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Les Dames du palais/4/4

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 343-366).

IV

La semaine qui suivit la rentrée des tribunaux, les Vélines, après deux mois de villégiature, s’étaient réinstallés place Dauphine.

On les avait vus arriver dans leur auto, un soir d’octobre, où déjà l’hiver planait sur un Paris illuminé par les feux de ses cafés et de ses grands magasins. La concierge trouva la petite fille transformée et madame un peu pâlie dans son long fourreau de peau de bête. Quant à « monsieur », il avait bruni de teint, et l’on n’avait pas besoin de demander s’il s’était promené du matin au soir, là-bas.

Ils recommencèrent, dès le lendemain, la vie qu’ils menaient auparavant. Ils allèrent au Palais, le plus souvent ensemble, parfois l’un après l’autre. Chacun dans son cabinet reçut de nouveau ses clients. Madame Martinal avait repris son poste et Narcisse disait d’elle : « En voilà une à qui les vacances ont profité !… » À la vérité, elle se délectait à reparler de ce mois passé à la mer avec ses trois garçons, et de la joie qu’elle avait alors à penser : « C’est moi qui offre à mes chéris, non seulement « la matérielle », mais encore tout le bien-être et les plaisirs des enfants riches… » Souvent, assise au bureau d’Henriette, et le code à la main, quand toutes deux discutaient sur un point de procédure, elle s’interrompait pour rappeler un souvenir de cette époque, un mot de son grand Pierre, une radieuse journée de septembre.

— Vous êtes une femme heureuse, madame Martinal ! soupirait Henriette.

Un jour, la veuve répliqua :

— Tout de même, ma petite Vélines, il ne faudrait pas vous donner des airs d’envier mon sort !

— Oui, je sais, vous pensez à mes succès… Vous figurez-vous que les succès comblent une âme ?

— Ah mais ! la vôtre connaît tant de faveurs, outre celles de la gloire, qu’elle doit quelquefois déborder.

— Oui, elle déborde quelquefois, mon âme, dit Henriette, songeuse.

« Qu’a-t-elle ? se demandait à part soi la secrétaire ; » et, dès lors, elle pressentit que sous une telle félicité se cachait un drame.

Et c’était étrange, ces deux femmes, si étroitement liées par le devoir professionnel, qui mettaient en commun leur intelligence, pénétraient de concert l’existence intime de leurs clientes, fouillaient en collaboration les adultères, les trahisons, les mensonges de tant de cœurs, tandis qu’un mystère voilait pour l’une lame de l’autre.

« Devient-elle romanesque ! se demandait madame Martinal ; le vin de la célébrité l’a-t-il grisée comme certaines femmes, qui se trouvent ensuite à l’étroit dans le cadre exigu de la famille ?… Rêve-t-elle d’aventures ?… Le raisonnable Vélines ne suffît-il plus à son imagination ? aime-t-elle ailleurs ?… »

Madame Martinal éprouvait de la sympathie pour cet homme à l’esprit droit qu’était Vélines. Elle appréciait sa puissance intellectuelle, sa simplicité, sa correction. Vélines, de son côté, l’estimait. Il la constatait judicieuse, clairvoyante et bonne, et se plaisait à sa société. Le mari qui ne peut plus satisfaire près de sa compagne son besoin d’abandon moral ressemble au célibataire et au veuf ; tous trois se rapprochent, sans aucune sensualité, de la femme jeune ou vieille capable de les comprendre. Lorsque Henriette était retenue par une instruction, André ouvrait la porte du cabinet voisin, il apercevait la secrétaire :

— Ah ! vous êtes seule ici ?

Et l’on causait de mille choses, de la réforme du code, des nouveaux chapeaux d’hiver ; surtout du Palais, de l’Ordre, des magistrat ». Vélines, même poussait maintenant l’amitié jusqu’à réclamer de madame Martinal un peu d’aide. Plusieurs fois elle alla, pour lui, en auto, jusqu’au domicile lointain et misérable de madame Gévigne. Tous deux s’intéressaient à la bizarre histoire de ces lettres anonymes, dont la plaideuse accusait son concierge. Vélines se déridait aux accès de gaîté qui secouaient la secrétaire quand elle feuilletait cette correspondance injurieuse et comique, ou bien le rapport entortillé de l’expert en écriture, un vieux à l’air doctoral qui la prenait pour madame Vélines et voulait faire avec elle de la graphologie.

L’amusant fut que le concierge incriminé choisit comme défenseur Maurice Servais : André l’eut ainsi pour adversaire. Servais avait réclamé » place Dauphine, une entrevue pour une communication de pièces. Il s’agissait précisément de ces rapports d’expert. Il arriva, une après-midi, à l’heure dite ; ses yeux de braise dans son teint mat, sa main fiévreuse glissant parmi la brosse drue de ses cheveux foncés, tout son être trépidant disait la fougue, la véhémence qu’on lui reprochait tant à la barre, où il ne semblait jamais se posséder entièrement. Vélines augurait cependant beaucoup d’un tempérament pareil et il avait pour ce jeune confrère une profonde considération. Madame Martinal fut conviée au colloque. Pendant que les deux avocats fouillaient chacun son dossier, elle observait ce Maurice Servais dont t’aventure romanesque avait tant fait jaser, depuis un an, le monde judiciaire. L’été passé, il avait disparu. La vérité, c’était que Fabrezan, avec discrétion, l’avait adjoint à ses secrétaires lorsqu’il était allé à Marseille plaider dans un procès retentissant. On ignorait le reste. Seulement, Louise Pernette ne parlait plus de renoncer au barreau, et l’on ne voyait plus guère au Palais la superbe Géronce. L’idylle néanmoins, si elle s’était renouée après le douloureux orage, ne s’était plus montrée au grand jour : la galerie Saint-Louis ne s’animait plus aux rencontres amoureuses des deux fiancés, et Louise, qui défendait tous les lundis les mineurs de mademoiselle Angély, n’avait pas retrouvé le sourire de sa grande bouche tendre.

Servais, avec sa conviction ardente de grand adolescent, soutenait l’innocence du concierge. Il avait fait faire une contre-expertise des lettres et il venait comparer les deux rapports. On les lui lut à haute voix. En des termes solennels, dogmatiques et définitifs, l’un et l’autre concluaient inversement : selon l’expert de madame Gévigne, le concierge avait écrit les lettres ; selon l’expert de la partie adverse, il ne les avait pas écrites. Les deux augures s’entre-reg-ardèrent en riant. Madame Martinal s’égayait de son vieux calligraphie.

Pendant ce temps, quatre ou cinq personnes attendaient Henriette au salon. Sa vie était austère encombrée de graves soucis. Elle eut, à ce moment, un important procès de divorce mondain qui la mit de nouveau en évidence. Des journaux étrangers réclamaient sa photographie. Une zélée journaliste vint de Londres pour l’interviewer. Une curiosité toujours plus vive rôdait autour de sa personne. Des hommes graves la consultèrent, et, au milieu de toutes ces jouissances de vanité, elle avait des yeux rougis, son teint rose pâlissait et madame Martinal la surprenait couvrant sa fille de baisers fous, comme une femme sevrée d’amour.

« Vélines est cependant un charmant homme ! » pensait la veuve.

Quand il connut mieux cette femme, créée uniquement pour la maternité et qui ne voyait au monde, comme elle disait, que « ses trois gosses ». André peu à peu se livra davantage, leur amitié se resserra. Elle n’eut plus d’âge, plus de séduction, elle n’éveillait plus en lui qu’une sorte de sentiment filial, portant aux épanchements. Il se plaignait à elle de ses migraines, des incommodités de sa maison, des petits ennuis journaliers qui meurtrissent un délicat. Elle savait quand il était mal en train, déprimé ou mécontent de lui-même, quand il désirait une cause, quand il avait perdu un procès. Elle le pénétra bientôt profondément et découvrit dans ce mortel heureux une constante amertume.

Elle lui disait parfois, avec sa bonne humeur Je travailleuse vaillante :

— Eh bien, mon pauvre Vélines, ça ne va Jonc pas ?

— Ah ! murmurait-il, avec un geste découragé, la vie est abominable !

— La vie abominable ! répétait madame Martinal indignée, la vie ?

Elle en aurait inspiré le culte, la religion, rien que par la ferveur quelle mettait à vivre la sienne.

— Eh ! oui, continuait Vélines, on l’a conçue belle, on la voudrait pleine, entière, grande comme ses rêves, et ce n’est autre chose que le petit chemin maussade et épineux du cimetière.

— Ah ! malheureux, malheureux ! soupirait la veuve en s’attristant, pouvez-vous murmurer !… Vous êtes deux, vous vous aimez !…

À ce mot-là. Vélines détourna la tête sans répondre ; sa lèvre rasée eut un léger tremblement. De ce jour, madame Martinal comprit qu’une invisible brisure avait ruiné cette union amoureuse : elle en eut beaucoup de peine. C’était comme si une chose très précieuse avait été détruite sous ses yeux.

« Mais, qu’est-il arrivé ? » se demandait-elle.

Car les jeunes époux dissimulaient leur douleur avec une dignité fière, une pudeur ombrageuse qui se gardait d’en rien trahir. Vélines n’avait jamais négligé de prodiguer à sa femme toutes les marques superficielles de l’affection. Elle était simplement devenue pour lui, dans l’existence, le compagnon banal qu’une rencontre vous donne, près duquel on marche, sans nulle antipathie, mais qu’une ligne infranchissable sépare de vous. Son chemin est parallèle au vôtre : il ne le rejoindra jamais. Ils avaient conservé de l’amour les courtoisies raffinées : ils échangeaient des baisers de convenance et discutaient sans aigreur leurs intérêts communs. Vélines, qui se débattait alors, semblable à un coureur entravé, dans le fouillis des procès insignifiants, tandis que sa femme plaidait des causes célèbres, taisait sa détresse comme une honte. Il n’aimait pas ailleurs, quoiqu’en put redouter la triste Henriette. Il n’aimait plus, tout simplement, et sa jeunesse paraissait morte. Les griefs qu’il avait, il voulait que sa femme les ignorât jusqu’à la fin. Un jour, comme elle tenait sur ses genoux sa petite fille et murmurait :

— Et toi, chérie, seras-tu avocate ?

— Oh ! non, non, jamais ! s’était écrié le père.

Elle crut avoir une révélation : c’était d’être trop absorbée en sa profession qu’André lui gardait rancune. Les hommes sont exclusifs : il l’aurait souhaitée perpétuellement présente à la maison, selon la mode du vieux temps. Peut-être même souffrait-il de la voir tous les jours offerte en pâture à la curiosité du public, comme une femme de théâtre. Elle avait rencontré tant de maris qui n’eussent point voulu d’une compagne occupée au dehors !

— Est-ce que tu me reproches mon métier ? lui demanda-t-elle, toute frémissante.

Mais il répondit doucement :

— Je ne te reproche rien, chère amie

Et, désespérée, elle sentait, à son tour, la tendresse s’éteindre en elle.

Un soir de décembre, le dîner fini, Henriette et André se rendaient à leurs cabinets respectifs quand un coup de sonnette prolongé, vibrant comme un appel d’alarme, les surprit. Intrigués, ils s’avancèrent ensemble vers l’antichambre, tant ce bruit leur avait paru singulier, angoissant.

Et ils virent accourir à eux madame Martv. une simple mantille jetée sur ses cheveux, boutonnée à la hâte dans une fourrure lâche, toute blanche sous la lumière crue de la lanterne.

— Ah ! mes amis, mes amis ! donnez-moi un conseil bien vite !

Même lorsque son fils lui avait été enlevé, elle avait montré plus de réserve, de sang-froid, de possession de soi-même. On la fit entrer dans le petit salon, et dès que la porte fut refermée :

— Il est revenu ! dit-elle.

Et l’on croyait, à son émoi, qu’il s’agissait d’Alembert, Mais, à mots entrecoupés, elle se fit bientôt comprendre. C’était Marcel qui était arrivé chez elle, à l’improviste, il y avait deux heures de cela. Elle racontait ce qu’elle avait ressenti quand la porte s’était ouverte et qu’elle l’avait aperçu, tout frissonnant de ce qu’il avait osé, tendant les bras et criant : « Me voilà, me voilà ! je me moque des tribunaux et de toutes les cours du monde. Est-ce l’affaire de tous ces genslà. si moi, je veux rester près de toi, et si toi, tu veux me garder !… Quelle faute as-tu commise pour qu’on te retire le seul être qui t’aime ? Prends-moi, maman, prends-moi ! Je ne reconnais à personne le droit de nous séparer… » La cause de tout cela était l’arbitraire innovation d’Alembert qui l’avait mis demi-pensionnaire au lycée. Le pauvre petit avait souffert plus qu’on ne pouvait le savoir… Et elle omettait soigneusement d’avouer les rendez-vous dont cette mesure l’avait frustrée : elle comptait bien n’en jamais parler à personne, en vraie femme, qui sait ce qu’elle doit cacher pour n’être pas répréhensible.

— Il avait trop de chagrin, ajoutait-elle en dissimulant mal son admiration ; il a résolu de venir me rejoindre. N’est-ce pas extraordinaire, cet esprit de décision, chez un garçon si jeune ? En sortant du lycée, ce soir, comme monsieur Alembert l’attendait, suivant l’habitude, à la porte de la rue Caumartin, il a filé par celle de la rue du Havre et il a sauté dans un fiacre qui l’a conduit à Passy, tout simplement… Et, vous savez, je ne l’ai pas laissé à la maison : j’avais trop peur qu’on vienne me l’y reprendre ; il est en bas, dans la voiture… Il est fier, il rayonne : on dirait un petit conquérant… Mais que va-t-on faire maintenant, mes pauvres amis !

Henriette s’était assombrie : elle estimait que cette escapade était une mauvaise carte dans leur jeu.

— Il faudra bien le rendre ! avoua-t-elle.

— Pardon ! lit son mari, qui exultait au contraire, le voilà, le fait nouveau que je souhaitais, que je cherchais, et il est inespéré !… C’est une matière magnifique pour un nouveau procès… Non, vous ne le rendez pas, vous le gardez, vous refusez énergiquement de le renvoyer à monsieur Alembert, et nous portons, une fois de plus, le débat devant les tribunaux. Comment ! cet enfant de quatorze ans, dont les maîtres nous attestent l’intelligence précoce, après avoir passé, d’après les divers jugements, des mains de sa mère à celles du père, fait un éclat, brise tout obstacle, foule les arrêts et, délibérément, par un choix raisonné, une détermination réfléchie, retourne à sa mère ; et il n’y aurait pas là, pour la justice, qui joue toujours ce rôle d’arbitre à l’aveuglette, une indication précise, indiscutable ? Allons donc !

— N’est-ce pas ? n’est-ce pas ? disait Suzanne, illuminée.

Et Henriette reprenait :

Évidemment, il y a là une plaidoirie toute faite sur le respect des droits de l’enfant Sans compter que la fugue de votre fils en dit plus long que toutes les enquêtes sur l’habileté pédagogique de monsieur Alembert… Marcel s’est-il plaint ?…

— Se plaindre !… mais ma pauvre amie, il adore son père !… En dînant, tout à l’heure, je l’ai vu essuyer furtivement ses larmes. Je l’ai interrogé pour savoir à quoi il pensait. Il m’a répondu : « Je pense à ce pauvre papa qui aura tant de peine !… » Et comme je lui demandais, un peu vexée, je l’avoue : « Mais si tu aimais si fort ton père, pourquoi n’être pas resté avec lui ? » il m’a donné cette raison : « Puisque je suis condamné à vous faire éternellement souffrir, toi ou bien l’autre, il est plus juste que ce soit lui que toi qui ait du chagrin !… » Marcel possède l’inflexible équité de l’enfance, voyez-vous ; seulement, en passant devant la poste, il m’a suppliée de faire arrêter et de déposer un télégramme pour monsieur Alembert. J’ai consenti. D’abord je savais bien que les premières recherches seraient faites chez moi, et puis je n’avais aucun intérêt à torturer inutilement ce malheureux qui devait être dans une telle angoisse !

— En quels termes était rédigée la dépêche ? questionna l’avocate, dont l’esprit travaillait déjà.

— « Rassure-toi, papa : je suis chez maman. Marcel. »

Henriette approuva ce laconisme qui rassurait l’ingénieur sans un seul mot compromettant

— Cette dépêche est très importante, expliquait-elle, ce sera la première pièce du dossier de l’adversaire.

Puis elle parla de la procédure à suivre. Il fallait, à son avis, entamer sur-le-champ l’action judiciaire. Madame Marty devrait dès demain voir son avoué.

— Mon Dieu ! soupirait la divorcée, encore, encore !

Elle semblait très lasse : son orgueil avait fléchi ; elle ne portait plus comme autrefois, avec une noble coquetterie, sa liberté reconquise sur l’homme. Pourtant, lorsque Henriette l’observait en se rappelant ce qu’avait accompli cette femme afin de sauvegarder son idéal très pur du mariage, elle la vénérait secrètement, lui vouait un culte ; et c’était pour elle une allégresse intérieure que de reprendre en main, désormais, la direction de ses affaires.

— Voyons, ma chère Suzanne, vous, si courageuse, si forte, vous hésitez pour quelques démarches ?

— Oh ! je ne suis plus forte, ma petite amie, je suis brisée. Ce que je rêve, c’est de m’enfuir avec mon enfant et de vivre en paix, près de lui.

— Je suis là pour vous soutenir, reprit Henriette, non sans quelque vanité. Confiez-vous en mon affection. Ce n’est pas pour rien qu’on appelle son avocat « son défenseur » !

À ce moment. Vélines se leva ; il était blême. Il considérait alternativement Henriette et madame Marty, puis il demanda :

— Voyons… ma chère, il faudrait nous entendre… Lequel de nous deux madame Marty charge-t-elle de ses intérêts ?

— Mais… moi, j’imagine ! dit l’avocate, sans nulle arrière-pensée.

Madame Marty rougit beaucoup. Elle se souvenait des visites multiples que lui avaient faites Vélines, et de la tâche qu’il avait obstinément poursuivie : l’invention d’un nouveau motif de plaider. Il l’avait questionnée, des heures entières, il avait ressuscité jusqu’à son procès de divorce pour y trouver des éléments de discussion ; il avait patiemment reconstitué un dossier où il pourrait puiser, le cas échéant. Cependant, aujourd’hui, c’était bien à madame Vélines qu’elle entendait confier sa défense, quoique ce fût encore le mari qui, tout à l’heure, en avait suggéré tout le plan.

— La première fois qu’après la mort de maître Bertigny j’ai dû choisir un avocat, dit-elle, j’ai voulu que ce fut une femme, et, entre toutes, mademoiselle Marcadieu. Depuis lors, chers amis, je n’ai pas eu de raison pour changer d’avis. La grossesse d’Henriette l’a empêchée de plaider devant la cour ; mais, maintenant qu’il n’existe plus d’obstacle, c’est sur elle que je compte, je ne dis point de par mon affection et ma confiance, car ma confiance et mon affection, vous vous les partagez tous les doux également, je dis : par

opinion et par principe. Nous me comprenez, maître Vélines ?

— Je vous comprends absolument, chère madame, répondit André qui, subitement, sans qu’une libre de sa face bougeât, s’était reconquis.

Et lorsque Henriette entraîna madame Marty dans son cabinet, pour prendre aussitôt quelques notes et dates, sous la dictée de sa cliente, celle-ci tendit, en souriant cordialement, sa main nue que Vélines baisa, comme d’habitude, avec cette aisance des jeunes hommes qu’une femme a élevés…

Il resta seul dans le petit salon aux draperies claires.

Un silence complet planait sur la Cité. La place Dauphine était si archaïque, avec ses réverbères clignotants, son pavé irrégulier et désert, son dessin fantaisiste aux lignes obliques et inégales, qu’on n’eût pas été surpris d’y voir passer, à cette heure, les soldats du guet… Vélines souleva le rideau de la fenêtre, et vint machinalement regarder dans le noir. Sa paume brûlante s’appuyait à la vitre froide. Des frémissements l’agitaient. À droite, il devina peu à peu le coin de la corniche du Palais, des entablements en retour sur le quai de l’Horloge Alors il se rappela le long procès d’Abel Lacroix, qui lui avait prèle une renommée fugitive, et cette audience du jugement où il avait régné véritablement sur la foule. Les bourdonnements de son sang mettaient, cejour-là, sous son crâne comme un murmure immense et doux d’océan, et il revoyait aujourd’hui la curiosité des visages en quête de sa personne. Il lui avait semblé alors parvenir à un niveau supérieur de la vie, d’où l’on domine le reste du monde : il avait été passagèrement une puissance, un oracle, un maître… Déjà son individualité n’était plus la même aux yeux des autres, un encens flottait autour de lui ; déjà il comptait parmi les grandes voix du Palais…

Et maintenant… maintenant… Ah ! misère !… Ses poings se serraient. Il se voyait, enlizé dans la cendre grise de la médiocrité, retourner lentement à l’obscurité du débutant. On disait de lui : « le mari de madame Vélines, l’avocate », comme on disait de son ancien condisciple : « le mari de madame Duzy, la romancière ». Il était victime d’une illusion d’optique commune à tous les publics : un point de mire trop voisin de lui attirait les yeux ; les vraies gloires font le vide autour d’elles. Les petites causes ternes le tuaient insidieusement : il était devenu l’avocat moyen, celui du procès banal. Madame Gévigne donnerait désormais le diapason de sa clientèle. Et quand il pensait à cette affaire Marty, qu’il avait depuis tant de mois chauffée, soignée, caressée, à cette affaire convoitée comme le tremplin qui devait le lancer de nouveau, superbement, dans la carrière, et que sa femme, avec désinvolture, lui arrachait, sa rancune prenait une forme précise…

À ce moment, Henriette reparut, seule, très enfiévrée par le drame où elle se replongeait. Elle commença :

— Il y aura, je présume, signification jeudi ; l’avoué…

Mais son mari lui coupa la parole, debout devant elle, les bras croisés :

— Et bien ! tu es contente ?… Ma chère, je te félicite, tu as une élégance incomparable pour enlever les procès au nez et à la barbe de tes confrères. Tu réussiras !

— Quoi ? demanda-t-elle ingénument ; tu désirais plaider, cette fois-ci ?

— Je croyais avoir acquis, par bien des raisons, le droit de conduire cette affaire. Je m’étais trompé, probablement. Tu m’excuseras de m’en être mêlé presque jusqu’à la fin…

Elle s’affligea, lui voyant les traits si altérés :

— Ah ! tu m’en veux, fit-elle tristement.

Alors il éclata : ce fut une de ces effroyables colères des hommes pondérés, qui lâchent tout d’un coup les violences maîtrisées par de continuels efforts au cours de l’existence. Il avait la pâleur d’un mort ; sa face glabre était crispée comme un masque de théâtre ; la force de son corps, de ses muscles bandés, de ses membres tremblants, semblait menacer la jeune femme, inquiète, et il criait, à faire courir des frissons sonores dans les pendeloques du petit lustre en verre de Venise :

— Oui, je t’en veux ! oui, je t’en veux ! parce que tu fus une mauvaise épouse. Jamais tu ne m’as aimé ; tu n’as été qu’une orgueilleuse ; une orgueilleuse, tu entends !… Dis le contraire !… Quand je t’ai confessé mon amour, n’as-tu pas hésité à te donner à moi, parce qu’il te fallait perdre ton nom, ce nom d’Henriette Marcadieu que l’on commençait à citer dans le monde judiciaire ?… Et, à peine promise à moi, est-ce que, tout de suite, tu ne te retirais pas un peu en me dérobant la partie intellectuelle de ta vie, en me défendant de partager tes travaux ?… Ce que lu entendais, ah ! je le sais maintenant, c’était séparer ta gloire de la mienne, c’était qu’on ne pût pas les confondre, c’était ne rien me devoir. L’aide affectueuse, et si naturelle, d’un mari pour sa femme, tu en aurais eu honte ; tu prétendais prendre ton essor seule, sans que je pusse me flatter de t’avoir soutenue… Est-ce vrai ? est-ce vrai ?

Et ses sourcils, contractés par un spasme de son visage, le défiguraient.

— J’en avais le droit, répondait Henriette avec un air de défi. Pourquoi me serais-je noyée en toi ? pourquoi me serais-je renoncée ? J’étais un être pensant, ton égale.

— Voilà quel fut le sujet de tes méditations, à une heure où les autres jeunes filles, les simples, les aimantes, sont ivres de tendresse, se promettent sans calculer jusqu’à quel point elles se donneront, et sans régler ce que d’elles il faudra réserver.

— Tu es injuste ! Tout mon cœur, je te l’avais donné.

— C’était ta personne et l’entier abandon de ta personne que je souhaitais. Mais une fois mariée, est-ce que tu ne t’es pas mise à m’observer froidement, à surveiller mes succès, avec les regards méfiants du concurrent qui redoute d’être dépassé ?… Et tu te multipliais, et tu t’exténuais à te créer un grand cabinet, et tu dénombrais tes consultations et les miennes, afin d’établir péremptoirement qu’avec tes vingt-six ans ? ta grâce et ta gentillesse, tu menais comme un troupeau, dans le champ des procédures, une clientèle supérieure à la mienne… Est-ce encore vrai, dis ? dis ?

— Et quand même !… prononça-t-elle, à la fin, lasse de cet affreux réquisitoire brutalement vomi devant elle par l’homme dont elle n’avait connu, même après l’amour, que la courtoisie délicate et la correction souveraine.

Et, prenant une chaise car elle n’en pouvait plus :

— Quand même, alors que la réussite était si facile pour toi, homme, je me serais un peu réjouie d’avoir vaincu tous les obstacles qui arrêtent une femme dans la carrière, où serait la faute ?… Avais-je fait vœu de disparaître de ta route ?… Tu m’aimais alors, tu étais fier de mes triomphes : est-ce que je savais qu’il fallait m’éteindre pour te plaire ?

Il se tut, et, renversant à terre les sièges qui le gênaient, fit quelques pas à travers le petit salon. Puis il revint à Henriette, la considéra, et il se repaissait voluptueusement de la débilité de ce corps, de ces épaules étroites, de cette tête fine. Il semblait se dire dans un sentiment de revanche virile : « J’ai possédé tout cela. J’en fus longtemps le maître. » Et la faiblesse physique de cette rivale, dans la crise bestiale qu’il traversait, l’enchantait secrètement.

— Jamais je ne t’ai demandé de disparaître de ma route, de t’éteindre ! gronda-t-il d’une voix sourde. Tu dois reconnaître que j’ai toujours scrupuleusement respecté ton métier. Mais, toi, avec la duplicité des femmes, tu m’assassinais doucement, tu attirais à toi les proies de luxe, tu te contentais de me laisser le fretin dont je végète.

— Moi ? fit-elle, indignée, moi ? Quand ai-je fait cela ?

— Est-ce que tu ne viens pas de le faire, à la minute même ?

— André, murmura-t-elle, désespérée, André, tu es jaloux de moi !

Le mot acheva de l’exaspérer :

— De toi, ma pauvre enfant !…

Et il eut un geste de dédain. En se redressant, il put apercevoir son image que reflétait au trumeau la vieille glace ternie où le tain affleurait par endroits, et il s’effraya lui-même. Dès lors il fit effort pour se reprendre et il se serait calmé, si les secousses de son cœur n’eussent continué d’ébranler sa poitrine. Il dut se reposer un peu et tomba dans un fauteuil où il resta longtemps silencieux.

— Je t’ai tant aimé, cependant ! murmurait Henriette, rassemblant ses souvenirs. Sans doute, je ne te l’ai pas fait comprendre. Jamais une jeune épouse n’a connu les émotions de tendresse que j’avais en te contemplant. Tu étais froid et concentré : inconsciemment, je réglais mon attitude sur la tienne… Mais je t’ai bien aimé ! Quand je t’ai vu si malade, j’ai désiré de mourir avec toi… Oui, par amour et pour t’inspirer de l’espoir, je baisais tes lèvres de diphtérique…

Et elle sourit avec amertume, en ajoutant :

— Voici où nous en sommes aujourd’hui !…

La vérité de sa situation ne lui apparaissait que peu à peu, mais bientôt elle l’envisagea tout entière. Dans leur ménage, ce n’était plus, comme elle l’avait cru, la simple lassitude indifférente, mais une guerre sournoise mettant aux prises le plus vif de leurs êtres, leurs ambitions. Quelle chaîne douloureuse la liait à cet homme dont elle ne connaissait plus que l’hostilité ! Quelle triste union désormais !… Et elle envia soudain l’indépendance magnifique de Suzanne, Suzanne libérée, Suzanne indomptable, Suzanne endurant les pires chagrins pour jeter plus haut le cri de la fierté féminine.

La voix de son mari la fit tressaillir quand il reprit :

— Je t’apportais un cœur neuf, un cœur d’une jeunesse rare à trente ans, un cœur dévoué. Ah ! si tu l’avais voulu !…

— Oui ! s’écria-t-elle, sur un ton où vibrait tout l’orgueil agressif prêché par madame Surgère, tu sous-entends : « Comme j’aurais été heureux si tu fusses demeurée l’épouse esclave, la sujette, l’obscure compagne qu’on protège, la petite lumière sous le boisseau !… » Quel tort ai-je eu, sinon celui d’avoir du talent ?… Dépenser mon activité, jouir intensivement de mon intelligence, remporter des succès, respirer un grain d’encens, j’ai adoré cela, c’est vrai : où était le mal ?… J’ai exercé ma profession auprès de toi, en toute loyauté. N’avais-je pas droit aussi bien que toi à la gloire ?’Si nous nous gênions et que l’un de nous dût s’effacer, au nom de quoi prétends-tu que ce devait être moi ?

— Au nom du bon sens commun, contre lequel on ne discute pas sans tomber dans l’absurde, qui défend à la femme de dominer dans le ménage sous peine de couvrir de ridicule l’homme, le chef, le mâle, le pourvoyeur de la famille. Quand on abolira la loi naturelle qui attribue à celui-ci la force et l’autorité, alors les dames énergiques pourront prendre sa place. Jusque-là, il doit la garder, et ceux que leurs compagnes, en attendant, surpassent aux yeux du monde, on les tourne en dérision, on les méprise, et ils souffrent, Henriette, tu entends, ils souffrent !

Il s’abattait lentement, et un apaisement le gagnait après le terrible accès de tout à l’heure. Son visage, encore tout blanc, avait revêtu le calme ordinaire. Il rappelait, avec ses lèvres rasées, son front haut, la ligne impérieuse du nez et du menton, ces bustes d’empereurs, datant de la décadence latine, qu’on voit au musée des antiques. Il en avait la rigidité, le dédain suprême et la morne contenance.

Ironiquement, celle qu’il avait offensée d’une façon si cruelle prononça :

— Je vois où tu veux en venir. Mes plaidoiries te portent ombrage, ma notoriété te déplaît, mon rôle au Palais est trop large… tu désirerais que je m’évanouisse, que je n’existe plus, que je te cède le pas définitivement…

— Je ne te demande rien, ma pauvre amie : va, poursuis ta carrière !

Henriette se redressa :

— Certes oui, je la poursuivrai, comme c’est mon devoir de dignité, comme le veut ma conscience ; j’irai jusqu’au bout de ma petite mission sociale, et je serai moi-même, sans défaillir. Mais, sois tranquille, mon ami, je n’embarrasserai plus longtemps ta route.

Elle pensait à Suzanne Marty, à la liberté, à ce nom d’Henriette Marcadieu qui avait représenté sa personnalité naissante et dont elle pourrait se parer encore, signe de sa virginité cérébrale dont aucun mariage ne saurait jamais violer l’orgueil.

Il se séparèrent en silence, lui brisé, elle emportée par la griserie de son nouveau rêve.