Les Dames du palais/4/3

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 333-342).

III

Marcel Alembert l’occupait maintenant, cette chambre où le père, en son isolement, avait cherché naguère un dérivatif à sa peine. Il y régnait, pareil à un petit roi enfant, mélancolique, pour qui des adulations prématurées et froides, l’ambiance luxueuse, ne remplacent pas la bonne et simple atmosphère familiale.

Depuis cette rentrée d’octobre, il faisait à Condorcet sa quatrième. L’ingénieur se complaisait avec délices à sa tâche paternelle, venait, chaque matin, le réveiller à sept heures, écartait lui-même ses rideaux, l’embrassait au lit et le pressait avec sévérité de se lever : pensant effacer l’empreinte féminine laissée par la mère dans l’esprit de leur fils, il s’efforçait à dissimuler sa tendresse sous des dehors secs. Mais il mettait encore à cela une maladresse à laquelle Marcel ne se trompait pas.

Pendant que celui-ci passait au cabinet de toilette pour la douche, et tout le temps que l’eau ruisselait sur ses membres grêles de gamin de treize ans, le père ouvrait les livres à la page marquée. En s’habillant, Marcel devait réciter ses leçons. Et l’on apportait le chocolat dans cette pièce pour que, jusqu’au dernier instant, pas une seconde ne fût perdue.

Quels que fussent ses travaux, l’ingénieur ne manquait jamais l’heure des repas ; et il s’efforçait d’offrir à l’enfant une conversation propre à son âge. Il s’évertuait à mélanger savamment les plaisirs avec l’étude. Chaque dimanche, c’était quelque distraction nouvelle. Il surveillait les devoirs de Marcel comme un répétiteur. Et, bien qu’une vieille amie le tourmentât depuis peu à propos d’une très belle jeune fille qu’elle voulait lui faire épouser et dont la vision hantait ses sommeils de veuf, il s’obstinait à repousser l’idée d’une compagne, dans la crainte que son enfant ne souffrit de ce second mariage ; — et il voyait en cela, par une coquetterie d’âme qui lui seyait, la rançon de sa faute.

Entouré de tant de soins, Marcel demeurait énigmatique, sans abandon. Il était trop fin pour ne pas deviner la muette adoration que son père lui marquait en vain, et il en recevait l’hommage sans qu’on sut même s’il l’agréait.

Il était si grave, si réfléchi pour son âge, qu’Alembert négligeait de le faire conduire au lycée, dont ils étaient proches voisins. D’ailleurs il entendait laisser à son fils une liberté très large. Présumant que Marcel désirait avoir des nouvelles de sa mère, en dehors des entrevues du jeudi, il lui déclara :

— Mon enfant, tu pourrais écrire à ta maman et recevoir ses lettres sans même m’en informer.

Mais il observa que, malgré cette permission, le petit garçon n’avait nulle correspondance. Et il en fut blessé comme d’une preuve de méfiance que lui eût donnée sa femme. Cependant l’extrême déférence de son fils le peinait bien autrement. Alors qu’il avait rêvé d’une intimité amicale, où il eût forgé à son gré cette âme enfantine, il se heurtait à une politesse tranquille et résignée qui le glaçait. Il aurait préféré des manquements graves, des révoltes, des emportements dans lesquels un cœur adolescent se met à nu Mais que Marcel se soumît à un désir de son père, qu’il l’accompagnât à la promenade, qu’il lui tendit son front à baiser, il semblait toujours soupirer : « Il le faut, tu vois, j’obéis. » Et cet homme sentimental se disait, chaque jour, amèrement :

« Mon enfant n’est plus à moi !… »

Aux premières brumes, l’ingénieur eut un refroidissement auquel succéda une légère grippe. Ce mal sans gravité, qui porte à la tristesse, contribua à L’affecter davantage. Avec une parfaite ponctualité, Marcel, aussitôt rentré du lycée, venait s’informer de lui. Un matin, dans une crise d’idées noires, Alembert s’écria :

— Ah ! tiens, si je pouvais faire une bonne fièvre et que tu fusses débarrassé de moi, voilà qui arrangerait les choses !

Marcel se retira, très pale et sans répondre ; et il avait l’air si chagriné que le père regretta sa boutade. Le soir, sous l’oreiller, il trouva une enveloppe à son adresse, que son fils y avait glissée timidement. C’était une vraie lettre. Le papier tremblait dans sa main quand il lut :

Pourquoi m’as-tu tant froissé ce matin ? et quel tort ai-je envers toi ? Comment peux-tu supposer que je ne t’aime pas ? Si tu crois que je ne remarque pas ta bonté, tu te trompes. Tu es un père très bon, je n’ai plus sept ans et je le sais bien. J’ai cependant le droit d’avoir du chagrin quelquefois, mais, si tu ne veux pas qu’il redouble, ne me dis plus des choses si pénibles.

Ces phrases mesurées, pesées par l’enfant prématurément délicat qui les avait écrites, touchèrent Alembert mais lui révélèrent aussi dans l’âme de son fils des profondeurs insoupçonnées. D’ailleurs, comment sa femme avait-elle façonné cette âme-là pour l’amour filial ? Que pensait au juste de son père ce gamin aux airs implacables ? Néanmoins, quand le petit, au moment de se coucher, revint près du chevet, Alembert le saisit passionnément, l’étouffa dans ses bras, et Marcel — enfin ! — eut une minute d’abandon, avec de grosses larmes puériles qu’il cherchait inutilement à retenir…

À quelques jours de là, l’ingénieur, guéri, passait rue Caumartin à l’heure de la sortie du lycée. En cette fraîche matinée où l’été de la Saint-Martin répandait sa mélancolie, il faisait un temps de pastel avec un ciel d’une nuance éteinte et un soleil voilé, qui prédisposait aux émotions discrètes Alembert décida de guetter son fils et de l’emmener au hasard, dans une de ces rapides promenades à deux qui le ravissaient. Les plus jeunes s’échappaient déjà de l’établissement dans une galopade, une bousculade de troupeau fou ; et il aperçut aussitôt sur des cheveux châtains qui couronnaient un front très haut, la petite casquette anglaise de Marcel. Mais il resta, une seconde, interdit devant la précipitation de cet enfant tranquille qui se perçait violemment une trouée dans la masse des autres pour les dépasser ; et quand le père essaya de se faire voir, de l’appeler, le petit filait à toute vitesse, le long des maisons, loin de lui.

Alembert hâta le pas pour le suivre. Au coin du boulevard Haussmann, Marcel s’arrêta : le père remarqua cette pause, qu’il fît en tournant la tête de droite et de gauche Qui cherchait-il ? Ce fut rapide ; il reprit sa course dans la direction de l’Opéra. À quelque distance, un coupé stationnait près du trottoir : l’enfant cogna d’un coup léger à la vitre, la portière s’ouvrit. D’un bond il fut dans la voiture ; la portière se referma.

Alembert demeurait immobile ; les choses viraient autour de lui et l’asphalte même sous ses bottines. Il avait un étourdissement comme une femme qui assiste à la trahison de l’homme qu’elle aime. Il avait reconnu le coupé de Suzanne. Ainsi tous deux, la mère et le fils, s’entendaient pour le tromper ! Ils avaient leurs rendez-vous là, sur ce boulevard, à quelques pas de chez lui. Et il avait envie d’être brutal, d’aller forcer cette portière, de surprendre cette mauvaise femme qui, par ses caresses, savait si bien détacher de lui leur enfant. Car. il le devinait bien, ce lycéen flegmatique, qui s’observait devant lui au point de ne jamais se permettre un mot tendre, un sourire d’amitié ou un geste spontané, sur les coussins de cette voiture, à cette minute, se blottissait avec des câlineries de bébé dans les bras de sa mère. Elle le plaignait, tous deux s’encourageaient au martyre, et lui, le père, l’ennemi, devait se cacher, a cinquante mètres de là, pour favoriser leurs effusions.

Des gens affairés le bousculaient. Sur le bord de la chaussée, roulaient en cahotant, dans leurs voiturettes, des édifices branlants de roses et de violettes. Le boulevard charriait avec fracas une vie abondante. Quelques arbres reverdissaient comme au printemps. Le divorcé jeta les yeux autour de lui et pensa :

« Comme je suis seul ! »

Cependant l’idée d’une autre union ne lui venait pas. Il était trop cruellement blessé pour que rien lui parût enviable. Il n’avait donc pas su conquérir son fils ?… Le coupé revint lentement jusqu’au coin de la rue Caumartin. Sans réfléchir, par pudeur, le père s’esquiva pour n’être pas vu et regagna sa maison par une rue adjacente. Il se trouva en même temps que Marcel devant la porte de l’ascenseur. Le petit s’était composé sa mine ordinaire ; l’ingénieur n’avait pu encore se reprendre Dans l’étroite cage de verre, en montant, il suffoquait. Son fils l’entendait respirer fortement. Ah ! on le jouait ! Ah ! on se pliait de cette façon à la loi ! On se voyait tous les jours, clandestinement, dans une voiture, et l’on affectait, après, une sérénité résignée ! Mais il ne souffrirait pas plus longtemps de tenir ce rôle ridicule. Et il cherchait, avec une froide colère, comment apostropher Marcel pour lui faire comprendre qu’il savait tout. Puis il s’accorda délai sur délai et le déjeuner se passa dans un absolu silence. À deux heures, le petit était reparti. Toute l’après-midi. le père rumina sa peine.

Peu à peu une compassion lui venait pour le malheureux enfant écartelé entre les deux affections supérieures qui se partageaient son âme. De quoi pouvait se plaindre le père ? Marcel chérissait Suzanne ? Alembert ne concevait que trop bien cette galanterie filiale, d’un gamin qui grandit et qui pense, pour une jeune mère solitaire et offensée : car l’offense mystérieuse, Marcel devait maintenant s’en enquérir, l’imaginer vaguement. Et n’était-il pas ici, au contraire, d’une réserve et d’une discrétion admirables, dissimulant tous ses regrets, ne manifestant que des sentiments de respect, se retenant peut-être même d’en exprimer de plus tendres ? Son crime était-il impardonnable d’avoir appelé, de l’autre bout de Paris, pour un baiser furtif dans une voiture, cette mère dont il ne s’était séparé qu’au prix d’un affreux chagrin ? Aussi bien, ces tristes rencontres, hâtives et peureuses, avaient quelque chose de navrant qui apitoyait le père…

Au repas du soir, il n’interrogea pas Marcel comme il l’avait projeté ; la conversation fut amicale ; même il s’émut à deviner l’effort que, visiblement, faisait son fils, pour rester dans un juste milieu entre une familiarité confiante et une ingrate froideur.

Décidément, il fermerait les yeux…

Cependant l’image de ces rendez-vous continuait à l’obséder. Lui qui souffrait déjà, chaque jeudi, de savoir l’enfant possédé par Suzanne, son esprit, dont il convoitait le gouvernement total, sous l’influence de cette inflexible épouse, son cœur entre les mains d’une femme orgueilleuse, endurait un bien autre tourment, tous les matins, à l’heure de la sortie du lycée. Deux fois, n’y tenant plus, il s’en alla les espionner et fut témoin du même manège ; et ce furent, chaque fois, pour lui, de terribles transports d’indignation. Lors des visites du jeudi, sa sentimentalité souffrait seule ; mais, à ces subterfuges qui bravaient la loi et ses droits paternels, sa dignité criait. C’étaient son amour-propre, sa fierté, qui étaient en jeu et qui se révoltaient. Parfois il avait un désir cruel de frapper son fils ; l’instant d’après, il aurait voulu l’emmener dans de grands voyages. Un jour enfin, le cerveau en désarroi, il alla trouver Fabrezan et lui conta tout.

Le bâtonnier fit d’énormes gestes, passa par toutes les émotions, depuis la surprise jusqu’à l’attendrissement, et les exprima tour à tour en jeux de physionomie.

— C’est délicat, avoua-t-il, c’est très délicat. Est-ce qu’on peut fourrer le nez des juges dans des affaires pareilles ! Il y a là des choses respectables et que vous ne pouvez pourtant pas tolérer. Je vous approuve beaucoup, cher ami, d’avoir feint d’ignorer tout… Du reste, un garçon de quatorze ans bientôt n’est pas un petit animal qui change de maître en même temps que de maison. Il y a la personnalité de l’enfant, que diable ! dont vous devez tenir compte… N’empêche que tout ceci est déplorable pour son éducation et qu’il faut aviser. À votre place, je le mettrais en demi-pension à Condorcet. Vous pourriez, pour ménager sa sensibilité, lui fournir cette explication, que vos besognes vont dorénavant vous retenir loin de la maison à midi. Vous l’enverriez désormais chercher, à la sortie de 6 heures 25, par un domestique sûr, et vous invoqueriez ce prétexte, assurément plausible, de l’heure tardive, de la nuit close, prétexte qui ne saurait blesser l’enfant.

— J’irai le chercher moi-même ! dit Alembert.

— À merveille ! Et, de cette façon, vous aurez agi sans brutalité envers madame Marty, qui a droit à toutes les indulgences… Que voulez-vous, mon cher, votre divorce est une impasse… comme bien d’autres !… Ah ! deux beaux êtres, de votre carrure morale, qui s’entre-déchirent toute une vie, alors que…

— Alors que quoi ? fit Alembert.

— Rien, mon ami, je pensais tout haut…