à ramages dans le fond, était si réel devant ses yeux, qu’il eût pris la statuette, lui semblait-il, en étendant la main.

— Il y a un monde fou, dit une dame qui le réveilla de sa torpeur ; on se bat moins pour entendre la conférence que pour voir Marceline Rhonans.

C’est de l’obsession, pensa-t-il ; qu’est-ce donc encore que celle-là dont tout le monde parle ?

La dame poursuivit :

— Elle est de plus en plus à la mode ; ici, on est tout à fait engoué d’elle.

— Il est certain, reprenait une interlocutrice, que c’est une personne bien spéciale, un phénomène. Songez donc, cette créature-là sait tout !

— Quel âge a-t-elle ?

Le tramway s’arrêtait ; le docteur Jean Cécile était arrivé devant l’Hôtel-Dieu et dut descendre ; mais une pointe de curiosité lui fit imperceptiblement regretter la réponse qu’il n’avait pas entendue.

Quand il eut franchi la grille et pénétré dans la cour longue, à double allée de sycomores, qu’enclavaient les lourdes bâtisses de l’hôpital et leurs rangées de fenêtres régulières, il fut repris par les influences agréables de son métier. Il aimait les hôpitaux, instinctivement, comme les pieux fidèles aiment l’église, comme les habitués, le théâtre, comme un artiste, les musées. Ses narines s’ouvraient familièrement aux relents échappés des salles : cette odeur douce, presque sucrée de l’iodoforme, qui reste aux gens du monde, évocatrice de chairs malsaines, de purulences, d’atrocités morbides, mais où il retrouvait, lui, son atmosphère coutumière. En passant aux abords des cuisines, il reconnut les graillons, les parfums graisseux d’eaux de vaisselle qu’il avait rencontrés dans tous les hôpitaux par lesquels il avait passé. Il franchit une voûte, passa dans un jardin frais où des corbeilles de jacinthes mauves et roses embaumaient au bord de la pelouse centrale. Il connaissait l’Hôtel-Dieu pour l’avoir fréquenté au début de ses études médicales ; allant à la salle 8, il prit l’escalier 5. Une blouse bleue d’infirmier descendait : il l’arrêta.

— Le docteur Tisserel ?

— Il passe la visite là-haut, à sa salle.

— Merci.

— Monsieur est docteur ?

— Oui.

Ces gens de maladie devinent toujours le médecin, ils le flairent, ils le voient, à quelque chose d’inappréciable et qu’on ne sait pas. Ils collaborent trop étroitement avec lui pour qu’il n’existe pas entre eux une sorte de cohésion psychologique.

— Montez, dit celui-ci en continuant sa route.

Dans un couloir, une religieuse blanche glissait en saluant. Elle portait dans un vase de verre un liquide équivoque, rosâtre, trouble ; Cécile pensa que cela venait d’une ponction, et qu’elle s’en allait à l’analyse. Le couloir était gris. À droite, des fenêtres donnaient sur le jardin ratissé des religieuses : À gauche, de grandes portes cintrées, peintes acajou, s’ouvraient sur des salles. Il arriva au chiffre 8 et ouvrit la porte d’une main légère et silencieuse.

C’était une des plus belles salles ; de hautes murailles d’un blanc vernissé supportaient le plafond lointain où, par intervalles, de grosses poutres transversales formaient saillie. Trente lits : quinze à droite et quinze à gauche, où se fit tout un mouvement de têtes quand il entra ; têtes de femmes, enserrées de bonnets, têtes blêmes, retombées sur l’oreiller, têtes dressées, fiévreuses, impatientes, tournées vers l’inconnu de la porte comme vers la libération de leur monotonie morne d’ici. Au lit 17, Tisserel debout, sa barbe brune tombant sur la blouse blanche, le binocle un peu hautain, la tête droite, pontifiait ; tandis qu’un tout jeune externe, l’oreille sur le dos nu d’une malade, s’appliquait à ausculter pour la première fois ; trois ou quatre autres jeunes gens suivaient, et au pied du lit, blonde, la blouse cintrée et coquette serrée au col et aux poignets, les mains croisées aux reins, la grande Jeanne Bœrk, immobile.

Lorsqu’on eut aperçu Cécile qui venait, tout le cours de clinique se disloqua. Le jeune externe débutant se mit à faire de la percussion sur l’omoplate saillante de la poitrinaire ; les autres s’écartèrent pour causer et rire. Jeanne Bœrk, sans perdre une ligne de sa négligente cambrure, regardait en face le nouveau venu ; et Tisserel marcha vers lui la main tendue, souriant, sans voir le regard angoissé que, du lit 19, sous ses cheveux gris ébouriffés, une vieille femme, devant ce retard de son examen, lui lançait. Toutes étaient folles de ce beau garçon de médecin qui leur faisait de petites plaisanteries, les soignait familièrement, leur donnait de l’entrain à souffrir ; sa visite était leur joie quotidienne, l’unique. Il trompait chaque jour un peu plus ces incurables sur leur état, leur annonçait la guérison avec une bonne humeur qui les attendrissait. Chacune se croyait l’objet de sa grande préoccupation, chacune lui prêtait, à l’égard de soi-même, une sensibilité d’ami, de bon ami ; le temps qu’il parcourait la salle, ces yeux de femmes ne le quittaient pas, suivaient tous ses mouvements, l’enveloppaient amoureusement, l’attendaient avec délice. « Il est si bon, monsieur Tisserel ! » répétaient-elles du matin au soir. Mais aucune n’avait rêvé de lui, ne s’était éprise de toutes ses forces de petite moribonde comme la jeune fille dont la résistance à la méningite aiguë avait fait un cas si exceptionnel. À le voir s’attarder près d’elle chaque matin, revenir parfois exprès pour elle à la contre-visite de quatre heures, suivre ses souffrances avec une sollicitude grave et dévorante, s’épuiser pour elle en des diagnostics inimaginables, elle s’était crue préférée aux autres, et sa reconnaissance débordait. Dans ses crises atroces de céphalalgie, elle ne répétait, ne criait que son nom. Il était pour elle le tout-puissant guérisseur et la toute bonté.

— Mademoiselle, fit Tisserel en se tournant vers l’interne, voulez-vous me permettre de vous présenter mon ami, le docteur Jean Cécile.

Elle tendit sa grande main :

— Bonjour, monsieur.

Blonde comme Eugénie Lebrun, et comme elle, belle personne, elle n’avait ni la finesse artistique des traits de l’autre, ni sa grâce parisienne. Cécile en fut frappé dès cet abord. Le raffinement excessif de celle qu’il oubliait maintenant lui apparaissait aujourd’hui mieux que jamais ; devant cette paysanne fortement, lettrée qui rappelait les bières bues en Flandre, et dont les doigts de carabin, fumés sous l’ongle, fleuraient la cigarette. Elle le regardait hardiment, de ses yeux limpides et froids qui avaient vu tant de choses, tant de carnages secrets dans la chair morte, tant d’œuvres du fer dans la chair vivante, tant de nudités répugnantes, tant de sang, tant d’horreurs. Elle intimidait : Cécile avec ces yeux indifférents et superbement intelligents tout à la fois. Il lui fit un compliment sur la réputation qu’elle avait déjà dans le monde médical, ici.

— Oh je ne fais rien d’extraordinaire, reprit-elle, j’aime mon métier, tout simplement.

— Et ce métier ne vous a pas semblé trop pénible ?

— Pénible ? demanda-t-elle, ouvrant les lèvres et les yeux étonnés.

— Pénible, oui, mademoiselle ; il n’est pas le fait d’une femme de voir souffrir, voir mourir, vaincre l’impressionnabilité élémentaire ; c’est très dur au début, même pour un homme.

— Dieu merci, fit-elle en riant de bon cœur, je ne suis pas de celles qui s’évanouissent en voyant du sang.

Et, véritablement, elle était très séduisante à rire ainsi. Ses deux mains aux hanches serrant autour de la taille les fronces de sa blouse, elle ressemblait aussi bien à un bel adolescent qu’à une femme, la tête ployant en arrière, les lèvres béantes montrant les dents, le rouge ardent et sain de la bouche.

— Et j’ai un très bon estomac, ajouta-t-elle. aussi ne suis-je pas du tout sensible aux mauvaises odeurs. Je me suis vue à l’amphithéâtre, travailler sur un cadavre après sept jours, sans en être incommodée. Vous rappelez-vous, docteur ?

Et elle se mit à regarder Tisserel en face, comme elle avait fixé tout à l’heure les yeux sur Cécile. Et Tisserel, pour qui tout en elle était prétexte à s’émerveiller, renchérit avec une sorte d’orgueil :

— Douze jours ; vous vous êtes servie de la fillette au phlegmon douze jours !

Mais elle rectifia, expliqua que cette fois le cadavre avait passé par l’étuve ; et elle avait des mots anodins, bénins, souriants, pour signifier cette cuisson humaine, presque inavouable. Cécile ne put réprimer un mouvement de stupeur chagrine. Il avait certes l’habitude de ces choses et n’y prenait pas plus garde qu’il ne devait ; mais les entendre de la bouche de cette jolie fille, cela changeait tout, et il sentit un frisson entre les deux épaules, comme sous une douche aiguë.

— Vous étiez l’élève de Ponard, monsieur, demanda-t-elle encore à Cécile ; vaut-il vraiment tant qu’on le dit ?

— Il vaut plus, mademoiselle, et je vous le souhaite comme maître quand vous irez à Paris.

— Que c’est drôle d’entendre un jeune médecin louer son chef de service s’écria-t-elle, en ajoutant encore à l’adresse de Tisserel que cette phrase visait : n’est-ce pas, docteur ?

— Ah ! çà, vous dites donc du mal de moi par derrière ? reprit Tisserel exultant qui frottait le verre de son lorgnon du coin de son mouchoir, en cachant un sourire satisfait.

— Moi, je fais comme monsieur Cécile, mais nous sommes deux exceptions qui confirmons la règle.

Le maître et l’élève vivaient sur un pied de camaraderie très stricte, très limitée à de certains propos dont le genre d’esprit un peu taquin ne variait pas. Ils avaient adopté, d’un accord inconscient, ce genre quasi fraternel dont ils ne se départaient jamais, parce que c’était le seul auquel ils pussent s’en tenir, le seul qui fût de bon goût entre eux.

La timidité de Cécile d’un côté, et le peu d’usage mondain que possédait l’étudiante, étaient deux bornes serrées à la conversation. Tisserel parlait seul maintenant ; il parlait de Briois, du bel avenir que Cécile devait y rencontrer. Tout à coup, Jeanne Bœrk s’écria :

— Briois ! Mais vous savez, docteur, qu’il est en passe de devenir un rival pour Paris ; cela confine à la concurrence. N’avez-vous pas lu le Petit Briochin d’hier, et l’article de Marceline ?

Et retroussant sa blouse, elle prit dans sa jupe noire un journal roulé, fripé aux plis du papier, qu’elle déploya tout en grand.

Cécile parcourut quelques lignes qu’elle montrait, où il était écrit qu’une nation puisant son unité à l’unité de sa capitale, il devenait dangereux que d’autres villes pussent croître à l’égal de cette capitale unique. Il lui demanda :

— Qui est-ce qui a fait cela ?

— Marceline Rhonans.

La persistance de ce nom prenait la forme d’un agacement. Il se souvint de la veille au soir. Tisserel avait dit, au passage des deux jeunes femmes devant la terrasse du café : « L’autre, c’est Marceline Rhonans dont tout le monde parle. » Mais comment était faite cette autre vaguement entrevue ? À peine s’il se rappelait la longue cape blonde qui enveloppait, de la tête aux pieds, l’étudiante.

— Un auteur, cette dame ? questionna-t-il encore.

— Non pas ; tout simplement le professeur d’histoire au lycée de jeunes filles ; une personne fort instruite.

— Bon ! pensa Cécile, encore une Cerveline par là, sans doute.

— Gardez le journal, monsieur, s’il vous est agréable de faire par lui connaissance avec mon amie ; vous jugerez au moins de son érudition. Son article est très fort ; je le lui ai dit hier : « Ma chère, votre prose vaut à elle seule les deux sous du Petit Briochin. »

Cécile leva sur elle ses yeux surpris, elle ne plaisantait pas ; cette phrase, elle l’avait bien en effet offerte à son amie en guise de compliment. Il y avait en elle ce mélange de savoir et de rusticité ; la niaiserie campagnarde qui affleurait au-dessus de l’intelligence. Dès maintenant, elle déplaisait à Cécile et elle l’attirait en même temps. Il remarquait très avidement Tisserel. À ce moment, le jeune médecin était retourné vers ses élèves, au lit de la malade ; il avait repris la leçon, et Cécile lui voyait cette fièvre imperceptible des hommes devant celle qu’ils aiment ; il avait des poses soignées, les yeux plus luisants ; il s’étudiait pour Jeanne Bœrk. Il disait à l’externe :

— Vous reconnaissez le son mat en percutant ; maintenant, promenez l’oreille au sommet de la poitrine, au-dessous de la clavicule gauche. N’entendez-vous pas ? (Comptez jusqu’à neuf, ma petite, de toutes vos forces.) — N’entendez-vous pas comme le bruit d’un grain de sable tombant dans une assiette d’étain ?

— Oui, oui, oui, criait l’autre, dans un triomphe naïf ; j’entends ! j’entends !

Jeanne Bœrk, se penchant à l’oreille de Cécile, murmurait :

— Le râle caverneux, le gargouillement, le tintement métallique intermittent, c’est l’excavation pulmonaire en plein. Il a de la chance, pour un début, de tomber sur un sujet aussi typique ; de mon temps on n’en pouvait trouver ; il a fallu me seriner théoriquement la leçon de Laënnec pendant des semaines sans un exemple.

Tisserel revenait vers eux.

— J’ai rarement vu d’auscultation aussi belle ; c’est mademoiselle Bœrk qui me l’a découverte, je dois l’avouer. Elle a parfaitement diagnostiqué tout ce qu’il y a là.

Et il regardait vaniteusement, complaisamment, cette superbe fille dont il était le maître, et qui le précédait quelquefois dans la connaissance de la maladie, sans qu’il en eût d’autre sentiment qu’une joie profonde d’amoureux.

Alléché dans tous ses appétits de médecin par ce qu’il entendait dire, Cécile ne put se retenir d’approcher du lit ; il fit coucher la malade, la questionna de sa voix creuse et lente ; s’informa de son état fiévreux, de sa toux, même de son métier et de son âge. Elle était journalière Briois et elle avait quarante ans, bien qu’elle en parût cinquante. À la fin, il paya son étude d’un mot d’espoir. Ils étaient tous les trois autour d’elle, Tisserel, l’interne et lui, sereins et satisfaits de ce cas magnifiquement accusé, qui ne laissait pas un doute dans leur esprit, et leur faisait formuler à chacun la même pensée : « Elle en a pour deux mois ! »

— À propos, s’écria Cécile, soudain, tu ne m’as pas montré ta méningitique que je venais voir.

— Trop tard, mon cher, dit Tisserel avec le geste d’un collectionneur auquel vient à manquer son bibelot le plus rare à l’heure même qu’il voulait le montrer ; elle est morte cette nuit !