Les Cervelines/22

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 321-334).
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Le matin du neuvième jour, Jean Cécile, qui épiait la venue du facteur dans une mortelle angoisse, reçut sous une enveloppe de Marceline une lettre d’un volume tel, qu’il murmura écrasé : « C’est fini ! un mot suffisait : venez. » Et l’idée lui vint de ne rien lire, de se venger d’elle ainsi. Puis dans la même seconde, l’espoir qu’il y eut dans ces lignes serrées, pressées, méthodiquement prolixes, une expansion d’amour, comme un hymne du cœur épanoui dans cette créature de raison, le fit se jeter sur la lettre, la dévorer. Les premiers mots le glacèrent.

« Mon pauvre ami, pardonnez-moi la peine que je vais vous faire. »

— Je l’aurais parié ! dit-il, frémissant de colère et lançant à terre la lettre. Et c’est l’œuvre de ma mère : il fallait agir avec Marceline comme avec un être supérieur ; nous avons voulu nous l’assujettir, je l’ai perdue ! Elle me traite comme je l’ai mérité ! On ne marchande pas un don tel que le sien !

Puis, avidement encore il reprit la lettre, espérant follement quelque chose d’imprécis : « Vous êtes, continuait-elle, l’être que j’ai laissé le plus près approcher mon âme ; je ne vous cacherai rien encore maintenant. J’ai peut-être été coupable envers vous, mais je n’ai jamais été déloyale ; je fus sincère en me promettant à vous ; je le serai encore en me reprenant. Je vous dirai tout, aussi franchement, aussi strictement que possible ; considérez cette lettre comme le meilleur que je puisse vous donner de moi-même. À cause d’elle, je vous supplie de ne pas voir en moi une ennemie, comme monsieur Tisserel considère Jeanne Bœrk qui ne l’a jamais aimé.

« Vous avez vu, Jean, ce qui s’est passé dans mon cœur pour vous. Je n’aurai ni coquetterie, ni pruderie à vous le rappeler, et d’ailleurs, je veux que, sans ambiguïté, vous connaissiez simplement l’histoire de tout. Vous êtes le premier à m’avoir appris ce sentiment que, par instinct, je réprouvais. Vous savez comment je jugeais le cas de Jeanne Bork que j’avais tranché de sang-froid. Ce cas s’est présenté un jour à mon profit, et ma critique sur la comédie des autres s’est tue quand ce fut mon tour de jouer cette même comédie. Que ce mot de comédie ne vous froisse ni ne vous trouble ; nous nous sommes aimés très véritablement, mon ami, mais il y a toujours une grande illusion dans ce mot. On l’expérimente d’ordinaire après longtemps ; ma nature assouplie à la logique professionnelle, et rendue clairvoyante et prévoyante presque par métier, m’a plus tôt qu’une autre avertie de chercher sous l’illusion de nos tendresses l’inexorable vrai. Je me suis interrogée sans pitié, j’ai sondé la voie où nous marchions.

« Je ne vous fais pas un reproche, mon ami ; je rends plutôt grâce à votre sage mère qui avait mis d’instinct le doigt sur le point défectueux de notre union ; une lucidité secrète d’affection l’aura guidée ; elle s’est dit : « Si cette femme abandonne sa carrière pour être la compagne de mon fils, c’est que le mariage peut prendre d’elle l’âme totale, et je serai tranquille. Mais si elle s’y refuse, qu’est-ce donc que Jean recevra d’elle ?

« Et je m’y suis refusée, étouffant de toutes mes forces mon cœur qui protestait. Je m’y suis refusée, Jean, non pas faute de vous aimer, mais parce que j’étais éclairée subitement sur ma véritable fonction ici-bas. Au moment de perdre cette existence intellectuelle, j’ai pu mesurer, comme un mourant comprend soudain le prix de la vie, à quel degré cette intellectualité était moi-même Et j’ai eu peur, devant ce renoncement immense, de la fragilité de l’amour que je prenais en échange.

« Cher ami, je sens que je vous fais mal et j’en souffre ; ce mot de fragilité vous révolte. Vous vous récriez ; c’est pour toujours que vous m’aimez… Mon pauvre Jean ! suis-je la première à qui vous l’ayez dit ? Je ne sais rien de votre passé ; nous nous sommes connus si peu ! et j’ignore tout de votre vie ; mais j’écris seulement ceci : rappelez-vous la dernière femme à qui vous avez confessé votre amour. Au moins une fois déjà dans votre jeunesse, vous avez cru à l’immortalité de ce qui était en vous ; vous avez peut-être donné votre parole d’amour éternel. Je dis, une fois… en me lisant, combien de visages autrefois adorés vont se lever dans votre souvenir, et vous accuser, vous reprocher tristement votre oubli !

« Si je vous disais que je ne vous aime plus, Jean, je mentirais. Tâchons de nous enlever l’un à l’autre. Je vais quitter Briois sans doute, et nous ne nous reverrons plus. L’absence nous consolera. Vous m’oublierez, croyez-moi, avant que je vous oublie… — il y a une fidélité vivace chez les femmes… — Qui sait même ! Nous n’avons connu de l’amour qu’un prélude, une initiation subtile et fugace, il s’en dégagera longtemps un parfum de regret, la poésie de ce qui n’a pas été. Peut-être ce nuageux sentiment, qui fut beau et à peine effleuré comme un rêve, vous laissera-t-il plus inconsolé par tout l’inconnu qu’il cachait en lui, que d’autres expériences. En tout cas, je vous promets ici, cher ami, et pour toujours, une inlassable affection. Je forme pour votre bonheur les vœux les plus émus, les plus tendres. Je veux que vous rencontriez en une autre femme la compagne que je ne pouvais être pour vous. Je la veux bonne, aimante, capable de vous appartenir tout entière… »

Cécile, avec un flegme apparent, replia la lettre qu’il glissa sous l’enveloppe, en murmurant dans un effort :

— Voici pour le numéro trois ; je demande une quatrième Cerveline !

Puis il s’enferma dans sa chambre, et se jeta tout habillé sur son lit où il mordit les draps de douleur. L’analyse spécieuse qu’était cette lettre, il ne l’avait pas comprise. Une seule chose lui était intelligible Marceline se refusait à lui. Tout ce qu’il avait imaginé de bonheur avec elle s’effondrait. Celle qui lui avait dit un jour : « Je suis votre fiancée » ; cette austère fille qui lui avait une fois tendu sa joue à baiser, et qui lui avait promis, en lui montrant le grand panorama noir de Briois dans la nuit : « Nous vivrons là, nous étant tout l’un à l’autre… » Cette jolie Rhonans qui avait été pendant plus d’une semaine si promise à lui qu’il lui avait voué cette chambre où il la voyait sans cesse en pensée, n’attendant plus que le moment de l’y amener, elle avait oser lui écrire : « Nous ne nous reverrons plus ! »

— C’est ma faute, pensait-il ; je savais qu’on ne les aime pas. Quand elle m’a dit : je ne suis pas une Cerveline, je l’ai crue. J’ai fait de la psychologie à mes dépens ; mais quelle riche étude.

Puis il reprenait avec moins d’ironie :

— Je l’aimais bien… d’une si singulière façon ! La source de mon amour était en elle, non pas en moi. Je l’aimais comme je n’aurais pu aimer aucune autre femme, d’un amour étrange comme elle.

Quand le premier tumulte de son chagrin fut calmé, il reprit la lettre, et seulement alors en suivit la pensée, logique et implacable. Elle l’écrasait de son raisonnement. Il n’avait rien à espérer de le combattre. Un seul mot fit couler en lui des ondes de joie, quand il le relut : « Si je vous disais que je ne vous aime plus, Jean, je mentirais. » Est-ce que d’une femme qui écrit cela, quand même son omnipotence de logique vous bannirait, on ne peut pas encore tout attendre ?

Alors, il se hâta de réparer le désordre de sa tenue et de sortir. Plusieurs cas graves l’attendaient en ville. Il les oublia et prit une voiture pour arriver plus tôt chez Marceline. Il sentait qu’il allait la vaincre ; il lui venait aux lèvres un flot de mots passionnés qui la feraient fléchir : elle ne demandait qu’à aimer, c’est ce qui ressortait de sa lettre, qui était au fond la plus vibrante, la plus frémissante lettre d’amour qu’elle lui eût jamais écrite. Son raisonnement, il en riait, et elle en rirait à son tour quand il l’aurait ressaisie.

Le fiacre le déposa devant la porte, il se précipita, sevré de sa vue comme il était depuis huit jours et brûlant de la reprendre tandis qu’il en était encore temps, avant qu’elle ne lui eût trop échappé dans le domaine glacé de la spéculation. Mademoiselle regrettera bien, dit la domestique, mademoiselle est à Paris pour quelques jours, elle ne m’a pas fixé de date pour son retour.

Il demeura atterré.

— Ses cours ne la forceront-ils pas à revenir ?

— Mademoiselle était souffrante ; elle a demandé un congé pour toute la semaine.

Et derrière la servante qui lui parlait, il entrevoyait l’escalier ombreux, le corridor tiède, l’engageant aspect de cette petite demeure de paix.

Et il avait envie de faire cette prière : « Laissez-moi entrer seulement un peu ; laissez-moi m’asseoir un instant là-haut, dans ce cher petit salon de mon amie. Elle est absente, mais je le retrouverai quand même, je retrouverai d’elle un passage furtif, un frôlement et le souvenir du baiser que je lui ai donné. »

Chaque jour il revint sonner à la maison du boulevard, où on lui faisait la même réponse : « Mademoiselle n’est pas encore rentrée. » Chez lui il passait son temps à son bureau, la tête dans les mains, ayant devant lui la lettre. Il la savait par cœur ; il en vint à en suivre l’enchaînement d’idées comme s’il l’avait conçue lui-même. Le cas de Marceline s’élucidait aussi pour lui. Il finit par voir, sans fausse interprétation, l’âme même, simple à l’extrême, de cette femme chez qui la raison maîtrisait le cœur, mais ne l’excluait pas.

Le dimanche qui suivit, lorsque, comme tous les matins, il se présenta chez Marceline, on lui dit « Mademoiselle est revenue hier soir, veuillez entrer. »

Elle vint à lui un instant après, un peu lassée par le voyage, pâlie, lui sembla-t-il, et quelque chose de changé dans son regard vers lui, comme si d’invisibles portes se fussent fermées sur son âme, si tranquillement expansive autrefois.

— Vous avez tenu à revenir, monsieur Cécile, lui dit-elle tristement ; vous avez voulu qu’il y eût entre nous ce qu’on appelle une scène. Est-ce que vous n’avez pas compris tout ce que je vous expliquais si simplement ? Que pouvons-nous discuter ?

— Marceline, dites-moi que ce n’est pas vrai ; je ne puis pas croire… bégaya-t-il.

— C’est fatalement vrai, reprit-elle, les yeux à terre. Je me demande maintenant quel aveuglement a pu me saisir, moi si prévenue, si défiante… Véritablement, quand je reporte ma pensée à ces trois dernières semaines, je suis terrifiée d’avoir pu me montrer si différente de moi, si contraire à moi-même ; c’est comme si j’avais perdu ma personnalité.

— Est-ce que ce n’était pas bon ? Quelle satisfaction cérébrale de réflexion ou d’analyse vaudra jamais d’aimer spontanément, sans arrière-pensée, sans calcul ?

— Les êtres impulsifs en jugent ainsi ; mais comme ils s’égarent ! Pouvez-vous me demander d’abdiquer l’exercice de ma raison, d’être une impulsive ? Qu’importe que quelque chose soit passagèrement bon, s’il doit priver de ce qui l’est toujours !

Alors, devant le malheureux qui, torturé et sans forces, ne pouvait réussir à réunir deux idées, elle se prit à réciter lentement ce catéchisme de sa vie affective, qu’elle s’était formulé jadis comme résultante de ses réflexions, de ses goûts, de son aride conception des choses :

— On confond toujours le plaisir avec le bonheur ; les deux sont souvent étrangers l’un à l’autre. Le bonheur est permanent ; il est un état. Le plaisir est inutile comme tout ce qui passe. Chacun a du bonheur une capacité particulière. On n’a du bonheur que ce qu’on en prend ; mais le même ne convient pas à tous ; et la grande sagesse consiste à se connaître assez pour bien choisir le sien propre. Je suis une créature de travail. Le bonheur consiste pour moi à éliminer les plaisirs étrangers à mon bien-être spécial. Pour vous, il doit être le mélange d’un agréable exercice de votre métier avec la domination sentimentale d’une famille. Vous serez un père de famille admirable. Il vous faut épouser, sans nul souci de passion, une jeune fille que vous aurez choisie froidement et que vous chérirez sans folie. Il faut savoir se créer son bonheur sans entraînement stupide. Le malheur est que les gens sont tellement affamés de bonheur, qu’ils veulent mordre à tous sans s’occuper duquel ils peuvent profiter en se l’assimilant.

Je ne comprends qu’une chose, dit-il, secrètement irrité, c’est que vous m’ôtez ce que vous m’aviez promis.

— Aussi, je me sens coupable envers vous ; je suis humiliée et honteuse ; j’ai agi en femme malhonnête, je vous demande pardon. J’ai commis une faute très grave ; une seule chose m’excuse : ma sincérité. J’ai été sincère en vous aimant, quand par surprise ce sentiment m’a envahie. Je l’ai encore été quand je me suis aperçu que je marchais vers une condition de vie qui n’était pas la mienne.

— Ma mère avait dit, soupira Cécile : cette femme-là te préfèrera toujours ses livres.

Il sentit qu’il venait de lui donner là le coup le plus cruel. Il vit une contraction douloureuse dans ses traits et son regard fuir.

— C’était… prononça-t-elle en hésitant, sous une forme exagérée, l’impression qu’elle avait et qui était vraie en soi. Il y a une grande sagesse chez votre mère ; elle possède une divination très juste de ce qui est. Vous la dites de petite culture, elle a bien saisi pourtant ce qu’une femme de mon état manquerait à vous donner.

— Comme vous êtes bien redevenue la Cerveline ! fit-il découragé. Comme vous pouvez parler de sagesse et vous analyser froidement en me tuant. Vous ne m’aimez plus !

Elle devint livide et ne répondit pas. Il la supplia :

— Marceline !

— Dans un mois, reprit-elle lentement en refaisant sans le regarder les plis de sa robe, j’aurai quitté non seulement Briois, mais l’Europe. Le romanesque ne peut pas être le fait d’une personne de ma sorte. Mon énergie et mon rêve trouveront à se réaliser là-bas, et à Beyrouth même, j’écrirai l’histoire de Tyr. Je sens ma vie si pleine ! À Paris, où j’étais les jours passés, je n’ai rencontré que des sympathies et des encouragements. J’y ai repris un regain de ferveur, j’ai fait connaître la voie que je désirais suivre, on m’y a comme lancée avec violence. Ma vocation s’accomplira.

— Je veux vous suivre…

— Je serai hébergée là-bas, continua-t-elle avec placidité, dans un monastère de religieuses françaises.

— Je vous aime !

— Mon ami !…

— Marceline, dites-moi encore ce que vous m’avez écrit : que vous m’aimez ! Donnez-moi votre amour ; soyez-moi quelque chose. Comment ! vous avez eu pitié de Tisserel quand il en aimait une autre, et vous n’avez pas pitié de moi.

— J’ai eu tort ; Jeanne Bœrk avait raison. Voyez donc, si j’avais agi toujours comme elle, vous ne seriez pas ici en larmes aujourd’hui. Voilà bien où conduit la passion : à des regrets ! Qu’aurait-ce donc été, si nous étions entrés déjà dans l’irrévocable !

— Écoutez. Je ne puis pas discuter avec vous ; je suis venu me plaindre, parce que je souffre, et me plaindre au cœur même qui me fait souffrir. Quand je vous ai demandé de briser votre vie pour un pauvre être comme moi, je ne sais quelle ridicule prétention m’a poussé ; j’étais fou ; la condition que je vous posais était absurde. Mais je ne demande plus rien de votre liberté, ni de votre gloire, ni de votre vie mentale. Je vous le disais hier, je n’étais pas digne de vous. Seulement laissez-moi vous aimer.

— Que voulez-vous dire, monsieur Cécile ?…

— Je veux dire que je n’ai pas le droit de faire votre malheur, mais que votre cœur indépendant et bon peut encore me donner le bonheur. Laissez-moi continuer, d’être votre ami…

Il se tut. La froideur et la réserve qu’il avait gardées jusqu’ici n’avaient pas trompé Marceline. Elle le reconnaissait, délicat dans son chagrin comme il l’avait été dans son amour ; mais elle n’ignorait pas, quand il parlait de cette voix sourde et lente qu’une oreille aux aguets dans la pièce voisine n’aurait pu entendre, elle n’ignorait pas en quels sursauts battait son cœur. Elle lisait en lui, cruellement attristée, mais déterminée sans retour. Lorsqu’il eut hasardé cette idée qu’il n’osait rendre précise, d’un amour vague, secrètement continué entre eux, elle le comprit à demi. Elle était bien de ces personnes à qui un homme peut offrir une passion de cette sorte, équivoque et pâle, passion spirituelle aux perspectives incertaines ; il devait croire par là la toucher. Son intelligente loyauté, si puissante, déjoua la ruse.

— Il n’y a pas d’amour valable, vous me comprenez, dit-elle, il n’y a pas d’amour valable sans le mariage. Le mariage est le sens de l’amour ; ou alors…

Ils restèrent un moment, l’un en face de l’autre. ils avaient épuisé tous les mots possibles entre eux. La fin du drame se joua silencieusement. Marceline fut jusqu’au bout prodigieuse de force. Elle aimait encore ; Cécile le sentait, mais elle se ressaisit de minute en minute plus impitoyablement ; et ce qui dominait en elle, c’était cette irréfutable volonté contre laquelle tout se fût brisé.

— Marceline, s’écria-t-il à la fin, si vous ne vous laissez pas fléchir, ma mère fléchira ; elle reviendra sur sa décision ; il faudra qu’elle cède. Vous demeurerez la savante libre et glorieuse que vous êtes ; je respecterai en vous ce côté sacré de votre vie ; vous lui donnerez ce que vous voudrez et à moi le reste ; je me contenterais de si peu ! Pourvu que vous soyez près de moi dans l’existence, pourvu que j’aie votre présence, votre sourire…

Marceline secoua la tête.

— Il est trop tard ; l’épreuve est faite. On a voulu savoir à quel point me tenait ma vie intellectuelle ; c’est bien. J’aime trop mes livres, Jean, je suis mariée avec eux. Même un peu, je ne puis pas être à vous ; ce serait quelque chose de trop pauvre ; une vie mutuelle affreuse. Il me faut l’essor absolu.

Il ne savait plus qu’inventer ; il restait devant elle, la tête dans les mains.

— Monsieur Cécile, dit-elle doucement, presque avec tendresse, il faut vous en aller. Nous nous faisons inutilement du mal l’un à l’autre. Nous nous sommes expliqués et nous nous sommes compris ; il ne nous reste plus rien à dire. Vous avez du chagrin, moi aussi. Mais il le faut. On oublie vite, vous savez. Dites, n’est-ce pas vrai ce que je vous ai écrit ? N’y a-t-il pas déjà bien des tombeaux dans votre cœur ? Il y en aura quelque jour un de plus ; et vous serez bien étonné d’y voir écrit « Marceline Rhonans », en vous disant : comme elle avait raison ! comme c’est déjà loin et comme je suis consolé ! Ce jour-là vous irez trouver votre mère pour lui dire : « Maman, vous qui me connaissez mieux que personne et qui avez des yeux mystérieux pour me regarder dans l’âme, cherchez-moi la compagne qu’il me faut ; mariez-moi comme c’est l’usage chez nous que les mères fassent. » Vous verrez, mon ami, ce sera délicieux.

Il fermait les yeux quand elle parlait et revoyait Eugénie Lebrun dont l’image s’estompait dans le passé, et la petite Blanche Bassaing qui l’attendait poétiquement au seuil de l’avenir, lui souriant de son regard délicat de myope filtrant sous les cils blonds…

— Disons-nous adieu, monsieur Cécile, reprit Marceline qui se leva et vint à lui. Nous n’étions pas faits l’un pour l’autre. Nous nous sommes rencontrés par mégarde, nous aurons cheminé ensemble un peu de temps, puis nous serons retournés chacun à nos affaires ; le souvenir restera joli, n’est-ce pas ? Je ne veux pas que vous me quittiez sur une impression de rancune ou de colère… Dites-moi que vous me pardonnez, que vous ne m’en voulez pas ?

— Vous êtes, bégaya-t-il la gorge étranglée… vous êtes toujours adorable… et je m’en vais en vous adorant.

— Tenez, lui dit-elle, pour la dernière fois et comme preuve de sa confiante amitié, embrassez-moi.

Il lui donna, dans l’angoisse de la séparation, le baiser d’adieu, sans espoir, sans vie, presque sans chaleur. Elle le poussa doucement de la main jusqu’à la porte. Il lui disait tout bas :

— Vous serez donc toujours seule ainsi…

Elle répondit au dernier regard éperdu qu’il lui lançait :

— Je suis une Cerveline !…

Elle écouta son pas se perdre sur les allées du boulevard.