Les Dames du palais/5/2

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 399-415).

II

Cependant madame Martinal, était surmenée. S’il lui était commode naguère d’avoir une patronne place Dauphine, courir maintenant rue de Grenelle, chaque après-midi, compliquait fâcheusement sa vie, d’autant que son dernier fils faisait une grippe qui l’inquiétait. Et, comme madame Vélines, la cervelle à l’envers bien qu’elle affectât un grand calme, n’était plus capable d’établir un dossier, la veuve rentrait, le soir, avec cinq ou six affaires dans sa serviette, dont elle étalait jusqu’à minuit les pièces sur l’édredon du petit malade Elle plaida une fois à la place d’Henriette, et voici qu’au Palais Louise Pernette s’avisait encore de la retarder, en l’entretenant du ménage Vélines, dont le cas passionnait étrangement cette discrète et charmante fille.

— Vous qui êtes entrée dans leur intimité, lui disait-elle, vous devez bien savoir la cause de leur désaccord.

— Je vous jure que j’ignore tout.

— Il n’y a pas de mal à en parler, puisque la rupture est publique. Ne s’aimaient-ils plus ? C’est une chose qu’eux-mêmes ignorent peut-être, répondait la spirituelle femme, énigmatique.

Louise, depuis quelques mois, devenait tout autre, prenait de l’aplomb, avait un air nouveau pour promener par les couloirs sa serviette légèrement gonflée. Maurice Servais, demeuré secrétaire de Fabrezan, et qui avait aujourd’hui passablement à faire, n’était pas néanmoins si occupé qu’il n’eût, parfois, le loisir de s’arrêter dans la gothique et mystérieuse galerie Saint-Louis : on l’y revoyait avec son amie. C’est à cette époque, d’ailleurs, qu’il fit acquitter aux assises, où sa fougue le servit plutôt qu’elle n’amoindrit son talent, l’infirmière empoisonneuse, Marie Jemps. Dès lors il put être, à son aise, nerveux et trépidant : il était sacré l’émule de Ternisien, et il commença de connaître cet honneur particulièrement grisant qui réside, pour un avocat, dans la faveur des grands criminels. Il éleva ses prix, se mit sur le pied de gagner dix mille francs par an, et, du fait qu’il pouvait dorénavant épouser Louise quand elle le voudrait bien, s’aperçut qu’il l’aimait furieusement.

La date de leur mariage revenait en discussion. Mais Louise, par dignité, prétendait apporter au ménage sa quote-part de gain et s’obstinait à prolonger encore les fiançailles jusqu’au jour où elle aurait, elle aussi, décroché son petit succès. Les Vélines, Henriette surtout, l’hypnotisaient. Pour le moment, si d’aventure, en plaidant, elle levait, d’un geste joli et gracieux, la main gauche à la barre, on voyait au mince annulaire étinceler les feux d’un rubis et d’un diamant. C’était la bague au doigt que, soit fierté, soit modestie, elle ajournait le don de sa personne, auquel un appoint pécuniaire lui semblait indispensable. Or le coup de théâtre de la place Dauphine avait éclaté, qui la troublait singulièrement. Comment ! cet hymen d’avocats, idéal du sien, faisait si tôt banqueroute ! Elle s’agriffait à madame Martinal pour obtenir quelques détails. Et elle souriait en disant :

— Je vous assure. Servais et moi nous avons besoin de savoir…

Mais la secrétaire d’Henriette coupait court aux questions.

Au fond, la divulgation de ce drame conjugal dont tout le Palais s’entretenait, alors que le mari ne le connaissait pas encore, lui était trop pénible pour qu’elle y concourût par quelque indiscrétion. Elle aurait voulu étouffer tous les bavardages, ne pouvait croire d’ailleurs que cette brisure fut définitive. Elle n’épargnait point ses semonces à Henriette et ne cessait de la travailler en vue d’une réconciliation. Mille projets lui venaient en tête. La pensée que Vélines rentrerait pour trouver sa maison désertée, la hantait, lui était intolérable. Mais rien ne semblait devoir faire revenir Henriette sur sa décision.

Elle arriva, ce soir-là, rue de Grenelle, juste comme celle-ci, au retour de chez Alembert, descendait de voiture aidée de Fabrezan ; et elle s’étonna de la voir très pâle. Elle se dit :

« Fabrezan l’aura chapitrée vertement. »

Ce qui était parfaitement inexact, car, de tout le trajet, depuis le boulevard de la Madeleine jusqu’à la maison des Marcadieu, le vieillard n’avait pas échangé trois paroles avec la jeune femme. Il salua les deux avocates, et repartit. Henriette pria madame Martinal de l’attendre dans son cabinet, alléguant que c’était l’heure de la tétée de sa fille : en effet, elle s’en fut ôter son chapeau dans sa chambre, où dormait le bébé, et demanda qu’on la laissât seule.

Elle était si agitée qu’elle ne prêta nulle attention aux cris de joie poussés par l’enfant ; elle ouvrit son corsage, et, pendant que la petite buvait gloutonnement, elle songea.

Ce fut un grand conflit entre son orgueil et sa raison. Sa raison lui débitait un chapelet de vérités sévères, sur la condition des époux divorcés. Fallait-il qu’elle eut aidé à dénouer la douloureuse situation des Alembert, pour s’engager résolument, à son tour, sur l’horrible route qu’ils avaient suivie, trois années durant ! Elle avait emporté sa fille comme son bien, avec le sentiment de cette propriété que les parents se croient sur leur progéniture. Sa fille lui appartenait, à son sens, plus que sa fortune, plus que son vêtement, plus que le pain qu’elle mangeait. Mais André ne sentirait-il pas d’une façon identique ? Et de quels subterfuges n’userait-il pas, un jour, pour reconquérir moralement son enfant, si la loi lui en refusait la présence effective ! Et puis, le mystère d’un lien persistant, entre les deux époux qui se sont véritablement et intimement épousés, lui était apparu tout à l’heure si évident, chez Alembert, qu’elle en frémissait encore. Ah ! comme, au premier contact, on les avait vus se reprendre ! Et, s’interrogeant pour savoir si elle pourrait jamais se remarier, elle eut un tel sursaut que le bout de son sein échappa, du coup, à la petite bouche vorace. Le bébé ouvrit de grands yeux étonnés : la mère se mit à l’embrasser passionnément. Soudain cette phrase lui sortit des lèvres, tout haut :

— J’ai plaidé trop de divorces !…

Et pourtant retourner à Vélines, maintenant que l’effort de la libération était accompli, accepter de nouveau la chaîne, alors qu’il n’y avait plus rien entre eux ?… Et elle considérait la penderie où, huit jours auparavant, ses robes avaient été rangées, la commode où l’on avait serré la layette ; et elle se considérait surtout elle-même, un peu vaniteusement, dans sa dignité de petite femme émancipée. Une lampe unique éclairait la pièce. La glace lui renvoya son image : une Henriette au visage nacré, seule dans une chambre d’emprunt avec son enfant, et cela lui rappela une allégorie du veuvage qu’elle avait trouvée jadis d’une tristesse navrante. Non, elle ne représentait là rien de bien triomphal. Et, quand elle réfléchit qu’elle ne pourrait plus dire : « Ma maison… mon foyer », qu’elle ne faisait plus, avec cette enfant, qu’une famille tronquée, infirme, incomplète, anormale, arrêtée dans son développement, la beauté de son acte s’altéra singulièrement. Est-ce qu’il n’y aurait pas encore plus de bonheur là-bas, dans cette sorte d amitié courtoise qu’ils avaient inaugurée, Vélines et elle, depuis leur désaccord ? Elle y avait vu comme une mutuelle condescendance humiliante, un manque de sincérité, — ce qu’elle avait nommé « le bourgeois mensonge conjugal ». Mais, n’était-ce pas encore un pis-aller très raisonnable, et pouvait-on appeler mensonge cette convention tacite de deux êtres qui mangent à la même table, dorment sous le même toit, avec les mêmes rêves, les mêmes préoccupations, les mêmes intérêts, la même bourse, et le même enfant ! N’étaient-ils pas toujours deux amis indissolublement attachés et pour qui la société de l’un est encore à l’autre le meilleur agrément ? Elle était devenue lucide ; elle recouvrait le sens précis du devoir. Le devoir ! elle l’envisageait froidement, avec une force morne… Et il se passa encore de longues minutes avant qu’elle refermât son corsage…

Une demi-heure avant le dîner, elle parut dans le cabinet où madame Martinal travaillait seule. Elle semblait un peu confuse, gênée. Elles parlèrent d’une résiliation de bail, d’une mitoyenneté, d’une créance et d’un vol de dentelles au Louvre. Puis Henriette, enfin, se décida :

— Chère amie, ne me prenez pas pour une girouette. Je reviens de chez les Alembert, que, tout à l’heure, en collaboration avec Fabrezan, j’ai tant bien que mal réconciliés. J’ai été bien secouée et cette scène m’a fait changer d’avis. Pouvez-vous me prêter main-forte, demain matin, à la première heure ? Mon mari (elle disait : mon mari) arrive demain pour déjeuner ; je veux être avant lui place Dauphine.

On avait affecté, devant les domestiques, une grande bonhomie en se réinstallant entre neuf et onze heures du matin, tant dans la chambre que dans le cabinet de travail. Un peu nerveuse. madame Martinal, la hanche ployant sous un faix de paperasses qu’elle restituait au cartonnier de l’antichambre, lança au nez de Narcisse, dont l’ébahissement l’agaçait :

— Eh bien ! quoi, mon garçon ? Nous croyiez-vous au Kamtchatka !

Henriette, pendant que la femme de chambre disposait de son mieux, dans les tiroirs de Ja commode, le trousseau du bébé, nouait tranquillement à la flèche du berceau le traditionnel nœud de faille blanche, couronnement de l’ordre rétabli, quand le timbre retentit sous le doigt de Vélines. Tout était prêt : des bûches flambaient dans la cheminée ; dans la salle à manger, le couvert était mis : une odeur de croquettes rissolées s’exhalait de la cuisine : les pièces de procès pendants traînaient sur le bureau d’Henriette… Vélines arrivait avec un air de contentement qui frappa tout le monde. Sa femme et lui s’embrassèrent comme deux bons époux qui se retrouvent, et il manifesta surtout sa joie à revoir sa petite fille, qui se tenait debout sur ses pieds en boule, quand on lui prêtait l’appui de deux doigts : c’était un plaisir pour le père de suivre alors ses trémoussements d’oisillon au bord du nid. Puis Vélines exprima naïvement cette satisfaction de l’homme qui jouit d’être enfin chez lui :

— Ma chère, j’ai faim !

Et. quand ils furent à table, madame Martinal, qui mangeait à peine et l’observait, s’indignait, malgré soi, de son appétit, de sa gaîté, de sa béatitude d’heureux mari reprenant goût au bienêtre de sa maison. En face de lui. Henriette, toute pâlie et ravagée par l’affreuse lutte endurée depuis huit jours, affectait un calme, une sérénité où la veuve discernait la contrainte héroïque. Positivement, madame Martinal admirait la force de cette délicate jeune femme qui, ayant entrevu la bonne voie, y cheminait et y cheminerait désormais sans que l’on pût craindre d’elle le moindre écart. Mais Vélines l’exaspérait par cette belle inconscience, par cet épanouissement qui devait intimement blesser Henriette.

— Ta grand’mère va-t-elle bien ? demanda celle-ci.

Vélines donna sans entrain des nouvelles de madame Mansart. La vérité, c’est qu’il s’était terriblement ennuyé à Rouen. Cette semaine d’hiver passée dans ce quartier des jardins où soufflait une aigre bise, à une époque où il venait de dégorger sa rancune et sa bile, et où il se sentait soulagé comme un homme dont l’apostume a crevé, n’avait ressemblé en rien à ces vacances d’avril savourées dans la fièvre de sa crise. Il n’avait retrouvé ni les vergers de rêve, blancs, parfumés et poétiques, ni les sonneries de cloches de la ville bourdonnante, ni la résurrection de son enfance, ni l’amer divertissement de comparer l’une à l’autre les deux femmes qui s’étaient partagé sa vie : l’épouse et l’aïeule. Une pluie froide avait rendu pour lui la rue exécrable ; il gardait une rancune vague à madame Mansart, qui avait déterminé tout le mal en diagnostiquant si cruellement cette diathèse conjugale où Henriette et lui auraient pu végéter encore longtemps dans un demi-bonheur. L’accoutumance lui créait de sa femme un impérieux besoin. Toute passion éteinte, tout désir aboli, l’habitude implantée en lui réclamait encore le confortable de l’appartement parisien, la commodité d’une existence matérielle qu’une femme, — la sienne. — conduisait à son goût. Le moins noble de lui-même conservait, après l’amour, un attachement égoïste à la ménagère supérieure qu’était Henriette… Et c’était tout cela que madame Martinal devinait maintenant sous ce masque d’homme froid, plus réjoui de l’atmosphère du home que de la compagne retrouvée, et elle était trop fine pour douter qu’Henriette ne le comprît pareillement.

Après le dessert, tout en trempant ses lèvres à petits coups dans le verre de chartreuse, Vélines demanda sa fille. Il l’assit sur un de ses genoux et la fit jouer au cheval, au chemin de fer. L’enfant suffoquait dans un rire éperdu, perlé, flûté, ininterrompu. Henriette, qui avait à peine parlé, restait d’une tristesse mortelle. Le père, au contraire, exultait largement, presque insolemment. Cette sécurité acheva d’exaspérer madame Martinal.

— M’accompagnes-tu au Palais ? demanda Henriette quand elle fut allée mettre son chapeau.

Elle avait d’excellentes raisons pour souhaiter d’être vue auprès de son mari, et par le plus nombreux publie, afin de faire tomber d’eux-mêmes les bruits qui pourraient persister à courir. Mais lui, qui entendait bien s’écarter le plus possible de cette rivale encombrante, et tenter vers la gloire l’élan suprême en toute liberté, se récusa : « Non, non, pas aujourd’hui !… Il était trop content de se sentir chez lui : qu’on ne lui parlât pas du Palais ! »

Henriette rougit. Elle partit sans rien dire.

— Je vous rejoindrai plus tard, lui avait expliqué madame Martinal ; j’ai à prendre une copie d’acte, et puis je veux passer chez moi : j’ai promis à mon petit chéri de courir l’embrasser avant ce soir.

Mais, dès le départ d’Henriette, elle alla droit au cabinet de Vélines, qui flânait, en fumant, à sa table de travail, et, sans pouvoir se taire plus longtemps, elle éclata :

— Mon cher, vous savez que je vous aime bien : il faut que je vous aime beaucoup pour vous parler comme je vais le faire. Eh bien, Vélines ! vous êtes odieux !

Il la regardait, ébahi :

— Je vous ai chagrinée, moi ?

— Eh ! c’est bien pire !… Vous avez la chance de posséder la plus délicieuse femme de Paris, la plus spirituelle, la plus gracieuse, la meilleure, et vous jouez votre bonheur au jeu le plus périlleux, en vous riant des risques, comme un millionnaire qui mettrait un louis sur le tapis. Il s’était rembruni, peu satisfait d’être sermonné. L’avocate s’assit auprès de lui :

— Moi, je crois impossible que vous n’aimiez plus Henriette ; mais, vraiment, mon cher, vous paraissez trop bien disposé à la considérer comme une valeur de tout repos dont on jouit en sûreté, dont on se soucie d’autant moins qu’on est certain qu’elle rapportera toujours… Ah ! si vous pouviez soupçonner la fragilité de votre bonheur, et à quel cheveu il est suspendu !

Vélines, ne voyant pas où elle voulait en venir, cherchait à comprendre.

— Ai-je mal agi envers Henriette ? demanda-t-il.

— Quand on a une femme comme la vôtre, Vélines, on ne la traite pas en quantité négligeable. Elle a droit à l’amour, aux petits soins, à la tendresse, à l’adoration, à tout ce dont vous l’avez privée. Votre indifférence l’a excédée.

— Elle vous l’a dit ?

— Mieux que cela !…

Elle s’arrêta, hésitant une seconde si elle irait jusqu’au bout. N’était-ce point violer le secret d’Henriette ? La tranquille assurance de Vélines, cette confiance presque naïve dans son sort de privilégié, la décida soudain.

— Et puis, tenez, tant pis : je lâche le paquet !… Votre femme ? elle avait quitté votre domicile, tout simplement. Seriez-vous arrivé cette nuit, seriez-vous arrivé trois heures plus tôt, vous auriez trouvé la maison vide, mon ami, ni plus moins ! Le soir du jour de l’an, elle avait pris bébé et la bonne, ses vêtements, son linge, ses paperasses, et s’en était retournée chez les Marcadieu. Elle en avait assez… Eh oui ! Vélines, on peut perdre gros à ce jeu dont je vous parle. De ce que cette délicate Henriette ne vous a point fait de scènes vulgaires, vous avez cru pouvoir conclure que tout allait pour le mieux. Cependant elle a bien souffert ; tant souffert même, qu’elle s’est enfuie. Si elle est revenue, — elle n’est revenue que tout à l’heure, notez-le ! — c’est pour obéir à un strict devoir, c’est pour vous conserver votre enfant et votre foyer… Vous êtes abasourdi ? C’est bon : voilà qui est fait ! vous n’aurez plus l’excuse de n’être pas averti. Si c’est une preuve d’amitié que je vous ai donnée aujourd’hui, reconnaissez-la en paraissant toujours tout ignorer, car je viens de trahir votre femme.

Vélines, en effet, paraissait atterré. Il demanda :

— C’est vous qui l’avez déterminée à revenir ?

— Non, Vélines, non, ce n’est pas moi. Elle n’a obéi qu’à des voix intérieures. À mon sens, elle est revenue si spontanément, que c’est véritablement un nouveau don d’elle-même qu’elle vous a fait en ce jour ; et c’est de vous voir dédaigner cette offrande qui m’a révoltée et rendue indiscrète… Maintenant, à vous d aviser. Adieu.

— Et, à votre sens encore, que dois-je faire ?

— Ah ! mon cher, ceci outrepasse ma compétence. J’ai déjà trop parlé. Mon petit malade m’attend : ce n’est pas ici que je devrais être. Je file.

Elle lui tendit la main.

— Ah ! dit-il, vous vous entendez aux coups de massue, vous !

Et elle partit, toute mince dans sa chemisette de soie noire, de son allure brave et droite de personne énergique à qui nul devoir ne fait peur.

Ce fut une profonde colère que Vélines ressentit tout d’abord, et le besoin de s’expliquer sur-le-champ avec Henriette. Cependant elle était revenue, et il était censé tout ignorer : alors, de quoi l’accuserait-il ? Ensuite, il se mit à imaginer ce qu’il aurait éprouvé à ne voir, en rentrant chez lui, ni son enfant, ni sa compagne.

« Eh ! après tout, songea-t-il avec un geste d’humeur, pourquoi n’est-elle pas restée là-bas ! »

Et il se représentait une vie de célibataire, indépendante, large, glorieuse, avec son seul mérite pour toute joie.

Mais, l’instant d’après, il avait pris son pardessus, son chapeau, sa serviette et s’acheminait vers le Palais, poussé par une irrésistible envie de contempler sa femme, de s’assurer en quelque sorte de sa présence réelle, de constater qu’elle était toujours à lui, car la pensée qu’une semaine durant il l’avait, sans le soupçonner, réellement perdue, lui causait rétrospectivement une angoisse. Elle pourrait encore se soustraire à lui. Et, à mesurer cette crainte, il retrouvait l’instinct marital toujours vivace en lui : il avait une satisfaction confuse à savoir qu’en pareil cas la loi lui octroierait des gendarmes pour rattraper son bien…

Comme il arrivait à la salle des Pas-Perdus, les physionomies qu’il rencontra l’étonnèrent un peu. Les gens avaient une contenance réservée, apitoyée, et il sentit deux ou trois pressements de main significatifs, tels qu’on en reçoit dans un deuil cruel. Ternisien, l’ourlet d’hermine à l’épitoge, venait même à lui avec la sympathie d’un grand aîné. Et il alla jusqu’à dire en quittant Vélines :

— Au revoir, mon pauvre vieux !

Au vestiaire, la préposée fut plus consternée que tout le monde. Elle eut pour Vélines des attentions maternelles, le dévêtit elle-même de son veston, lui offrit le carton à la toque ; elle lançait de furtifs regards vers la porte, tremblant que l’épouse fugitive n’arrivât. Et son silence comportait une écrasante compassion. À la fin, désignant le carton voisin qui portait le nom de madame Vélines ainsi que l’armoire, elle s’enquit avec tact :

— Si maître Vélines désire changer de place, désormais…

— Changer de place ! fit Vélines.

Et, sans rien ajouter, il partit haussant les épaules.

À la vérité, tout le Palais était informé : on ne sut jamais si la paternité de l’information devait être imputée à cet illustre bavard de Fabrezan. qui ne pouvait jamais garder pour lui ses tumultueuses indignations, ou, plus simplement, à la préposée, qui se rencontrait, chaque matin, au marché Saint-Gervais, avec la femme de Narcisse. Quoiqu’il en fût. Vélines avait eu moins de stupeur à entendre la révélation de madame Martinal qu’à éprouver que le Palais entier connaissait son infortune passagère. Elle se présentait à son esprit en images nettes ; elle s’aggravait ; elle le torturait après coup. À l’idée que ce malheur pouvait être vrai, il frissonnait. Cependant il affectait beaucoup de naturel et arrêta Louise Pernette pour lui demander si elle n’avait pas vu sa femme. Louise devint très rouge en répondant que madame Vélines était à la onzième chambre, où l’on jugeait des vols aux grands magasins.

C’est là, en effet, qu’il devait la retrouver. Le public était compact : il fut obligé de jouer des coudes pour traverser la salle. Quand le chignon blond d’Henriette lui apparut au banc des stagiaires, son cœur eut un soubresaut. Et avec une ostentation orgueilleuse, il lui mit aux épaules ses deux paumes. Un visage se retourna, surpris, dont la surprise se fondit instantanément en un sourire non voulu. Ce sourire procura au mari un petit frémissement. Il s’assit près de sa femme et lui dit à l’oreille, avec une galanterie très marquée :

— J’ai cru t’avoir fait de la peine, tout à l’heure, en refusant de t’accompagner. Pardonne-moi, me voici.

Cette attitude, banalement courtoise, affectée en pleine audience, pendant qu’un stagiaire à cheveux bouclés ébranlait la barre en implorant l’indulgence du tribunal, réparait, à la face du monde judiciaire, la prétendue rupture de monsieur et madame Vélines.