Les Dames du palais/2/1

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 93-118).

DEUXIÈME PARTIE

I

Fabrezan-Castagnac, bâtonnier de l’Ordre, cette année-là, possédait place Malesherbes un petit hôtel où il logeait avec ses gendres et ses filles, s’étant réservé le premier étage et le rez-de-chaussée. Au demeurant, sa maison véritable était le Palais, où se passait sa vie, où il déployait l’incroyable énergie de ses soixante ans dévorés d’activité, où il s’épanouissait plus à l’aise dans sa robe judiciaire qu’en déshabillé au coin de son feu.

Quand, à onze heures trois quarts, son automobile s’arrêtait sur le boulevard devant les hautes ferronneries dorées de la cour de Mai, on en voyait sortir ce grand vieillard à la démarche pesante, qui gravissait le degré géant de l’allure lourde, tranquille et heureuse d’un bœuf majestueux s’en allant au labour. À l’audience, dans la salle des Pas-Perdus, on l’aurait reconnu de loin entre cent à la carrure de ses épaules énormes, grossies des fronces de la robe, au pompon de sa toque garni d’épingles, que, par un geste instinctif, en feuilletant les pièces d’un dossier, il piquait là sans interrompre une plaidoirie ou la discussion d’une affaire. Une autre de ses manies était le grignotement perpétuel de friandises qu’il cachait dans une poche intérieure, de petits gâteaux secs, des fruits, même des dragées qu’il croquait en pleine audience, pendant que son fin visage de vieux portrait, aux yeux matois, aux beaux favoris blancs, se levait moqueusement vers l’adversaire.

Il aimait le Palais, qui l’abritait depuis quarante ans ; il aimait le droit, la procédure, les débats, jusqu’à se passionner pour une affaire de corsage, jusqu’à rire aux éclats d’une dispute à la barre entre deux adversaires. Il aimait surtout l’Ordre, ses jeunes stagiaires, prenant au sérieux son rôle de bâtonnier, les éduquant, les moralisant à la mode des grands anciens comme Paillet, comme Chaix d’Est-Ange, et ses discours d’ouverture de la Conférence était des morceaux que l’on gardait pieusement à la bibliothèque.

Dès huit heures du matin, il recevait dans son cabinet du rez-de-chaussée, place Malesherbes. C’était une vaste pièce meublée surtout de livres et de tapis : une bibliothèque la garnissait sur trois faces ; de merveilleux tapis égayaient l’atmosphère de leurs claires et vives couleurs persanes. Au centre, le bureau monumental régnait, envahi par un désordre où c’était miracle que le vieux maître put retrouver ses dossiers. Et quand il était assis là, découpant sur une tenture verte et blanche sa belle tête à la Largillière, discret comme un ecclésiastique, malin comme un robin de race, expert comme le pontife de la chicane parisienne, il semblait véritablement à ses clients un dieu, donneur d’oracles.

Ce matin-là, un matin joyeux du commencement de mars, où la place apparaissait tout ensoleillée derrière le tulle des rideaux, Fabrezan décachetait son courrier, quand il aperçut sur sa table entre plusieurs autres la carte de madame Gévigne, la plaideuse presque aussi célèbre au Palais que le bâtonnier lui-même. Depuis huit heures, la pauvre femme attendait, venue du fond de Vaugirard en omnibus, levée avant le jour, ravagée par cette passion de la chicane qui l’attachait à la robe des avocats comme les dévotes détraquées à celle des prêtres. Fabrezan haussa les épaules d’abord, et continua de lire ses lettres ; mais peu après une curiosité le harcela : cette carte sollicitait son attention. Il se plaisait trop lui-même à ce jeu des points de droit compliqués où s’affolait l’esprit de cette femme. Il sonna, et, s’assurant qu’elle était bien la première arrivée, donna l’ordre d’introduire la visiteuse.

Elle était mal vêtue, pâle, la mine souffrante, avec cet air halluciné des joueuses. À l’aspect du grand homme, elle fut prise d’un accès de dévotion, joignit les mains :

— Oh ! maître, que vous êtes bon de m’avoir reçue !

Très froid, Fabrezan la fit asseoir :

— Madame que désirez-vous ?

Alors, sans aucun de ces longs préambules fréquents aux femmes, l’esprit merveilleusement assoupli à ces discours, habituée aux hommes d’affaires pressés et impatients, elle commença l’histoire de sa créance :

— Maître, il y a quinze ans, un homme prêtait dix mille francs à l’un de ses amis. Plusieurs années se passèrent sans qu’il fut remboursé. Sept ans plus tard, la femme du prêteur demanda la séparation de biens, qui lui fut accordée. Cependant le mari, dont les affaires périclitaient, se vit dans l’impossibilité de restituer à sa femme ses apports et eut recours à la créance de dix mille francs pour parfaire cette restitution de la dot. Cette femme était une tante à moi, maître. Elle mourut l’année dernière. J’en héritai. Lorsque j’eus en main la créance, j’en réclamai le paiement, mais le débiteur, directeur d’une société en commandite, produisit une lettre prouvant que la dite société était débitrice pour quatre mille soixante-quinze francs sur la somme. Or cette société est en faillite…

Fabrezan, qui avait écouté impassible, promenant ses longs doigts noueux dans ses favoris, prodigieusement intéressé au fond par l’imbroglio de cette affaire, l’arrêta :

— Mais madame, vous avez plaidé ! L’affaire est venue, si je ne me trompe, la semaine dernière, devant la troisième du tribunal ; vous étiez défendue par maître Clémentin et il fut sursis à huitaine pour entendre la partie adverse. Elle le regardait, haletante ; sa main gantée de fil, dont les ongles apparaissaient nus sous les trous, se haussa dans un mouvement de surprise. Ce qu’elle ignorait, c’était le dilettantisme infatigable du bonhomme, son amour des petits procès civils, souvent plus piquants que les grands, et ses flâneries dans les audiences ou il n’avait que faire, mais qu’il fréquentait tout de même, se régalant à l’exposé des causes burlesques, surveillant les jeunes, jurant tout bas aux sottises des vieux incapables, leur soufflant parfois tout haut l’argument qui leur échappait. C’était ainsi que peu de jours auparavant, l’affaire Gévigne l’avait retenu.

— Et, poursuivait-il sévèrement, puisque vous avez un défenseur, madame, je ne vois pas très bien ce qui vous amène chez moi.

— Ah ! maître ! dit la pâle femme aux yeux fous qui rassembla sur ses genoux les plis de sa robe noire élimée, monsieur Clémentin est jeune : je crains qu’il n’ait pas discuté très habilement la lettre, qu’il n’ait pas saisi toutes les ressources qu’elle offrait. J’aurais voulu votre avis sur cette lettre, maître, je l’ai copiée : la voici… Et, faisant un pas elle déposa une enveloppe sur le bureau.

— Madame, dit Fabrezan en se dressant à son tour, cette lettre ne m’intéresse à aucun titre : elle appartient à un dossier d’un de mes honorables confrères, elle n’en doit pas sortir.

Il était debout devant elle, solennel, imposant, la redingote flottante sur son grand corps épais. Tout l’orgueil de l’Ordre avait passé dans sa bouche quand, parlant de Clémentin, cet avocat équivoque aux louches trafics, solliciteur de causes d’apaches, il l’avait en quelque sorte couvert d’un manteau en l’appelant son « honorable confrère ». Et elle, qui se savait laide, chétive, sans charmes, incapable de troubler un homme, tremblait en suppliant celui-ci.

— Maître, un mot seulement !… Vous trouveriez dans cette lettre le terme, la phrase qui peut servir à en démontrer l’inanité, à prouver que la société en faillite ne doit pas être reconnue débitrice.

Fabrezan se contentait de sourire négativement en secouant la tête, et il repoussait l’enveloppe. À la fin n’y tenant plus, madame Gévigne la reprit, l’ouvrit et, avec un frémissement léger, étala, sur le buvard du maître, la lettre ou s’épinglait un billet de cent francs. C’était un essai de corruption, l’effort démesuré de sa pauvreté, un atout dernier hasardé par cette malheureuse que la chicane ruinait, car elle perdait procès sur procès dans sa volonté entêtée de s’enrichir à la loterie formidable de la justice.

— Madame, reprit Fabrezan qui plia la lettre et la lui rendit, je vous répète qu’il n’est rien là-dedans qui puisse m’intéresser.

Et, un peu apitoyé cependant, car son cœur de sentimental s’émouvait à toutes les peines de femmes, il la reconduisit courtoisement, lui tendit la main, et ajouta dans un élan :

— Je vous promets néanmoins de voir maître Clémentin à propos de votre affaire…

Du salon d’attente arrivait un murmure de voix parfois étouffées, parfois s’échauffant jusqu’à l’éclat Entre plaideurs on se connaît souvent, et il est un éternel sujet de conversation : la critique des avocats. Tous les membres du barreau étaient là sur la sellette, défilaient l’un après l’autre, les dames se montrant les plus ardentes, quand Fabrezan fit appeler le client dont c’était le tour.

Une femme se présenta, encore jeune et timide, d’une grande distinction dans sa simple robe de drap noir, avec de longs yeux bleus caressants sous ses bandeaux de brune. L’usage des affaires et l’habitude des gens de loi manquaient totalement à celle-ci, car elle s’expliqua difficilement, et les sourcils blancs de Fabrezan se fronçaient en l’écoutant.

Elle se nommait madame Faustin. Fille d’un officier sans fortune, mais élevée d’une façon fort mondaine, elle avait épousé six ans auparavant un chef de contentieux attaché à une petite banque de la rue du Quatre-Septembre, auquel, et cela lui semblait pénible à conter, elle n’apportait que la dérisoire dot de dix-sept mille francs. Elle avait été très malheureuse, répétait-elle, sans oser préciser davantage ni donner aucun détail, oh ! oui, très malheureuse. Elle avait bien souffert.

— Votre mari vous trompait ? interrompit brutalement Fabrezan ; il avait une maîtresse ?

— Oh ! fit-elle avec amertume, il en avait quatre, cinq, dix peut-être. Et il ne respectait même pas la maison…

Elle rougissait, ne voulait pas s’expliquer davantage, Fabrezan dut lui arracher l’aveu qu’en rentrant, le dimanche soir, de Saint-Mandé, où elle allait voir son père, elle trouvait des femmes chez elle. Mais là n’était pas la question. Madame Faustin passait rapidement sur ces tristesses qu’elle avait honte de dire à un homme inconnu, elle en venait à la conclusion : la fuite du mari, qui l’avait abandonnée, lui laissant une petite fille de cinq ans.

— Il faut demander le divorce ! s’écria Fabrezan.

— Oh ! non, non, monsieur, je ne veux pas divorcer.

Elle avait levé sur lui, avec un air soudain de fermeté, ses beaux yeux de brune.

— Pourquoi ?… Vous aimez encore votre mari ?

— Oh ! l’aimer… c’est-à-dire qu’il est toujours mon mari… Je suis très religieuse, monsieur. l’Église catholique n’admet pas le divorce. Cependant enhardie, elle s’informa de l’appui qu’elle pouvait attendre de la loi. N’y avait-il pas moyen d’obliger le père à subvenir au moins aux besoins de la petite ? Et elle raconta comment sa pauvre dot avait été mangée, à l’exception de huit obligations de cinq cents francs chacune, qu’elle avait négociées, depuis le départ de monsieur Faustin, à perte, pour vivre.

— Il y a un an de cela, finit-elle tout bas, très humblement, et, malgré toute mon économie, j’en arrive aux derniers billets de cent francs… Mais, madame, s’écria le vieil avocat, votre mari vous doit une pension alimentaire ! La loi peut le contraindre à vous la payer. C’était immédiatement qu’il fallait engager une action judiciaire : pourquoi vous y prendre si tard quand vos ressources sont épuisées ?

Elle était devenue très rouge. Son extrême distinction de jeune femme du monde contrastait avec cette confession de misère. Elle dit.

— Oh ! monsieur, il me répugnait tant de lui réclamer de l’argent, de vivre à ses crochets… ! J’ai tout tenté avant de recourir à lui. Je comptais follement pouvoir me tirer d’affaire seule. J’ai pris un minuscule appartement où je fais moi-même le ménage. J’ai voulu donner des leçons ; mais je suis peu instruite et n’ai même pas mon brevet simple. J’ai essayé d’entrer dans l’administration des Postes, mais j’avais dépassé la limite d’âge. La dactylographie me plairait ; mais je ne sais comment l’apprendre, ni surtout comment l’utiliser quand je la connaîtrai. Mon père est mort, je n’ai plus de famille. Le moment approche où je ne pourrai plus même payer mon terme. Alors je suis bien forcée d’en arriver à ce que, dans ma fierté, dans ma révolte des premiers jours, j’avais dédaigné.

— Mais, madame, il est de toute équité que votre mari se charge de votre entretien, de celui de son enfant !

Elle frissonna :

— Oh ! que j’aurais voulu échapper à cette nécessité !… Je vous assure, monsieur, que si je n’avais pas ma fille…

Ses yeux de patricienne, qui exprimaient tant de noblesse, se levèrent sur l’avocat avec une désolation indicible, et, jolie, bien faite, saine, vigoureuse, elle demeurait pourtant un pauvre être pitoyable, naufragé dans la vie, sans une force, sans une arme, dépendant toujours de l’homme indigne qui l’avait martyrisée.

Et Fabrezan l’encourageait en vain : elle restait anéantie, ayant presque espéré, en venant ici, que le grand homme lui donnerait quelque miraculeux conseil, le moyen d’éviter le déshonneur d’être secourue par Faustin. Maintenant il fallait que le vieux maître, par compassion, se fit impérieux, lui indiquât les démarches nécessaires, les lui présentât comme un devoir : la lettre au mari, puis, en cas de refus, la visite à l’avoué, le choix d’un avocat… Et, tout en la reconduisant, il parlait d’autorité, comme à un enfant faible et incapable qu’il faut mener.

— Pauvre petite ! murmura-t-il quand elle fut partie, et dire qu’il y en a tant, logées à la même enseigne !

Ces infortunes le navraient toujours : il fit le geste de secouer des idées trop tristes. Mais voici qu’on introduisait la petite madame Vélines, la serviette sous le bras, en courses professionnelles.

— Bonjour, monsieur le bâtonnier.

— Bonjour, cher confrère.

Il l’appelait toujours ainsi, un peu ironiquement, ne prenant pas au sérieux cette intrusion des femmes au barreau, leur faisant bonne mine par galanterie de vieil homme aimable, boudant au fond cette transformation inopinée des mœurs judiciaires. Mais, cette fois, Henriette entrait d’un petit air si crâne, si délibéré, très respectueuse envers le grand ancien, et cependant si énergique, qu’il fut frappé de la voir soudain s’asseoir là, à la place même de l’autre.

— Monsieur le bâtonnier, je viens pour l’affaire Marty…

Il s’agissait d’une pièce qu’elle présumait être dans le dossier Alembert et dont elle demandait la communication. En mouvements brefs, sûre d’elle-même, avec cette aisance que procure aux femmes la conscience de tenir un rôle social, elle fouillait les papiers que lui avait transmis, quelques jours auparavant, l’avoué de sa cliente. Enfin elle trouva ce qu’elle cherchait un certificat médical constatant que le jeune Alembert, d’une santé délicate, requérait les soins assidus de sa mère. Henriette comptait tirer grand effet de cette pièce ; mais elle avait appris par madame Marty que, de son côté, le père avait consulté pour l’enfant, lors d’une visite de quinzaine. Ce devait être en vue d’obtenir un certificat contraire : maître Fabrezan ne possédait-il pas ce document.

Et maître Fabrezan, un coude sur son bureau, la main dans ses favoris, écoutait avec une complaisance souriante cette petite femme active, prévoyante, sachant si profondément déjà son métier. Et il fut bientôt captivé, ne considéra plus en elle que l’avocat, son adversaire.

— Eh ! oui, chère madame ; vous avez deviné ; j’ai ce certificat et je vais vous en laisser prendre copie, à condition toutefois que vous veuillez bien me donner connaissance du vôtre.

Il feuilleta quelques documents dans une chemise, en retira un papier timbré, et tous deux, gravement, échangèrent les pièces par-dessus le bureau. Ils s’absorbèrent chacun dans sa lecture, il y eut un silence. À la fin, Fabrezan haussa dédaigneusement les épaules, maugréa :

— Cet enfant est absolument bien portant… Mon client est dans son droit ; si j’avais été le père, moi, il y a longtemps que le petit gaillard eût été fourré au lycée.

— À moins, monsieur le bâtonnier, que madame Fabrezan, plus clairvoyante dans son amour maternel, n’eût cru devoir le dorloter encore une année ou deux !

Et, les lèvres serrées, légèrement nerveuse, elle crayonna sur son carnet les quelques lignes médicales qui affirmaient la bonne constitution du petit garçon, sa parfaite aptitude à commencer ses études dans un établissement scolaire. Elle écrivait vite, en travailleuse intellectuelle, et Fabrezan la considérait toujours, si délibérée, si prompte à se débrouiller, offrant l’idée d’une force, en dépit de sa grâce fragile. Et il la comparait à l’autre femme, à cette pauvre abandonnée, impuissante à se tirer d’affaire, livrée à tous les hasards, subissant tous les revers en mineure incapable, au lieu de commander au sort. Alors la petite madame Vélines, instruite virilement, armée comme un homme contre toutes les infortunes, lui fut soudain une révélation. Après tout, pourquoi ne les élèverait-on pas, elles aussi, en prévision de la lutte, même les plus riches ? La dot d’une main, un métier de l’autre, elles entreraient fièrement dans la vie, prêtes à toutes les éventualités. Que de détresses cela éviterait ! que d’humiliations, de bassesses parfois, même de souillures ! Par exemple, elles devraient toutes demeurer simples, bonnes, gentilles, comme cette petite Vélines dont le mari devait être un heureux mortel ! Et, toutes ces pensées ayant fleuri dans son cerveau ardent d’homme du Midi, le temps qu’Henriette achevait sa copie, quand elle releva la tête, le bâtonnier, oubliant leur procès commun, lui lança :

— Et Vélines, comment va-t-il, chère madame ?… J’espère que vous lui filez des jours de soie ?

— Bien entendu ! répondit-elle ; je l’ai épousé pour lui donner du bonheur, monsieur le bâtonnier. Il me le rend bien. Nous nous aimons.

— Ce doit être joli, je me figure, votre petit ménage d’avocats amour et procédure, rêve et code civil ! On travaille à la même table, on s’interrompt pour un baiser, on commence d’écrire des conclusions, et l’on conclut par des propos avec lesquels notre vieux jargon suranné n’a rien de commun.

Mais Henriette se récria :

— Non, non, monsieur le bâtonnier, détrompez-vous : nous sommes plus sérieux que cela. D’abord chacun de nous conserve son cabinet, et les affaires de l’un ne regardent pas l’autre… Oh ! je sais, vous auriez bien aimé, en plaidant contre moi, à sentir maître Vélines de l’autre côté de la barre, à rencontrer un homme derrière moi, et, sous ma rhétorique, l’intelligence judiciaire si sûre, si nette de mon mari ; il est certain que ç’aurait été, pour l’avocat célèbre que vous êtes, moins désobligeant que de batailler contre la petite stagiaire de rien du tout que je suis. Et je vous avoue que je me trouve parfois d’une hardiesse démesurée ; mais vous me pardonnerez en raison de ma foi. Je suis le petit David, monsieur le bâtonnier, et vous le géant Goliath ; mais je défends une belle cause et j’ai la vérité dans ma fronde. Je me suis donnée à mon métier tout entière, voyez c’est le plus grand de tous, le plus généreux, le plus indépendant, et je suis assez fière d’être avocate pour que l’enthousiasme me grandisse un peu… Avocate ! mais vous ne pouvez imaginer à quel point je le suis, ni quelles émotions je ressens devant l’iniquité à combattre, ni mon désir de triompher. J’en ai la fièvre parfois, des pieds à la tête, j’en tremble, et alors vous comprenez que, lorsque je travaille, plus rien n’existe, le monde disparaît, mon cher André lui-même ne pourrait me distraire. J’ai fait deux parts de moi-même : l’une appartient à mon mari, mais l’autre, je me la réserve ; c’est mon domaine secret Le mariage ne m’a pas amoindrie. Ma liberté, la personnalité que je possédais jeune fille, je l’ai gardée intacte Mon mari n’a pas de droits là-dessus Il le sait, et me laisse élaborer seule mes plaidoiries.

Voilà ! s’écria Fabrezan en riant ; vous êtes les modernes amazones, les amazones cérébrales libérées et intrépides.

— On est ce que l’on veut être, riposta la jeune femme orgueilleusement.

Mais Fabrezan, sous son sourire, demeurait troublé, inquiet même. Il connaissait depuis dix ans cette charmante Henriette, il avait pour elle une affection courtoise de vieil homme affiné, et, malgré les études, les titres de sa jeune amie, avait continué à n’admirer en elle que sa grâce. Tout à l’heure la masculine énergie qui lui était apparue dans cette délicate créature l’avait séduit, et des horizons nouveaux s’étaient découverts à ses yeux. Mais soudain il se demandait, en la voyant si volontaire : « Quelle épouse fera-t-elle ? Vélines sera-t-il heureux toujours ? Si la femme, dont le lot est déjà pas mal avantagé, conquiert aussi la force, la face du monde ne va-t-elle pas changer ? »

Cependant Henriette, que pressait toujours la besogne, boutonnait sa jaquette et ses gants, reprenait sa serviette chargée, disant qu’elle devait se hâter, car elle avait à passer ce matin même à Saint-Lazare pour voir une cliente recommandée par mademoiselle Angély.

— Au revoir, monsieur le bâtonnier !

— Au revoir, cher confrère ! répondit Fabrezan en lui serrant la main.

Et, s’attendrissant un peu :

— Amitiés à Vélines. Continuez à être bien unis tous deux… Et puis tenez, ma petite madame, croyez-en votre vieux bâtonnier, ne faites donc pas deux parts de vous-même… soyez tout entière à votre mari !

— Oui, oui, repartit Henriette gaiement ; on connaît ça. Madame Marty a raison : les hommes s’entendent tous contre nous !…

Et il s’attarda à la voir disparaître dans le vestibule où son rire léger continua de retentir, un moment.

Lorsqu’il revint dans son cabinet, il regarda sa montre, elle marquait neuf heures et demie, et il en conclut qu’il allait lui falloir maintenant expédier ses visites s’il voulait être au Palais à midi.

Une fois de plus, la porte du salon d’attente s’ouvrit. Un homme entra, jeune encore, si grand que sa taille fatiguée se courbait un peu. Le bâtonnier eut peine à dérober un geste de lassitude :

— Ah ! bonjour, mon pauvre ami.

C’était l’ingénieur Alembert. Et cet homme riche, spirituel, très désiré partout, devait se rendre compte de son importunité, car il entrait presque timidement, avec une hésitation de toute sa personne, demeurait debout…

— Vous savez que je n’ai rien de nouveau, lui dit Fabrezan.

Alembert eut un petit rire nerveux :

— Oh ! je vous embête, je m’en doute. Voilà la quatrième fois que je viens vous voir cette semaine… Mais, aujourd’hui, je vous certifie que ma visite est motivée.

— Mon bon ami, répliqua Fabrezan qui l’observait tristement une main sur son épaule, ce n’est pas votre avocat que vous devriez consulter, mais votre médecin. Vous n’avez pas quarante ans, et vous vieillissez très vite. Les procès de l’estomac et du foie, moi, ça ne me concerne pas.

Lui se redressait, répondait, en s’efforçant à la gaieté :

— Mais je vais bien, je vais très bien, je vous assure !

À la vérité, son teint se plombait, ses cheveux, rejetés en touffe sur la tempe droite, grisonnaient, et ses yeux, longuement fendus sous d’épais sourcils noirs, ses yeux qui, dix ans plus tôt, le faisaient un peu trop joli, s’enfiévraient sous le bistre des paupières fripées.

— Mon cher, dit Fabrezan, vous n’êtes pas assez brave contre le sort. Que diable ! tous les hommes ont leur chagrin. Vous avez le vôtre, c’est vrai, mais il en est de pires.

— Oh ! certainement : aussi je me résigne ; je prends mon mal en patience.

— Il n’y paraît guère, mon pauvre ami… Que seriez-vous devenu si votre fils était mort ?

— Si mon fils était mort, mon cher maître, j’aurais eu d’abord la grande crise douloureuse, puis, peu à peu, l’éternelle absence aurait usé ma douleur. Mais mon fils est vivant, et je lui suis devenu étranger. Il m’aime, et on lui défend ma présence. Il se développe, s’épanouit loin de moi. Il m’est refusé, et, pour aviver encore le sens de sa perte, on me le montre de temps en temps, de peur que je n’oublie, qu’à la longue je ne me console… Hier c’était jeudi : je l’ai vu…

Il s’arrêta. Ses yeux errèrent vers la place où, au travers des rideaux, les automobiles et les fiacres s’entrecroisant apparaissaient comme dans un songe. Un tramway pesant et noir, dont on entendit résonner la corne, arriva, glissa, et les vitres tremblèrent dans les châssis des fenêtres.

Alembert reprit :

— Je lui ai demandé s’il voudrait rester avec moi : il m’a répondu oui.

— Vous lui avez posé dix fois la question ; sa réponse fut toujours la même. Au point de vue du procès, ça n’a pas la moindre valeur. Cet enfant dit oui : parbleu ! vous ne voudriez pas qu’il vous dit non ! Il a douze ans votre fils, ce n’est plus un bébé.

— Oui, répondit Alembert rêveusement, c’est. un petit homme déjà.

Et il était très loin d’ici, les yeux mornes, accablé. Sans doute, dans ses souvenirs, repassait toute la visite de la veille : l’arrivée un peu embarrassée du petit garçon gêné, pas « chez lui », qui s’asseyait sagement sur un tabouret et causait comme une grande personne ; puis l’élan passionné de sa paternité qui, tout d’un coup, l’avait jeté à genoux, lui, Alembert, les bras noués au cou de son fils, pleurant, sanglotant, à demi fou, demandant : « Veux-tu rester avec moi, veux-tu rester ? » et le pauvre enfant éperdu, apitoyé, répondait oui… Mais Fabrezan disait vrai… sensible et précoce comme l’était Marcel pouvait-il répondre non ?

— Allons, allons, fit le vieil homme avec énergie, secouons cela… Quoi de nouveau ?

— Une lettre. Une lettre dont nous allons pouvoir faire état, j’espère. Un ami, dont le fils est camarade de Marcel, me l’a remise hier soir. Les deux enfants s’écrivent. Cette lettre est de Marcel. Lisez-la, cher maître.

Très myope, Fabrezan approcha de son visage le papier rose où s’arrondissait l’écriture appuyée et régulière du petit Alembert, et, tout en lisant, il articulait à voix basse :

Mon cher Jean,

Je suis allé hier au Luxembourg avec maman ; on croyait te voir, mais on ne t’a pas rencontré Le jour de la mi-carême, j’irai sur le balcon de grand’mère voir la cavalcade ; je demanderai à grand’mère de t’inviter aussi C’est chez papa qu’on aurait été le mieux Je m’ennuie beaucoup de lui, ce pauvre papa, et je voudrais bien y aller plus souvent. Tu as bien de la chance qu’il aille quelquefois dîner chez vous. Quand tu le verras, dis-lui que je l’embrasse bien et que…

Ici une épaisse rature masquait la phrase : Fabrezan éleva la lettre du côté de la fenêtre et tâcha de lire par transparence, mais Alembert, qui dès avant lui avait tenté l’expérience sourit :

— Oh ! je reconnais bien là le trait d’encre de la mère… La phrase, je l’ai déchiffrée « et que je voudrais bien être auprès de lui… » Ma femme ne pouvait laisser passer des termes aussi compromettants. Aussi s’est-elle efforcée de les rendre invisibles, mais j’ai tout déjoué.

— Effectivement, reprit Fabrezan, la phrase se devine les lettres hautes dépassant le trait concordent avec les mots que vous dites… Eh bien ! mon cher, je garde cette épître ; elle sera une des principales pièces de mon dossier.

— N’est-ce pas ? s’écria le pauvre homme dont les traits s’illuminèrent. La volonté formelle de l’enfant marque là : « Dis à mon père que je voudrais bien être auprès de lui… » Il m semble que là devant le tribunal n’aura qu’à s’incliner. Hélas ! ne vous y fiez pas. Nous ferons notre possible, mais songez à l’atout qu’à votre femme dans son jeu… sans compter sa grande intelligence qui la rend apte à conduire les études d’un enfant de douze ans !… Songez à sa dignité, à son impeccabilité…

— Ah ! oui, fit avec une sourde impatience le divorcé, la dignité, l’impeccabilité de ma femme, en regard de ma faute, à moi !… Ma faute !… Eh ! je sais bien que je suis coupable j’étais pleinement heureux, je possédais l’une des belles femmes de Paris, elle était bonne, souriante, spirituelle et je l’aimais, je n’ai jamais cessé de l’aimer. Maintenant encore, si elle le voulait…

Il eut un bref tressaillement, puis le geste désolé d’un homme hors la vie qui entrevoit le foyer d’où il a été rejeté. Et le vieux Fabrezan, qui observait jusqu’aux moindres fibres de son visage, comprit combien le souvenir de cette belle épouse le troublait encore.

Alembert continua :

— Ce fut une surprise du sort. Oh ! vous savez l’histoire comme moi : cette curiosité bête que j’eus pour une femme de café-concert… Ce qu’elle a été pour moi, vous le devinez : rien, rien, moins qu’un bibelot, moins qu’un jeune animal gracieux dont on s’amuse quelques semaines… Est-ce que tout mon cœur, tout mon esprit, toute mon admiration n’allaient pas encore à Suzanne, le temps où je connus cette petite maîtresse éphémère ? est-ce que Suzanne ne me possédait pas, est-ce qu’elle n’était pas la sœur de mon âme, l’amante, l’unique ?… Ne croyez pas que je veuille m’innocenter : j’ai mal agi, j’ai trahi ma femme pour un plaisir, et, quand une amie de sa mère me dénonça, elle en eut le plus atroce chagrin. Les regrets que j’eus alors me révélèrent véritablement ma culpabilité. Mais en conscience, mon cher vieil ami, vous qui m’avez si fortement défendu lors du procès de divorce, ne pensez-vous pas encore aujourd’hui que là, ma pauvre femme cessa d’être irréprochable, lorsqu’elle assimila cette futile inconstance à l’adultère même de l’époux ?… Oh ! ce n’est pas à Suzanne que j’en veux : je suis de sang-froid maintenant, et mets les choses au point ; j’en veux à ces évangélistes nouvelles de la bonre parole féminine, dont elle admirait tant les fières doctrines J’y ai donné moi-même, dans ces théories superbes ; oui, oui, j’y étais pris. Que voulez-vous ! quand Suzanne revenait le soir toute vibrante d’une conférence de votre confrère madame Surgères, par exemple, et qu’elle me redisait ces généreux propos touchant la libération de la femme, la régénération de la femme la justice pour la femme, je me laissais convaincre, je m’emballais aussi… La femme émancipée, la femme dignifiée, notre égale, en ces tièdes soirées de chez nous, sous notre lampe, pour moi, c’était Suzanne, Suzanne lucide et tendre, Suzanne savante et amoureuse, Suzanne si intelligente et si belle, mon camarade, mon associé, l’autre moi-même !… Et je les voyais toutes ainsi à travers elle… Pourquoi faut-il que malgré leur supériorité elles aillent toujours à l’exagération ? À force de se répéter : « Nous valons autant que l’homme », elles en arrivent à ajouter : « Nous sommes pareilles à lui. » Une morale se crée, on en vient à la confusion des tempéraments : les unes permettent à la femme les vices de l’homme, les autres exigent de lui leurs propres vertus… Je n’avais jamais trompé Suzanne, elle était orgueilleuse de ma fidélité, elle la réclamait rigoureuse comme la sienne puisque nos droits étaient semblables, nos devoirs ne devaient-ils pas l’être ?

— À juger comme la loi, elle avait raison, interrompit Fabrezan, puisque l’adultère de l’un des deux conjoints entraîne indifféremment le divorce Mais si l’on s’en tient à l’ordre naturel, c’est autre chose : car l’adultère de la femme peut introduire dans la famille des rejetons étrangers. L’argument n’est pas neuf, mais il est juste… — Et comptez-vous pour rien, protesta l’ingénieur, la signification du don de la femme, qui engage sa pudeur, son honneur, sa réputation, qui sous-entend l’entier abandon d’elle-même, alors que l’homme…

Et, secouant la tête, il fit claquer ses doigts en l’air, d’un geste qui disait quelle bagatelle, quelle vaine aventure sans importance avait été le caprice qui lui avait coûté son bonheur.

Évidemment, déclara le vieil avocat, qui avait vu tant de choses, vous avez été moins coupable que la femme qui flirte, vous avez moins péché contre la religion de l’union absolue que l’épouse qui accorde un peu de son cœur à quelque chevalier servant. Les femmes peuvent nous trahir en pensée plus gravement que nous ne les offensons par l’inconstance physique de notre nature ; mais s’il est un cas où la faute du mari devient impardonnable, c’est le vôtre, mon pauvre ami : car vous aviez une compagne souverainement loyale, qui ne se serait jamais laissée aller à la moindre compromission sentimentale.

Alembert, toute son âme tournée vers le passé, murmura :

— Oui, Suzanne avait le droit d’être sévère : j’ai lu dans la beauté de sa conscience transparente. Toute jeune encore, nous n’étions pas mariés depuis trois ans, elle a été aimée, courtisée, tentée même. Avec une franchise virile elle m’a tout confié alors. Oh ! non, celle-là, une pensée, un mouvement de son cœur, elle ne me les aurait pas dérobés. Elle était la perfection.

Puis, avec un soupir navrant d’homme brisé, il se redressa en soupirant :

— Mais il me faut mon fils !

Fabrezan l’avait laissé, comme tant de fois déjà, se confesser longuement, intimement. C’était grâce à ce procédé qu’il semblait porter à la barre l’âme même de ses clients dont il aimait à pénétrer la plus secrète histoire.

— Oui, répondit-il, je plaiderai ceci madame Marty ayant voulu le divorce que le mari ne désirait pas, qu’elle en subisse la douloureuse conséquence, la perte de son enfant !

En lui disant adieu, Alembert lui serrait les mains désespérément, comme à un être très puissant et très bon qui aurait détenu sa destinée. Fabrezan essaya de lui communiquer de l’énergie :

— Allons, cher ami, courage ! Vous verrez que tout ira bien.

L’heure était avancée ; sept ou huit personnes l’attendaient encore : il dut congédier tout le monde et ne retint qu’une vieille amie à lui dont il défendait actuellement les intérêts dans une affaire d’immeuble. Elle s’écria en entrant :

— Qu’avez-vous, Fabrezan ? Je vous trouve une figure toute bouleversée…

— Ma chère, répondit le bâtonnier, dans notre métier on est témoin de choses lamentables, mais j’ai rarement été plus secoué qu’aujourd’hui.

La vieille dame interrogea :

— Une femme ?…

— Non, un homme, et l’un des plus brillants de la société parisienne. Ma belle amie, je viens de le sentir si je ne gagne pas son procès, c’est un garçon fini.