Les Dames du palais/1/3

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 79-92).

III

Très claire avec son plafond blanc, ses boiseries jaunes, ses murs bleus, presque déserte les jours où l’on n’y juge pas au criminel, la sixième chambre de la cour résonnait de la belle voix mâle d’André Vélines. Soudain, quelques paroles gutturales du vieux président firent le silence :

— À huitaine pour les conclusions.

On vit les larges manches noires d’André se lever, puis s’abattre sur la barre :

— Mais, monsieur le président, je ne serai pas à Paris.

— Alors le dernier jeudi de février.

— Mais, monsieur le président, je n’y serai pas davantage.

Le vieillard maugréait. Vélines s’expliqua d’un mot qui fit se tourner vers lui tous les visages :

— Je me marie lundi, monsieur le président : je réclame l’indulgence de la cour.

On rit. L’affaire, une dissolution de société, fut remise en mars Déjà le public ne regardait plus que ce grand avocat au masque énergique, bien connu des habitués du Palais, et dont un coin de vie intime venait d’apparaître. Ah ! il se mariait lundi ! Parmi les rares femmes présentes, une initiée put dire qu’il épousait une avocate. La curiosité redoubla. Quand il quitta l’audience, le bras noué à celui de Maurice Servais, on le dévora des yeux : on cherchait à pénétrer sa pensée illisible. Quoi ! cet homme grave aimait ! Quelle sorte d’amoureux faisait-il ? Et l’on imaginait son roman. On chuchota ; ces murmures le flattèrent.

— Ah ! vous avez de la chance, vous ! soupira Servais, quand ils furent dans la galerie neuve de la cour d’appel.

— Vous n’avez rien à m’envier : mademoiselle Pernette est délicieuse.

— Oui, mais je ne l’épouse pas encore !

— Quoi ! mon pauvre Servais, toujours des obstacles ? murmura discrètement Vélines.

À la vérité, ces obstacles n’étaient un mystère pour personne. Ce stagiaire de génie, ce grand enfant prodigue ne gagnait pas cent francs par mois. Mais la constance laborieuse de Louise, qui s’exténuait sur le code civil pour acquérir à son tour du talent, ne se décourageait pas. Ils fondaient, l’un sur l’autre, un espoir magnifique.

— Nous nous marierons dans deux ans, déclara-t-il fièrement.

André Vélines qui, avec sa bonté froide, s’intéressait passionnément à l’idylle de ces jeunes gens, reflet de la sienne, avait choisi Servais pour lui confier différents procès qui devaient venir au rôle durant le voyage de noces : autant de moyens de le faire connaître. Et il le retint une dernière fois, à la balustrade de l’escalier d’honneur, pour lui présenter certaines pièces des dossiers. Comme il le devinait impatient :

— Vous êtes pressé, Servais ?

— Oui, oui, balbutia le jeune homme, j’ai rendez-vous avec un confrère, à trois heures, dans la galerie Saint-Louis.

Vélines s’égaya : ce confrère-là, il n’était pas besoin de le nommer…

— Moi aussi, je suis pressé, expliqua-t-il, ma fiancée et sa mère m’attendent chez moi, à trois heures, également, pour vérifier une dernière fois l’effet des meubles dans l’appartement.

Ils se séparèrent. Servais fila comme un détenu qu’un libère, Vélines lui lança :

— Écrivez-moi Hôtel de France, à Édimbourg.

Et, plus tranquille que l’autre, assuré, lui, de son bonheur, il entra se dévêtir au vestiaire. En déposant la toque au fond du carton marqué de son nom, il se dit qu’elle y dormirait de longues semaines désormais, et, quand la préposée vint recevoir sa robe, l’aider à enfiler son veston, son pardessus, il eut, dans sa joie intérieure, comme un regret léger. C’était vraiment sous ce costume qu’il avait le sentiment de posséder le Palais. Et voici qu’en descendant le degré du vestiaire il se rappela sa prestation de serment, sa première robe, sa réception dans l’Ordre. C’était dix ans plus tôt ; il avait alors ambitionné la conquête du Temple. Où en était-il aujourd’hui sur le chemin de la gloire ? Il se faisait certes de jolis revenus. C’était tout. Ce quelque chose qui rayonnait de la massive noblesse d’un Fabrezan, de la délicatesse ivoirine d’un Blondel, de la distinction poétique d’un Ternisien, ce quelque chose d’indéfini que l’on sentait dans les couloirs ou dans la salle des Pas-Perdus quand apparaissait l’un des maîtres, Il ne le possédait pas. Il ne s’imposait pas encore aux juges, il ne dominait pas les tribunaux, il ne connaissait pas cette royauté singulière, privilège de quelques-uns. Et tout à coup, pendant que son pas résonnait sur les dalles désertes de la galerie Lamoignon, il éprouva, plus violent que jamais, cet appétit d’autorité qui lui donnait parfois le désir fou d’emplir de son nom ces vastes murs.

Trois heures allaient sonner. C’était, par tout le Palais, la fièvre des fins d’audience. À la correctionnelle, dans l’aile gauche, les prévenus défilaient devant les prétoires et l’on expédiait les jugements ; à droite, au tribunal civil, les séparations, les divorces, les attributions d’enfants se bâclaient ; puis, c’étaient les procès en indemnités, les procès d’héritages, de contrats commerciaux. À la cour, là-haut, où l’on jugeait en second ressort, les débats languissaient, se prolongeaient dans le mâchonnement des conseillers ennuyés et las. Mais aux assises, parmi la pompe judiciaire, on revivait d’anciens drames, savamment, minutieusement reconstitués devant une foule frémissante. Et partout, dans chacune des chambres, c’était le même ronronnement banal de l’avocat, son inutile effort devant des magistrats méfiants qui, dans leur commune poursuite de l’équité relative, se gardent de lui, cherchant en eux-mêmes la vérité et la justice.

« Ah ! se disait Vélines, frémissant, être la grande voix qu’on écoute, être la vérité flamboyante, être une lumière ! »

Soudain, à droite, ses larges grilles ouvertes, avec son air de chapelle aux fresques légères, aux enfoncements mystérieux, ce fut la galerie Saint-Louis, profonde, gracieuse, comme un coin de fraîcheur naïve dans le morne et sombre monument. Machinalement, Vélines y jeta les yeux et il sourit. Le municipal de planton tournait le dos gentiment, et, sur l’une des banquettes, la grande Louise Pernette en robe, les lèvres décloses, écoutait Maurice Servais qui lui parlait très bas. Et tous deux avaient leurs serviettes, bourrées de dossiers, béantes sur leurs genoux, et tous deux étaient mélancoliques, d’une mélancolie poétique et douce d’amoureux très jeunes.

Alors Vélines oublia son avidité de gloire, la vie judiciaire, le Palais entier. Il touchait à cette période presque religieuse qui précède de quelques jours le mariage, période de recueillement instinctif préparant l’union. Tout s’évanouissait devant l’idée de recevoir bientôt dans sa maison sa chère Henriette. Et il ne trouvait rien d’assez beau pour orner, en l’honneur de sa fiancée, le logis où depuis si longtemps il travaillait seul. Comme il franchissait une des petites portes de la galerie de Harlay, sa maison lui apparut, un peu de biais, en perspective, au fond de la place Dauphine, dans ce quartier très silencieux qu’il avait choisi pour y vivre. À penser que dans quelques jours il s’unirait là à Henriette, il eut un sursaut de bonheur qui lui sembla valoir toutes les apothéoses. Puis, presque au même instant, la voiture des dames Marcadieu débouchait là-bas du Pont-Neuf : il hâta le pas pour aller les recevoir…

Madame Marcadieu, sous son flegme, cachait une vive contrariété : elle se souvenait maintenant de n’avoir pas réclamé, chez l’orfèvre, en examinant l’argenterie, contre une erreur de détail commise dans le dessin des flambeaux que l’on avait copiés sur un modèle ancien. Elle venait voir si l’erreur était réparable. Elle craignait aussi qu’on n’eût garni d’une passementerie trop haute la tenture en perse du petit salon. André, murmura tout bas Henriette, un peu nerveuse, je voudrais vous parler longuement. Nous laisserons maman s’occuper des tapissiers…

André Vélines habitait là le premier étage d’un très bel hôtel Louis XIII. Jamais il n’y avait introduit sa fiancée sans émotion ; mais, aujourd’hui, l’heure était plus solennelle il voyait dans cette visite d’Henriette une répétition, un essai de l’entrée définitive, et il ne put s’empêcher de lui dire, comme ils gravissaient l’escalier :

— Encore six jours, et nous viendrons ici tout seuls !

— J’adore ce coin de Paris, reprit-elle ; mars connaissez-vous la légende qui l’illustre ? Là où s’élève cette maison demeurait jadis un boulanger ; le boulanger fabriquait des pâtés délicieux et tout Paris voulait en manger. Or dans ses pâtés il mettait la chair des petits enfants : on le sut ; on le brûla, et sa maison fut rasée…

— Dans cent ans, murmura Vélines amoureusement, je veux qu’on dise : « En cette maison vécut la plus heureuse des femmes, la plus aimée, la plus fidèlement servie, parce qu’elle était la plus douce, la plus jolie, la meilleure et… »

Il n’acheva pas on était arrivé à la porte de l’antichambre. À l’intérieur, retentissaient encore les coups de marteau des ouvriers ; des papiers d’emballage traînaient à terre, et l’on s’embarrassait les pieds dans des cordes et des échelles. Mais ce désordre ne gâtait pas le charme de ces pièces aux boiseries blanches, aux trumeaux ornés de glaces un peu ternies, où le goût sévère d’André n’avait pas laissé pénétrer un bibelot qui mit une note discordante dans l’harmonie des choses.

C’était d’abord, donnant sur la place Dauphine, une enfilade de quatre salons, dont deux avaient été convertis en cabinets de travail pour les deux avocats époux ; et le dernier, minuscule, aux panneaux à médaillons, au plafond peint, d’où fleurissait un lustre de cristal à pendeloques taillées et sonnantes, était si clair, avec son immense fenêtre, qu’Henriette se l’était réservé pour recevoir ses amis, disant qu’elle fréquenterait peu de monde et qu’elle abandonnerait le grand aux clients comme salon d’attente. L’appartement faisait le tour d’une cour humide où poussaient un peu d’herbe et un unique platane, jardin discret, étouffé, poétique. Et l’on se rendait aux pièces de derrière par un long vestibule qui tenait tout le côté ouest de la maison. L’été, il recevait du platane atrophié une lueur verte. André Vélines y avait accroché aux murs sa collection de vieilles estampes. Au fond, trois chambres ouvraient sur la cour. Celle du jeune ménage, au milieu, possédait une fenêtre à encorbellement ; une balustrade de fer forgé, que ievêtait une rouille légère, entourait l’étroit balcon, où un fauteuil aurait tenu à peine. La salle à manger, l’office et la cuisine se succédaient sur le quatrième côté du quadrilatère.

Dès son arrivée, madame Marcadieu se rendit droit aux flambeaux. Le petit salon était achevé, la passementerie de la tenture avait juste la hauteur convenable. Henriette et André, insoucieux de toutes ces bagatelles, dévorés maintenant par le feu de leur vie intérieure, se réfugièrent là, d’instinct. Aussitôt le jeune homme, venant à sa fiancée, l’enlaça ; et il balbutiait, tremblant de passion, des mots sans suite :

— Chère petite Henriette !… mon Henriette… Henriette chérie…

Mais elle, doucement, se dégagea :

— Mon ami le temps presse. Vous savez si je vous aime, et si j’aime les tendresses que vous me dites, mais en ce moment il faut réagir et parler sérieusement. J’ai une grande nouvelle à vous annoncer. Mon amie madame Marty, la femme divorcée de l’ingénieur Alembert, est venue me voir. Son mari entame une seconde action judiciaire pour obtenir la garde de l’enfant. Elle a reçu la citation, et elle m’a priée de la défendre…

De toute une minute, André ne répondit pas. Il regardait Henriette, ses yeux s’ouvraient, puis, subitement, il eut un rire muet. À la fin, il murmura :

— Le morceau est gros…

— Oui, c’est gros, répéta Henriette, trop gros pour moi, et même j’en suis un peu épouvantée, je ne vous le cache pas. J’avais hâte de vous l’apprendre, André je savais bien que vous seriez content, vous qui m’aimez tant, de savoir cette aubaine qui va vraiment inaugurer ma carrière.

— Vous avez accepté ? demanda-t-il vivement. Et comme Henriette disait oui, il sourit encore, affectueusement, paternellement, et il chuchotait en lui caressant la main :

— Chère petite, je le crois bien, que je suis heureux !…

— Savez-vous, mon ami ? reprenait Henriette avec ce demi abandon de la vierge à la veille des noces, c’est pour vous surtout que je suis fière ! Et elle s’attarda, un moment, à lui baiser les cheveux, le front. À cet instant, il semblait à André que les caprices d’Henriette étaient sacrés, même cette folle entreprise de plaider dans une telle affaire.

— Seulement, ajouta la jeune fille, hésitante, je ne vous ai pas tout expliqué, André. Ce procès va me prendre beaucoup de temps, et peut venir au tribunal dans quelques semaines : alors… notre voyage en Écosse…

Il ne répondit pas. Ses yeux errèrent sur les sujets couleur indigo des perses à fond crème. Cette excursion en Écosse était la seule partie de plaisir que se fut jamais accordée sa jeunesse grave, et ce plaisir, il allait le prendre en pleine ivresse nuptiale, joignant à la nouveauté, à la fraicheur de ce beau voyage, la nouveauté, la fraîcheur d’aimer pour la première fois. Mais il était entièrement dévoué à Henriette, dévoué comme peu d’hommes savent l’être. Il éprouvait, à lui voir entre les mains cette cause trop lourde, la joie d’une mère qui laisse à son enfant gâté un objet de luxe, rare et précieux, dont il a eu envie, quitte à en faire le sacrifice.

— Nous passerons huit jours seulement en Écosse, déclara-t-il, sans pouvoir absolument cacher son regret. Je n’existe que pour vous, Henriette, et je n’ignore pas l’intérêt que vous prenez à votre métier… Et puis, il faut avouer qu’une affaire de ce calibre-là ne se rencontre pas tous les jours dans la manche d’un stagiaire Qui aurez-vous pour adversaire, chérie ?

Elle dit en rougissant :

— Fabrezan.

Cette fois, André eut un haut-le-corps :

— Le bâtonnier !

Et il contemplait de nouveau Henriette, sa mignonne beauté de blonde, son air ingénu, s’obstinant à ne voir en elle qu’une petite fille spirituelle et avisée. Lutter contre Fabrezan, lorsqu’on n’était qu’Henriette, cela lui paraissait quelque chose de risible, d’impossible. Puis, à la fin, il eut un geste de complaisance, de consentement :

— Après tout !… dit-il.

Cela signifiait que, pour contenter Henriette, on pouvait bien donner au monde le spectacle le plus extraordinaire. Qu’elle jouât avec son joujou et qu’elle le brisât même, le joujou fût-il le plus poignant des procès !… D’ailleurs Vélines connaissait trop, pour les avoir plaidées, ces affaires d’attributions d’enfants. Quel rôle y tient l’avocat ? Il élabore, après l’avoué de sa partie, un dossier qu’il étale devant les juges. Le tribunal n’a jamais de longs embarras, l’intérêt de l’enfant, seule considération à retenir, frappe vite l’esprit des magistrats, si experts en la matière. Donc, au point de vue de la plus rigoureuse conscience, la cliente d’Henriette ne risquait que peu.

— Et puis je vous aiderai, ajouta-t-il tout haut ; vous me montrerez vos pièces, quand vous les aurez reçues.

Mais elle se mit à rire, à son tour, et si gaiement, si doucement, qu’on ne pouvait sentir tout ce qu’il y avait, sous ce rire, de volonté tenace, d’opiniâtreté, de décision.

— Ah ! non, non, André : je veux travailler toute seule ; il ne faudra pas m’aider… Je ne prononcerai pas vos plaidoiries !

Les conseils de Suzanne Marty lui revenaient en mémoire : « C’est au lendemain même de votre mariage qu’il importe d’imposer à votre mari les obligations de votre métier, de le forcer à les reconnaître. Si vous tardez, croyez-moi, la tyrannie masculine apparaîtra, vous perdrez toute indépendance, vous n’aurez plus la liberté de vous donner, à votre gré, aux travaux qui vous sollicitent… »

Elle venait d’entrevoir l’immixtion possible d’André dans sa profession, sa personnalité noyée dans celle de l’homme, tout son moi absorbé par la vitalité plus forte du mari… Et lui, sans se douter de cette résistance mystérieuse, baisait toujours les mains d’Henriette, en amant heureux qui possédera demain la plus chère fiancée. Elle reprit :

— Jamais vous ne m’aiderez, André, jamais.

Et il souriait qu’elle jouât donc avec son joujou, la chère petite fille, le joujou fût-il l’honneur de l’Ordre même, qu’elle y jouât pendant toute sa vie !…

À ce moment, madame Marcadieu ouvrait la porte du petit salon. Elle était consternée, toute pâle sous ses beaux bandeaux blonds de Cérès majestueuse :

— Ah ! mes enfants, que je suis désolée ! en copiant le dessin des flambeaux, ils ont oublié de placer le feston sous les perles !…