Les Dames du palais/1/2

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy éditeurs (p. 47-78).

II

Henriette Marcadieu avait été une délicieuse petite fille joueuse, vive, câline. À treize ans, tous les enthousiasmes l’avaient enflammée. Elle souffrait alors de n’être qu’une femme, se déguisait en garçon, composait des articles politiques, se cachait au salon pour entendre son père parler de sociologie, et les opinions les plus extrêmes ne satisfaisaient qu’à demi le radicalisme puéril de ce petit cerveau embrasé. À quatorze ans, l’amour des arts l’avaient mordue. Elle quittait, à cette époque, la province où M. Marcadieu président de tribunal, avait longtemps séjourné, et arrivait à Paris. Le Louvre l’affola. La beauté eut sur elle l’action d’une liqueur capiteuse. Ne sachant pas dessiner, elle créait en rêve, la nuit, de vaporeuses figures que la Grèce inspirait. Avec le grain d’extravagance si fréquent aux adolescents, elle souhaitait des tuniques, des cothurnes, un péplum.

D’autre part, la musique la captivait ; puis ce fut la poésie. Ignorante de l’harmonie, elle improvisait au piano des mélodies qu’elle pleurait d’être impuissante à transcrire. Des soirées entières, elle s’exaltait à lire des vers et, le matin, au lit, à peine éveillée, elle en faisait de naïfs dont certains étaient beaux. À seize ans, toutes les œuvres de l’esprit la sollicitaient également. La moindre impulsion l’aurait pu faire, avec autant de chances, poétesse, musicienne, peintre ou femme de lettres. L’impulsion ne lui fut pas donnée.

Cependant cette fièvre spirituelle qui la minait nuisait à la tranquillité mentale où s’opèrent les bonnes études : elle travaillait mal, trop éprise de fantaisie pour se plier à la règle monotone des classes, quand mademoiselle Angély survint dans sa vie. Dès lors tout changea.

Celle qu’on appelait « la mère des avocates » était un de ces génies cachés dont la puissance reste ignorée. Gênée par son embonpoint, sans cesse souffrante, le foie malade, d’une conversation terne, d’une apparence bonasse, elle était une des femmes de Paris qui remuent le plus d’âmes. En même temps qu’elle dirigeait l’œuvre des Petits Déshérités, pour la protection de l’enfance coupable, elle enseignait le droit dans les lycées de filles parisiens. À cette double besogne, qu’il s’agit de meubler l’esprit des petites lycéennes ou de régénérer les jeunes consciences déchues, elle apportait une pareille maîtrise, laissant à tous les êtres qui passaient par ses mains l’empreinte de son génie. Malgré tous les déboires que lui occasionnaient ses vicieux pupilles, elle s’acharnait, avec son entêtement magnifique, à labourer ce terrain du mal, et son fâcheux état de santé ne l’empêchait pas de suivre les débats de la huitième chambre, au tribunal, le jour qu’on y juge les mineurs, de se transporter, deux ou trois fois la semaine, à sa colonie d’Ablon, — la « clinique », comme elle disait, où l’on « soignait » ses petits criminels, et de consacrer ses matinées à l’enseignement. Sa générosité ne se décourageait jamais. Aucune récidive ne la rebutait. À son œuvre, elle intéressait les magistrats, affiliait les juges d’instruction, vouait ses élèves, car elle avait fait le rêve de consacrer à la défense des enfants criminels toute cette pépinière d’avocates qu’elle formait au lycée, suivait en leurs études à l’École de Droit, parachevait par des leçons particulières dans son étroit appartement de la rue Chanoinesse. À son sens, la femme manquait à la barre, près de l’enfant. Elle aurait voulu, non point huit ou dix jeunes filles stagiaires, mais cinquante, mais cent, prêtes à plaider d’office pour ses chers déshérités, et son cœur fécond enfantait véritablement des avocates maternelles, capables d’être aussi bien que légistes, les tutrices morales de leurs jeunes clients.

Quand mademoiselle Angély rencontra au lycée Henriette Marcadieu, elle eut vite fait de la marquer du doigt avec cette autorité muette des prophètes qui choisissent un disciple. Elle canalisa les forces éparses de l’adolescente, lui montra ce but du barreau que son vieil esprit enthousiaste enveloppait d’une splendeur, et l’aiguilla, disciplinée, vers l’Ordre.

C’était alors qu’on avait connu la puissance de travail que recélait Henriette et comment une jeune intelligence idéaliste, encore stimulée par le désir d’arriver, peut s’assimiler les connaissances les plus arides. Elle avait dix-huit ans : elle buvait le code civil ; elle soupirait après l’École de Droit.

— Pourquoi tant travailler ? lui demanda sa mère, le jour où elle prétendit prendre sa première inscription. Te voilà aujourd’hui munie de ton baccalauréat ; ce fut pour toi un caprice d’enfant riche et gâtée ; tu ne vas pas maintenant compromettre ta santé par des études inutiles et épuisantes, comme ces pauvres filles forcées de gagner leur vie !

Henriette, l’air inspiré, les yeux ardents, riposta :

— Je suis forcée de gagner ma vie comme les autres ; je n’ai pas droit à la vie si je ne me mêle pas à l’activité du monde ; je dois servir au bien commun, m’y employer…

Le colloque avait lieu dans le grand salon des Marcadieu : on aurait dit l’une de ces scènes d’autrefois, où des filles en proie au mal dévorateur de la vocation revendiquaient près des parents récalcitrants le droit d’entrer en religion. Trois hautes fenêtres drapées de damas rouge donnaient sur la rue de Grenelle. La tapisserie des fauteuils Louis XIII s’harmonisait avec les tentures espagnoles des murailles, où l’on voyait de pâles visages de princesses brodés en laine décolorées. Et, plus blanche que les demoiselles des tapisseries, blême de passion contenue, la petite bachelière, dressée sur son siège héraldique d’abbesse, avouait ses rêves de femme nouvelle. Elle n’entendait pas être une oisive. une de ces filles insignifiantes qui pullulaient dans leur caste. Elle serait étudiante, puis avocate. D’abord, le droit lui plaisait parce qu’elle y trouvait l’exercice du sens le plus élevé de l’homme : le discernement, cette clairvoyance qui démêle le juste dans toutes les questions. Puis elle était attirée par la superbe indépendance de l’avocat, qui ne relève que de lui-même, tient tête aux tribunaux, et, selon une plume célèbre, ne « connaît ni maître ni esclave ».

Et il fallait entendre Henriette chanter sa profession de foi avec son exaltation que surexcitait dorénavant l’attrait d’un but. Madame Marcadieu, déroutée dans toutes ses opinions de mondaine, essaya d’abord de sourire. Il y avait un tel contraste entre le fragile et charmant physique d’Henriette, et la vigueur de sa détermination enflammée ! Puis la mère s’alarma vite en comprenant les violences cachées de cette douce fillette ; elle laissa échapper ce cri :

— Que dira-t-on, dans notre monde, quand on saura que la fille du président Marcadieu court l’École de Droit dans la compagnie des étudiants ?

Madame Marcadieu était une blonde encore belle, d’une telle correction, que ses gestes faisaient loi dans ce qu’elle appelait, avec un sens de domination secrète, « notre monde ». Son salon était intéressant. Elle-même paraissait instruite, lisait beaucoup, jugeait tout. Elle avait été la compagne irréprochable du magistrat au profit duquel elle jouait un rôle représentatif, soit dans ses réceptions, soit dans celles des autres. Mais, entre le président, homme tranquille, pensif et froid, et cette sculpturale épouse qui recevait si brillamment, il n’y avait jamais eu d’autre intimité que celle née de la discussion des intérêts communs. L’intimité intellectuelle avec le mari opère souvent des transformations profondes chez la femme, là même où la vie de salon ne réclame que des qualités superficielles. M. Marcadieu ne s’était point avisé de faire fonction d’éducateur dans sa vie conjugale, et la mère d’Henriette, intelligente et bonne, mais absorbée par ses devoirs d’ostentation, n’avait jamais eu d’autre souci que de demeurer fidèle à son beau titre de « présidente ». L’idée qu’Henriette passât son baccalauréat l’avait séduite. On avait, à l’époque, beaucoup parlé de cet examen dans la magistrature, et avec une discrète et admirative approbation pour cette mère si distinguée, si éclairée, qui dotait sa fille de tous les avantages que la société moderne accorde aux femmes. Mais quand elle vit cette jeune émancipée s’évader de tous les usages dont elle-même s’était faite la prisonnière, il lui sembla qu’un grand déshonneur allait fondre sur sa maison.

— Exercer une profession, disait-elle atterrée, travailler !… pourquoi ne pas te faire aussi bien institutrice et donner des leçons ?

Henriette répondit, pensant tout haut :

— Comme c’est étrange ! le désœuvrement est encore, de nos jours, une noblesse, et l’aristocratie de ceux qui produisent n’a pas encore établi sa supériorité sur celle des inutiles !

— Pour ce qui est de l’homme, si, répondit madame Marcadieu, mais la femme !…

Henriette, indignée, s’écria :

— Mais, maman, le travail honore la femme autant que l’homme !

Madame Marcadieu soupçonnait bien qu’il existait d’autres arguments capables d’émouvoir Henriette plus que le qu’en-dira-t-on, mais elle ne se sentait pas de taille à les trouver ; elle dit :

— Appelons ton père !

Le président travaillait dans la pièce voisine : il vint, demanda ce qu’il y avait. On le lui expliqua. Il adorait Henriette. C’était un grand homme sec, aux cheveux gris, à la bouche triste, à la belle main expressive. Comme le présumait sa femme, qui reconnaissait volontiers l’autorité de sa valeur, il mit la question sur son vrai terrain.

— Chère petite, dit-il, en serrant sa fille dans ses bras, ce mot d’avocate nous effraye un peu. Tu avais si bien, jusqu’ici, personnifié ce joli nom d’Henriette qui, depuis Molière, est dans nos classiques traditions françaises, significatif de charme sain, de féminité gracieuse, simple, dépourvue de pédantisme… Il est assez naturel que nous redoutions pour toi un état si nouveau, si exceptionnel encore chez les femmes : celles qui le choisissent doivent être singulièrement fortes pour résister à la griserie, à la vanité déformantes. Et quel malheur, Henriette, si tu cessais d’être la petite femme accomplie, joyeuse et tendre que nous aimons en toi !… Je connais le sérieux de ton esprit : ce n’est pas légèrement que tu t’engagerais dans cette carrière jusqu’ici réservée aux hommes. Tu veux t’y donner toute, et c’est bien là ce qui m’épouvante. Tu vas à l’encontre de nos mœurs essentielles. Nous y avions obéi en t’élevant, comme on élève toutes les petites Françaises, pour le mariage ; mais voici que tu déplaces l’axe de ta vie, et le transportes hors de la maison. Alors, que devient notre idée héréditaire : la perpétuation de la famille ?

Elle redressait la tête, et fièrement, avec le bel aveuglement de ses dix-neuf ans :

— La perpétuation de la famille ne me regarde pas ; je suis libre de ne pas me marier, si cela me chante. Je servirai l’humanité à ma manière, en me vouant à ses membres infirmes !

La musique ne l’intéressait plus, elle ne lisait plus les poètes, et ne sculptait plus en rêve des images de beauté, mais les harmonies de son âme délicieuse vibraient toujours, et, dans son cœur, une mélodie unique, remplaçant les airs fous d’autrefois.

Ses parents se concertèrent ; mais, comme ils n’avaient point coutume d’échanger leurs idées, ils ne s’entendirent point. Madame Marcadieu ne s’inquiétait que de l’opinion de leurs amis, son mari songeait à l’avenir de la personnalité morale d’Henriette. Le président s’attrista. Il respectait la volonté d’une telle jeune fille, ne se jugeait pas des droits suffisants pour l’écraser. Cependant, mille choses l’affligeaient : la liberté forcée que ces études allaient comporter, la vie à l’École de Droit, au Palais, les propos lâchés, les fréquentations garçonnières, le contraste de ces milieux avec l’éducation familiale. Et c’étaient aussi de plus lointaines, de plus alarmantes considérations : l’altération que peut subir le caractère d’une jeune fille quand celle-ci acquiert le sentiment de sa supériorité ; la perte de sa simplicité, de ses vertus féminines… Et le problème se dressait insoluble devant le père : la femme peut-elle, sans préjudice pour sa vraie nature, faire le métier d’un homme ? Et, songeant à l’éventualité du mariage pour cette jeune savante, il tremblait.

D’abord, trouverait-elle un mari ? puis, l’ayant trouvé, saurait-elle le rendre heureux ? Alors, il pensait à son ménage, qui s’était tenu également éloigné des pénibles orages et des félicités romanesques. Il aimait fortement, après vingt ans de vie commune, la froide épouse à laquelle il ne pouvait reconnaître un défaut. Ces vingt années représentaient un long voyage fait à deux ; et, quand il regardait en arrière, il ne voyait pas une étape où sa compagne lui eût failli. Toujours elle avait été là, consacrant de sa présence les moindres actions de son mari, cérémonieuse et fidèle dans les plus petites choses, correcte en sa conscience autant qu’en ses toilettes. Cependant il vieillissait mélancolique, comme si quelque faim secrète fût demeurée en lui-même inassouvie. D’ailleurs, il ne se sentait point sans reproche. Jeune, des inquiétudes sentimentales l’avaient tourmenté. Par deux fois, souvenir importun aujourd’hui, il avait aimé hors du foyer. En eût-il été de même si madame Marcadieu lui avait assuré, avec la scrupuleuse observance du devoir, la fraternité d’une intelligence égale à la sienne, la communion absolue des esprits ?… Et il imaginait l’adorable femme que saurait être Henriette pour l’homme qui s’éprendrait de son cerveau comme de son corps charmant…

Le premier, il avait cédé : Henriette se mit à sortir seule et fit son droit. La bonne Angély continuait à travailler cette tendre nature, à y verser la griserie humanitaire. Mais alors la régularité du labeur aussi bien qu’un sens pratique précocement développé chez la jeune fille, modéra peu à peu les exagérations d’autrefois. Elle se mûrit. Elle en vint à moins souhaiter de ressembler à un homme. Elle se prit à choisir, comme délassement, des travaux d’aiguille. Elle trouvait à se parer un plaisir extrême, et, d’un bout de soie et de dentelle, se confectionnait elle-même des blouses légères, commodes et coquettes qui, à l’École de Droit, faisaient dire d’elle aux garçons : « Quel amour de petite femme ! »

Quatre ou cinq fois la semaine, elle gravissait la rue Soufflot, alerte, pensive, la serviette sous le bras. La colonnade du Panthéon pressait de sa ronde aérienne les bases de la grande coupole blanche : Henriette y trouvait des réminiscences de ses amours pour la Grèce ; le dôme se découpant sur le bleu du ciel reposait ses yeux las de lire. Des camarades la saluaient sur le trottoir ; quelques-uns s’attardaient à feuilleter de vieux ouvrages aux tranches déchiquetées, sur l’étal des bouquinistes. Le long de la chaussée rebondie. et spacieuse, des automobiles roulaient, des bicyclettes, des camions chargés de fer. Et la petite robe grise d’Henriette au corsage étroit, aux manches gracieuses, disparaissait sous le porche de la Faculté.

On la retrouvait dans des corridors nus, dans les escaliers sombres de l’École, qui résonnaient du bruit de sa bottine. À l’amphithéâtre, elle était de ces élèves infatigablement assidus à qui le professeur en toge ou en veston s’adresse quand il fait un cours plus délicat. Sérieuse, appliquée, elle crayonnait avidement la leçon, pendant qu’à son esprit s’évoquaient toutes les hypothèses de la chicane, de la mauvaise foi humaine, où elle devait apprendre à se reconnaître. Les camarades la lorgnaient, plus occupés d’elle que des trois ou des quatre étrangères joufflues, au chapeau plat, aux larges mains rouges, faisant le gros dos sur leur cahier sale. La nuit venait ; les lampes s’allumaient sous les solives du plafond. Dans un bruit de classe qui se vide, Henriette ramassait vivement les papiers épars, sortait avec les autres. Le vent piquait ; le travail avait irrité le bel appétit de ses vingt ans ; quelquefois, par une fantaisie de fille élevée en plein luxe, elle entrait chez le boulanger du coin, et, pour attendre le fin dîner du soir, croquait un croissant d’un sou, tout chaud, qui sentait le four et la vraie vie d’étudiante.

Après le repas, à la lampe, elle cousait dans le grand salon aux tentures espagnoles, où résidaient ses parents. Elle disait que c’était là son heure de rêve, et que toute son imagination était au bout de son fil. À la vérité, la jurisprudence et la procédure ne lui laissaient guère de loisir tout le jour. Ce fut au cours de ces soirées silencieuses qu’elle en vint à envisager véritablement son avenir. Plusieurs de ses amies s’étaient mariées : souvent la peur de vivre sans être jamais aimée la hantait. Son père et sa mère lisaient chacun le livre de son goût. Tout se taisait dans la pièce. Henriette souhaitait un mari qui la comprit et dont elle serait le meilleur ami. Il lui semblait qu’elle le rendrait très heureux, plus heureux que ne l’était son père. Pourquoi donc avait-elle repoussé l’idée du mariage ? Une fois avocate, passerait-elle plus de temps au Palais que sa mère à ses visites ? À penser que des petits enfants pourraient naître d’elle, elle tressaillait d’une joie mystérieuse.

Cependant chacun de ses événements marquait un succès : elle obtint la licence. Au Palais, où mademoiselle Angély la conduisait parfois, elle connut madame Martinal, qui faisait alors son stage. La jeune veuve nourrissait le dernier de ses enfants, tout en plaidant deux ou trois fois la semaine au criminel. Henriette n’emportait des audiences aucune image plus vive que celle de cette vaillante jeune femme qui devait, pour parler en public, vaincre le supplice de sa timidité, surmonter les lassitudes de son état de nourrice, et dont la hâte à quitter le Palais disait assez les préoccupations maternelles. Elle fixa dans l’esprit d’Henriette cette opinion définitive que la femme doit, pour sa dignité, posséder un métier, le moyen de se suffire, de ne tenir, le cas échéant, sa subsistance que d’elle-même.

Le moment vint pour Henriette d’entrer enfin dans l’Ordre. Les parents éprouvèrent alors des appréhensions d’autant plus vives que l’heure décisive était plus imminente. Ils tentèrent un dernier effort pour détourner leur fille de sa vocation.

— Ma pauvre enfant, disait M. Marcadieu, tu sais combien les jeunes hommes ont la défiance des femmes « cérébrales ». C’est presque une renonciation solennelle au mariage qui accompagnera ta prestation de serment.

— Qu’importe ! ripostait la jeune fille ; je ne regretterai pas le mari qui aura négligé dans sa compagne le meilleur d’elle-même, son intelligence. Au contraire, celui-là seul qui m’aimera avocate m’aimera vraiment, et à celui-là seul une femme comme moi pourra donner le bonheur.

— Chère petite ! tu tombes bien dans l’erreur que vous professez toutes ! Une femme peut être intellectuelle sans être avocate, et apporter à son mari toutes les joies de l’esprit sans pratiquer un métier absorbant. Nous t’avons douée de l’instruction d’un homme je ne suis donc pas suspect de bouder la science des femmes. Non, non ! soyez toutes instruites, sachez penser ; mais vous avez de quoi, en votre rôle spécial, occuper suffisamment votre temps.

Alors Henriette citait l’exemple de madame Martinal. Que fût-il advenu de cette jeune veuve, si elle n’avait point possédé ce gagne-pain qu’était son titre d’avocate ? Même une fille riche peut-elle répondre de sa fortune ? Ce mari qu’on lui prône tant sans le connaître, ne dilapidera-t-il pas sa dot ? Puis il y a des revers imprévus, qui ne sont point chose si rare ; et n’est-ce pas pitié de voir en pareil cas une femme impuissante, sans moyens, pauvre être dépourvu, privé d’indépendance, de vie personnelle, tomber au rôle de dame de compagnie ou de parente pauvre, quand elle ne devient pas la proie de l’homme ?… Sans aller chercher si loin, la femme court toujours le risque d’un mariage malheureux : si l’inconduite. de celui qu’elle épouse doit la contraindre à la séparation, avec charge d’enfants, quelle honte pour elle de devoir mendier à cet homme indigne la pension alimentaire que la loi lui alloue ! Et ne se grandirait-elle pas aux yeux de tous, la femme fière qui, dans son infortune conjugale, pourrait dédaigner l’argent de celui qui l’abandonne, quitte à peiner seule dans une carrière masculine ?

Et le président Marcadieu ne savait qu’objecter.

Henriette prêta serment à la première de la Cour, un beau midi de novembre où le soleil envahissait à flots la salle aux lambris clairs. Les dorures du plafond étincelaient Une foule emplissait les bancs. Tout l’Ordre était là lorsque entra la blonde professe. Elle ne prenait point l’habit sans émotion Dès le matin, un coiffeur était venu rue de Grenelle lui arranger les cheveux, et le chignon, sous sa toque, était celui d’une petite Thémis romaine, pudique et grave. Les plis de la longue robe ralentissaient son pas. Elle se confondait dans la masse d’une dizaine d’autres stagiaires. Le premier président, petit vieillard sec au visage de cire flétrie, prononça derrière le tribunal les paroles d’usage. Mademoiselle Angély, la belle Isabelle Géronce, madame Clémentin et la timide Martinal, toutes en robe de ville, se dissimulaient dans l’assistance ; la cérémonie se déroulait devant le prétoire ; on entendit un bourdonnement confus, qui était le serment des stagiaires. Soudain une frêle voix retentit, une main se leva, blanche et potelée… Henriette était avocate.

On lui aménagea une chambre en cabinet de travail, dans l’appartement de la rue de Grenelle. Et son existence nouvelle commença. Elle se levait assez tôt, étudiait, chaque matin, deux heures, cette jurisprudence dont elle voulait faire l’arme principale de ses plaidoiries. À onze heures et demie, après un déjeuner rapide, on la voyait prendre à pied, avec son père, le chemin du Palais M. Marcadieu, maigre et alerte, arpentait hâtivement les vieux quais de la rive gauche ; Henriette cheminait à ses côtés, pressant le pas. Par delà les peupliers des deux rives, la Sainte-Chapelle, de son aiguille dorée, orientait leur marche. Ils gravissaient le vaste perron blanc. de la place Dauphine que dominent les deux lions de pierre grise. Dans l’escalier qui mène à la cour, ils se séparaient. Le président continuait jusqu’à son cabinet, Henriette allait s’habiller au vestiaire.

Elle suivait les plaidoiries des anciens, écoutait Fabrezan-Castagnac au tribunal civil, Ternisien aux assises, Blondel dans ses affaires de divorce. Lamblin en correctionnelle. À quatre heures, elle rentrait chez elle, seule. Une actrice émérite lui donnait des leçons de diction. Elle apprit à lancer avec sonorité les voyelles sourdes, à élever la voix, à calculer son geste. Elle apprit encore, dans la lecture des « Causes célèbres », l’astuce de certaines manœuvres, la défiance à l’égard du client, la défiance à l’égard du juge, la défiance à l’égard de soi-même.

Le soir, elle accompagnait sa mère dans le monde. Elle y était un objet de curiosité. Elle dut cacher le jour de sa première plaidoirie : plus de cinquante dames se fussent rendues à l’audience. Elle n’y brilla point. Mademoiselle Angély, qui l’avait fait inscrire à l’Assistance judiciaire, lui avait obtenu, par la faveur d’un juge d’instruction intéressé à l’œuvre des Déshérités, la défense d’une petite bonne. L’enfant, placée chez une fruitière, avait cousu dans l’ourlet de sa robe un billet de cinquante francs dérobé à la caisse. Henriette apporta à la préparation de sa plaidoirie toute la passion humanitaire insufflée par la généreuse Angély. Mais, quand elle fut à la barre. en dépit de l’actrice émérite, elle oublia la sonorité des voyelles sourdes, la voix haute et le geste précis, elle oublia même une partie de sa préparation et balbutia. Le président de la huitième chambre la mortifia en lui retirant la parole avant la fin de sa défense. Cependant madame Marcadieu, assise au banc des témoins, entre un agent de police et une femme en cheveux qui froissaient sa jupe, lui trouva une « éloquence persuasive ». Le mot en demeura et fut répété longtemps dans le salon du président…

Henriette excitait l’intérêt des hommes, même leur sympathie ; mais personne ne lui faisait la cour. Une dame qui voulut la marier à un jeune médecin en vogue échoua près de ce dernier. Henriette atteignit vingt-deux, vingt-trois ans. Elle commençait à sentir un peu cruellement l’effet de cette inquiétude qu’inspire aux jeunes gens la femme trop instruite. Parfois son cœur se serrait. Qu’elle aurait aimé à être aimée ! Et tous ses besoins de tendresse se satisfaisaient près de ses petits clients : les enfants de la Roquette, les jeunes filles de Saint-Lazare. Sur les bancs du petit parquet, dans l’instant qui précédait l’instruction, elle évangélisait véritablement, obtenait des aveux trempés de larmes. Et les municipaux au visage honnête, la jugulaire sous le menton, étaient seuls amoureux de « madame l’avocate ».

Sa ferveur jointe à l’habitude de plaider, lui valut de l’assurance. Son zèle, l’accent de ses plaidoieries la plaçait bien au-dessus de la banalité des jeunes stagiaires. Un jour, elle eut un succès. Un petit garçon qu’elle défendait fut acquitté. Quelqu’un l’attendait à la sortie de l’audience et lui serra la main en la félicitant. C’était André Vélines. Le regard froid du jeune homme exprimait une fierté indicible. Henriette fut très émue.

Et, depuis, elle avait souvent remarqué à ses côtés la présence peut-être fortuite du jeune homme. C’était une assiduité parfaitement discrète. Parfois, quand elle allait écouter Fabrezan, plaidant quelque subtile affaire de succession irrégulière, et qu’elle s’asseyait au banc des avocats, un de ses confrères venait la rejoindre à pas de loup, et, sans l’avoir vu, elle devinait Vélines. Grand admirateur du vieux maître, il s’ingéniait à mettre en valeur aux yeux de la stagiaire la puissance de cette argumentation, signalait d’un sourire les finesses de l’orateur, traitait Henriette un peu en écolière qu’on initie à une science. Et elle ne se fâchait pas, ne trouvait pas cela pédant, se demandait seulement quelquefois s’il n’avait pas un sentiment pour elle. Mais elle n’y pouvait croire, ayant peu à peu désespéré de rencontrer jamais son roman.

Une intimité, pleine encore de réserve, s’établissait entre eux. Il ne parlait jamais d’elle, ne semblait pas la voir, restait de marbre ; elle s’attachait inconsciemment à lui et, sans se l’avouer, désirait son amour. Tous les samedis matins, elle se rendait à la conférence. Elle s’y inscrivit quatre fois pour prendre part aux débats ; les quatre fois, comme par hasard, André Vélines était là, dans la salle de la bibliothèque. Il l’intimidait. Elle craignait qu’il ne la jugeât dédaigneusement, la dernière fois surtout, où il s’agissait d’une question difficile : « Le droit de réclamer d’avance des honoraires appartient-il au médecin ? »

Mais Vélines lui dit, à l’issue de la conférence :

— Vous m’avez étonné. Vous n’êtes plus la gosse qui escamote sa plaidoirie en implorant pour son client l’indulgence du tribunal. Vous savez développer une pensée personnelle avec beaucoup d’habileté. C’était très bien.

Dès lors, par l’effet d’une vanité bien naturelle, Henriette s’exagéra le cas qu’il pouvait faire de son talent. Une après-midi, galerie Duc, dans l’embrasure d’une fenêtre, pendant une suspension d’audience, il lui raconta sa vie.

Ses parents étaient morts quand il était encore tout petit garçon. Sa grand’mère, qui habitait Rouen, l’avait élevé. Il devait une grande reconnaissance à cette vieille femme pour la virile manière dont elle avait poussé son instruction. Il avait appris d’elle de bonne heure que, dans ses classes, comme dans la vie, l’homme qui ne veut pas tomber au dernier rang doit aspirer au premier. L’admirable grand’mère n’avait existé que pour l’avenir de son petit-fils. Elle faisait de grands rêves, le dirigeait vers la politique, et s’était montrée déçue en constatant qu’il serait seulement un petit avocat.

— Mais, vous n’êtes pas un petit avocat ! se récria Henriette.

Il sourit. Il parut content de cette répartie. En effet, il réussissait. Il travaillait dix heures par jour ses plaidoiries, interrogeait fréquemment ses clients, les sondait, les pressait, les retournait, les forçait, pour obtenir d’eux tous les éléments de clarté qu’ils étaient capables de lui fournir, au sujet de leur affaire ; et ceux-ci, en même temps lassés et flattés par tant d’insistance, concevaient pour lui une estime qui se propageait. On le disait éminemment consciencieux. Il avait d’ailleurs l’élocution belle, bien qu’on sentit, dans ses discours, l’effort laborieux, et il ne disait rien qui ne fût substantiel. Et pourtant, lorsque en arrivant au Palais il croisait dans la galerie de Harlay une assistance mondaine descendue toute vibrante encore de la salle des assises, après une plaidoirie de Ternisien, lorsqu’il entendait le nom de Ternisien voler de bouche en bouche, et qu’il voyait l’agitation des jolies Parisiennes transportées, une contraction arrêtait le sang de ses artères. Ternisien avait, il est vrai, cinquante ans ; mais c’était en pleine jeunesse que Vélines aurait voulu goûter de tels succès ! Et il s’acharnait davantage sur ses dossiers, persuadé que, parmi toutes les routes qui mènent à la gloire, le travail n’est pas seulement la plus noble, mais la plus sûre.

Quand, le jour du divorce Estangelles, à la première chambre du tribunal, André Vélines avait avoué son amour à Henriette, celle-ci était mûre pour toutes les tendresses. Sans le savoir, ou plutôt se défendant pareille faiblesse, elle s’était attachée à ce jeune homme énigmatique, si discrètement occupé d’elle ; elle comptait sur lui, vaguement, sans même se demander pour quelle circonstance, à quelle occasion.

L’accord des familles devait être aussi aisé que celui des jeunes gens. La nouvelle courut bientôt le Palais que mademoiselle Marcadieu épousait André Vélines.

Ce fut un beau prélude à l’union que les fiançailles de ces deux êtres dignes l’un de l’autre, de qui l’on pouvait dire que leurs cerveaux étaient devenus amoureux avant leurs cœurs. Cet austère garçon au front obstiné dans son désir d’arriver, aimait pour la première fois. Deux ans auparavant, quand il avait remarqué au Palais cette jolie fille, si séduisante, l’idée de s’allier à la haute magistrature n’avait pas été pour rien dans sa résolution d’épouser mademoiselle Marcadieu. Mais aujourd’hui la passion souveraine était survenue qui l’eût fait se marier d’enthousiasme, Henriette eût-elle été pauvre, sans famille, dénuée de tout. Et il y avait tous les soirs, dans le grand salon aux tentures espagnoles, des colloques mystérieux, des échanges de promesses ardentes, l’attente fiévreuse des félicités de l’avenir.


Une semaine avant son mariage, Henriette, qui n’avait pas voulu, même dans cette période si agitée de sa vie privée, renoncer aux travaux de sa vie publique, corrigeait le plan d’une plaidoirie qu’elle devait prononcer le lendemain. Son cabinet de consultation était étroit, bien ordonné, sans luxe, meublé de cartonniers commodes, où elle classait méthodiquement ses dossiers, en petite personne tranquille qui ne perd point la tête parmi l’imbroglio de tant d’affaires. Elle était une avocate assez occupée L’œuvre des Déshérités lui fournissait plus de clients qu’elle n’en pouvait défendre. Un vieil ami de son père, par bienveillance pour sa fraîche jeunesse, lui avait confié au civil un de ses procès de propriétaire. Souvent des filles-mères venaient la consulter dans l’espoir de faire reconnaitre leur enfant. Sa gentillesse plaisait à tout le monde. Elle si juvénile, si pure, recevait des confessions troubles de femmes ayant vécu dans le vice. Ou bien elle pâlissait des semaines entières sur l’étude d’une affaire de chapeau, de manteau, de corset…

Mais ce soir-là, un soir glacial de la fin de janvier, sa femme de chambre venait d’allumer la lampe, quand elles entendirent parlementer assez longuement dans le vestibule. Henriette crut reconnaître une voix amie ; cependant, tout le monde savait qu’à ses heures de consultation elle était absente pour les plus intimes. Était-ce donc quelque indiscrète ?…

Et, comme elle prêtait l’oreille, la porte s’ouvrit brusquement ; une grande jeune femme en noir entra, s’avança, vint l’embrasser et prit, sans rien dire, le fauteuil voisin du bureau.

Interdite, Henriette demeurée debout, s’inquiéta :

— Qu’avez-vous, ma pauvre Suzanne !

Mais Suzanne Marty, l’épouse divorcée de l’ingénieur Alembert, ne répondait pas, et ce qu’elle avait, Henriette, depuis longtemps avertie du procès dont la malheureuse jeune femme était menacée, ne le devinait que trop. Elle répétait pourtant :

— Qu’est-il arrivé ?… qu’avez-vous appris ?…

Et la dame en noir, la voilette baissée, ne proférait pas une syllabe. La lampe ne l’éclairait qu’à demi. Une longue jaquette de fourrure enveloppait sa taille, ses hanches élégantes ; ses mains gantées se nouaient sur ses genoux, et ses yeux très grands, très beaux, avaient une expression si désolée que nulle parole n’eut mieux traduit leur tristesse.

Henriette s’apitoya. Elle lui saisit les mains :

— Chère amie, vous avez eu quelque mauvaise nouvelle… Vous êtes venue me trouver… Je puis vous être utile ?

Madame Marty fit oui de la tête.

— Monsieur Alembert vous a écrit ?

La jeune femme prononça enfin :

— Non, pas lui, son avoué…

Et, au bout d’un instant, elle ajouta, d’une voix sans timbre :

— Il veut reprendre son fils.

— Ah ! dit Henriette qui revint s’asseoir à sa table de travail, en esquissant de la main un geste de découragement ; cela devait être un jour ou l’autre, ma pauvre amie !

Madame Marty, reprit la gorge serrée.

— Vous serez bientôt mariée, Henriette ; vous aurez des enfants ; vous comprendrez alors… Mon chéri, si sage, si raisonnable pour ses onze ans ! Je n’avais plus que lui, c’était mon petit ami, mon compagnon, ma joie unique. Ses câlineries me consolaient de tout… Henriette, je vous le jure, ce n’est pas un enfant ordinaire. Son cœur a vingt ans : il ne sait rien, il devine tout… Et on va me le prendre ! Je ne l’aurai plus, je serai toute seule…

Elle ne pleurait pas ; mais sur ses genoux, ses doigts crispés se tordaient. Henriette frémissait de pitié, à la voir tant souffrir.

— Attendez, Suzanne !… Vous l’aurez encore, si le tribunal confirme le premier jugement et vous l’attribue.

— Mais s’il l’attribue à M. Alembert, on me l’arrachera, et je n’aurai pas le droit de résister, pas celui de le retenir une seule journée. On comptera les baisers que je pourrai lui donner chaque quinzaine, il deviendra un petit parent lointain qu’on vous montre de temps à autre.

Elle se tut, s’enferma encore, de longues minutes, en son mutisme tragique. Il y avait de l’orgueil dans sa douleur. Une légende de dignité ombrageuse, d’inflexibilité féminine, entourait l’histoire de son divorce. Alembert l’avait si peu offensée ! disait-on. Mais elle avait été intransigeante, réclamant de son mari la même fidélité de corps et d’âme qu’elle lui gardait elle-même. Son bonheur, fondé sur cette théorie altière qui place l’époux et l’épouse dans une égalité absolue au regard de la loi morale, n’avait pu subsister après l’égarement de l’ingénieur. La féministe mondaine et dilettante qu’était Suzanne Marty était allée jusqu’au bout de son principe. Le péché masculin, dont tant de femmes tolérantes, maternelles, supportent héroïquement la peine, l’avait, à son sens, déshonorée, avait de lui-même rompu le mariage.

Elle se redressa tout à coup, pensant tout haut :

— Concevez-vous que ce soit possible, Henriette ?… avoir fait un enfant de votre propre substance, l’avoir mis au monde dans la souffrance, l’avoir allaité, bercé, tenu entre vos bras comme s’il n’avait point cessé encore de faire un seul être avec vous ; avoir enfanté son esprit, sa petite âme, au point de retrouver vos mots dans sa bouche, vos sentiments dans les siens, vos gestes inconsciemment répétés par cette continuation de vous-même qui est lui, votre fils, et le voir pris par l’homme qui a empoisonné votre vie !… Il disparaît, il n’est plus à vous, il est à l’autre.

— Pauvre amie ! répétait Henriette, pauvre amie !

— Et n’est-il pas naturel que je haïsse cet homme, dites, comprenez-vous enfin que je le haïsse ?

— Haïr ne sert à rien, reprenait la douce Henriette, mais vous êtes tellement irréprochable que je vois tous les droits pour vous. Vous garderez votre petit pour peu que vous soyez défendue par quelqu’un d’intelligent qui fasse vraiment la lumière sur le procès. Avez-vous choisi votre avocat ?

— Oui, dit Suzanne fermement

— Et c’est ?

— C’est vous.

Henriette se sentit rougir d’émotion, de joie secrète. Elle répéta, comme incrédule :

— C’est moi ?

Puis, se ressaisissant :

— Vous me confieriez une cause si grave, une cause où il y va de votre bonheur, Suzanne ?… Mais est-ce que j’ai le talent qu’il faut, ai-je l’âge, l’autorité ?… Est-ce que je compte assez aux yeux des juges ?…

Madame Marty s’expliqua lentement :

— Il faut que cette cause soit plaidée par une femme. J’ai été trop opprimée par l’homme : un homme m’a trahie, abreuvée de chagrin ; il voulait, après, me dominer encore ; je me suis évadée, et voici qu’il revient pour m’arracher mon enfant, et c’est à un autre homme que je remettrais le soin de ma défense ? Non, non : ils s’entendent tous ; ils ont entre eux une solidarité occulte pour nous asservir… Tandis que vous, ma petite Henriette, vous serez une autre moi-même, c’est ma propre voix que vous ferez entendre à la barre, parce que vous, femme, mère, à la veille d’être séparée de votre petit, vous sauriez trouver les mots qui crieraient non pas votre douleur, mais votre droit.

Elle tremblait en parlant. Sa voix s’étranglait. Elle reprit :

— Je sais ce que je fais. J’ai lu en vous, ma petite amie, mieux que vous n’y avez lu vous-même. Vous avez plaidé hier à la huitième chambre j’y étais, mêlée au public, et vous ne m’avez pas aperçue. Vous n’avez pas innocenté le gamin coupable, dont vous analysiez si tendrement la conscience, mais j’ai vu le sourire du président qui vous écoutait, charmé. Vous êtes encore une petite fille qui s’ignore, et cela n’empêche que vous avez un grand talent, Henriette, un talent surprenant, qui ne ressemble à celui d’aucun autre ; vous avez des idées profondes, mûres, viriles, et vous les dites avec votre grâce simple. Quand vous plaiderez pour qu’on me laisse mon petit chéri, vous ne ferez pas de littérature comme ces avocats fameux qui simulent l’émotion à la façon d’un acteur jouant son rôle, mais toute votre âme vibrera, et tous vos instincts de femme serviront ma requête.

Henriette ne se laissait pas griser à cette révélation de son pouvoir inconnu. Elle riposta :

— Vous savez qui défend votre mari, Suzanne ?

— Je pense que c’est Fabrezan, comme au procès de divorce.

— Eh bien ?…

— Eh bien ?…

— Moi, petite stagiaire obscure, je serais l’adversaire du bâtonnier.

— Vous aurez sur le bâtonnier Fabrezan la supériorité de votre féminité ; sur les roueries du bonhomme, celle de votre naturel et de votre sincérité ; sur son expérience, celle de votre cœur… Oui, Henriette, il était temps que la femme fût au barreau pour y aider les femmes…

— Mais, chère amie, dit encore Henriette, hésitante, vous savez aussi que je me marie dans huit jours ?

— Ma chère, reprit l’amère Suzanne, j’espère bien que le mariage ne portera pas atteinte à votre intégrité intellectuelle, et que mariée, Henriette Marcadieu demeurera Henriette Marcadieu, avec tout ce que ce nom signifie pour moi de personnalité vigoureuse…

Henriette, en pleine ferveur de tendresse, pensait à André Vélines ; elle prononça comme une profession de foi amoureuse :

— Je veux être, avant tout, la femme de mon mari.

— Il faut être, avant tout, vous-même. Certes, une femme comme vous a droit à l’amour. Pourquoi l’intellectuelle se priverait-elle du bonheur de l’épouse, des joies de la famille ? Oui, vous avez raison de vous marier, mais à la condition que le mariage ne vous diminue en rien. Je n’ai pas ici de préoccupation égoïste : s’il s’agissait du procès d’un autre, je vous parlerais de même, car c’est au lendemain même de votre mariage qu’il importe d’imposer à votre mari les obligations de votre métier, de le forcer à les reconnaître. Si vous tardez, croyez-moi, ma petite, la tyrannie masculine apparaîtra, vous perdrez toute indépendance, vous n’aurez plus la liberté de vous donner, à votre gré, aux travaux qui vous sollicitent.

Henriette était fort troublée par ces paroles : toute sa tendresse de fiancée se révoltait, en même temps que son orgueil approuvait secrètement la leçon de cette fière divorcée.

— Mais, dit-elle enfin, monsieur Vélines est un galant homme dont je n’ai pas à craindre la tyrannie. Je ne puis le considérer d’avance comme un ennemi dont on se garde. Je l’aime, Suzanne.

— Ah ! reprit la triste jeune femme rêveusement, nous aimons toutes, nous aimons trop ; c’est ce qui nous perd…

— Je ne peux lui refuser ce voyage en Écosse qui doit nous prendre plusieurs semaines…

Madame Marty se tut, un instant ; puis, debout :

— Chère amie, je n’ai plus rien à dire ; ici la question devient trop délicate, et j’y suis trop intéressée pour vous donner un conseil précis. Je vous confie ma cause, qui est, comme vous l’avez dit très bien, celle de mon bonheur même. Voyez si vous pouvez la défendre et répondez-moi au plus vite. Jugez-en, non pas au point de vue de votre amitié pour moi, mais à celui de votre dignité propre, de votre personnalité contre laquelle se livre le premier assaut…

— Suzanne, écoutez-moi… commençait Henriette.

Mais la jeune femme, hâtivement, lui mit un baiser sur la joue et partit sans ajouter un mot.