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Les Cervelines/23

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 335-337).
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XXIII

À l’église lointaine qu’on entendait d’ici, le glas sonnait pour l’enterrement d’Henriette Tisserel. C’était une matinée gaie de février où il y avait comme un frissonnement de printemps hâtif dans la nature. Cécile, tout en noir, sortit de chez lui pour se rendre à la maison de deuil. Il avait appris la mort de la jeune fille, l’avant-veille, par un mot de Tisserel ; il avait passé la dernière journée près de son ami pour les démarches mortuaires. Était-ce la contagion du chagrin prise auprès du malheureux Paul, était-ce la perte de cette petite amie dont il savait le tendre secret le concernant ? Il était pris d’une désolation atroce à la pensée de ce cercueil. Dire qu’elle lui avait vainement offert ce qu’il avait vainement demandé aux autres, et que ce qu’il avait tant de fois mendié, une goutte d’affection vive, était là pour lui, à profusion, comme à sa source, sans qu’il s’en fût jamais approché !

Ces cloches lugubres de la paroisse suburbaine, sonnant leurs volées lentes, faisaient planer sur la ville ensoleillée comme une plainte. On s’informait de bouche en bouche du nom de la défunte, et sur la nouvelle que c’était une jeune poitrinaire riche, la pitié se propageait.

Dans l’église, Jean se tint debout près de Tisserel. L’assistance avait les yeux curieusement fixés sur eux. Paul, rigide, les bras croisés sur sa poitrine, était impassible ; il retenait ses larmes et regardait, droit devant lui, la grille du chœur. Cécile écoutait les chants liturgiques. À sa gauche, dans l’architecture brasillante des cierges, il devinait le catafalque blanc, brodé d’argent. On chanta le Dies iræ que là-haut, dans le clocher, le tonnerre du glas scandait à quatre temps ; il en suivait la mélodie pathétique au fond de lui-même comme s’il l’eût chantée. Et quand il avait cessé de regarder l’allée et venue des officiants vêtus de noir, dans le chœur, il se retournait vers le catafalque et se disait avec la terreur du néant où il ne doutait pas qu’elle fût couchée. pour jamais : « Pauvre petite Henriette ! »

Quand on sortit, en descendant lentement la nef, il vit contre un pilier la belle forme drapée de deuil de Jeanne Bœrk. Il ne l’avait jamais connue pâle et défaite comme elle était ici ; son visage, au masque modelé blanc et rose, était marbré et blême. Elle avait pleuré. Près d’elle, celle qu’il avait failli n’apercevoir pas, Marceline priait à genoux, si profondément pensante qu’elle ne voyait personne ; il la regarda longuement et dut la perdre de vue en suivant la foule. Ce fut la dernière vision d’elle qu’il devait avoir.

Dans la rue, le char s’ébranla et se mit en marche. Tisserel venait derrière, tête nue ; Jean ne le quitta pas ; un piétinement d’hommes sur le pavé se faisait derrière eux, puis la cohorte noire s’allongeait de toutes les femmes venues pour suivre à pied, religieusement, et finissait par la file cahotée des voitures, avançant une à une. Et toute cette masse bougeante mise en mouvement péniblement, s’allongea lentement, derrière la petite chose étroite et sans poids qu’était dans le cercueil le corps d’Henriette.

Par les rues montantes, le long cortège gagna le boulevard. Il poudroyait sous le soleil ; l’air léger sentait le printemps ; sur le bleu tendre du ciel, les platanes dessinaient déjà une ramure gonflée de sève. Tiré par ses chevaux, lentement, en secousses régulières, le char agitait en l’air les broderies d’argent scintillantes de son baldaquin et ses cinq panaches blancs qui flambaient de lumière. On le vit tourner la rue qui mène au cimetière, pendant que la foule sombre étalait encore sur le boulevard sa large traînée fourmillante. Jean Cécile voyait toujours la figure de cire qui dormait au fond de cette cathédrale d’étoffe ambulante, et qu’il évoquait comme le symbole de la plus douce, de la plus touchante tendresse féminine. Il murmura :

« L’amour s’en va ! »


6084.25. — Corbeil. Imprimerie Crété.