Les Dames du palais/3/3

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 256-265).

III

Le coupé de madame Marty s’arrêta devant une des premières maisons du boulevard de la Madeleine, et stationna là tant que le petit garçon qui en était descendu put encore être aperçu sous le porche de l’immeuble. Avant de franchir la porte de l’escalier, l’enfant se pencha une dernière fois vers la rue, salua d’un joli mouvement aristocratique, puis se laissa enlever par l’ascenseur.

Élevé à la mode anglaise, Marcel Alembert portait en cette fin de février les jambes nues, le grand col blanc dégageant le cou et, sur ses cheveux châtains, très abondants, la casquette à visière étroite qui donne l’air crâne aux petits Français. Au palier du troisième étage, il sonna. Le père lui-même vint ouvrir, comme par hasard. Ils s’embrassèrent simplement. On aurait cru qu’ils s’étaient vus la veille, Marcel accrocha sa casquette au porte-manteau, se dévêtit de son petit pardessus. Dans l’ombre du vestibule, Alembert observait tous ses gestes.

— Que ferons-nous aujourd’hui ? demanda le père.

Marcel paraissait gêné comme un gamin que l’on envoie en visite. Il dit avec un sourire de politesse.

— Ce que tu voudras, papa.

Ils passèrent au salon. Marcel écarta machinalement un rideau, regarda le boulevard. Debout derrière lui, Alembert l’interrogeait sur ses travaux de la quinzaine, sur ses professeurs, sur la vieille servante Anna, qui l’amenait d’ordinaire.

— Ce n’est pas avec elle que tu es venu aujourd’hui ?

— Non, dit seulement Marcel.

Jamais il ne nommait ici sa mère. Il ne concevait que très obscurément le désaccord de ses parents, et, par scrupule, se refusait même à sonder le mystère. Il s’était passé quelque chose, lui n’avait pas à en juger ; cependant, par une intuition chevaleresque de petit garçon, il prenait inconsciemment le parti de sa mère, qu’il sentait offensée, se retenant même d’aimer trop ce jeune père tendre et familier dont il se savait l’idole. Et c’était pitié de voir les coquetteries de l’un, le manque d’abandon de l’autre, pendant ces brèves entrevues de quinzaine.

À quatre heures, on leur apporta le thé sur une table chargée de friandises. Marcel avait un gros appétit d’enfant de douze ans ; il mangeait en silence. Le père disait :

— Sers-toi… Tiens : cela vient de la rive gauche ; je suis allé moi-même, tout exprès, le chercher ce matin… Et ceci, je l’ai choisi avenue de l’Opéra.

— Merci, papa.

Il y avait aussi des fleurs fraîches, qui embaumaient. Le père n’ajoutait pas qu’il les avait eues à prix d’or : une folie de son sevrage sentimental, une fantaisie d’homme malheureux qui se satisfait avec des manifestations puériles.

Excité par le goûter, Marcel se fit plus loquace, prit ses aises, rentra de lui-même dans le salon, feuilleta des journaux. Une image éveillant ce souvenir, il conta qu’on l’avait mené au Cirque, et ce qu’il y avait vu. Il rit même à pleine gorge en rapportant les drôleries des clowns. Alembert l’écoutait béatement. Sous les doigts de l’enfant, les pages tournaient toujours.

Soudain une illustration lui arracha ce cri de surprise :

— Ah ! l’amie de maman !

Le magazine, vieux de quatre mois, représentait madame Vélines plaidant à la première chambre. On apercevait un coin du prétoire, quelques chapeaux de femme et Henriette à la barre. Brusquement, Alembert se rapprocha pour regarder la gravure. Son fils devint très rouge, regrettant l’exclamation échappée. Tous doux. avec une inégale lucidité, reconstituaient l’audience. L’enfant n’ignorait pas que de cette partie célèbre il avait été l’enjeu : c’était sa pauvre petite personne qu’on se disputait devant les juges… Il ferma brusquement le magazine. Alembert s’éloigna sans mot dire. Marcel, troublé, l’épiait de coups d’œil obliques. Il le sentait très chagriné. Il dit :

— Je sais un nouveau morceau de piano. Veux-tu que je te le joue, papa ?

La nuit était venue : on alluma les lampes, Alembert s’assit au fond du salon, tandis que l’enfant s’installait au clavier. Il était joli et gracieux. Ses traits allongés rappelaient ceux de l’ingénieur. Ses mains trop grandes, présages de la haute taille qu’il aurait un jour, se détendirent et partirent agilement sur les touches. Sa mère était son seul professeur, et il avait atteint à une habileté précoce. Alembert, à l’autre bout de la pièce, le contemplait, reconnaissant bientôt l’air d’une sonatine simple et touchante que Suzanne se plaisait souvent à lui faire entendre le soir, naguère. Avec une légèreté qui simulait le clavecin, Marcel détachait les notes. Elles composaient une mélodie tissue de souvenirs. Au cartel de la muraille, les cinq coups de l’heure s’égrenèrent, se mêlant au son du piano. Là-bas, l’ingénieur eut un profond soupir. À partir de cet instant, ses yeux allaient sans cesse au cadran pour revenir à l’enfant illuminé par la lueur des lampes.

— C’est bien, mon petit, dit-il à la fin, tu m’as fait plaisir Ta maman me jouait aussi cela, autrefois.

Marcel, le cœur soudain gonflé, se détourna : la mélancolie de son enfance malheureuse éclatait à ce seul mot. Tous deux se raidirent beaucoup pour ne pas pleurer, et ils ne purent parler pendant de longues minutes. En attendant la vieille Anna qui viendrait à six heures, ils firent une partie de dames, en échangeant des propos quelconques. Dès que la sonnette retentit, le père ouvrit ses bras tout grands. Marcel s’y jeta et murmura très bas :

— Pauvre papa…

Et voilà deux années que les choses se passaient à peu près de la même façon, le premier et le troisième jeudi de chaque mois.

Bientôt mars arriva, et la bataille se livra plus âpre, plus tragique, autour du sage petit garçon qui faisait tranquillement ses devoirs, du matin au soir, dans le calme appartement de Passy. Le procès Alembert contre Marty devait venir devant la cour à la fin du carême. L’ingénieur, las de lutter, ne comptait plus sur rien de bon ; mais Fabrezan le pressait d’espérer. La mère, de son côté, nerveuse et angoissée, qui avait dû confiera Vélines le soin de plaider en appel, le talonnait, se rendait sans cesse place Dauphine, apportant chaque fois un argument nouveau. Et, pendant que les adversaires se combattaient ainsi, sourdement, avant l’audience, les yeux fixés sur l’enfant qu’on s’arrachait, dans le ménage Vélines un autre drame mystérieux se greffait sur le premier, silencieux, discret, invisible Madame Marty l’avait provoqué d’un mot imprudent, le jour où, s’extasiant devant l’excellente mine d’Henriette, elle avait ajouté :

— En vérité, ma chère, vous vous portez si bien que rien ne vous empêcherait de mener mon affaire jusqu’au bout. Je me demande pourquoi vous ne la plaideriez pas !

Henriette s’était récriée, alléguant les émotions qu’elle ne manquait jamais d’avoir à la barre, et Vélines avait souri. Mais, tout de suite, le mal étrange l’avait mordu au cœur. Il avait vu comme une prière sous cette boutade, et le regret qu’avait sa cliente de n’être pas défendue par l’avocate célèbre. Il ne dit rien et tourna son humeur contre madame Marty.

Cependant il lui vint un désir forcené de se surpasser à l’audience. Il travaillait, chaque soir, avec une fièvre inconnue. Parfois il observait Henriette avec les yeux froids d’un indifférent : il cherchait à la juger comme si elle n’eût pas été sa femme et il lui découvrait de petits défauts, surtout une sûreté de soi qu’il n’aimait pas. Elle lui avait communiqué ses notes de plaidoirie du premier procès, mais il refusa de s’en servir. Même, afin d’être plus personnel, il négligea pour de nouveaux arguments les éléments de discussion qu’avait choisis Henriette : sans doute, il plaiderait la dignité, la noblesse d’âme de sa cliente ; mais, allant plus loin que sa femme, il invoquerait audacieusement le principe féministe qui réclame uniformément, dans tous les cas de divorce, les enfants pour la mère.

Il n’eut qu’un public restreint, mais toutes les avocates furent là, passionnées pour ce qui demeurerait toujours « le grand procès de madame Vélines ». C’était à la femme qu’elles pensaient en écoutant le mari. Il les charma néanmoins en parlant, tant il y eut de littérature délicate et d’artifices dans sa plaidoirie. Fabrezan avait été classique ; lui fut plus varié, plus imprévu, avec une pointe de fantaisie il fît une profonde impression sur toutes ces dames. La première chambre de la cour, lumineuse et dorée, avait une grande élégance. On se rappelait la prestation de serment d’Henriette, qui avait fait tant de chemin depuis ! C’était dans ce même prétoire. Quelle délicieuse recrue le barreau faisait ce jour-là, mais qui aurait alors prédit la célébrité de cette jeune fille ? Et ainsi Henriette, quoique absente, était encore là dans l’esprit de tout le monde… L’arrêt ne fut rendu qu’à huitaine. La plupart des avocates s’arrangèrent pour venir l’entendre. Il y eut une stupeur dans la salle quand le président en énonça les termes. Le premier jugement était cassé. Le jeune Alembert était confié à son père. Sa mère le verrait chaque semaine, soit chez elle, soit au lycée où il pourrait être interné.

Vélines devint fort pâle. Au bout du banc, les petites stagiaires l’observaient curieusement : alors il se ressaisit et distribua quelques poignées de main à la sortie, en s’affligeant surtout, disait-il, du coup terrible qui allait être porté à sa cliente…

Chez eux, Henriette l’attendait à la porte du petit salon blanc.

— C’est fini, lui dit-il tranquillement, j’ai perdu.

Elle ne pouvait le croire. Elle ne disait rien. Ses yeux attristés regardaient dans le vague, et André se demandait : « Que pense-t-elle ?… Quel parallèle va-t-elle établir entre elle et moi ?… »

Au bout de quelques secondes, elle murmura tendrement :

— Pauvre chéri ! j’ai du chagrin pour toi.

— Pour moi ! s’écria-t-il, pour moi !… Est-ce qu’un avocat est discrédité pour avoir perdu un procès ?

Et il affecta d’être fort enjoué, plus qu’il ne convenait même, au moment d’aller apprendre à la malheureuse mère son malheur. Par délicatesse, Henriette voulut se charger de la mission. Vélines fit deux ou trois courses d’affaires : il fut correct, lucide, pondéré comme à l’ordinaire, en homme qui se possède toujours. Henriette rentra de Passy très bouleversée, plus occupée de la douleur de Suzanne que de rien autre. Ils dînèrent. Henriette conta que la pauvre femme ne projetait rien moins que de se sauver en emportant le petit. André soutint qu’elle prendrait son parti de l’arrêt, comme toutes les autres mères en pareil cas ; et il fît honneur au repas, qu’il trouva exquis.

Cependant, le soir, comme il s’était enfermé dans son cabinet, Henriette entendit un fracas de choses brisées et vint voir en hâte ce qui se passait. L’écritoire était à terre, en plusieurs morceaux ; l’encre gisait en flaques sur le tapis, et les feuilles éparses d’un dossier trempaient dans les petites mares mordorées.

— Qu’est-il arrivé, mon Dieu ! interrogea-t-elle.

Et il expliqua sa maladresse : un geste brusque pour saisir le bouton d’un tiroir, sa manche accrochant le couvercle de l’encrier, etc.

Elle alla sonner pour qu’on vînt réparer le désordre. Les taches du tapis surtout la désolaient. Elle ne s’aperçut pas qu’André, tout blême, tremblait encore, et que le bruit de son souffle emplissait la pièce.

Dès lors, mille petites souffrances d’amour-propre assaillirent Vélines. Elles l’attendaient au Palais, dans la rue, où ses confrères ne Tabordaient plus pour lui demander des nouvelles de sa femme sans qu’il vit là une allusion à son échec ; chez ses beaux-parents, au dîner dominical des Marcadieu, où il dut raconter au président le procès dans tous ses détails. Et le malaise qu’il endurait, obscur encore et indéfinissable, était de nature telle qu’il n’y pouvait chercher de remède, puisque, par pudeur, il se refusait à en prendre conscience. Souvent la présence d’Henriette le gênait. Il lui gardait rancune de griefs imaginaires. Parlait-elle de leur métier ? elle l’agaçait ; de ses clientes ? il n’était pas loin de la juger prétentieuse.

Il sentait le besoin d’une diversion immédiate à sa vie quotidienne : n’importe quel changement lui eût semblé le salut. Il arriva que la grand’mère Mansart leur écrivit de venir passer à Rouen les vacances de Pâques : Henriette consulta son médecin : celui-ci ayant défendu le voyage à la jeune femme, Vélines partit seul.