Les Dames du palais/3/4

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 266-286).

IV

Durant le court trajet, le charme du voyage opéra sur Vélines. Dès que les premiers paysages normands apparurent, noyés dans un crépuscule brumeux et léger d’avril, toute son existence actuelle s’abolit, et il crut reprendre le cours de son adolescence engloutie par Paris dès la dix-huitième année. À l’aperçue lointaine de la vallée de l’Andelle, au moment où la colline des Deux-Amants prend l’aspect d’une pyramide grise et roide à l’arête escarpée, il retrouva la fraîcheur d’une impression de jeunesse. Ce nom, « la colline des Deux-Amants », et ce paysage de tragique légende le troublaient délicieusement naguère, alors qu’au sortir du lycée il convoitait un grand amour, — sa première et sa meilleure ambition. Aimer héroïquement, être l’acteur d’une idylle surhumaine, comme il avait désiré cela ! « Je suis marié maintenant », se dit-il. L’image d’Henriette surgit à son esprit et il eut un petit serrement de cœur.

La nuit s’étendait sur la campagne. Il regarda l’heure ; dix minutes seulement le séparaient de l’arrivée. Une sensation de bien-être l’inonda. Il se sentait libéré, insoucieux de tout, en bonne forme pour cette plongée dans le passé qu’il allait faire. Soudain, la ligne côtoya de nouveau la Seine. Les eaux argentées du plus doux des fleuves miroitaient dans les prairies. On voyait la chaîne minuscule des montagnes riveraines se dresser sur l’autre bord. Là-bas, l’eau se piquait de points de feu ; des cordons de lumière y scintillaient en tous sens. C’était Rouen, avec ses quais, ses ponts et ses îles, laissant tomber à fleur d’onde les reflets de ses réverbères, un peu chichement, en belle ville de province, confortable mais économe.

Rouen ! Et aussitôt une sensibilité nouvelle s’éveilla dans le cour d’André. Il eut cet attendrissement égoïste, mêlé de noble mélancolie, que provoque la vue des lieux où s’écoula notre enfance. Quand le chemin de fer s’engagea sur le Pont aux Anglais, la cité s’éploya devant lui, toute noire, dormant comme au fond d’un lac de ténèbres dans la coupe large et creuse, ceinte de coteaux, où elle s’étale. Et André sourit de plaisir à la flèche de la cathédrale, cette aiguille de fonte plus sombre que la nuit, jaillissant de la masse confuse des toits, et si familière à ses yeux, si amicale, si gracile pour un provincial qu’obséda quinze ans la tour Eiffel !

Après, ce fut en lui une cohue d’émotions : l’arrêt du train, la vision de la grand’mère s’encadrant dans une porte vitrée de la gare, l’ennui des bagages ; puis, en voiture, près de l’aïeule, la lente montée à cet amphithéâtre charmant, riant faubourg de la ville, royaume des jardins et des ruelles silencieuses, Bihorel.

Il avait grandi là, passionnément aimé sans caresses ni mièvreries, par l’énergique vieille femme qui, à son imagination, avait magnifié la vie. Quand il reconnut la maison, le vestibule, la salle à manger à gauche, et les meubles éternellement les mêmes, jusqu’au rond de tapisserie fait par madame Mansart et servant de siège au chat, devant la cheminée, il lui fallut toute sa maîtrise de soi pour arrêter ses larmes.

C’était la première fois, depuis longtemps, qu’ils s’attablaient tête à tête. Tous deux, plus remués qu’ils ne le voulaient paraître, parlaient peu. L’intimité d’autrefois cependant se renouait entre eux et Vélines retrouvait de la tendresse jusque dans le menu combiné pour flatter son goût, et qu’Henriette n’aurait jamais su composer de cette manière. Le temps était tiède. Dès le dessert enlevé, ils s’accoudèrent à la fenêtre. Au-dessous d’eux, l’amphithéâtre dévalait jusqu’au boulevard de Rouen, comme un grand parc obscur où les rues dessinaient des allées blanchissantes. En bas, les clochers pointaient au-dessus de l’océan des toits ; des nefs d’église semblaient de grands vaisseaux à l’ancre. Et Vélines, qui s’orientait, disait en promenant son regard sur la cité assoupie : « Là est le lycée… là, le Palais de Justice… là, les quais où l’on me montrait autrefois l’ancienne étude du grand’père… »

Soudain il prêta l’oreille. Le vent du sud leur apportait un tintement fort et lointain, si berceur qu’on se serait endormi doucement à l’entendre. C’était le couvre-feu, la cloche d’argent, l’antique « Cache-ribaudes », carillonnant là-bas dans son beffroi du Gros-Horloge. La même, dit-on, sonna le tocsin quand fut brûlée Jeanne d’Arc. Mais Vélines ne fouillait pas si loin dans l’histoire. Cette cloche avait accompagné ses rêveries enflammées d’enfant ; dans des soirs pareils à celui-ci, elle carillonnait en notes profondes et vibrantes quand, à ces premières heures de liberté que lui avait si intelligemment octroyées sa grand’mère, il arpentait les rues rouennaises, boueuses sous les becs de gaz jaunes, ou bleuissantes sous les lampadaires électriques. Sa jeunesse avait laissé dans ces rues, dans ces années passées, quelque chose dont le couvre-feu archaïque et discret lui renvoyait aujourd’hui l’écho. Instinctivement sa main chercha une main affectueuse : la rigide vieille dame serra la sienne. Ils n’exprimèrent pas autrement leur émoi.

Elle l’avait pris à cinq ans, orphelin. Elle l’avait instruit seule jusqu’à dix, despote mais patiente, enseignant sans se permettre une vivacité qui aurait pu nuire à sa tache, l’avait envoyé au lycée, exigeant implacablement de bonnes places, sévissant quand des paresses commencèrent à engourdir ce grand garçon qui, à quatorze ans, parut s’épanouir tout en force physique. C’avait été une sévérité masculine, exempte de scènes, mais inflexible. André craignait sa grand’mère. Elle le contraignait à travailler malgré lui. Ce qui n’empêchait pas qu’elle lui fit l’adolescence la plus agréable, la plus gaie : car, en réalité, cette éducation s’opérait méthodiquement, selon un programme nettement déterminé par la sagacité de cette femme aux larges idées. Chaque jeudi et chaque dimanche, le petit lycéen prenait en quelque sorte possession du parc de sa grand’mère et jouait au seigneur, y recevant ses amis en toute indépendance. Et madame Mansart, qui l’eût fait trembler pour un pensum ou une mauvaise place, tolérait impassiblement que les arbres fussent brisés, la rocaille endommagée, les fleurs coupées, les gazons foulés Lorsque, postée derrière le rideau de sa chambre, elle voyait cette horde de garçons aux intonations muantes courir, souffler, lutter dans ses plates-bandes, et, à leur tête, ce gros André, lourdaud pour ses quinze ans, musclé, fougueux, brutal, qui s’éraillait la voix à mener les autres, une volupté l’inondait : ne ferait-il pas un conducteur d’hommes ? Et elle le laissait s’entourer d’enfants de basse naissance, — il y avait dans la bande un fils de plâtrier, — afin que le désir de la domination naquit en lui plus vite.

André avait eu. tour à tour, selon les Ages, un gymnase, un billard, une salle d’escrime, une salle de musique Sa grand’mère aurait voulu tripler ses facultés afin que de la vie il pût mordre davantage et devenir plus grand. Et quand il eut ses dix-huit ans, qu’il se fut affiné, qu’il pensa, quand elle aurait pu jouir du séduisant compagnonnage de ce jeune homme très accompli, celle qui, n’étant pas la vraie mère, paraissait exonérée des héroïques sacrifices maternels, décida de l’envoyer à Paris et demeura seule…

C’était à ces choses que Vélines rêvait, le soir, quand il fut retiré dans sa chambre. Ce rôle admirable, tenu sans défaillance par l’aïeule, il le reconstituait aujourd’hui à l’aide de tous les souvenirs d’autrefois. Il se sentait véritablement l’ouvrage de ses mains.

Il se dévêtait devant le lit étroit où il avait dormi si longtemps. Une idée soudaine, émouvante, lui étreignait le cœur : il ne l’avait pas comprise jusqu’ici, cette créature d’immolation secrète, qui ne voulait même pas qu’on la sût immolée, brave, portant avec une vaillance incroyable ses soixante et onze ans, vivace, ardente, terrible, toujours batailleuse, cachant un cœur honteux de soi qui ne s’exhiberait jamais.

Et comme, à ce moment, ce lit d’enfance qui fléchissait sous le poids de son corps, avec des mollesses de berceau, symbolisait toutes les douceurs de cette vieille maison, il pensa tout à coup :

« Oh ! il n’y a eu qu’une femme dans ma vie : celle qui s’était vouée à moi, qui m’a donné toutes ses pensées, toute son intelligence, qui s’est donnée elle même. Le dévouement d’un grand amour féminin, vraiment je l’ai connu ! »

Et il revit Henriette trônant à ses consultations, courant les audiences au Palais, plaidant ; Henriette tout occupée de sa propre gloire, jouissant de sa réussite, buvant les éloges, supputant les signes de sa célébrité, si peu ambitieuse pour son mari !… Alors il fit le procès de leur union.

Elle avait marqué chez lui un changement radical. Entouré jusque-là de soins excessifs par une créature toute à sa dévotion, il passait à ceux d’une jeune épouse d’exception, personnalité puissante se suffisant à elle-même, et qui déjà s’était fixé un but : le succès. En poursuit-on deux à la fois ? Cette pauvre Henriette, si désireuse d’arriver, ne devait-elle pas se désintéresser forcément de sa gloire, à lui ? Tandis que Vautre vivait jour et nuit dans la pensée du petit-fils promis aux grandes destinées, l’insouciante Henriette, quoique aimante et tendre, parachevait égoïstement son individualité. Et il se rappela la touchante histoire de madame Mansart obsédant les rédacteurs pour obtenir des journaux un « écho » flatteur sur l’avocat d’Abel Lacroix…

Le lendemain, des sensations l’attendaient au réveil qui eurent la grâce d’une résurrection de son passé. Jamais, à aucun de ses retours chez l’aïeule, il n’avait connu d’émotion si vive… ce fut l’odeur du chocolat de la maison, le tintement de la sonnette à la grille d’entrée, puis dans la rue, le cri d’une vieille marchande de « cayeux », — ces grosses moules qu’on vend à Rouen : — depuis vingt ans, l’organe de la bonne femme n’avait pas changé ; son appel plaintif plus qu’engageant fît lever dans l’esprit d’André un vol de souvenirs. Il se crut en vacances, à seize ans…

Trois jours se passèrent. Chaque soir, une lettre d’Henriette arrivait pendant le dîner. Il la lisait froidement et la remettait dans sa poche

— Ta femme va bien ? demandait invariablement la grand’mère.

— Très bien.

Et l’on détournait la conversation, comme s’il se fût agi d’une épouse coupable sur le compte de qui l’on préfère être discret…

Vélines, des journées entières, flânait à travers la ville, sans itinéraire, pour le plaisir Parfois, dès son lever, il partait. Son quartier de Bihorel, fait de venelles proprettes qui se coulent entre des jardins clos, embaumait la ravenelle et la jacinthe. Les vergers, qu’avril faisait tout blancs, secouaient par dessus les murs, une neige le long des ruisseaux. De la ville aux cent clochers venait le grand murmure des sonneries matinales, et il voyait toujours pointer, là-bas, la flèche de la cathédrale, qui décroissait à mesure qu’il descendait la côte.

Le boulevard circulaire, avec ses deux chaussées, ses talus gazonnés en style de fortification, les soldats manœuvrant sur le Boulingrin, donnait un aspect militaire à cette ville de bonnetiers. Alors, machinalement, Vélines prenait comme autrefois le chemin du lycée. Dans la rue en pente raide, une place s’ouvre à gauche, garnie d’ailantes : un portique apparaît au fond, béant, par lequel on entrevoit un Pierre Corneille géant sur un tertre de gazon. Vélines se remémorait ses maîtres ; quelques-uns étaient morts. Que de mérite, de dignité, de haute science souvent, de modestie toujours, ils possédaient, qu’il n’avait point su leur reconnaître jadis ! Pour un peu plus de notoriété, les dépassait-il aujourd’hui, lui qui avait toujours brigué partout la première place ?

Il allait de quartier en quartier. On aurait dit une dizaine de petites cités disparates, accotées les unes aux autres, ayant chacune leur église, leur population, leur couleur et leur caractère. C’était la rue Eau-de-Robec, où coule, sous l’arche de bois des ponts sans cesse répétés, une rivière noirâtre qui ronge le rez-de-chaussée des maisons. C’était la paroisse de Saint-Godard, aristocratique et morne, où toutes les portes cochères sont cintrées, où un léger duvet de verdure pousse entre les pavés. C’était le Rouen industriel, refoulé à l’est de la ville, en quelques rues spacieuses, désertes, froides, où l’on sent la cotonnade et les indiennes. — dont les pièces roulées s’élèvent en colonnes, au milieu des cours vitrées. — Puis la rue Grand-Pont, commerçante, grouillante, pavoisée, encombrée de ses tramways, de ses camions, de ses fiacres, de ses étalages, de sa foule. Et Martainville, le Ménilmontant rouennais, où l’on respire les pommes de terre frites et le hareng saur, tandis qu’au centre une église de dentelle, dont Jean Goujon sculpta les portes, édifie d’étage en étage ses clochetons, ses contreforts et ses arcs-boutants. Et c’était surtout un entrelacs de ruelles bizarres où s’attarde le moyen âge, faites de pignons pointus qui se heurtent, se choquent du front et paraissent caqueter ensemble comme vieilles en bonnet. Tortueuses et malodorantes, elles filent de biais et débouchent immanquablement sur un morceau magnifique de cathédrale, sur une fontaine merveilleuse, une tour ciselée à jour, ou une aperçue de ce féerique Palais de Justice, le chef-d’œuvre de la Renaissance.

Vélines cheminait, troublé, sans savoir si le fantôme de son enfance ou le sentiment qu’il avait soudain de sa maturité le tourmentait davantage. Cependant une amitié de longs mois avec une compagne telle qu’Henriette lavait trop déshabitué de la solitude d’esprit pour qu’il pût jouir à l’aise de ce qu’il rencontrait. Parfois il sentait un vide à côté de lui. D’aventure, il entrait dans un bureau de poste et envoyait à sa femme un mot rapide.

Le quatrième jour, il écrivit :

Ma chérie, j’ai traversé tantôt le square Solférino, où s’ébattent les enfants riches. J’ai retrouvé l’allée où ma grand’mère choisissait une chaise et où je m’amusais avec de petits garçons inconnus. Le gazon d’une pelouse descend en pente vers un bassin qui reçoit les gouttelettes d’eau d’une cascade. Elles y tombent avec un bruit de cristal. Des saules pleureurs abritent un rocher artificiel. Je trouvais très beau, jadis, ce pastiche de la nature. En revoyant ce coin, je me suis senti tout désemparé. Que la chute est vertigineuse de ces premières années à la dernière !… On ne la sent pas. Mais, si un souvenir marque soudain le point de départ, l’illumine, quel spectacle que celui des étapes franchies ! On voudrait se retenir : mais la descente vous entraîne. Il n’y a que le repos dans les deux bras d’une femme aimée qui vous donne l’illusion d’une halte…

Quand cette lettre fut partie, il la regretta. Ne jouait-il pas un rùle de dupe, à chérir cette créature si personnelle, qui ne se préoccupait de lui que pour l’égaler ? L’amertume de son échec lui revint : quel plaisir vaniteux Henriette avait dû en tirer, elle qui, en première instance, avait battu Fabrezan-Castagnac !…

Pourtant, la nuit, il rêva que ce corps frais et gracieux était endormi près de lui. Il s’éveilla, et, se voyant seul, il devint triste.

— Oh ! qu’elle me manque ! soupirait-il à mi-voix.

Et c’était aussi son esprit, sa société charmante qu’il désirait, les échanges de pensée dont ils étaient coutumiers, son sourire. Cinq jours devaient encore s’écouler avant qu’il la revît. Il ne pouvait dormir. Un grand marronnier dressait, devant sa fenêtre toujours ouverte, sa rainure encore sèche et noire Les étoiles scintillaient au travers des branches : on aurait dit de beaux fruits étincelants suspendus aux rameaux, et que, grimpé au faîte de l’arbre, on les aurait cueillies sans peine. Vélines songeait sérieusement à partir le lendemain…

Mais au matin, sa grand’mère le questionna

— Où en est donc l’affaire Marty, que tu devais plaider en appel ?

Vélines répondit négligemment :

— Elle est venue devant la cour le mois dernier.

— Eh bien ? fit-elle.

— Eh bien, dit Vélines affectant l’indifférence la plus parfaite, cette fois, nous avons été moins heureux : l’enfant a été attribué au père…

La vieille dame ne répondit rien. Sous le lorgnon, ses yeux lancèrent une flamme et son menton d’autoritaire frémit un peu. Elle, qui ne prononçait pas un mot sans motif, réfléchit longuement sur cet aveu. Ce fut le soir qu’elle dit à André :

— Ta femme ne devrait plus plaider. À ta place, je m’arrangerais en douceur pour qu’elle renonçât à sa carrière.

Vélines s’écria :

— Mais je n’en ai pas le droit ! Ce serait odieux !

Il ne demandait pas pourquoi ce sacrifice. Tous deux se comprenaient trop bien, et l’aïeule n’avait fait là qu’énoncer un souhait inconscient, confus, inavouable, dont le petit-fils était torturé depuis des semaines.

— Ce serait d’une brutalité révoltante ! continuait-il. Une femme comme Henriette n’est pas de celles qu’on opprime. Sa vocation m’est sacrée. Comment ! je l’ai connue jeune fille, si éprise de sa profession que riche, elle avait dû, pour s’y adonner, vaincre toutes les résistances de ses parents, de son monde ; j’ai ratifié son choix en l’épousant avocate ; et maintenant je l’arrêterais en plein essor, je rognerais sa large existence intellectuelle, j’étoufferais son talent !… au nom de quoi ?

Madame Mansart laissa cette flamme s’abattre. Puis elle dit :

— Si dans le ménage tu préfères tenir le second rôle, à ton aise, mon enfant !… Seulement à mon sens, ce n’est point le fait de l’homme.

— Il n’y a pas de rivalité entre nous, repartit vivement André, et nous ne nous disputons pas le premier rôle. Nous nous aimons. Chacun de nous se cultive le plus possible, et voilà !

— Et si ta femme t’éclipse, un jour, tu te déclareras enchanté, sans doute ?

— Je ne suis pas envieux des succès d’Henriette.

— Ce n’est point, pour un homme, envier les succès de sa femme que de se cabrer un peu à l’idée de paraître nul auprès d’elle. On t’appellera le mari de madame Vélines !

Il se souvint que le mot avait été prononcé par une dame dans le tambour de la onzième chambre. Un coup de colère le fit sursauter :

— Pourquoi ? pourquoi ?… Qu’ai-je de ridicule ? … Ma femme a son talent ; j’ai le mien, avec sa virilité, son éducation classique, sa force. Dans quelle mesure suis-je humilié par les succès d’une femme ?

— Je n’entends pas brouiller votre ménage, mon enfant, répliqua délibérément madame Mansart, mais moi, je ne mâche pas mes mots et j’aime qu’on voie clair dans son cas. Ta femme est en passe de briser ton avenir, ni plus ni moins, grâce à sa petite gloriole… Oui, oui, la mode est aux femmes ; on les encense, on se pâme à leurs vers, à leurs tableaux, à leurs romans, à leur science. On vient de découvrir leur intelligence ; on les a inventées ! La belle affaire ! Des femmes capables, sensées et voyant loin, il y en a toujours eu, mon petit. Seulement, elles n’avaient pas la rage de se produire au dehors. Oh ! il faut convenir que ça bouleverse un monde, un mouvement pareil, et le mariage devient difficile. Le tien a introduit à ton foyer une rivale. Tu souris parce que tu te sais bien supérieur à elle. N’importe, sa condition de femme en fait un jeune phénomène près duquel pâliront toutes tes gloires. Prends l’exemple de madame Duzy, cette romancière dont tout le monde parle : qui donc connaît monsieur Duzy ? Monsieur Duzy est un pauvre homme, sans doute… Or, Duzy a été ton condisciple au lycée, et tu l’as jugé naguère. Il est devenu un des premiers ingénieurs de l’État, et les romans de madame Duzy iront aux vieux papiers alors que les ponts que construit son mari étonneront encore nos petits-enfants. Mais quoi ! Duzy n’est qu’un homme, et l’on raffole des histoires qu’imagine sa femme : tout son malheur est là. On l’ignorera tant qu’il vivra… Duzy ? mais il n’existe pas… Bon Dieu ! quel sang ces hommes-là ont-ils donc dans les veines ! De mon temps, la Renommée, la Célébrité, les jeunes gens les adoraient comme des femmes. Ils disaient que c’étaient leurs maîtresses ; et cela vous avait de l’allure, et cela vous faisait des Daudet, des Gambetta, des Lachaud…

Vélines avait pâli, mais il s’efforçait à la gaieté :

— Grand’mère, grand’mère, vous êtes née en plein romantisme !

— Je suis née, mon fils, au temps où les femmes étaient modestes et ne souhaitaient point d’autre éclat que celui de leurs maris ; elles s’en paraient ; elles s’ingéniaient à le faire plus vif, plus splendide. Elles existaient alors pour le foyer, pour la félicité de leurs compagnons, et elles étaient la sécurité de la famille au lieu d’en être le danger.

André, acculé à l’obligation de défendre Henriette, murmura ;

— J’ai le bonheur d’avoir pour femme la plus charmante amie de mon esprit, une vraie compagne dont le commerce ne me lassera jamais. L’intimité de l’homme le plus intelligent ne me procurerait pas autant de joies que celle d’Henriette. Tout se paye. Je puis bien mettre le prix à mon bonheur.

— J’ai connu des femmes d’esprit qui n’étaient point avocates, cependant ! — riposta la grand’mère.

Ce soir-là, Vélines sortit après dîner. Il avait le feu aux tempes et des bourdonnements sous le crâne. Laissant la rue Bihorel, il descendit vers Rouen par la sente de Bellevue, si escarpée qu’elle paraît choir d’un jet au cœur de la ville. Le premier croissant de la lune rousse éclairait, dans toute la profondeur de la vallée, la cité aux trois cathédrales, tandis que dans les jardins environnants, sous la blancheur uniforme des ramures, on aurait imaginé que se passaient des choses solennelles.

Vélines avait dans lame le plus affreux désarroi. Ah ! que la perspicace aïeule avait été lucide ! Ce que le monde pensait tout bas devant sa situation baroque de mari effacé, celle-là vertement l’avait dit, avec sa franchise coutumière. Et son avenir, qu’il avait entrevu si beau, lui apparaissait comme une ruine qui s’écroule au bout d’un chemin. Le mari de madame Vélines, voilà tout ce qu’il était destiné à devenir. Et lui qui avait ri de sa grand’mère tout à l’heure, en la traitant de romantique, il prononçait maintenant tout bas : « La gloire ! la gloire !… » avec des frémissements de tout son corps.

Il s’égara dans les rues infectes ; il poussa jusqu’aux bas-fonds de Martainville, où d’ignobles disputes éclatent dans des bouges. Il traversa des carrefours boueux où l’on voit, la nuit, des chats s’accroupir et miauler en se provoquant, tandis que d’autres fuient le long du ruisseau, de leur allure dansante et légère. On le rencontra rue des Augustins et rue des Arpents, là où les hommes du port tiennent leurs assises. Puis il déboucha sur le quai.

Henriette ?… Ah ! qu’il était naïf, lui, de ne pouvoir se passer d’elle ! Comme elle devait bien supporter son veuvage, là-bas, amusée par les soins professionnels !… Et il se rappela comme elle s’était un jour glorifiée de donner autant de consultations que lui.

Pourtant cette jeune créature si ardente n’était-elle point libre de caresser les mêmes rêves que lui ? Pourquoi pas la femme célèbre aussi bien que l’homme ?… Aussitôt sa pensée se tourna vers monsieur et madame Duzy, et il trouva dans ce ménage un comique dont, par contre-coup, il se sentit atteint.

« Madame Duzy ne fait que des romans, se disait-il ; mais, si elle faisait des ponts comme son mari, c’est alors que le malheureux serait piteux ?… »

Et il lui sembla sentir dans Henriette sa pire ennemie.

Les quais étaient déserts, peu éclairés, pleins de silence. Il venait des berges une odeur de vin, de planches et de goudron. La mature des bateaux de commerce se profilait là-bas, sur un ciel argenté, et, tout au fond, le tablier gigantesque du transbordeur, supporté par ses deux pylônes, formait comme le portique énorme et aérien de la ville. Aux terrasses des cafés, dans une atmosphère de cognac et de poudre de riz, des tziganes raclaient leurs violons. L’air était tiède. Vélines s’accouda sur le parapet d’un pont.

Henriette avait ruiné son avenir : c’était vrai. Cela s’était fait sans drame, sans bruit, par le caprice d’une petite fille gâtée qui avait convoité tous les luxes, même celui du succès. Pouvait-il le lui reprocher, pourtant ?… Et il lui en voulait de ne point sur-le-champ, et par amour, rentrer dans l’ombre. Il souffrait, et il se plaignait lui-même de ne pouvoir être consolé.

« Aimer une autre femme ? se disait-il, jamais ! »

Et, au souvenir de leurs tendresses passées, des larmes lui vinrent aux yeux. Mais, à d’autres moments, il suffoquait de rage, et il l’aurait brisée comme on brise un obstacle qui vous barre la route.

Sous ses yeux, au ras de l’eau noire, une petite barque glissa, dont il entendit les avirons clapoter. Une chandelle, dans une lanterne en papier rouge, l’éclairait. Il aurait voulu y descendre, s’en aller dans cette coque de noix n’importe où, recommencer sa vie ailleurs et la faire grande à son aise.

Comme il redoutait maintenant le retour à Pans !… S’il prolongeait ses vacances ?… C’était comme un intermède dans sa tragédie. L’enfant ne devait naître que le mois suivant : pourquoi ne pas rester encore…

Il resta. Henriette écrivait les lettres les plus rassurantes. Jamais elle ne s’était si bien portée.

Prolonge un peu ton repos, mon chéri je me prive mieux de toi en songeant que l’air natal te baigne et te réconforte. Je ne veux pas te parler du chagrin de ma solitude…

— Oh ! sa solitude ! faisait André ironique.

Et il pensait aux clientes assiégeant le cabinet d’Henriette.

« Sans compter qu’en mon absence elle doit me supplanter le plus qu’elle peut !… »

Lui continuait à travers Rouen des promenades exquises. Peu à peu le calme se faisait en lui, à mesure que l’amour se mourait dans son âme. Il éloignait toujours l’échéance du départ. Dans les vergers, la robe blanche des arbres fruitiers s’éparpilla au vent et ils verdirent. Le soir, le soleil couchant miroitait à des milliers de vitres, du haut en bas de l’amphithéâtre, dans les maisons nichées parmi les bosquets de Bihorel.

Un matin, au déjeuner, Vélines reçut une dépêche qui le fit blêmir. Il recula brusquement sa chaise et jeta sa serviette ; il ne détachait point son regard du papier bleu. Tout à coup, un sanglot le secoua :

— Henriette ! balbutia-t-il.

Et la grand’mère lut :

Grosse fille, devançant la date, née cette nuit. Santés excellentes. Quel train prenez-vous ?

marcadieu.