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Les Dames du palais/5/3

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 416-445).

III

— Comme c’est joli chez vous, Louise ! dit Henriette en se penchant à la balustrade du balcon.

La grande bouche de Louise Pernette eut son rire délicieux et elle répondit :

— N’est-ce pas ?

Les deux jeunes femmes, par cette après-midi de février, s’étaient rencontrées au Palais ; elles y avaient entamé une causerie si passionnante qu’une fois dehors elles l’avait continuée, en marchant, jusqu’à la rue du Cloître-Notre-Dame. « Voulez-vous monter chez moi ? » avait alors demandé Louise. Henriette avait consenti, un peu curieuse peut-être de cet intérieur de garçon où la stagiaire menait courageusement son existence d’étudiante pauvre et isolée.

C’était une maison haute et neuve. Louise en occupait, au dernier étage, trois petites pièces aux tapisseries bon marché, gentiment meublées : la chambre, d’un lit étroit en pitchpin, avec l’armoire à glace assortie et deux chaises ; la salle à manger, d’une bibliothèque et d’un bureau en bois clair, qu’entouraient des sièges dépareillés ; la cuisine, d’un petit fourneau à gaz pour les œufs à la coque du soir. Une femme de ménage venait chaque matin balayer et servir le repas qu’envoyait un traiteur voisin. C’était simple, dépourvu de toute coquetterie, sans un bibelot, austère comme Louise. Henriette sentait un peu d’émotion à voir comment cette jeune fille de bonne bourgeoisie française s’était résignée à vivre pour conquérir cette profession qui avait été si accessible à la fille du président. Marcadieu.

Louise souriait toujours. Elle disait :

— Oh ! ce n’est guère riche ; ma petite pension est maigre. Ça n’a pas été une fantaisie pour moi de me faire inscrire au barreau : je voulais parvenir à gagner mon pain toute seule. Et, même dans le mariage, il me semblerait bien plus élégant, bien plus digne, de ne devoir qu’à moi-même ma subsistance ; j’y étais décidée, quand Servais m’a fait cette prière que je vous répétais tout à l’heure. Si je l’écoutais, nous nous marierions au printemps, et je jetterais ma toque aux orties. Eh bien ! chère amie, vous ne saurez jamais ce que cela me coûte. Avoir tant peiné, avoir tant combattu pour posséder un métier, avoir attendu opiniâtrement les causes pendant trois ans, m’être astreinte à plaider d’office sans répit, — mademoiselle Angély n’avait pas pour ses pupilles de défenseur qu’on entendît plus souvent que moi, — constater un beau jour que les affaires commencent à m’arriver, et tout abandonner en fin de compte !… Je gagne maintenant de quoi me payer au moins des chapeaux et des robes : je me suis fait une petite clientèle de domestiques en défendant, l’année dernière, au civil, la tenancière d’un bureau de placement. Depuis lors, des bonnes me confient leurs procès correctionnels ou leurs divorces ; elles viennent me demander conseil à propos d’un amant qui les abandonne avec un enfant, d’un patron qui les a séduites, d’une rupture en promesse de mariage. Ces pauvres filles payent peu, mais consciencieusement… Parfois il me semble que ça sent un peu l’oignon dans ma petite salle à manger convertie en cabinet de consultations, ou, du moins, pas la peau d’Espagne ou l’iris comme chez vous, ma grande confrère. Peu importe ! j’ai ma spécialité ; certains bâtonniers ne l’ont pas encore… et je suis très fière.

— Vous avez le droit de l’être, ma petite amie.

— Vous comprenez que le vœu de Servais me bouleverse. Moi je vous admire beaucoup, ma chère Henriette : je ne voudrais qu’une chose : vous ressembler. Je nous voyais très bien, Maurice et moi, copiant un peu, de loin, votre illustre ménage : aussi, quand tout à l’heure, dans te désarroi où je suis, je vous ai aperçue, j’ai pensé aussitôt : « Je vais me confier à elle. L’avis de celle-là, il faut le suivre… » N’est-ce pas que lorsqu’on est quelqu’un, il faut le rester, même dans l’amour, même dans le ménage ? N’est-ce pas que ce serait mal d’abdiquer ?

Henriette était devenue très grave. Elle dit :

— J’ai pensé cela exactement, autrefois.

Puis les deux avocates se turent. Devant elles s’épandait une énorme cité gothique, un fouillis d’habitacles délicats avec des galeries coulant sous d’immenses arcs-boutants, comme une rivière sous des ponts. C’était Notre-Dame étageant pêle-mêle ses contre-forts, ses pinacles, ses gargouilles, ses figurons, ses statues, ses balustrades, ses clochetons, ses lucarnes, jusqu’au motif de ferronnerie qui hérissait la ligne du faîte. On aurait dit toute une ville aérienne, ajourée, fantastique et folle, bâtie pour des chimères. La pierre grise absorbait déjà les teintes du crépuscule, et les murailles apparaissaient fragiles et irisées, faites de vitraux. Et Louise, dont les rêves, depuis tant d’années, s’étaient posés sur chacun des ressauts de ces dentelles durcies, les y recueillait, un à un, tandis qu’Henriette méditait ardemment.

— Quelles raisons vous donne Servais pour exiger un tel sacrifice ? demanda-t-elle enfin.

— Il me dit que continuer à plaider serait pour moi une grande fatigue, qu’il réussit assez bien à présent pour subvenir seul aux frais de notre maison pendant que je la dirigerai, que j’aurai là suffisamment à faire… Savez-vous, ma chère Vélines ? Je le soupçonne un peu d’un inconscient orgueil de maie, mettant sa gloire à demeurer la colonne unique du temple familial.

Henriette sourit, à son tour :

— Vous ne vous trompez pas. Il y a aussi dans son cas l’exclusivisme de la passion, et puis le sens atavique de l’unité conjugale. Entre les époux, tout devient commun, surtout s’ils sont en même temps que mari et femme, amis et amants. Dormir côte à côte, rompre ensemble le pain, dépendre des mêmes accidents de la fortune, cela vous mêle singulièrement l’un à l’autre, à la longue. Si le présent est indivis entre vous, pour employer notre jargon juridique, l’avenir l’est bien davantage encore dans son imprécision. On a un but unique, on caresse ensemble les mêmes projets, on partage l’ambition… Je dis généralement, parce que, jusqu’à notre époque, ç’a été la règle. Enfant, jeune fille, j’ai toujours vu dans le ménage de mes parents l’esprit de ma mère, comme celui de mon père, tendus vers l’avancement de celui-ci dans la magistrature. Ma mère a eu un salon pour cela ; elle a donné des dîners pour cela : ce semblait être sa fonction de hâter, par ses vœux et par son adresse de mondaine, l’avènement de son mari aux honneurs. Ils échangeaient souvent leurs espérances, leurs craintes, leurs désirs.

Louise reprit :

— Chez nous, c’était de même. Je revois encore mon père sous-lieutenant, et je me rappelle maman toute jeune, cherchant, le soir, à la lampe, sur la carte militaire, les garnisons convoitées. Combien de fois fut agité entre eux le projet de « demander les colonies », où se fût améliorée pécuniairement la position !… Et quel rayonnement sur le visage de ma mère, à chaque nouveau galon venant s’ajouter à la manche de papa !… Pauvres chers parents ! ils n’avaient qu’une seule âme pour aspirer aux grades supérieurs ; ils communiaient innocemment dans l’arrivisme !

Elles s’égayèrent, toutes deux, à ce mot qu’Henriette trouva charmant.

— C’est cela, dit-elle, c’est bien cela !… Communier dans l’arrivisme : il y avait là, pour les époux, une cause incomparable de fusion. Maintenant que l’homme et la femme ont chacun sa profession et chacun son objectif, c’est tout le contraire : le terrain de perpétuelle entente leur manque. Ils ressemblent un peu à deux chevaux attelés au même timon, dont l’un tire à hue et l’autre à dia.

Louise soupira longuement. Cette grande fille timide pensait beaucoup et bien. C’était une intelligence profonde et cachée. Elle finit par dire :

— L’homme a perdu là une situation singulièrement avantageuse : il était vraiment le dieu à qui tout revient de droit. Estimez-vous que c’était juste ?

Henriette ne répondit pas. Louise ne pouvait savoir sur quelle plaie vive elle venait de mettre le doigt, ni à quelle crise morale était en proie la célèbre confrère, ni quels examens de conscience, quels retours sur soi-même, on faisait, place Dauphine, depuis qu’André Vélines souffrait de n’être plus aimé. Il montrait cette contention un peu gauche des hommes supérieurs qui s’humilient devant une femme. L’inquiétude éveillée en lui par madame Martinal portait ses fruits. Il était harcelé » par la peur de perdre Henriette, et l’amadouait maladroitement par de petites attentions bénignes, un peu honteuses d’elles-mêmes. Elle, qui s’en apercevait, n’en éprouvait qu’un trouble plus vif : car elle ne voyait plus clair dans son propre cœur, bien qu’elle passât ses journées à s’analyser. Était-il vrai qu’elle se laissât toucher ? Est-ce que le bouquet de violettes attaché à sa jaquette par André, quand ils sortaient ensemble, l’attendrissait ? Est-ce que le compliment très galant qu’il lui adressait sur une plaidoirie la laissait indifférente ? Y avait-il autre chose qu’une froide condescendance dans leur baiser du matin et du soir ? Elle eût été incapable de le dire. Mais avec sa loyauté foncière, elle allait chercher ses torts dans le passé, et, chemin faisant, trouvait des excuses à la défaillance de son mari. EL dans un tel désarroi, Louise venait lui demander ses lumières ! C’était l’obligation de couper court à ses tergiversations, d’aboutir net à la conclusion de ses raisonnements branlants. Elle hésita longtemps, puis, tout à coup :

— Ma petite Pernette, écoutez-moi. Aimez-vous Servais ?

Les beaux grands yeux de Louise s’enflammèrent ; une expression passionnée transfigura cette calme stagiaire qui rougissait encore si une jeune cuisinière lui avouait crûment : « Voilà, madame ; je me suis laissé faire un gosse… » Entre les deux amies, la vision de l’ardent Maurice passa, Louise dit seulement :

— Oui, je l’aime.

— L’adorez-vous, Louise ?

— Assez pour avoir oublié le chagrin qu’il m’a fait subir. Assez pour n’avoir pas voulu le peiner naguère en lui montrant que je savais tout

— Et le chérissez-vous assez pour faire davantage encore, assez pour qu’il soit tout votre bonheur, assez pour que votre plus haute fierté soit sa gloire, et votre unique gloire son amour ? Votre amour est-il assez fervent pour que tout votre orgueil soit satisfait si votre ami vous aime ? Votre ambition réclame-t-elle plus que sa tendresse, ou s’en contentera-t-elle ? Aurez-vous de l’allégresse à vous renoncer entièrement pour sa seule joie, et une douceur à ne tenir que de lui votre subsistance ? Êtes-vous une vraie amoureuse, enfin, Louise ?

Il faisait nuit maintenant. Louise était rentrée dans la pièce. Henriette ne la voyait plus, même en se retournant vers le fond de la salle à manger. Soudain, avec le grattement d’une allumette, une lueur éclata : des prunelles humides brillèrent avec le long éclair d’une rangée de dents entre deux lèvres tremblantes. Une lampe était posée sur la table : Louise l’alluma. L’abat-jour décrivait un cercle étroit de clarté. Mince et grande, la jeune fille restait debout dans la pénombre, souriant toujours.

— On gelait, à cette fenêtre, dit-elle enfin ; permettez que j’aille prendre un châle et attendez-moi près du feu…

« L’étrange fille ! » pensa Henriette.

Dans la chambre voisine, l’armoire en pitchpin grinça. Henriette perçut le bruit de gouttelettes d’eau tombant dans une cuvette : puis Louise reparut, pimpante, les paupières fraîchement lavées, n’ayant oublié que le châle. Elle saisit la main d’Henriette, l’écrasa dans la sienne et murmura :

— Merci ! grâce à vous, je me connais mieux moi-même. Ce que vous disiez tout à l’heure, oui, je crois que je le suis vraiment, car je sens tout facile, tout, tout, tout… Et savez-vous comme les choses vont s’arranger ? Maurice aura besoin bientôt d’un secrétaire : je serai ce secrétaire-là, tout simplement. Adieu ma petite vanité !

Elle fit un geste menu de sa main : sa bague de fiancée étincela dans la clarté de la lampe, lança deux feux brefs, l’un rouge et l’autre blanc, et tout s’éteignit. Henriette regardait Louise, qui lui parut belle. Et elle l’était presque, en effet, à force de tendresse, de dévouement ingénu, de naturel dans le sacrifice. Maintenant elle envisageait avec beaucoup de tranquillité cette façon de se vouer à la réussite de Maurice. Certes, ce ne serait guère brillant pour elle, mais elle s’en souciait bien ! Au fond, c’était bien plus gentil de revenir à l’ancienne mode, tous les souhaits de fortune, de succès, concentrés sur le chef de famille : « La communion dans l’arrivisme ! »

— Et encore, ajoutait-elle, avec cette supériorité sur le vieux temps qu’au lieu de travailler stérilement de mes vœux à la réputation, au triomphe de mon mari, j’y coopérerai utilement. Tout ce que je sais je lui offrirai pour l’aider. Nous collaborerons ; je joindrai mes efforts aux siens ; tant pis si tout le mérite lui en est attribué ! Nous aurons été vraiment époux, comme vous dites…

Henriette ne quitta pas sans émotion cette jeune amie si simple, si vibrante, qui venait en quelques mots de composer un magnifique programme de vie conjugale Et ce qui la frappait le plus, c’est que Louise n’y apparaissait ni diminuée, ni abaissée, bien au contraire…

« Est-ce donc vrai, se disait Henriette en longeant l’étroite rue qu’étouffait la cathédrale, est-ce donc vrai que la plus grande gloire pour nous sera toujours d’être aimées ? »

Et, à penser que son mari n’avait plus de tendresse pour elle, elle éprouva soudain l’infériorité de son état, qui la confondit secrètement comme le pire opprobre.

Elle s’en allait tristement par la rue d’Arcole, quand déboucha de la rue Chanoinesse un pompier dont le manteau bleu, largement écarté, attira son attention ; sous le manteau, une jupe dépassait avec l’ourlet d’un tablier blanc, et deux vastes pieds dans des bottines éculées. Quand le couple se trouva au large, sur le trottoir peu fréquenté, la cape bleue s’ouvrit, et Henriette en vit sortir la grosse tête ébouriffée de Palmyre, la petite servante de mademoiselle Angély, l’un des meilleurs échantillons de la colonie d’Ablon. Henriette soupira :

— Retournée à la rue, celle-là aussi ! Quel chagrin pour la pauvre Angély, quand elle apprend ra ce dévergondage !

Mais Henriette se désolait à tort : les apôtres ont plus de résistance. Mademoiselle Angély n’ignorait peut-être rien, et poursuivait tout de même son entreprise colossale d’épurer le pavé de Paris en prêchant la vertu aux enfants vicieux Sa maison d’Ablon était un ample crible : sur les centaines de mineurs qui passaient là, quelques dizaines demeuraient victorieux de l’épreuve, assainis, acquis à l’honnêteté. — des garçons, pour la plupart, sauvés par le travail et par le sourire de cette singulière vieille fille. Et, à cause de ces dizaines-là, la colonie d’Ablon était une grande œuvre, et mademoiselle Angély un peu plus qu’une femme…

Henriette, qui ne connaissait pas cette sérénité géniale, dédaigneuse des échecs, des difficultés, des impossibilités même, était fort affligée. Tant d’avocates pour l’enfance criminelle et tant d’opiniâtreté dans le mal ! Tant de dévouements et tant de Palmyres ! Et elle voyait se dandiner lentement devant elle, sur le trottoir, son vrai domaine, la mineure que Louise avait jadis, à la huitième chambre, défendue avec tant de chaleur après l’avoir évangélisée dans les couloirs du petit parquet ou dans le parloir de Saint-Lazare. Était-ce donc là qu’aboutissait la théorie de la régénération des coupables par la femme, — le cheval de bataille de mademoiselle Angély ? Un stagiaire incapable, benêt, et dépourvu d’idéal, eût, à en juger par ce résultat, autant réussi que la suave et zélée Pernette. « Alors, alors, se demandait Henriette, si la carrière d’avocat n’offre à la femme mariée qu’une gloire dangereuse, et si la célibataire n’y trouve qu’un apostolat superflu, qu’en reste-t-il quand on ne la considère plus comme un gagne-pain ? »

— À quoi penses-tu, ma chère ? interrogea Vélines lorsqu’elle rentra ; on dirait que tu broies du noir.

Elle se garda de dévoiler la nature de ses préoccupations, mais il lui sembla que cette phrase avait été prononcée sur un autre ton que celui de la politesse banale : une note affectueuse y résonnait. D’instinct, elle se raidit contre toute faiblesse, et, sans parler de Louise, narra la rencontre de Palmyre…

Après le dîner, ce jour-là, longtemps absorbée, à son bureau, devant un papier timbré qu’elle n’avait même pas lu. elle se leva et gagna le cabinet de son mari. Vélines, surpris, lui demanda ce qu’elle voulait.

— Rien, fît-elle innocemment, je ne suis pas en train de travailler ce soir, je flâne.

Et, du petit doigt, elle nettoyait la cheminée que son mari salissait toujours avec ses bouts de cigarettes.

— Je te mettrai des cendriers sur tous les meubles, ici, dit-elle avec beaucoup de gravité.

Les dentelles de son peignoir accrochèrent des brins de tabac ; son bras nu se glissait parmi des statuettes. Vélines avait interrompu sa besogne. Ils semblaient aussi mystérieux l’un pour l’autre que s’ils ne s’étaient jamais appartenu. Pas une seule fois Vélines n’avait fait allusion à la fugue d’Henriette ; pas une seule fois Henriette n’avait pu supposer qu’il fût instruit de son acte : là était pourtant la base de toutes leurs pensées, de tous leurs sentiments. Lui en demeurait intimement épouvante ; elle y songeait toujours avec l’orgueil dune femme consciente de s’être une fois reprise, et qui n’est encore au foyer conjugal que parce qu’elle le veut bien.

Enfin elle questionna André :

— Tu ne lis pas un peu, le soir ? Tu ne te reposes jamais.

— Jamais.

— Il me semble que tu ne te distrais guère

— Dieu m’en garde ! reprit gaiement cet homme sévère.

Henriette parut contente en découvrant sur le marbre d’une console des cendres nouvelles qui servirent de prétexte à un nouveau nettoyage. Elle prit un air détaché.

— Que fais-tu ces jours-ci ? quelque chose d’intéressant ?

Vélines ne cacha pas son étonnement :

— D’intéressant pour toi ? Je ne crois pas, fit-il tristement.

Et Henriette se souvint, à ce mot, qu’elle avait résolument, au début de leur union, élevé un mur entre les soucis professionnels de son mari et les siens.

— C’est que, répliqua-t-elle, j’ai croisé, l’autre jour, sortant de chez toi, un vieux monsieur décoré, à l’air considérable. J’avais flairé un procès retentissant… J’en étais heureuse…

Il répondit amèrement :

— Tu t’étais trompée. Je n’ai pas de procès retentissant : je plaide, à la cour, demain, contre un concierge ; après-demain, contre la régie, pour une barrique de vin volée au quai de Bercy, et mon affaire la plus importante se réduit à une résiliation de bail refusée par la Ville de Paris.

Il y eut un silence, puis Henriette reprit :

— Tout cela n’a pas beaucoup d’attrait, mon pauvre ami ! La vie que tu mènes est bien austère pour tes trente-six ans. Pourquoi ne recevrais-tu pas quelques-uns de nos confrères ? Tu en avais manifesté le désir autrefois : maintenant que notre situation s’affermit, je ne vois pas ce qui nous en empêcherait.

— Oh ! dit Vélines âprement, le petit avocat que je suis n’a point de réceptions !

Ce fut pour tous deux une minute pénible, Henriette, très troublée, hasarda :

— Tu es toujours un avocat fort occupé.

— C’est-à-dire que je suis le tâcheron du barreau : je casse des pierres… D’autres taillent dans le marbre.

Henriette fit un pas vers le bureau où s’étalait le fouillis des paperasses. Son regard atteignit la main d’André posée à plat sur la bordure d’acajou du meuble : cette main nerveuse, intelligente, cette main de penseur qu’elle avait tant chérie, l’attirait comme une chose indépendante de la personne d’André… Elle se recula un peu, détourna les yeux et dit :

— Tu aurais besoin d’être aidé, toi aussi.

Il riposta :

— Tais-toi donc ! Un secrétaire ? Je me couvrirais de ridicule.

Elle se tut. Mais, dès lors, une idée qu’elle aurait, la veille, jugée absurde, germa dans son esprit et elle l’y entretint comj plaisamment. Dans l’abaissement de son mari, où il y avait une ostentation douloureuse, systématique, la supériorité de Vélines s’affirmait. Ce soir-là, cet homme lui parut subir une formidable injustice de la destinée : elle possédait un cœur trop naturellement sensible pour ne pas s’en émouvoir. L’image de cette charmante Pernette, dévouée assez à celui qu’elle aimait pour consentir à n’être plus que la servante de sa pensée, pour lui assujettir même son propre talent, l’obsédait. Elle croyait voir ces deux beaux amants travaillant à la même table, s’adorant jusque dans le labeur, poursuivant l’unique gloire : celle qui rejaillit de l’époux sur l’épouse. Et elle les envia. Si elle l’avait voulu, pourtant, qui l’eût empêchée elle-même ?…

Sa main s’avança lentement sur le bureau, rejoignit presque l’autre. Puis le souvenir lui revint d’un soir d’été où elle aussi avait assez aimé Vélines pour venir quêter, jusque dans sa chambre, un peu de cette tendresse dont elle avait faim. Il la lui avait refusée. Cette réminiscence la glaça. Elle dit froidement adieu et s’en fut.

Le lendemain, comme elle avait dit étourdiment, au déjeuner : « Ah ! les bonnes fraises que nous mangions, l’été dernier, en Normandie ! » le soir, elle en vit servir, au dessert, de rouges et de frileuses, telles qu’on les vend à Paris en février, dans de petites capelines d’ouate. Elle qualifia cette dépense de folie, en femme sérieuse qui ne permet aucun gaspillage chez elle.

Quand, un autre jour, elle aperçut sa chambre pleine de roses, non point de celles qui courent les rues, mais de ces fleurs aristocratiques et féeriques qui, derrière les vitrines, ont l’air d’avoir été cueillies dans une planète de rêve, elle se fâcha doucement :

— Pourquoi ? disait-elle, pourquoi ?…

— Il y a aujourd’hui deux ans que, dans cette même chambre, je prenais le lit, expliqua-t-il ; rappelle-toi…

Elle se rappela, en effet. Elle fut profondément remuée et pensa :

« Il me traite en maîtresse inaccessible dont on n’achète la faveur qu’en se ruinant. Je vaux moins et plus… »

Cependant la vogue d’Henriette persistait. Elle fut demandée à Lyon pour un divorce : elle ne se décida pas à ce voyage. C’était pourtant une magnifique affaire. Soupçonnant qu’on recherchait sa singularité d’avocate, encore plus que sa valeur, elle manœuvra assez adroitement pour faire accepter à sa place madame Marti nal qui présentait une singularité identique, et conçut de l’aubaine une joie d’enfant. Henriette raconta l’histoire à son mari, qui s’étonna de lui entendre dire :

— Cette clientèle finit par m’excéder ! Il la considéra étrangement.

— Tu as des ennuis, Henriette ? demanda-t-il. Sa réponse fut évasive :

— Non, non, pas d’ennuis, mais je suis parfois un peu fatiguée.

Il s’approcha d’elle et dit tout bas :

— Si tu as des ennuis, confie-les moi… Après tout, je suis encore ton meilleur ami, ma pauvre petite !

Elle ne répliqua rien, mais leurs yeux s’emplirent de larmes, et ils durent se séparer pour se cacher l’un à l’autre leur émoi.

En avril, on célébra le mariage de Louise et de Maurice, Ce jour-là, tout le Palais passa dans Notre-Dame. Il y eut foule. Au fond du long vaisseau sombre de la cathédrale, dans le chœur où voltigeait la flamme mystique des cierges, l’assistance, en se penchant, apercevait la longue silhouette blanche et flexible de l’avocate. Fabrezan-Hastagnae, aussi à l’aise chez Dieu que devant les magistrats de la cour, était fort agité : de temps à autre, il tirait son mouchoir et deux ou trois notes claironnantes disaient alors son émotion. Il n’attendit même pas le défilé à la sacristie pour glisser à l’oreille de Blondel, son voisin, qu’on ne verrait plus désormais dans les couloirs cette exquise Pernette. Elle renonçait à tout pour n’être plus que l’humble compagne de Servais.

— Ah ! les femmes ! soupirait-il puissamment.

Et, son imagination méridionale l’emportant, les regards fixés sur le maître autel, comme s’il eut adressé un reproche au Seigneur lui-même, il murmurait :

— Elle avait un talent énorme !

À vrai dire, il ne l’avait sans doute jamais entendue plaider ; mais il était dans une disposition d’esprit à lui attribuer jusqu’à du génie, tant il trouvait touchante la preuve d’amour donnée par cette jeune fille à l’homme élu.

Cependant Blondel n’avait pu garder pour lui la confidence du confrère : elle courait maintenant les rangs des invités. Lorsque les groupes s’ébranlèrent et s’amincirent en un long serpent qui se coulait entre les chaises, vers la cérémonie des congratulations, la nouvelle, transmise de bouche en bouche, arriva jusqu’aux Vélines.

— Vous savez, leur dit quelqu’un, elle servira de secrétaire à ce veinard de Servais.

André fit un « ah ! » d’étonnement. Henriette déclara :

— Je le savais.

Et, à son mari :

— C’est même sur mon conseil qu’elle a pris cette décision.

Vélines se demanda comment interpréter cette phrase ; elle devait longtemps encore alimenter ses méditations. Que pensait donc, réellement, cette indéchiffrable Henriette ?

À cette époque, les journaux commencèrent à parler, en ne citant que les initiales, d’un effrayant scandale mondain. Une dame veuve venait de se remarier, quand on conçut des soupçons touchant la mort de son premier mari, arrivée dix mois auparavant. Il fut d’abord établi que le second mari était depuis de longues années son amant. On apprit bientôt le nom de l’inculpée : c’était madame Dalton-Fallay, la femme du malheureux peintre Max Artevelle, celle qui avait été longtemps la belle madame Artevelle, célèbre par sa chevelure excentrique et son teint de lait.

L’exhumation eut lieu. Des traces de poison furent aisément découvertes dans les restes funèbres. Madame Dalton-Fallay fut arrêtée.

Dès le début de l’instruction, elle manifesta le désir d’être assistée par madame Vélines. Henriette qui, à cette époque, se disait fatiguée et venait précisément de refuser plusieurs affaires intéressantes, connut de longs atermoiements. Cependant, si elle avait eu jusqu’ici des procès graves, on ne lui en avait jamais confié d’aussi fameux, d’aussi tapageurs, ni qui pussent mieux consacrer sa gloire Défendre en assises cette jeune beauté parisienne, issue du meilleur monde et appartenant à la société dont s’occupe le plus l’opinion, c’était se classer parmi les premiers noms du barreau. La tentation fut la plus forte. La griserie que lui avait apportée la lettre de madame Dalton-Fallay ne put être dissipée par des sursauts de conscience, par des appels aux résolutions secrètes prises depuis quelques semaines. Elle accepta et se rendit, sur-le-champ, à la prison.

Bien qu’elle n’eût point coutume de communiquer à son mari ses affaires courantes, le soir, au dîner, fiévreuse encore de cette première rencontre avec l’énigmatique et perverse créature, elle lança la nouvelle :

— Tu sais que madame Dalton-Fallay est ma cliente ? Elle m’a fait demander aujourd’hui à Saint-Lazare.

Vélines pâlit. Ses pupilles eurent une vibration singulière ; son effort pour conserver son flegme était visible. Il essaya de sourire.

— Peste ! ma chère, tu as de la chance !

Il n’était bruit alors dans la presse que de l’empoisonnement du peintre. Chaque matin, les feuilles avides de tels faits divers répandaient sur Paris et la France, avec de nouveaux détails, les portraits des personnages du drame, jusqu’à ceux de leurs domestiques. Les imaginations étaient portées à cette surexcitation légère qui met superficiellement en communion tous les lecteurs d’un même journal. Vélines, de même que vingt ou trente de ses confrères, n’avait pas cru impossible que cette cause lui échut. Ce fut du moins la révélation qu’eut Henriette, à cette minute-là, en regardant son mari. À la déception inavouée s’ajoutait cette épine que la cause exceptionnelle, cette cause telle qu’un avocat n’en rencontee pas deux semblables dans sa carrière, c’était elle, l’épouse, la compagne inférieure, la rivale domestique, qui la plaiderait.

Elle allait dire l’extraordinaire impression ressentie près de cette mondaine qui, dans ce triste parloir, lui avait paru d’une royale distinction : elle se trouva si gênée par l’excès même de sa chance, qu’elle se tut. Même, avec le besoin de se diminuer un peu, elle ajouta, après un silence :

— C’est bien lourd pour moi ; je ne sais si…

Elle ne finit pas sa phrase. Elle savait trop bien, au contraire, que les difficultés, l’importance de l’affaire, exalteraient son talent, la soulèveraient au-dessus d’elle-même. La perspective des assises, où elle n’avait encore jamais plaidé qu’une fois, achevait de l’enivrer. Et elle se repaissait de son succès, elle s’y délectait en face de son mari qui, ne disant rien, avait, en prenant son verre, un petit tremblement…

Le lendemain, au réveil, cette chaleur de vanité, analogue à une poussée de température chez un nerveux, était tombée. La sereine Henriette, si maîtresse d’elle-même, s’était ressaisie. Elle analysa, cette fois, non point son propre cas, mais celui d’André, cet ambitieux passionné qui, dans le demi-oubli où le public laissait sa valeur, voyait se préparer lentement l’apothéose de sa femme.

« Mais, pensa-t-elle soudain, dans un éclair de lucidité, c’est un supplice atroce pour un homme orgueilleux !… »

Elle ne lui tint pas rancune pour ce qu’elle lui prêtait d’irritation secrète. Elle se souvenait de sa visite chez Louise et de ce qu’elle avait dit là. Cependant, à huit heures, la femme de chambre lui apporta, en même temps que le thé, un amas de journaux.

— Monsieur envoie cela à madame.

Elle déplia les journaux : tous racontaient sa visite à Saint-Lazare. Elle avait même été photographiée par un reporter, à son entrée dans la prison. Plusieurs feuilles reproduisaient le même cliché. L’attention qu’avait eue son mari de faire acheter ces numéros l’émut beaucoup. Au déjeuner, elle le remercia. Il sourit. Ni l’un ni l’autre n’en dit plus…

Le même jour, Henriette vit longuement sa nouvelle cliente au parquet. Cette élégante personne, qui la complimenta hyperboliquement sur son talent, la dérouta un peu. Elles parlèrent d’art, de littérature, échangèrent des propos de salon. Henriette éprouva quelque timidité au moment d’aborder la question du crime.

— Je pense, dit légèrement madame Dalton-Fallay, que vous allez me faire crédit et ne pas donner, vous aussi, dans cette abominable histoire. Entre nous, je crois inutile de protester avec solennité de mon innocence.

— Écoutez, fit l’avocate, je ne vous cache point que je vous croyais coupable. Vous ne l’êtes pas, soit ; mais alors tout change. Plaider l’innocence en faveur d’un coupable dont on n’ignore pas le crime, cela s’est vu, mais la plaider pour un innocent que l’on croit coupable, cela devient impossible.

— Aussi j’espère bien vous convaincre, chère madame !

— Hélas ! reprit Henriette, en souriant, je trouve plus sage de ne pas attendre pour décliner l’honneur de vous défendre.

— C’est que je tiens essentiellement à vous.

— Une de mes confrères…

— Vous seule… ou bien un homme. Henriette eut une inspiration :

— Connaissez-vous mon mari ?

— Maître Vélines ?… un pale… type de médaille… Oui, je l’ai entendu ; il me plaît. Néanmoins je vous préfère.

— Vous savez, poursuivit Henriette, je ne suis que son secrétaire… Sincèrement, je sens que je vous ferais condamner. Lui est plus fort que moi : il n’est point femme, d’abord, il est au-dessus des impressions ; puis il a le je ne sais quoi. « la patte », comme on dit… Voulez-vous que nous collaborions à votre défense ? Lui seul la prononcerait.

Dans son costume judiciaire si grave, Henriette pâlissait, auprès de cette superbe Parisienne au chapeau extravagant. Celle-ci se pencha :

— Dites donc, c’est gentil, votre ménage d’avocats : on se passe les causes, ça ne sort pas de la famille.

Henriette riposta sérieusement :

— J’aime mon mari, je lui sais du génie : j’ai le droit de le vanter. Notez cependant que je vous proposais, à l’instant, une de mes confrères.

— C’est juste ; mais, à tout prendre, je choisis maître Vélines… à condition que vous l’assistiez, naturellement !… Voulez-vous lui dire que je le recevrai volontiers demain matin ?… Vous êtes une délicieuse avocate, chère madame ; pourtant je commence à croire qu’avec un homme on s’entend toujours mieux. Si vous ne me gardez pas rancune, montrez-le moi en accompagnant demain votre mari.

Lorsque Henriette se retrouva seule, dans les couloirs du Palais, elle frémit comme un être qui vient d’engager imprudemment sa destinée. C’était fini : il lui semblait que sa robe, sa chère et glorieuse robe d’avocate, lui glissait des épaules et que le sentiment incomparable du succès l’abandonnait pour toujours. Elle s’était dite la secrétaire de son mari : c’était infirmer jusqu’à ses triomphes passés. Elle s’était récusée devant cette affaire qui l’eût illustrée d’un éclat incomparable. Cependant, à l’idée de celui à qui, en pensée, elle offrait son sacrifice, son cœur bondissait dans sa poitrine, et elle se disait, attendrie :

« Le pauvre ami a tant souffert ! »

Elle le chercha au tribunal civil, où il était occupé ce jour-là. Une fièvre la pressait de donner enfin à son mari une joie, une joie dont elle serait l’auteur unique. Est-ce que ce ne serait pas bon de contribuer ainsi secrètement à rehausser sa réputation, de restituer à ce grand talent le rang qui lui convenait ?

Ce fut dans la salle des Pas-Perdus, au milieu du tumulte, qu’elle rencontra André.

— Comme tu es défaite ! s’écria-t-il, en l’examinant d’un regard inquiet.

Alors, avec cette souplesse du dévouement féminin, capable de prendre toutes les formes pour être bienfaisant, elle commença de jouer très simplement son admirable comédie, et feignit l’écœurement de tout.

— Ah ! dit-elle avec une moue, j’en ai assez : encore un nouvel ennui !

Un mot câlin, presque oublié, revint aux lèvres du mari :

— Voyons, ma pauvre chérie, qu’y a-t-il ?

Ils firent ensemble quelques pas vers la porte :

— André ! demanda-t-elle, veux-tu me donner un conseil ?

Cet homme d’esprit n’était pas de ceux qu’une femme est impuissante à embobeliner ; bien que la prière eût de quoi l’étonner dans la bouche de sa fière Henriette, il répondit avec plus de satisfaction que de surprise :

— Mais ! bien volontiers, si je puis !…

— Où irions-nous bien pour causer ?

Aussitôt, par une association d’idées entre l’idylle de Louise et leur triste roman, elle songea à la silencieuse et fraîche galerie Saint-Louis, qui serait pour leur colloque un si commode asile. Elle y entraîna son mari.

C’était, dans le Palais, comme la chapelle gothique d’un vieux château, surabondamment coloriée d’ocre jaune et de bleu. Des vitraux enluminés n’y laissaient filtrer qu’un jour mystérieux à droite, tandis qu’à gauche, par d’immenses glaces sans tain, on apercevait les chamarrures éclatantes d’or de la cour de cassation. Là-haut, de fines nervures s’entrecroisaient, suspendant des clefs de voûte ouvragées, et des fleurs de lis semaient la muraille. Henriette et André prirent place sur le banc qui faisait vis-à-vis à la grande statue peinte de saint-Louis, assis sous son chêne.

Henriette expliquait :

— Cette femme est positivement renversante : je n’en ai pu rien tirer. Je recule devant une pareille affaire. André… Je ne plaisante pas, cette défense dépasse mes moyens : je me heurte à une supériorité dans la perfidie qui me confond. En vérité, je ne trouverai pas une idée intéressante en faveur de cette créature. D’ailleurs, je ne le lui ai pas envoyé dire, ce dont elle ne s’est nullement froissée. Alors elle te demande. Elle désire, à présent, que tu prennes sa cause en main. Si tu voulais, André…

Vélines ne comprenait pas bien, mais il contemplait Henriette, qui se métamorphosait à ses yeux : il crut que le changement s’opérait en lui, quand c’était elle en effet qu’illuminait une tendresse nouvelle, et il fut effrayé de la force qui l’entraînait vers cette épouse dédaignée.

— Quoi ? demanda-t-il, tout frémissant.

— Tu m’aiderais : nous préparerions ensemble le dossier, et c’est toi qui plaiderais aux assises.

Là-bas, devant les marches qui accédaient à la galerie, un municipal baillait. Une femme, tête nue, sortant du cabinet de conciliation, avec un enfant dans les bras, traversa la sombre galerie des Prisonniers, où son pas retentit Un huissier audiencier, se dirigeant vers le vestibule de la cour de cassation, passa et salua Puis un grand silence reprit.

— Henriette… dit André, à la fin. (Et sa main chercha celle de sa femme.) Henriette, tu renonces à cette cause pour moi.

— Certes non ! j’aurais eu, au contraire, trop de joie à m’en charger. Mais je ne puis pas, je te jure que je ne puis pas. Je ne la sens pas, cette défense : j’aurais été au-dessous de tout en plaidant.

— Henriette, tu m’as connu jusque dans mes pires faiblesses : peut-être est-ce une générosité de ton cœur. Tu cherches à panser les blessures de mon orgueil.

Elle répliqua, sans perdre son sang-froid :

— Refuserais-tu cette cliente que je me désintéresserais d’elle totalement.

André, les yeux fixés au dallage, murmura :

— C’est que notre situation est si étrange !… Cependant notre union n’a point subi les entailles profondes qui désagrègent à tout jamais le mariage. Je ne t’ai point trahie, Henriette ; notre fidélité n’a jamais été ébranlée. Nous pouvons nous regarder sans rougir.

Henriette, ressaisie par d’affreux souvenirs, dit tristement :

Mais pas sans pleurer.

Et elle retira sa main.

Il pensa :

« Je m’étais trompé. Elle ne souhaite pas de me reprendre. »

Puis il ne parlèrent plus que de madame Dalton-Fallay, dont, résolument, Vélines acceptait la défense.