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Les Dames du palais/2/2

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 119-160).

II

Henriette Vélines menait bravement sa double existence d’avocate mariée, et, dans l’appartement de la place Dauphine, les loisirs étaient brefs.

Levée à sept heures, avec une ponctualité de religieuse, elle inaugurait sa matinée par l’inspection de sa maison, qu’avec une coquetterie d’intellectuelle bien équilibrée elle surveillait dans les moindres détails. Son mari, qui s’éprenait chaque jour davantage de cette merveilleuse nature de femme, admirait en elle l’harmonie de ses facultés diverses, cette aisance avec laquelle, tranquillement, elle passait du cabinet de travail à l’office, de ses dossiers à son livre de comptes. Il souriait à la voir alerte, en peignoir, ouvrir les buffets, vérifier les provisions, distribuer à la cuisinière le beurre, le sucre les condiments. Bien que les jeunes gens, tous deux enfants uniques, eussent de jolis revenus, Henriette, en petite personne sensée, instruite d’ailleurs des entraînements coûteux de la vie parisienne, tenait à se faire justifier toute dépense, ne laissait rien au hasard, espérait avoir beaucoup de bébés, et, en prévision de cette nombreuse famille à élever, proscrivait sévèrement dès maintenant toute négligence, tout coulage.

Elle avait même, dès les premières semaines de leur mariage, très doucement, très tendrement, résisté à son mari qui, de goûts plus fastueux, rêvait d’abord d’une automobile, puis d’une femme de chambre pour Henriette, puis de réceptions où il eût égalé ses grands confrères du barreau. Mais il semblait que, chez la jeune femme, l’étude du droit, le sérieux des affaires, et aussi, peut-être, le triste spectacle des ruines étalées en tant de procès, eussent développé l’esprit d’ordre et d’économie. Elle ne voulait pas être amenée au désastre secret qui, à l’insu du monde, ravage à Paris tant de ménages dorés : par suite d’un mauvais départ, le train de maison, lancé à une allure qu’on ne peut soutenir longtemps, subsiste d’expédients, d’emprunts, jusqu’au déraillement final. Henriette discuta, chiffres en main. Avec les fermes qu’André avait en Normandie, avec ses rentes, il pouvait toucher par an de cinq à six mille francs. Sa dot, à elle, représentait davantage, mais le tout n’allait pas à quinze mille. Elle ne comptait pas ses honoraires, qui ne lui payaient même pas ses toilettes. Restaient les huit ou dix mille francs que le jeune avocat commençait à se faire annuellement. Certes, c’était l’aisance ; mais Henriette entendait établir dès maintenant un budget où, les dépenses demeurant en deçà des recettes, la naissance d’un enfant pût être attendue sans provoquer cette inquiétude si douloureuse à une jeune mère. Donc, on n’aurait pas d’automobile. Pour le service, le ménage qu’on avait, le mari valet de chambre un peu lourdaud, mais la femme remarquable cuisinière, suffisait aux besoins présents. Quant aux dîners, Henriette serait bien contente de recevoir, aussi souvent que son cher André le désirerait, ces messieurs de l’Ordre, mais elle aimerait que ces petites réunions eussent toujours un caractère d’intimité. Elle ne se connaissait pas deux liards de vanité : à quoi bon s’efforcer de créer autour de soi une légende d’opulence ? Avaient-ils quelque chose à envier, elle et lui, n’étaient-ils pas heureux ?

Vélines, un peu surpris tout d’abord de trouver ces propos de sagesse sur les lèvres enfantines de sa chérie, lui céda, par simple tendresse. Le programme de vie luxueuse dont il rêvait se réaliserait bien un jour. Avant dix ans, ses honoraires auraient doublé, quadruplé ; sa réputation, qui avait toujours été croissant, ne pouvait manquer de s’étendre encore. Pourquoi n’atteindrait-il pas à la célébrité ? Alors on le couvrirait d’or, on n’oserait venir solliciter son talent que le portefeuille plein. À ce moment, il pourrait sourire des conseils et de la prudence d’Henriette. En attendant, il finit par trouver commode et bon de s’en remettre, pour toute l’organisation pratique de l’existence, à cette raisonnable petite épouse, qui se révélait si fortement femme d’intérieur. Il disait :

— Leur supériorité sera toujours là. Une heure était prise, chaque matin, par ces soins ménagers. Une autre heure plus brève était consacrée à la toilette de la jeune femme, cette toilette qu’elle faisait elle-même, sans le secours d’aucune servante. Elle se sentait de la race des travailleuses, la sœur de la vaillante Martinal ou de Louise Pernette : elle tenait à cette simplicité active qui se passe volontiers de subalternes. Seuls, ses beaux cheveux l’occupaient un peu plus longtemps qu’elle n’eût voulu ; mais avant dix heures, fraîche, coiffée, parée, elle traversait le cabinet de son mari pour se rendre au sien. André, depuis le petit matin, était plongé dans ses dossiers. Il semblait que le mariage lui eût donné une vogue nouvelle. Les causes affluaient. Dès son retour d’Écosse, en février, on lui avait confié un retentissant procès contre la ville de Paris : des propriétaires, lésés par la réfection d’un monument public, demandaient des dommagesintérêts. Sur cette action judiciaire s’en étaient greffées pour lui d’autres moins considérables. et, même un des propriétaires coalisés l’avait chargé de son divorce. Enfin en mars lui était venue la plus fameuse affaire qu’il eût jamais eue en main, et que lui avait valu, sans intrigue d’aucune sorte, sa seule réputation naissante. Il s’agissait du fondé de pouvoirs de la Banque Continentale, accusé d’une colossale escroquerie. C’était un de ces procès qui situent à jamais leur avocat dans l’opinion publique. La préparation. du dossier, où il était merveilleusement aidé par l’intelligence du financier douteux, le ravissait. Parfois il tentait d’y intéresser Henriette et la retenait au passage :

— Vois donc cette lettre que je flairais et que j’ai réussi à me faire communiquer, ma chérie ! C’est une trouvaille, tu sais : on l’aurait fabriquée, tant elle nous sert ; dès à présent, c’est l’acquittement certain.

Mais elle faisait dévier l’entretien Elle flattait doucement André, fière de lui, l’encourageant comme une jeune mère un grand fils :

— Tu auras là une plaidoirie superbe ; les débats seront longs, et c’est dans une affaire de cette ampleur que tu vas pouvoir donner enfin ta mesure. Je t’assure, André, que dans tout le barreau je ne connais personne capable autant que toi d’enlever brillamment cet acquittement, tu entends, personne !

— Oh ! s’écrait-il, riant d’aise, et Blondel ?

— Non, non ! toi, mon chéri, toi seul !

Et elle enlaçait les fortes épaules du jeune homme, posait ses lèvres sur ce cher front dont elle louait si habilement l’intelligence, caressait de sa joue les cheveux drus et ras, mais ne lisait toujours pas la lettre.

Son sûr instinct lui conseillait de ne jamais partager les travaux de Vélines, de ne s’y pas occuper plus que ne l’eût fait une épouse ignorante du droit, soucieuse seulement de voir son mari satisfait. C’était un manège inconscient qui mettait ses propres travaux à l’abri des curiosités d’André Jamais elle ne lui avait communiqué les pièces de ses dossiers. À peine lui apprenait-elle de quelles causes nouvelles on la chargeait. Il avait souvent essayé de lui imposer ses avis, mais systématiquement elle s’était refusée à les suivre : elle se sentait un esprit trop différent du sien ; toute collaboration entre eux était impossible, elle y aurait perdu son individualité. André ne comprenait guère son mode de travail en quelque sorte impressionniste, qui la faisait s’exalter, s’hypnotiser sur une affaire, surexciter son cerveau tranquille, le griser, le chauffer, au point qu’elle élaborait sa défense dans un état tout particulier de transe, de frémissement cérébral, d’emportement nerveux. Mais elle était trop avisée pour ne pas sentir la faiblesse d’un tel procédé aussi se hâtait-elle d’étayer cette fantaisiste improvisation de raisonnements, d’articles du code, de citations empruntées à la jurisprudence. Néanmoins cette partie du travail ne venait jamais qu’après coup. Auparavant, son siège était fait.

Ces habitudes n’étaient pas pour plaire au froid et méthodique Vélines. Il aurait voulu faire adopter à sa femme la manière classique. Lui s’y reprenait à dix fois pour constituer un dossier. Il noircissait des rames de papier blanc à confectionner, avec des puérilités de vieux bureaucrate, des sortes d’ « états » où chaque point de l’affaire était mis en regard de la formule juridique dont il relevait. Il commençait seulement à penser à l’audience, quand la cause s’étalait ainsi, nette et claire, devant ses yeux. On aurait dit qu’il avait hérité du grand’père Mansart, l’avoué de Rouen, cet art de bâtir un procès, d’en ériger l’architecture, de l’établir magistralement par une simple juxtaposition de documents secs, sans une phrase, sans un mot de liaison, comme on fait dans les études. Mais il y avait entre Henriette et André cette incompatibilité mentale qui existera toujours entre l’homme et la femme, entre celui qui surtout pense et celle qui surtout sent. Et, tout en le chérissant, elle avait peur de sa force, elle lui dissimulait le plus précieux d’elle-même. Il avait fini par se résigner à la voir s’enfermer seule dans son cabinet, chaque matin, jusqu’au déjeuner.

De bonne heure ils partaient ensemble pour le Palais, la grouillante cathédrale dont le voisinage travaillait sans cesse leur imagination de juristes. Quelques pas pour traverser la place Dauphine, et ils étaient rendus au vaste escalier neuf dont la blancheur se détache crûment sur la grise façade. On connaissait bien maintenant ce beau couple si uni, si amoureux que l’un n’apparaissait jamais sans l’autre ; et comme c’était pour les deux jeunes gens un moment de détente après la matinée laborieuse, ils se sentaient gais, légers, rieurs, s’amusaient des plaideuses assises le long des banquettes dans les couloirs sonores, se levant pour courir après les avocats ; puis on plaisantait sur les confrères affairés qui s’entrecroisaient, se hâtaient vers l’audience. Quelquefois, Louise Pernette passait en robe, pressée, anxieuse, cherchant quelqu’un ; et, la minute suivante, c’était Maurice Servais qui sortait mélancolique de la galerie Saint-Louis où il n’avait pas retrouvé sa gentille amie.

Au vestiaire, Henriette voyait les stagiaires Jeanne de Louvrol et Marie Morvan, si timides qu’elles ne pouvaient se décider à plaider, malgré les objurgations de mademoiselle Angély, qui aurait voulu le Palais plein d’avocates. Soudain, un bruissement de jupe, des frou-frous de soie faisaient se détourner les avocats en bras de chemise, qui enfilaient leur toge, alignés contre les armoires, et Isabelle Géronce, majestueuse et sculpturale, s’avançait, laissant derrière elle un parfum de poudre de riz. Dans les salles d’audience, on découvrait à foison les visages amis ; les larges manches s’agitaient en d’interminables. poignées de main. C’était Fabrezan flânant au banc des jeunes ; c’était Blondel dont l’affaire devait venir au rôle ce jour-là, c’était Ternisien qui arrivait essoufflé, un doigt d’hermine à l’épitoge, — l’insigne des avocats d’assises, — pour demander au tribunal de ne l’entendre qu’à huitaine.

Et tout ce monde, à deux heures, se retrouvait dans le grouillement de la salle des Pas-Perdus. Là, c’étaient les arrivistes séchant de dépit lorsque apparaissait Vélines, dont la prompte réussite les alarmait, et dont ils dénigraient le talent à voix basse. C’était la poussée curieuse et envieuse se faisant autour du confrère qui a « décroché » le procès convoité : les questions indiscrètes, les « blagues » habiles pour lui faire ouvrir sa serviette, montrer le dossier, déflorer sa défense ; et c’était, malgré toutes les rivalités, la grande solidarité, le groupement colossal de tout l’Ordre, avec son esprit de corps si fier, si puissant.

Puis, la suspension finie, quand la salle bourdonnante se vidait, et que les avocats dispersés rentraient aux chambres comme les abeilles à leurs alvéoles, Vélines et Henriette se séparaient aussi, plaidant souvent aux deux ailes opposées du Palais, lui au civil, elle au criminel. Ou bien les instructions absorbaient la jeune femme et elle quittait ensuite le Palais seule, sautait dans un fiacre pour se faire conduire à la Petite Roquette ou à la prison de Saint-Lazare, avec la ferveur humanitaire de mademoiselle Angély dont l’enseignement l’exaltait toujours.

De cinq à sept, monsieur et madame Vélines tenaient leur consultation. Le grand salon d’attente était quelquefois très peuplé, mais la plupart des clients allaient à André. Henriette voyait souvent madame Marty, toujours fiévreuse à mesure qu’approchait l’heure du procès. L’élégante divorcée voisinait, d’aventure, sur les sièges Louis XIII du salon de la place Dauphine, avec les parents troublés, lamentables et déguenillés de quelque petit gredin qu’Henriette prétendait innocenter le lundi suivant, à la huitième correctionnelle.

Les jeunes époux se retrouvaient enfin et se délassaient au dîner qu’on faisait long, discret, d’une intimité délicieuse. Alors on oubliait un peu qu’on était avocats, et l’on parlait… d’autre chose. Là, Henriette dépouillée de sa défiance se livrait tout entière, abandonnait à son mari son charmant esprit, sans réticence, sans arrière-pensée. Elle était fine et spirituelle à l’excès. Elle amusait Vélines comme un petit oiseau exquis au chant duquel il eut pris plaisir. La soirée, ils la passaient chez des amis… Et c’était une vie bourgeoise si calme, si égale, si douce, qu’ils semblaient véritablement avoir inauguré sur terre l’hymen nouveau, beau comme un rêve.

Au commencement de mai, Vélines se disait souffrant. Mais il avait tant de courage qu’il ne quittait ni les audiences ni son cabinet. L’heureuse Henriette, avec cette confiance insouciante qui fait toujours crédit au destin, ne se tourmentait pas, travaillait, prononçait distraitement : « Repose-toi donc, chéri… » Puis, un soir, à l’heure de la consultation, comme elle venait de reconduire une cliente, la porte de son cabinet s’ouvrit ; André pâle, défait, tout frissonnant, entra en murmurant :

— Je me sens très mal.

Ce fut pour elle l’écroulement subit de cette félicité paisible dont elle jouissait depuis qu’elle était au monde. Les yeux dilatés, elle contemplait Vélines grelottant de fièvre. Pour la première fois, elle comprenait que le malheur pouvait aussi fondre sur elle, comme sur tant d’autres, lui prendre son mari. Et, toute froide, elle vint à lui sans rien dire, l’enveloppa d’une caresse, l’entraîna dans leur chambre, le mit au lit avec une sorte de solennité, quelque chose de sacré dans sa tendresse, comme si elle avait atteint au terme de leur béatitude amoureuse. Et pendant que le valet de chambre courait chez le médecin, elle demeurait debout près du lit, les mains jointes, haletante d’une passion désespérée à la pensée qu’il allait peut-être mourir là.

Ses inquiétudes n’étaient pas sans raison et le docteur qui arriva bientôt les partagea. C’était de la gorge que le jeune homme souffrait abominablement. Quand, après l’examen, Henriette vit introduire entre les lèvres de son malade une lame qui gratta doucement les amygdales, elle sut quel était le mal qu’on craignait. Elle envisagea tout, l’analyse des membranes, le bacille, la diphtérie, et le sinistre de ces images la gagna : elle pénétrait dans la nuit tragique de l’horreur. Le médecin parti, le lugubre tête-à-tête recommença. Les jours étaient longs déjà : par la fenêtre ouverte, on apercevait le fer forgé du balcon en forme de corbeille, et le platane de la cour intérieure d’où venait le pépiement assourdissant des moineaux cherchant un gîte. Henriette retenait ses larmes. André, que la moindre parole déchirait, restait silencieux. Au bout d’un long moment, Henriette revint au chevet. Sans se parler, tous deux se regardèrent, et l’effroi de la séparation passa si clairement dans leurs yeux. qu’ils devinèrent leur muette et commune angoisse. André fit un effort pour sourire, et il articula tout bas :

— Ma pauvre chérie !…

Henriette, à bout de résistance, s’abattit sur le lit ; elle étreignit André en chuchotant :

— Je ne suis pas inquiète, tu sais : ce ne sera rien.

Mais lui sentait le mensonge de cette phrase. rien qu’à l’enlacement, au frémissement de sa femme. Il se jugea perdu. Alors un immense regret monta du fond de leurs âmes. Se quitter après quatre mois de cette union si douce, quand ce n’eût pas été trop d’une longue vie pour se goûter vraiment, se savourer l’un l’autre !… Et leurs efforts furent vains : ils pleurèrent. Ils se considéraient avidement, comme à la veille du grand départ…

Tard dans la soirée, on vit revenir le médecin, qui fit une piqûre de sérum. Il s’adressa ensuite à Henriette, et lui proposa de lui envoyer une garde de l’Hôtel-Dieu pour la veillée. Mais elle pâlit, ses traits s’altérèrent, ses yeux s’arrêtèrent avec une expression passionnée sur le visage de son mari, et, ferme, décidée, elle répondit :

— Non, non ; je veux rester seule.

Le médecin essaya d’insister. Elle se contenta de répondre non. Sa voix tremblait. Il comprit qu’elle ne quitterait pas ce lit une seule minute. En sortant, il l’entraîna vers l’antichambre, où se consumait une petite lampe, tandis que les vitres des vieux pastels miroitaient aux murailles. Il se pencha vers elle :

— J’ajoute, madame, que vous devez, en conscience, prendre toutes les précautions d’antisepsie, d’élémentaire prudence contre la contagion. Votre mari évitera, je l’espère, la maladie que nous redoutons ; il n’en faut pas moins agir comme s’il en était atteint. Si vous ne voulez abandonner à personne le soin de le garder, vous pouvez cependant vous défendre les séjours prolongés près de son chevet, surtout les contacts.

Elle répondit :

— Oui, docteur.

Puis elle revint à André, lui noua ses bras au cou, et, toute palpitante d’une exaltation qui lui faisait jouer follement sa vie, elle respirait longuement son souffle en lui souriant. La nuit fut pénible. Des lavages de la gorge apaisèrent le malade : il connut le sommeil affreux de la fièvre. Anxieusement, Henriette, assise contre le lit, le regardait dormir. Comme elle l’aimait ! Comment pourrait-elle continuer à vivre, s’il mourait ? Jamais elle n’aurait cru que son cœur pût vibrer à ce point. Et elle se remémorait les menues scènes de leur amour, qui avait été jusqu’ici une sorte de délicieuse amitié romanesque dont elle ignorait la force. Elle pensait maintenant :

« S’il meurt, je m’allongerai près de lui dans ce lit pour mourir à mon tour. »

En d’autres instants, elle se reprochait de lui avoir mal exprimé cette ferveur amoureuse dont elle-même n’était pas consciente. Ne lui avait-elle pas ménagé les caresses, les étreintes, les abandons ? Oh ! s’il guérissait !… Et les larmes mouillaient les dentelles de l’oreiller où posait la tête agitée du jeune homme.

Ensuite elle tomba au pied du lit à genoux et pria. Elle appelait Dieu ; elle priait avec une. ardeur de petite fille, s’adressait à la Vierge, aux saints. Et, par un effort surhumain, elle se retrouvait sereine, dans une quiétude souriante, chaque fois qu’André soulevait les paupières…

Le lendemain, la matinée fut bonne. L’après-midi, le thermomètre monta. Madame Mansart, prévenue par dépêche, arriva de Rouen vers quatre heures. Henriette se blottit dans ses bras en sanglotant.

— Oh ! ma fille ! est-il donc perdu ? répétait la grand-mère.

Elles étaient encore enlacées quand le médecin survint. Il avait reçu du laboratoire le résultat de l’analyse. Il fallait se rendre à l’évidence on était en présence d’un cas de diphtérie grave. Les deux femmes se turent, les sanglots arrêtés dans la gorge. Pendant une minute, ce fut entre elles une communion absolue dans la douleur ; elles s’aimèrent en cette angoisse, plus forte que toutes les rivalités naturelles, et, à pas lents, suivant le médecin, elles se rendirent près du malade.

Ses regards vagues d’homme qui souffre erraient par la chambre Bientôt il reconnut le chapeau rond, les bandeaux teints, le visage citron aux yeux de jais. Mais tous les sentiments s’abolissaient en lui : la main d’Henriette retenant la sienne, sur le drap, lui était une gêne ; ses baisers, une fatigue. La présence de sa grand-mère ne fut guère pour lui qu’une menace de mort, et son indifférence était telle qu’il souhaita d’en finir au plus vite et le balbutia d’une voix sourde, sans pitié pour les deux pauvres cœurs qu’il broyait…

Et ce furent encore trois jours pareils, atroces, sans espoir. Henriette était méconnaissable. Ses cheveux, rattachés sans ordre, déparaient son joli visage tout pâli par l’insomnie. Ses yeux brûlés s’agrandissaient, exprimaient tant de peine qu’on avait déjà devant elle ce respect imprécis, fait de compassion, de tristesse, qu’inspirent les veuves. Madame Marcadieu avait pu venir proposer ses soins elle avait repoussé son ministère comme celui de madame Mansart. Et elle était toujours debout au chevet de son mari, énergique, vigilante, procédant seule aux lavages, aux gargarismes, aux examens de la gorge. La fragilité de son corps résistait à tout, miraculeusement. Elle soignait André avec un zèle morne, presque farouche, avec la conviction de ne le point guérir, avec l’affreux chagrin de voir ce mari s’éteindre insensible, oublieux de leur amour. Madame Mansart et madame Marcadieu, attendries, se cachaient pour pleurer, ne répétaient que cette phrase :

— Ah ! les pauvres enfants ! les pauvres enfants !

Ce soir-là, au crépuscule, de larges épaules carrées glissèrent dans l’entrebaillement de la porte c’était Fabrezan qui arrivait en vieil ami, conduit là, tout droit, par le valet de chambre. Il s’arrêta une seconde ; il vit le grand lit où, sur l’oreiller chiffonné, s’agitait la forte tête rasée de Vélines, au masque pincé, terreux, presque mortuaire ; il vit debout, dans sa robe de chambre fripée, la main à sa hanche lasse, Henriette dont les yeux suivaient tous les mouvements de son mari, Henriette ardente, frémissante, Henriette amante. Les lambris étaient hauts, blancs, perlés dans les rainures. Des idylles aux couleurs enfumées étaient peintes au-dessus des portes. Un tapis de nuance tourterelle ouatait les pas. Sur un bonheur du jour aux galeries de cuivre, un amour doré supportait la sphère d’une pendulette, où de grosses aiguilles ouvragées tournaient lentement. Et, par toute la pièce, on n’entendait que le bruissement du balancier en forme de lyre.

Fabrezan-Castagnac demeurait au seuil de la pièce, consterné Quoi donc ! ces deux beaux enfants, image de l’absolu bonheur, allaient-ils être frappés si tôt ?

— Oh ! monsieur le bâtonnier ! dit Henriette qui venait de l’apercevoir.

Et, lamentable, défaite, portant déjà en elle tout le ravage de la séparation dernière, elle vint à lui et, tendant sa main brûlante, elle murmura, assez bas pour qu’André ne pût entendre :

— Vous m’aviez dit l’autre jour : « Ne faites pas deux parts de vous-même… soyez toute à votre mari… » Je vous jure qu’il m’avait tout entière… Oh ! s’il s’en allait… que resterait-il de moi ?…

— Que me chantez-vous ! il va guérir…

Le valet de chambre revint portant une carte : madame Marty était là ; « elle voulait absolument voir madame pour une affaire urgente ».

— Je ne connais plus qu’une affaire urgente, dit la jeune femme entre ses dents.

À ce moment, dans le fond de la chambre, contre la colonnette de la cheminée, Fabrezan distingua madame Mansart, en très petite vieille, affaissée dans une bergère, les mains croisées. Elle ne disait rien. Elle avait les yeux sur Vélines, se cachant presque, tout orgueil abdiqué, ne demandant qu’à être tolérée là, pour voir son petit-fils jusqu’au bout. Et, l’oreille tendue, elle guettait le souffle du malade, attendant avec épouvante la respiration rauque…

— Madame recevra-t-elle cette dame ? insista le valet de chambre.

— Dites que je ne reçois personne, que je ne sors pas d’ici.

— Cette dame n’aurait dit qu’un mot à madame, recommençait le pauvre homme, à qui la leçon venait d’être faite.

— Personne, réitéra nerveusement Henriette, je ne recevrai personne.

Puis se tournant vers Fabrezan :

— Tout le reste s’est évanoui pour moi ; mon métier n’existe plus ! Le Palais ? je consentirais bien à ne plus le revoir de ma vie, si à ce prix je gardais André…

Puis elle quitta brusquement le bâtonnier : c’était l’heure d’un badigeonnage des amygdales Elle retourna près du lit, prépara les pinceaux d’ouate, le jus de citron, et, toute seule, enlaçant le corps d’André, elle le souleva. Alors elle se fit tendre, maternelle, oubliant qu’on l’écoutait, l’appelant avec des noms suaves, baisant ses lèvres contaminées, s’offrant au mal.

— Je reviendrai demain, prononça Fabrezan.

Et il disparut, craignant de ne pouvoir conserver son sang-froid davantage. Ce qu’il avait vu l’avait bouleversé.

« Oh ! la force des femmes ! se disait-il, tout à son admiration pour Henriette. Qu’on les laisse donc envahir nos fonctions, qu’elles plaident, qu’elles enseignent, qu’elles écrivent, qu’elles philosophent : rien ne changera leur merveilleux tempérament. Le don de soi leur est trop naturel : plus elles seront grandies, plus le don sera grand. »

Et il se reprocha d’avoir douté d’Henriette, du bonheur d’André. Ah ! le pauvre Vélines s’il avait la chance de vivre, quelle épouse il aurait là !…

Cependant l’annonce de cette maladie se répandait au Palais, avec ce nom tragique de diphtérie qui émeut plus particulièrement qu’un autre ; et, après la fin des audiences, de quatre à cinq heures, c’était un défilé ininterrompu de confrères traversant en hâte la place Dauphine pour prendre des nouvelles. Louise Pernette arriva la première, atteinte dans sa sensibilité de fiancée, plaignant son amie, les yeux humides de larmes. Maurice Servais venait deux fois par jour, véritablement anxieux, avec cette sincérité dans l’amitié qu’on possède à vingt ans. Le secrétaire de Ternisien passait aussi quotidiennement ; madame Martinal vint à son tour, mais le seul mot de diphtérie la faisait frémir à cause de ses trois petits chéris, et elle s’arrêtait à la loge du concierge, avec la peur, eût-on dit, de frôler les murailles, frissonnante dans cette maison où elle croyait revivre sa propre douleur. Puis, c’étaient encore monsieur et madame Clémentin, toujours obséquieux, Blondel ou son secrétaire ; puis, Lecellier, qui, briguant le bâtonnat, montrait de la sympathie à tout le monde ; mademoiselle Angély, qui, au retour de sa colonie pénitentiaire d’Ablon, accourait place Dauphine ; madame Surgères, l’avocate féministe, qui se présentait en évangéliste pour soutenir sa sœur malheureuse, lui prêcher la force d’âme et la nécessité de vivre malgré tout, pour la cause. Isabelle Géronce écrivit un billet parfumé, et tous les stagiaires, un à un, sonnèrent à la porte, demandant comment allait maître Vélines.

Le soir du huitième jour, il y eut une amélioration dans l’état du malade. Le lendemain, la nouvelle en était confirmée. Alors, dan monde du Palais, à la légèreté parisienne, que l’idée de la mort très voisine avait superficiellement apitoyé, ce fut un soulagement. Par réaction, le samedi suivant, à la Conférence, on « blagua » Vélines, sa gravité, ses plaidoiries ternes, sa femme, et jusqu’à son beau-père, le président Marcadieu, qui, en sa qualité de magistrat, fut étrillé plus ferme qu’un autre…

La convalescence fut lente : on cessa de s’occuper des Vélines Le Palais et ses mille rouages continuaient à fonctionner. De la cour de Mai à la place Dauphine, de la correctionnelle au tribunal civil, par toutes les chambres, on plaidait. Deux avocats manquaient : on n’y prenait point garde.

Fabrezan, toujours surmené, allait de temps à autre serrer la main d’André pendant la suspension d’audience de deux heures. Il jouissait de la béatitude d’Henriette, de l’épanouissement de Vélines. Tous les clients avaient été congédiés, les petits procès confiés à Maurice Servais, les grosses affaires remises. Madame Marty espérait qu’on gagnerait ainsi l’été, la période des vacations, et que son enfant lui serait laissé jusqu’à l’automne. La grand’mère s’en était retournée à Rouen, enchantée de sa belle-fille : toutes deux prétendaient se chérir tendrement. Henriette était redevenue une petite femme très simple, exempte de soucis professionnels, toute au bonheur de conserver ce cher mari qu’elle avait pensé perdre. Le bâtonnier n’avait pas de termes assez vifs pour la louer : elle était admirable d’abnégation, toujours aux côtés de Vélines, le cajolant, le réconfortant. Le jeune homme parfois s’attristait. Cette terrible maladie avait atteint profondément les cordes vocales. Retrouverait-il son organe ? Henriette, inquiète au fond, passait son temps à le rassurer, faisait toutes sortes de projets : on le mènerait aux eaux, à Uriage, il se reposerait ; elle le soignerait si bien !… Et, devant Fabrezan, elle lui faisait hausser le ton pour que le vieux maître jugeât du progrès de sa voix.

« Voilà bien les femmes ! se disait Fabrezan. Celle-là qui me chantait, il n’y a pas deux mois, son enthousiasme juvénile, sa passion de plaider : « Avocate ! Vous ne pouvez pas savoir à quel point je le suis… Ma personnalité de jeune fille, je l’ai conservée intacte. Le mariage ne m’a pas amoindrie… » Allez-vous-en-voir ! Pour une crise d’inquiétude où son amour d’épouse a reçu le vrai coup de la peur, je la retrouve éperdument raccrochée à ce mari dont son orgueil s’était méfié. Littéralement, elle l’a repris à la mort, elle a fait le miracle. De plaidoiries, il n’est plus question ; de personnalité, non plus : le mari l’a mangée. Et le plus étrange est que la petite exulte. Elle a sauvé son homme le Palais peut crouler à côté d’elle… Non, non la face du monde n’a pas changé ; elles sont toujours, avant tout, des amoureuses. »

Peu à peu l’été s’avançait. Les forces de Vélines ne revenaient pas vite ; mais il se sentait hien dans la tiédeur de sa maison, où la présence de sa chère Henriette mettait un charme continu. Il voulait qu’elle ne le quittât point d’une minute, comme si une angoisse puérile lui fût demeurée depuis les instants où il avait cru la quitter pour toujours. Ils lurent ensemble des romans. Ils lisaient, des après-midi entières, de chaudes après-midi de juin, de juillet, où le ciel parisien se plombe, où le sourd fracas de la ville ressemble à un roulement orageux. Le petit salon blanc était silencieux, discret comme une chapelle ; les pendeloques de cristal du lustre vénitien se miraient immobiles dans l’eau ternie des glaces ; les perses des tentures fleuraient encore la cotonnade neuve. La voix d’Henriette lisant haut, berçait le jeune homme. Ce fut une période exquise.

Parfois, le soir venu, Henriette se penchait à la fenêtre. À ses pieds, s’allongeait le triangle de la place Dauphine. Elle pensait qu’en ce bout de l’île, au temps de saint Louis, fleurissaient les jardins royaux ornés d’oiselleries, les verts bosquets qu’un petit ruisseau coupait en deux, et elle imaginait la jolie reine Marguerite, en hennin. s’y promenant de cet air mélancolique et sage qui sied à l’épouse d’un saint roi. Puis ses regards, tournant à droite, cherchaient le vieux palais où s’accomplit leur mariage. La jolie reine avait là ses appartements secrets aux noms si poétiques : la chambre aux eaux de rose, la chambre de parade, la chambre des bains, la chambre blanche… Qu’était-elle, cette chambre blanche ? Et Henriette se la figurait lambrissée de marbre, tendue d’un damas couleur de neige, avec des lis peints au plafond, et des jonchées de roses crème à terre. Et la jolie reine s’y tenait réveillée, attendait le plaisir du saint qui la venait voir à l’aube avec grande révérence…

Henriette restait là longtemps, très rêveuse. Comme il était vénérable, ce Palais ! que de beaux souvenirs dormaient en lui ! Et elle en avait une fierté profonde, comme d’une noblesse familiale dont elle participait.

— Que fais-tu là, chérie ? lui demandait André.

— Rien du tout, répondait-elle.

En allongeant un peu le cou, elle voyait là-bas l’escalier aux rampes blanches et son esprit ailé en gravissait les marches. De sa fenêtre on n’apercevait qu’un seul des deux lions de pierre grise, successeurs du lion doré qui, dans la grande salle du Parlement, « la tête baissée, la queue entre les jambes, était là pour faire entendre que les plus grands doivent s’humilier en entrant ». Et elle se rappelait même cette phrase solennelle du vieux chroniqueur : « Les lions du trône de Salomon figuraient la même chose »

Souvent le matin, avant d’aller à table, elle s’attardait à cette fenêtre. Le soleil de midi noyait le degré ; les membres du lion se modelaient puissamment, et toute une procession d’hommes graves, magistrats, avocats, avoués, greffiers, plaideurs, la serviette sous le bras, montaient le vaste perron, se hâtant vers les audiences commençantes Le valet de chambre cherchait madame pour annoncer le déjeuner. Vélines s’approchait, embrassait sa femme joyeusement ; et il ne s’avisait pas qu’une mélancolie passait sur le visage un peu pâle d’Henriette.

Ils ne devaient partir pour les eaux qu’à la fin d’août. Jusque-là Vélines avait ordre de se promener peu, de se suralimenter, de se reposer beaucoup. Sans cesse il s’alarmait de l’état de sa voix, questionnait Henriette, consultait de nouveaux spécialistes. Il lui était défendu de travailler, de recevoir le moindre client ; toutefois il comptait bien reprendre à la rentrée cette grosse affaire d’escroquerie où était impliqué le fondé de pouvoir de la Banque Continentale. Et il entendait recouvrer pour cette époque tous ses moyens, surtout sa voix dont il était orgueilleux. cette voix mâle qui, au début d’une plaidoirie, décelait sa sûreté, sa maîtrise, sa force. En attendant, son cabinet restait fermé, tant il redoutait la tentation de retourner à ses dossiers. Henriette n’avait pas le loisir d’entrer dans le sien. Pourtant toutes les pièces du procès Marty étaient là, avec le plan de sa défense ; souvent elle ouvrait la porte du sanctuaire, un soupir léger sur les lèvres…

Des nuits entières, elle rêvait de la huitième chambre, du petit parquet, de la cour, où elle se voyait plaidant péniblement des causes compliquées. Elle s’ennuyait de ses confrères, de l’animation des Pas Perdus, de ses clients de la Petite Roquette, même de sa robe qu’elle n’avait pas enfilée depuis si longtemps…

Un jour. Vélines s’étant assoupi après le déjeuner, elle n’y tint plus, posa rapidement son chapeau, mit ses gants et partit à la dérobée, disant aux domestiques qu’elle sortait pour un quart d’heure. Si proche d’elle, avec ses frémissements intenses de temple où vit tout un peuple sacerdotal, le Palais l’hypnotisait, la magnétisait : elle y revenait d’instinct, machinalement docile à la domination de cette grande chose impérieuse qu’elle servait. Et, filant le long des maisons de la place, elle gagna la rue de Harlay.

Mais d’abord elle se retint d’entrer, C’était encore un plaisir trop vif, une volupté non permise, et elle obliqua vers le quai de l’Horloge. Elle se donna le prétexte d’aller revoir cette porte de la Conciergerie dont elle adorait le caractère gothique si intact, si pur ! Elle cheminait lentement au bord de l’eau, en touriste, regardant loin dans le passé le vieux Palais originel. Il avait été d’abord le lieu des galas royaux, l’hôtellerie des empereurs, fier de sa façade magnifique aux cinquante-trois fenêtres en ogives, de sa grande salle, la plus riche du monde, rehaussée d’or et d’azur, et dont chaque pilier supportait la statue d’un roi. Toute l’histoire de la France tenait dans ce monument. Et des réminiscences de choses lues autrefois revenaient en foule à l’imagination d’Henriette. C’était le maître d’hôtel d’Hugues Capet devenant fou furieux pour avoir touché de son bâton les reliques de saint Magloire exposées dans la grande salle. C’était le roi Robert y guérissant un aveugle, le jour de Pâques, rien qu’à l’asperger de l’eau de son bassinet après s’être lavé les mains. C’était Jean sans Terre y logeant. L’admirable conducteur de peuple qu’était saint Louis y avait laissé de mystiques et impérissables souvenirs. Marguerite de France y était morte de la peste. Dans cette merveilleuse grande salle, qui semblait demeurer vraiment, de siècle en siècle, le théâtre intime de la politique européenne, François Ier recevait le défi de Charles-Quint. Puis la vie multiple du menu peuple affluait au Palais : le commerce parisien venait y abriter ses échoppes. Et c’étaient des étalages de dentelles, de galons, de broderies, une bimbeloterie au milieu de laquelle les belles dames de la Fronde promenaient leurs doigts frémissants d’acheteuses, tandis qu’à l’intérieur se développait la force de ce corps formidable : le parlement de Paris.

Henriette s’exaltait dans la rêverie. La longue façade aux rangées de fenêtres régulières avait ici un renflement, et la tour de César, ronde, « moyen-âgeuse », avec les créneaux, la poivrière et l’épi, rompait la monotonie des bâtiments où siège la cour de cassation. Enfin le portique ogival de la Conciergerie apparaissait, très noir, enfoncé entre les énormes tours gothiques qui le flanquaient à droite et à gauche, massives comme un ouvrage de fortification, avec leur rondeur archaïque, leurs croisées étroites percées en meurtrières, leur aspect de geôle, — la sinistre tour de Bon-Bec, où l’on infligeait la torture, et la tour d’Argent

Alors Henriette revoyait toute l’histoire de cette vieille puissance judiciaire, cette magistrature antique, ces ancêtres de nos juges modernes, avec leurs abominations, leur turbulence politique, leur grandeur, la rivalité qui les faisait éternels adversaires du pouvoir royal, leur dignité majestueuse, sous le mortier de président ou l’hermine de chancelier Puis, c’était, à côté, la vigoureuse poussée de la confrérie de saint Nicolas, l’ordre des avocats et des procureurs, l’Ordre tout court, vénérable, orgueilleux, généreux, se grisant de son propre honneur, gratifié de préséances, de privilèges, d’immunités, se créant à soi-même sa noblesse. L’un fait remonter sa profession « jusqu’au Verbe divin, plaidant devant Dieu pour défendre la postérité d’Adam ». Un autre prétend qu’elle est le plus bref chemin pour aller au ciel. D’Aguesseau chante son indépendance, écrit sur elle un dithyrambe, Merlin s’écrie pompeusement « L’avocat a le globe pour territoire ». Et le rôle des avocats est en effet sublime à ces époques de justice ténébreuse, omnipotente et étroite. Henriette sentait peser sur elle la gloire de cette ascendance ; elle en était l’héritière.

Elle voyait se découper maintenant, à l’angle du monument, ce donjon gracieux coiffé de travers par son campanile grêle, qui est la tour de l’Horloge Le trottoir désert tournait : elle se trouva mêlée à la foule qui descendait à cette heure le boulevard du Palais, dans un fracas de tramways, de fiacres, d’automobiles. Elle atteignit la grille de la cour de Mai, dont les fers de lance et les écussons dorés luisaient au soleil.

Alors le temple s’éploya devant elle dans toute sa splendeur, très grave, très sévère, très grand. L’aile droite, occupée par le tribunal civil, se baignait avec ses hautes fenêtres, son architecture théâtrale, dans une lumière crue de midi, tandis que les bâtiments de gauche, se noyaient d’ombre, comme formés de pierres noires. Mais au fond, allégé par l’élévation de son escalier monumental, avec son portique aux quatre colonnes froides et nues, son frontispice grec, ses statues mythologiques et son dôme lourd, le corps principal du Palais s’ouvrait par trois portes géantes. Dominant le tout, aérienne, envolée vers l’azur, la Sainte Chapelle apparaissait comme une cathédrale de rêve. Des pinacles, posés sur des contreforts, hérissaient son pourtour. Des gargouilles, tendant leur col hardi de chimères, s’étageaient du haut en bas de ces contreforts. Le toit montait en pente audacieuse, jusqu’au faîte garni d’orfèvrerie ; la flèche s’élançait d’un jet, fuselant encore les formes gracieuses du monument. Et la chapelle s’élevait ainsi, étroite, mystérieuse, sans un arc-boutant, sur des assises invisibles, comme soutenue par sa propre légèreté.

Henriette avait le cœur battant. Elle hésita, une seconde. Puis l’attrait fut trop vif : elle traversa la cour, gravit l’escalier, pénétra dans la galerie marchande.

Il y avait encore foule dans la salle des Pas-Perdus. Elle poussa l’un des vantaux, ne voulant parler à personne, décidée à ne pas s’attarder, à respirer seulement une bouffée de cet air spécial du Palais qui manquait à sa vie. Après sa longue réclusion, ses trois mois de solitude, le grouillement de tout ce monde lui causa un vertige : elle ne vit que le papillotage des rabats légers parmi les robes noires, et le grand mouvement de va-et-vient, cadencé, régulier, qui avait l’ampleur même de la salle.

— Ah ! chère amie, vous voilà enfin ! dit une voix très douce auprès d’elle ; comment va votre mari ?

Et elle reconnut madame Martinal qui s’avançait, en robe, pour lui souhaiter la bienvenue. Henriette fît ce mensonge véniel :

— Oh ! j’entre en passant, pour serrer la main aux amis. Quoi de nouveau dans le Palais ?

— Toujours des potins… Mais, venez vous asseoir-là ! dit la veuve, en l’entraînant vers l’un des rangs de stalles qui garnissent les murs.

L’intérêt d’Henriette s’allumait. Elle ne résista pas. Madame Martinal commença :

— Il y a d’abord l’histoire des Clémentin. Les pauvres gens ont bien des ennuis. Dans une descente de justice à Ménilmontant, on a découvert le cabinet… Vous savez, ce cabinet légendaire où Clémentin aurait reçu des apaches, et dont on causait sans trop y croire ? Eh bien ! il existait, et l’on a déniché là quelque chose de bien curieux. Imaginez que Clémentin avait fondé une association, une sorte d’assurance : on lui payait un petit abonnement, moyennant quoi, s’il vous arrivait malheur, certaine nuit, au sujet d’un passant attardé, il vous défendait gratis et de la belle manière. Vous voyez cela, n’est-ce pas ? une garantie contre les conséquences du « surinage », l’avocat à forfait pour toutes les circonstances. Il paraît qu’il avait beaucoup de clients. Aussi sa spécialité, c’était d’obtenir des non-lieu ; on comprend maintenant pourquoi il harcelait les substituts, les juges d’instruction : qu’il plaidât ou non, c’était toujours le même prix !

La gentille femme racontait le scandale tranquillement, sans s’émouvoir : Mais Henriette, indignée, avait pâli.

— Et Fabrezan a appris cela ?…

— Mais oui, et il a estimé que ce n’était pas joli. Le conseil de l’Ordre s’est rassemblé avant-hier : personne n’a pu savoir ce qu’on y a dit ; on pense que Clémentin sera rayé.

— Je l’espère bien ! se récria Henriette.

Mais la jeune veuve, lissant les plis de sa toge :

— Ah ! que voulez-vous, on a du mal à vivre. Il faut parfois être audacieux pour arriver, si l’on n’est pas transcendant. Je vous accorde que le système de ce malheureux Clémentin avait quelque chose de louche ; mais, entre nous, ma chère, quand on est avocat, y a-t-il lieu de tant faire le dégoûté ? et pour ne pas prendre toujours ce caractère de compagnonnage avec le rebut de la société, notre métier est-il si scrupuleux ?… Oh ! je connais les nobles discours du bâtonnier, à la Conférence, sur l’honneur de notre profession, la générosité de son essence, notre passion de la justice… Tout cela est bel et bon, ma chère, mais dans la profession il y a, comme on dit, à boire et à manger. À nous examiner de près, notre souci est-il de faire triompher la justice, ou bien notre client ? Éclairons-nous Le tribunal, où cherchons-nous à l’aveugler ?… Tenez, ce même Clémentin à qui chacun jette la pierre parce qu’on l’a découvert embourbé dans un vilain monde, — en faveur duquel il ne plaidait d’ailleurs pas en d’autres termes que vous ou moi., — je l’ai vu parfaitement honorable, la semaine dernière, se présenter devant la cour, où il était appelant, pour une vieille affaire de créance au nom de cette dame Gévigne que nous connaissons tous ici. Ma chère, la question était si claire qu’un de mes enfants l’aurait facilement résolue. La dame réclamait six mille francs à un particulier ; mais, la presque totalité de la créance ayant été cédée à une société de voitures en faillite, dirigée par l’individu, la plaideuse venait en même ligne que les créanciers pour réclamer sa part au marc le franc. Eh bien, j’ai vu Clémentin ergoter pendant une heure devant le président Erambourg, sur une lettre dont il est arrivé à dénaturer complètement le sens. Tout le monde disait qu’il était très fort. Nul n’a songé à s’offusquer. On ajoute même que Fabrezan lui a soufflé ses meilleurs arguments. D’ailleurs, il a gagné son procès.

Henriette restait songeuse. Elle n’avait pas le scepticisme résigné de son amie.

— Moi, disait-elle enfin, je crois toujours aux causes que je défends.

— Vous vous suggestionnez, parce que vous avez une belle petite âme enthousiaste, chère amie. Je n’en puis, hélas ! dire autant. Je fais mon métier comme je peux, comme tout le monde, en mettant quelquefois une cloison étanche entre ma conscience et mon cerveau. Tenez, on parle beaucoup, en ce moment, de cette jeune femme que vous voyez là-bas monter l’escalier de la galerie carrée, en compagnie d’un monsieur. C’est madame Mauvert, la femme d’un honnête négociant du Marais qu’elle a lâché avec quatre petits enfants pour suivre Sylvère, Georges Sylvère, le jeune portraitiste à la mode, Sylvère a beaucoup d’amis au Palais, et, comme la dame est à la veille d’intenter reconventionnellement une action en divorce, il faut voir tous mes confrères tourner autour d’eux, comme des bêtes de proie qui flairent la décomposition. C’est à qui leur fera des coquetteries. J’en connais, de nouveaux mariés, qui envoient leurs jeunes femmes de vingt ans en visite chez le faux ménage. Que pensez-vous, chère amie, de cette épouse peu recommandable, laissant à l’abandon ses quatre petites filles, un mari parfaitement honnête ? Mais, surtout, que pensez-vous des avocats qui font des bassesses pour obtenir de défendre devant le tribunal, au profit de la vilaine dame et au préjudice de l’honnête marchand, les droits souverains de la passion ? Au fond, je trouve que madame Mauvert mériterait d’être fouettée ; cependant, je sais bien que, si elle me confiait son procès, je présenterais à la barre son apologie.

Elle riait d’un rire un peu triste, subissant avec sa douceur coutumière, sans essayer de se donner le change, la laideur du monde. Mais la rêveuse Henriette demeurait troublée ; elle restait sans répondre, suivant des yeux la très élégante silhouette de femme qui disparaissait là-haut, à l’entrée de la galerie carrée. À la fin, elle dit seulement :

— Mon mari m’a souvent parlé de Sylvère comme d’un bon camarade ; même, il projette toujours de lui commander mon portrait…

Subitement, elle tressaillit. Elle venait d’apercevoir Fabrezan en compagnie d’Alembert. Mais à peine reconnaissait-elle le brillant ingénieur dans cet homme las, aux cheveux grisonnants, que le chagrin ravageait. Le bâtonnier lui avait pris le bras, paternellement : Alembert, semblait dans une heure de découragement absolu. Henriette le savait : ils parlaient de l’enfant. Sans qu’elle eût entendu un seul mot du père, elle devinait son éternelle lamentation, et, dans sa sensibilité de femme, elle eut une pitié profonde pour ce garçon sympathique et léger, déjà si terriblement puni, et qu’elle comptait bien charger encore en plaidant. Un premier doute frôla son âme d’avocate. Cette petite Martinal vous déprimait en vous désabusant

Mais déjà la veuve s’occupait d’autre chose. Elle disait :

— Ah ! pauvre Louise Pernette !…

— Pourquoi « pauvre Louise » ? interrogea Henriette.

— Ma chère, regardez un peu Isabelle Géronce contre la porte des référés.

Il y avait, à cette heure, une telle affluencedans la salle des Pas-Perdus, la procession des robes judiciaires était si animée, si compacte, qu’Henriette eut peine à découvrir l’avocate, d’autant que ses yeux s’égarèrent, un moment, à suivre la mimique d’un dialogue engagé entre deux célèbres procéduriers, Blondel et Lamblin, adversaires dans une affaire civile, et dont la voix dominait par instants la grande rumeur de marée. Quand son regard eut enfin rencontré la professionnelle beauté de l’Ordre, elle vit en même temps Maurice Servais qui l’écoutait de son air timide et inspiré de grand enfant génial. Alors madame Martinal lui raconta le caprice que l’ami de Louise avait inspiré à la superbe femme. Celle-ci ne s’en cachait point, montrait ouvertement son goût pour lui, allait l’entendre quand il plaidait, le complimentait avec ostentation, le happait dans les couloirs pour un bout de causerie, plaisantait, de-ci, de-là, son sort d’éternel fiancé réduit aux rendez-vous de la galerie Saint-Louis, sous la surveillance d’un municipal.

Henriette l’observait maintenant. Sa toge noire la drapait comme le lin aux mille plis des statues fameuses. La toque surmontait les torsades savantes de sa chevelure noire. Elle avait un profil admirable, la joue finement poudrée. — et, séduisante, magnifique, consciente de sa beauté faite pour charmer des masses, elle ensorcelait perfidement le candide prétendant de la petite stagiaire

— Oh ! cette Géronce ! fit l’indulgente Henriette, qui se bornait à soulever les épaules. Mais où est Louise ?

— Louise, elle, se tue à travailler. Elle ne quitte plus les audiences que pour s’enfermer avec le Dalloz dans sa petite chambre de la rue du Cloître Notre-Dame : elle voudrait tant devenir riche pour acheter son bonheur ! Je crois qu’elle défend une dame Leroy-Mathalin la semaine prochaine. C’est sa première affaire sérieuse. Elle s’éreinte… Avec cela, les coquetteries d’Isabelle Géronce ne lui échappent point ; elle ferme les yeux ; elle est très digne dans son chagrin, la pauvre petite, mais je vous assure quelle fait peine à voir.

Cette histoire attristait Henriette : elle se retourna pour retrouver là-bas l’autre douleur, celle que le divorcé contait à Fabrezan, mais Alembert était parti et le bâtonnier causait maintenant avec une dame qu’Henriette ne connaissait pas.

C’était madame Faustin, cette jeune femme abandonnée par son mari dont le bâtonnier avait reçu la visite au mois de mars. Malgré les conseils qu’il lui avait donnés, la malheureuse n’avait pas immédiatement recouru aux moyens judiciaires pour obtenir une pension du père de son enfant. S’accordant toujours de nouveaux délais, elle avait lentement épuisé les quelques billets de cent francs qui lui restaient encore, tout en se perdant les yeux à faire au crochet des parures pour la lingerie, qu’elle vendait trente sous à une dentellière de la rue Saint-Honoré. Puis le moment était venu où, malgré sa parcimonie, elle arrivait aux dettes : alors elle s’était décidée et sa demande était depuis quelques jours entre les mains d’un avoué. Mais Fabrezan la gourmandait un peu rudement d’avoir attendu l’été, la veille des vacances, pour intenter le procès, ce qui la condamnait à de longues semaines de misère, jusqu’au jugement.

Comme elle se justifiait de son mieux, alléguant l’espoir qu’elle avait eu de gagner quelque argent, tout à coup Fabrezan eut un geste de satisfaction : il avait aperçu madame Martinal, à côté d’Henriette, sur le banc. C’avait été pour lui un trait de lumière. Et, entraînant son interlocutrice, il venait maintenant aux deux amies, ses grandes manches envolées, ses larges souliers glissant sur les dalles. La jeune femme le suivait en l’écoutant. Elle était délicate et simple, avec de longs yeux bleus caressants sous ses bandeaux de brune.

D’abord il s’informa de Vélines, des petits Martinal, en bon père de famille qui voudrait voir toute sa maisonnée heureuse. Puis, s’adressant à la veuve, il lui présenta madame Faustin, dont il dit la situation.

Son esprit ingénieux s’était complu à cette opposition des deux femmes si pareilles, et cependant si différentes, toutes deux livrées à elles-mêmes, isolées dans la bataille de la vie, également dépourvues du soutien de l’homme, ayant les mêmes responsabilités maternelles, et dont l’une triomphait pourtant, victorieuse du sort, ayant reconstruit son foyer par ses propres moyens, tandis que l’autre, incapable d’exister seule, naufragée, dépendait du secours de tous, tendait la main, appelait à l’aide.

— Vous vous entendrez merveilleusement toutes deux, leur disait Fabrezan, tandis que par discrétion Henriette s’était écartée. Votre destin fut à peu près le même… Madame Martinal sera enchantée de vous consacrer tout son dévouement, toute sa bonté. Elle vous comprendra mieux qu’un homme ne l’eût fait Vous trouverez en elle plus qu’un conseiller : une amie.

Les deux jeunes femmes se considérèrent, un moment. Leurs yeux qui avaient tant pleuré se pénétrèrent, et il sembla qu’en une seconde tout leur passé se réveillait. Elles ne dirent rien, tout d’abord, et, d’instinct, leurs mains s’étreignirent. Madame Martinal, à la fin, murmura :

— Racontez-moi tout…

Fabrezan les regardait, souriait. Il trouvait le contraste joli, ravi d’avoir provoqué cette rencontre, et il les laissa causer à l’aise, prit une dragée dans sa bonbonnière, gagna la porte, un peu ému. Mais là, il rejoignit Henriette et l’interpella :

— Ma petite madame, savez-vous à quoi je pense ? Je pense qu’au barreau, dans certains cas, quand il s’agira, par exemple, de réconforter de pauvres jeunes femmes, vos sœurs, vous nous rendrez toujours des points.

— Je ne vous le fais pas dire, monsieur le bâtonnier ! s’écria Henriette, glorieuse.

Lui s’en allait à son cabinet du secrétariat de l’Ordre ; elle se pressait de rentrer, songeant à son mari. Galerie Duc, ils se séparèrent.

Mais voilà que, dans le grand couloir pareil à un cloître de couvent, s’avançait une jeune avocate à la démarche légère et dansante, si fine sous l’ampleur de l’accoutrement judiciaire qu’elle venait sans bruit sur les dalles. C’était Louise Pernette, plus élancée que jamais, le rire éteint, amaigrie, les lèvres d’un rose pâle d’anémique.

Elles ne s’étaient pas vues depuis longtemps : elles s’attardèrent ensemble.

— C’est vrai, disait Louise, j’ai été un peu souffrante : la chaleur se supporte mal, l’été, à Paris ; puis je travaille beaucoup. C’est dur de vivre… J’ai une grosse affaire, la semaine prochaine, et ma cliente m’assomme.

— Pauvre petite amie ! je vous souhaite du courage.

— Oh ! du courage, j’en avais pour quatre autrefois, mais je crois bien que ma provision s’épuise.

Elle souriait encore, mais si tristement que le cœur d’Henriette se serra, tandis que l’image d’Isabelle Géronce, ensorcelant Maurice Servais, là-bas, à la porte des référés, lui revenait en mémoire. Et l’aventure était bien simple de Maurice si jeune, Maurice un peu égaré dans l’interminable labyrinthe des fiançailles à travers lequel le conduisait son amie, sans que le mariage apparût jamais à l’horizon, Maurice rencontrant la grande séduction, Maurice tenté et n’ayant pour se défendre que le souvenir des tendres sourires dont le favorisait Louise. Et. dans la crainte que sa jeune confrère ne s’en alla tout droit à la salle des Pas-Perdus et ne fût témoin du colloque qui l’aurait déchirée, Henriette la retint quelques minutes encore.

André, un peu inquiet de cette sortie imprévue, guettait Henriette à la fenêtre du petit salon blanc. Elle arriva toute vibrante, une flamme aux joues, reconquise par le Palais, incapable de cacher sa fièvre. Elle enveloppait son mari de caresses, lui demandait pardon de sa fugue, entremêlait ses excuses du récit des potins entendus.

Vélines la considérait avec une mélancolie soudaine. Puis, quand le bavardage fit trêve :

— Ma pauvre petite, c’est moi qui fus coupable. Elle s’étonnait, l’interrogeait de ses yeux gais,

grands ouverts. Il reprit :

— Oui, oui, j’ai mal agi envers toi : je t’ai gardée ici, je t’ai occupée quatre longs mois de ma personne, accaparée, emprisonnée Je ne suis qu’un égoïste. C’était si bon de t’avoir sans cesse à moi, de laisser bercer ma faiblesse par tes chères mains, de t’avoir toute ! Et j’ai oublié tes goûts personnels, ton amour de la profession, ton plaisir. Le Palais t’a manqué. Tu as souffert, et tu ne le disais pas ! Il fallait te plaindre, Henriette : je serais demeuré tout seul, tu te serais remise aux affaires : moi je n’y ai pas pensé.

— Mais non ! s’écria-t-elle en se jetant à son cou ; pouvais-je souffrir près de toi ? pouvais-je m’ennuyer ? Les semaines de ta convalescence ont été au contraire exquises, mon ami chéri. Est-ce que je ne t’aime pas ?

Il la prit aux épaules, la tint devant lui longtemps, la dominant de sa haute taille, la regardait avec une expression d’amour infini. Il eut un léger soupir, qu’elle ne remarqua pas, et dit :

— Ma chère petite fille, tu retourneras au Palais, demain, tous les jours.