Les Oiseaux de proie (Braddon)/Livre 01/Chapitre 02

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 8-26).

CHAPITRE II

VIEUX JOURNAUX

L’aspect de Fitzgeorge Street était froid et sombre, sous un ciel gris du mois de mars, lorsque Sheldon revint à Londres, après une absence de huit jours. Il avait été à Barlingford et avait employé ces quelques jours de congé à revoir ses anciennes connaissances. Le temps avait été déplorable pour les promenades en dog-cart, les grandes courses à cheval où les hommes et les bêtes s’animent, veulent se dépasser : une bourrasque avait failli renverser Sheldon dans les rues de sa ville natale, et un bon quart d’heure durant l’avait secoué, lui barrant le passage et l’empêchant de frapper à la porte de ses parents. Ce mois de mars avait été particulièrement rude. Il n’était donc pas surprenant, à son retour en ville, que ce voyage n’eût fait aucun bien à Sheldon.

« Cette semaine vous a changé, » lui disait la vieille femme du comté d’York, en posant sur la table une côtelette et la tasse de thé avec la théière, le sucre, le lait.

Sheldon mangea très-vite. Il semblait qu’il eût hâte de se débarrasser de la présence de sa vieille ménagère et qu’il fût gêné de la voir le questionner. Elle avait été sa nourrice, et, se souvenant des petites tendresses familières de l’enfant nerveux qu’elle avait nourri, elle se laissait souvent aller avec son maître à des façons plus libres que celles des serviteurs, même les plus estimés et les plus anciens. Elle le regardait furtivement, pendant qu’il était assis dans un large fauteuil au dossier élevé, fixant d’un air rêveur la flamme du foyer, et elle aurait voulu l’interroger sur son voyage.

Mais Sheldon n’était pas un homme à faire ce qu’il avait résolu de ne pas faire, même pour être agréable à sa nourrice. Il était bon maître, payait les gages de ses domestiques très-ponctuellement et ne leur donnait pas grand mal ; mais avec lui, il était de notoriété publique que les bavardes perdaient leur temps. Nancy Woolper, soyons poli, Mme Woolper le savait bien, et elle en avait fait la remarque à sa voisine, Mme Magson, le soir, en faisant un bout de causette après dîner. On peut vivre des années entières dans un quartier sans savoir ce que sont ses voisins ; mais dans les offices seigneuriaux du West End, aussi bien que dans les plus modestes cuisines des faubourgs, les domestiques des maisons les moins mondaines auront beau faire, à un jour donné, ils ne pourront se soustraire à l’offre de quelque autre politesse faite par les domestiques voisins.

« Vous pouvez ôter le couvert, Nancy, dit à ce moment Sheldon, sortant tout à coup de la rêverie dans laquelle il avait paru absorbé pendant les dix dernières minutes ; j’ai beaucoup à travailler et j’attends George dans le courant de la soirée. Rappelez-vous que je n’y suis que pour lui seul. »

La vieille rangea sur le plateau la théière et le reste, mais elle ne cessa de regarder son maître. Il était assis, la tête un peu inclinée, et ses yeux noirs, obstinément fixés sur le foyer, avaient cette lueur intense, particulière que l’on remarque dans le regard de ceux dont la vue, dépassant l’objet sur lequel elle semble s’attacher, s’en va loin par delà les choses de la réalité. Nancy observait ainsi son maître très-souvent ; elle ne pouvait s’habituer à considérer l’enfant qu’elle avait fait sauter sur ses genoux comme un homme. C’était pourtant un homme presque impénétrable, et l’abîme qui s’ouvrait entre Nancy et la pensée de cet homme déconcertait la pauvre femme. Ce soir-là, elle l’examinait plus attentivement qu’à l’ordinaire, si c’est possible, car il y avait dans sa physionomie un changement qu’elle cherchait vainement à s’expliquer.

Sheldon leva brusquement la tête et vit le regard qui le fixait. Cela l’impatienta, sans doute, car il dit nerveusement :

« Qu’est-ce que vous regardez, Nancy ? »

Ce n’était pas la première fois qu’il avait surpris cette curiosité de sa servante et en avait été importuné ; mais Nancy, en femme du Nord qu’elle était, ne se laissait pas décontenancer, et avait toujours sur les lèvres une réponse plausible : elle démontrait à son maître que sa curiosité n’était que l’effet de l’intérêt qu’elle lui portait.

« Je pensais justement, monsieur, dit-elle sans baisser ses petits yeux gris, à ce que vous avez dit que vous n’y seriez pour personne, excepté pour George. Dites-moi, monsieur, que faudrait-il faire si un client nous arrivait ? Il n’y a rien comme ces méchants vents de mars pour faire pousser les maux de dents. Dites donc, monsieur, un client en voiture ?…

— Les vents de mars pas plus que les pluies d’avril ne m’amèneront probablement de clients ni à pied, ni en voiture, vous devez bien le savoir, Nancy. S’il en venait un, faites-le entrer et donnez-lui à lire le Times de la semaine dernière pendant que je ferai la toilette de mes instruments… voilà ! maintenant, allez… non… attendez, j’ai quelques nouvelles à vous donner. »

Il se leva et se tint le dos tourné au feu, fixant le tapis pendant que Nancy restait près de la table avec son plateau chargé entre les mains. Son maître ne lui dit rien pendant quelques minutes, puis se retourna à moitié, se regardant vaguement dans la glace pendant qu’il parlait.

« Vous vous rappelez Mme Halliday ? lui dit-il.

— Certainement, monsieur. C’était autrefois Mlle Georgina Cradock, Mlle Georgy, comme on l’appelait… vos premiers amours… Je n’ai jamais compris comment elle a pu se décider à épouser ce gros lourdaud de Halliday… à moins qu’elle ne fût éprise de ses grands yeux ronds et de ses favoris rouges.

— C’est son père et sa mère qui se sont épris de sa ferme, de ses récoltes, et de ses bestiaux, Nancy, répondit Sheldon en continuant à s’observer dans la glace. Georgy y a été pour peu de chose. C’est une de ces femmes qui laissent aux autres le soin de penser pour, elles. Tom est néanmoins un excellent garçon, et Georgy a eu de la chance de rencontrer un pareil mari. Si je lui ai quelque peu fait la cour autrefois, il y avait longtemps que cela était fini lorsqu’elle a épousé Tom. Cela n’a jamais été qu’une amourette et j’en ai eu dans mon temps avec bien d’autres filles de Barlingford. Vous le savez bien, Nancy. »

Sheldon était rarement aussi communicatif avec sa femme de ménage ; la bonne femme, satisfaite de la rare condescendance de son maître, eut un gros rire qu’elle accompagna d’un signe de tête.

« Je suis allé jusqu’à Hiley, pendant que j’étais à la maison, » continua Sheldon.

Sheldon disait encore la maison en parlant de Barlingford, bien qu’il eût rompu presque tous les liens qui l’y rattachaient.

« Et j’ai dîné avec les Halliday… Georgy est aussi jolie que jamais, et tous vont très-bien.

— Ont-ils des enfants, monsieur ?

— Une fille, répondit Sheldon avec indifférence ; elle est en pension à Scarborough, et je ne l’ai pas vue. J’ai passé une très-agréable journée avec les Halliday. Tom a vendu sa ferme. Cette partie du monde ne lui convient pas, à ce qu’il paraît ; elle est trop froide et trop humide pour lui. C’est un de ces hommes gros et gras qui sembleraient pouvoir vous renverser avec leur petit doigt et qui tremblent au premier zéphyr. Je ne pense pas qu’il fasse de vieux os, Nancy ; mais on ne peut là-dessus rien affirmer. Je pense qu’il ira bien encore une dizaine d’années ; je dirai même que je l’espère, dans l’intérêt de Georgy.

— Je ne sais cependant s’il a eu raison de vendre la ferme de Hiley, observa Nancy. J’ai entendu dire qu’elle avait les meilleures terres à quarante milles autour de Barlingford ; mais il l’a sans doute vendue très-cher.

— Oh ! oui, il l’a parfaitement bien vendue, à ce qu’il m’a dit. Vous savez que lorsqu’un campagnard du Nord trouve l’occasion de gagner de l’argent, il ne la laisse jamais passer. »

Nancy reçut ce compliment décoché à ses concitoyens avec un sourire approbatif et Shelton continua. Il ne cessait de se regarder dans la glace et arrangeait ses favoris, de l’air d’un homme très-absorbé.

« Maintenant, comme Tom est né pour être fermier et rien que fermier, il faut qu’il trouve une autre terre sous un ciel qui lui sera plus clément. Ses amis lui ont conseillé le Devon ou les Cornouailles. Dans ces régions fortunées il pourrait faire pousser des myrtes et des roses jusque sur son toit et envoyer des petits pois au marché de Londres jusqu’à la fin de novembre. Il peut trouver cela sans se presser. Il viendra la semaine prochaine à Londres et s’en occupera. Georgy et lui sont deux enfants qui ne sauraient jamais se tirer d’affaire tout seuls, à Londres, du moins. Je les ai engagés à descendre ici ; leur logement ne leur coûtera rien et nous ferons les autres dépenses en commun, à la mode du comté d’York ; car, je ne puis malheureusement pas prendre à ma charge deux pensionnaires pendant un mois. Pensez-vous que vous serez capable de faire le service pour nous tous, Nancy ?

— Oh ! oui, je m’en tirerai très-bien ; je ne suis pas une paresseuse comme les filles de Londres, qui mettent une demi-heure pour essuyer une tasse à thé. Soyez tranquille, je m’en tirerai !… M. et Mme Halliday occuperont votre chambre, bien sûr ?

— Oui, il faut leur donner la meilleure chambre ; moi, je dors n’importe où… Maintenant, descendez, Nancy, et pensez à tout cela… Il faut que je travaille, j’ai des lettres pressées à écrire ce soir. »

Nancy se retira avec son plateau, flattée, heureuse de la familiarité que lui avait montrée son maître et, de plus, enchantée à la pensée que la maison allait être pleine de monde. Ce serait certainement un grand embarras ; mais la nature remuante de Nancy souffrait de la vie monotone qui lui était quotidiennement imposée ; elle aspirait de toutes ses forces, à la chose qui la sortirait de son train-train ordinaire. Il y aurait aussi le plaisir de secouer un peu la paresse de la fille de Londres, il faudrait bien se mouvoir, monter, descendre. Et enfin, la question des petits profits n’était pas à dédaigner ; Nancy n’était point sotte, et elle savait que dans une maison où l’on boit et où l’on mange beaucoup, rien n’est plus facile à une ménagère intelligente que de faire son affaire, comme on dit. Pendant ces quatre dernières années, Sheldon avait vécu très-simplement, pauvrement presque. Nancy, qui aimait toujours en son maître l’enfant aux yeux noirs qu’elle avait bercé, il y avait vingt-neuf ans de cela, l’avait soutenu dans cette voie de privation par son ordre, son économie. Elle s’était montrée honnête, délicate même, allant jusqu’à refuser de petits bénéfices que l’usage l’autorisait à accepter sans scrupule. Mais, ce que Nancy avait fait pour son maître, elle n’était pas disposée à le recommencer pour d’autres, pour des gens riches, qu’elle n’avait point bercés. Ici son intégrité cessait d’être excessive. Elle se mit en tête de faire supporter à Thomas Halliday, pendant son mois de séjour au logis, toutes les dépenses du ménage. Elle trouva cela juste, toujours à la mode du comté d’York.

Pendant que Nancy méditait sur ses devoirs domestiques, le maître de la maison, lui aussi, méditait et sur des sujets qui devaient être infiniment plus graves. Il avait pris dans un tiroir un portefeuille de cuir et en avait tiré une liasse de papiers. Il ne fit mine d’écrire aucune espèce de lettres, quoiqu’il eût prétexté qu’il avait à le faire en congédiant sa servante, mais les coudes appuyés sur la table, il mordillait le bout d’un porte-plume en bois qu’il maniait nerveusement entre ses doigts en regardant le mur avec une fixité stupide. Sous la clarté du gaz son visage semblait fatigué ; ses yeux étaient tout brillants de fièvre.

Sheldon était ce qu’on appelle un bel homme ; il avait la régularité fade des têtes en cire qui se voient à la porte des coiffeurs. Oui ! ses traits étaient réguliers, son nez d’une belle coupe aquiline, sa bouche ferme et très-fendue, son menton et sa mâchoire un peu plus carrés cependant que ne le sont en général les mentons et les mâchoires des têtes que nous venons de dire. Son front, où se dessinait assez nettement la bosse de la clairvoyance, ne révélait en somme rien de très-supérieur. Le phrénologue qui aurait voulu savoir l’homme qu’était Sheldon, ne l’aurait pu en se bornant à l’examiner du regard : il lui aurait fallu le secours de ses doigts ; car une des choses qui frappait le plus chez le dentiste, c’était sa chevelure ; elle était abondante, très-soignée, très-noire, comme ses favoris. Les favoris, bien taillés, attiraient aussi l’attention. Et après les cheveux et les favoris, les dents de Sheldon apparaissaient entre ses lèvres blanches, massives, caractéristiques : c’était une réclame parlante du plus bel effet. Un artiste aurait peut-être jugé les dents trop larges, trop carrées. Étaient-elles donc vraiment belles ? On ne savait. Généralement on disait qu’elles semblaient mieux faites pour la mâchoire d’un des grands félins, qui broient si bien dans les jungles de l’Inde les os des imprudents, que pour celles d’un homme. Néanmoins, comme elles étaient d’une blancheur magnifique et que le teint de Sheldon était très-foncé, cela faisait contraste et ce n’était pas laid.

Sheldon était un homme laborieux, actif, et patient. L’oisiveté du rêve lui répugnait ; sa pensée toute entière était au travail ; elle se concentrait sur l’objet qu’elle voulait atteindre avec une force et une souplesse d’une précision extraordinaire, comme mathématique. Les cases de ce cerveau avaient été rangées symétriquement comme le grand-livre d’un commerçant. Ses idées y étaient enregistrées avec tant d’art et de méthode, que sur un signe de sa volonté, Sheldon faisait sortir à son heure celle dont il avait besoin. Ce soir-là, il resta plongé dans ses réflexions jusqu’au moment où il fut interrompu par le bruit d’un double coup de marteau frappé à sa porte. Cette façon de frapper était évidemment familière à son oreille, car il murmura : « George ! » mit de côté son pupitre, et se leva sur le tapis du foyer pour recevoir le visiteur attendu.

Une voix d’homme se fit entendre en bas ; une voix qui ressemblait à celle de Sheldon lui-même. Puis, un pas vif et ferme résonna dans l’escalier, la porte s’ouvrit, et un homme, qui lui-même ressemblait beaucoup à Sheldon, entra dans la chambre. C’était George Sheldon, le frère de Philippe Sheldon de deux ans plus jeune que lui. On n’eût, certes, pas pris les deux hommes l’un pour l’autre ; mais ils se ressemblaient beaucoup, et l’on voyait tout de suite qu’ils étaient frères. Leurs façons surtout étaient les mêmes. Ils étaient de la même taille, grands et bien conformés. Ils avaient tous deux les yeux noirs et brillants, les favoris et les cheveux noirs, les mains nerveuses, le bout des doigts carré, et le poignet osseux. Quelque chose d’âpre les distinguait, mais ce quelque chose avait été assoupli par les frottements de la vie moderne. À la première vue, ils pouvaient plaire ou déplaire ; mais quelle qu’eût été la première impression, on ne pouvait s’empêcher en les examinant de penser vaguement à ces hommes du Nouveau-Monde, solides et agiles, au regard clair, aux manières gracieuses et cassantes, qui conservent en eux je ne sais quoi de menaçant.

Ils s’accueillirent par un signe de tête amical ; ils étaient trop pratiques pour se livrer à aucune démonstration d’amitié fraternelle ; ils s’aimaient pourtant, se rendaient à l’occasion de mutuels services, et prenaient de temps à autre, rarement, leurs plaisirs ensemble. C’était tout. Leur amitié allait jusque là, mais pas au delà.

« Eh bien ! Philippe, dit George, je suis bien aise de vous voir de retour. Vous avez l’air fatigué cependant. Vous avez sans doute fait beaucoup de visites là-bas ?

— J’ai bien employé mon temps. J’ai passé une journée chez Halliday. Il s’en va passablement vite.

— Hum ! murmura George, il est regrettable qu’il ne s’en aille pas plus vite. Il devrait avaler sa gaffe, afin que vous puissiez épouser Georgy.

— Bah ! si Georgy devenait veuve, voudrait-elle de moi ? dit Philippe de l’air d’un homme qui doute.

— Oh ! elle ne serait pas longue à se décider. Avant son mariage, elle était très-aimable avec vous, et l’eût-elle oublié, elle n’oserait pas vous refuser si vous la demandiez en mariage. Vous savez bien, Philippe, qu’elle a toujours eu un peu peur de vous.

— Je ne sais rien de cela. C’était une assez gentille personne ; mais malgré sa simplicité, elle savait très-bien se défendre contre un amoureux pauvre et donner la préférence à un riche.

— C’était le fait de ses vieux parents. Georgy se serait jetée dans l’huile bouillante si son père et sa mère lui avaient dit de le faire. Ne vous souvenez-vous pas, lorsque nous étions enfants, à quel point elle avait peur de salir sa robe ? Je ne crois pas qu’elle ait épousé Tom de meilleur cœur qu’elle allait en pénitence pour avoir taché ses vêtements. Vous souvenez-vous ?… Elle s’en allait dans un coin, parce que ses parents le lui ordonnaient, et elle a épousé Tom par la même raison. Je ne crois pas non plus qu’elle ait été bien heureuse avec lui.

— Il n’y a qu’elle qui puisse le savoir, répondit tristement Philippe ; ce que je sais, moi, c’est que j’ai grand besoin d’une femme riche, car mes affaires vont aussi mal que possible.

— La pêche n’a pas été bonne, hein ?… La vieille douairière n’est pas revenue ?… Pas beaucoup de commandes de râteliers à dix guinées ?

— J’ai reçu l’année dernière à peu près soixante-dix livres, dit le dentiste, et mes dépenses sont d’environ cinq livres par semaine. J’ai couvert la différence avec l’argent que j’avais pour m’établir, espérant que je pourrais me soutenir et me faire une clientèle ; mais la clientèle diminue tous les ans. Je crois que dans le commencement on est venu à moi à cause de la nouveauté ; car, pendant les premiers douze mois, cela n’a pas été trop mal ; mais maintenant, autant vaudrait jeter son argent par la fenêtre, que de l’employer en circulaires et en annonces.

— Ainsi, une femme jeune, avec vingt mille livres et une mâchoire à mettre en état, ne s’est pas encore présentée ?

— Non ; ni une vieille non plus. Je ne regarderais pas à l’âge, si elle avait de l’argent, » répondit Philippe avec amertume.

George leva les épaules et plongea ses mains dans les poches de son pantalon, avec un geste de désespoir tout à fait cocasse. Il était le plus jeune des deux, et affectait dans son costume, ses manières, et son langage, un certain air de maquignon fort différent de la tenue et de la mise étudiées de son frère. Ses vêtements étaient amples et empestaient toujours le tabac. Il portait des bijoux, des breloques, des boutons de chemise, des épingles, des chaînes pendantes, et des trousseaux de clefs de montre. Ses favoris étaient plus épais que ceux de son frère, et il portait des moustaches, une belle paire de moustaches touffues, crânement retroussées, qui auraient mieux fait sous le nez d’un capitaine de guérillas que sous celui d’un paisible citadin. Sa situation comme avocat n’était guère meilleure que celle de son frère comme dentiste ; mais il avait ses plans pour arriver à la fortune et il espérait en faire une beaucoup plus belle que celle qu’opèrent ordinairement les membres du barreau. Il s’était mis à la poursuite des généalogies, à la recherche des faits oubliés, des moyens de renouer des anneaux rompus ; c’était une sorte de résurrectionniste légal, un piocheur dans les cendres et la poussière du passé ; il se disait qu’avec le temps il découvrirait un trésor qui le dédommagerait du travail et de la patience qu’il aurait déployés la moitié de sa vie.

« Je puis me résigner à attendre ma bonne chance jusqu’à l’âge de quarante ans, disait-il quelquefois à son frère dans ses moments d’expansion. Il me restera encore dix ans pour en jouir, et vingt de plus pour faire de bons dîners, boire de bon vin, et déblatérer à la manière des vieux contre la décadence de toutes choses.

Ils se tenaient debout aux deux côtés de la cheminée. George regardait son frère, pendant que Philippe fixait sur le foyer ses yeux couverts par ses lourds sourcils. Le feu était presque éteint, George se baissa et se mit à l’activer nerveusement.

« S’il est quelque chose que je haïsse par-dessus tout, et je hais beaucoup de choses, dit-il, c’est un feu qui s’éteint… Comment va-t-on à Barlingford ?… On y est aussi gai que par le passé, je suppose ?

— Pas plus gai que lorsque nous l’avons quitté. Les choses ont mal tourné pour moi, à Londres, et au milieu de mes tracas j’ai été plus d’une fois tenté d’en finir avec un coup de rasoir ou avec quelques gouttes d’acide prussique ; et lorsque j’ai revu ces rues froides et tristes, ces noires maisons, la place du marché déserte, l’église Saint-Jean-Baptiste, avec ses pierres massives, et entendu le monotone ding-dong des cloches sonnant pour les prières du soir, je me suis demandé comment j’avais jamais pu vivre une semaine dans un pareil lieu. J’aimerais mieux balayer les rues à Londres que d’habiter la plus riche maison de Barlingford, ainsi que je l’ai dit à Halliday.

— Et Tom va venir à Londres, si j’ai bien compris votre lettre ?

— Oui ; il a vendu Hiley, il désire trouver un autre domaine dans l’ouest de l’Angleterre. Lui et Georgy vont venir passer quelques semaines à Londres, et je les ai engagés à loger ici. Je ferai aussi bien d’utiliser la maison de cette façon, car vraiment elle ne vaut pas cher au point de vue professionnel.

— Hum ! je ne comprends pas votre but.

— Je n’ai aucun but particulier. Tom est un bon garçon et sa société vaudra mieux que la solitude d’une maison vide. La visite ne me coûtera rien ; Halliday supportera sa part de la dépense.

— À la bonne heure, cela pourra avoir au moins un résultat, répliqua George, qui considérait que toute action de la vie humaine doit être calculée de manière à produire un résultat productif ; mais je crains que vous ne soyez bientôt fatigué de cet arrangement. Tom est un très-bon garçon, à sa manière, et très-fort de mes amis, mais ce n’est, en somme, qu’un cerveau vide. »

La conversation changea de sujet, et les deux frères se mirent à parler de Barlingford et de ses habitants ; de quelques parents qui leur restaient et les rattachaient encore à leur ville natale ; ils parlèrent aussi de leurs anciens camarades d’enfance. Le dentiste prit dans le buffet une bouteille entamée de whisky pour son frère et pour lui ; mais la conversation n’en continua pas moins. Philippe était triste et distrait et répondait seulement de temps à autre ; il finit même par déclarer qu’il était harassé.

« Ce n’est pas une plaisanterie que de venir de Barlingford par un train de petite vitesse, et je ne pourrais me permettre l’express, dit-il, en manière d’explication, en réponse à son frère qui lui reprochait sa distraction.

— Alors, je pense que vous ferez bien de vous mettre au lit, reprit George qui avait fumé deux cigares et bu la bouteille de whisky, avec de l’eau chaude et du sucre. Je m’en vais… Je vous ai dit en arrivant combien vous me paraissiez fatigué. Quand attendez-vous Tom et sa femme ?

— Au commencement de la semaine prochaine.

— Si tôt que cela… Allons, bonsoir, je vous reverrai certainement, avant qu’ils arrivent. Vous feriez bien de venir jusque chez moi, demain soir. J’ai une affaire en train, qui m’occupe beaucoup en ce moment.

— Toujours vos mêmes travaux ?

— Toujours. Il ne m’en vient pas beaucoup d’autres.

— J’ai bien peur que vous ne tiriez jamais grand profit de celui-là.

— Je ne sais pas. Un joueur de whist a souvent bien des mauvaises cartes avant qu’il tombe sur une série d’atouts ; mais les atouts finissent toujours par venir s’il a la patience de les attendre. Tout homme a sa chance, Philippe ; il ne faut que savoir la saisir ; mais il y en a beaucoup qui se découragent, et s’endorment avant que leur chance arrive. J’ai déjà dépensé bien du temps et du travail en pure perte ; mais les atouts sont dans le jeu, et il faudra bien qu’ils en sortent un peu plus tôt, un peu plus tard… »

George fit un signe d’adieu et se retira, et, tout en s’en allant, il sifflait gaiement. Philippe l’entendit et tourna sa chaise vers le feu avec un geste d’impatience.

« Vous pouvez être très-savant, mon cher George, se dit le dentiste à lui-même, mais vous ne ferez jamais fortune à lire des testaments et à feuilleter des registres de paroisses pour rechercher les héritiers légitimes ; il n’est nullement probable qu’une somme un peu ronde attende qu’on vienne la chercher, quand tous ceux qui peuvent alléguer le plus léger prétexte pour s’en emparer sont encore au monde. Non, non, mon garçon, croyez-moi, il faudra que vous trouviez un meilleur moyen pour vous enrichir. »

Le feu avait baissé de nouveau, et Sheldon demeurait mélancoliquement assis devant les charbons noircis. L’état de ses affaires était fort mauvais… plus mauvais qu’il n’avait osé le confesser à son frère. Les voisins et les passants qui enviaient la brillante demeure de Sheldon ne soupçonnaient pas que le maître de la maison était entre les mains des usuriers et que la pierre à frotter qui servait à blanchir les marches de sa porte était payée par les trésors d’Israël. La philosophie de Philippe était toute mondaine. Il savait que le soldat de fortune qui veut remporter la victoire dans la grande bataille de la vie doit tenir son harnais en bon état et cacher les blessures qu’il peut recevoir sous l’éclat de sa cuirasse, de ses armes, et de ses galons.

Sa tentative pour se créer une clientèle ayant échoué, l’habile Sheldon ne voyait pas d’autres chances de salut que de laisser les restes de cette mésaventure à un confrère qui les paierait plus qu’ils ne valaient. C’est dans ce but qu’il conservait intacte la blancheur de ses rideaux de mousseline, bien que le savon et l’empois fussent payés avec de l’argent emprunté à soixante pour cent. C’est également dans ce but qu’il entretenait une sorte de pratique et cette apparence d’honorabilité qui est par elle-même une sorte de capital, C’était certainement une rude besogne que de défendre la forteresse contre les assauts de la misère, mais le dentiste se comportait vaillamment, et luttait avec opiniâtreté, attendant d’un jour à l’autre la victime que le sort lui devait. Il faisait réflexion qu’il serait excellent de pouvoir dire un jour : J’ai été pendant quatre ans un des notables habitants de Bloomsbury ; et cela lui donnait du courage. Il avait tendu des filets en divers endroits pour attraper l’innocent poisson et son petit capital. Plusieurs fois, il avait cru réussir ; mais capital et poisson s’étaient contentés de rôder autour du filet sans y entrer. Du reste, il n’avait jamais parlé de céder son fonds : il attendait les propositions, les provoquait sournoisement, mais ne les faisait pas.

Chaque jour, dans les derniers temps, l’état des choses empirait ; toutes les vingt-quatre heures l’échéance des billets déjà renouvelés apparaissait terrible, implacable. Philippe se sentait tomber graduellement dans les profondeurs douloureuses, compliquées, où le démon de l’Insolvabilité tient sa cour et rend ses arrêts. Tant qu’il avait eu son petit capital il n’avait point fait de dettes ; mais ce capital épuisé et les affaires de son état allant de mal en pis, il fut bien obligé d’emprunter. Ses prêteurs se lassèrent vite et refusèrent de lui faire la moindre avance. La chaise sur laquelle il était assis, le tisonnier avec lequel il arrangeait le feu ne lui appartenaient pas. Un jugement obtenu par un des juifs, ses créanciers, autorisait celui-ci à faire vendre ses meubles ; et, en rentrant chez lui, il pouvait trouver placardée sur son mur l’affiche du commissaire-priseur et son commis occupé à dresser l’inventaire de son mobilier. Si à ce moment la victime tant attendue qui devait acheter sa clientèle s’était présentée il eût été trop tard ; ses créanciers seuls auraient bénéficié du marché.

Il est rare qu’un homme se trouve acculé par une plus sombre fatalité que celle qui accablait Sheldon. Cependant ce soir-là il ne paraissait à vrai dire ni découragé, ni désespéré, mais simplement préoccupé par la préparation, l’exécution possible de quelque grand projet.

« Ce serait une bonne affaire pour moi, murmura-t-il, si j’étais de taille à la faire réussir. »

Le feu s’éteignit tout à fait ; les horloges sonnèrent minuit. Philippe réfléchissait à l’avenir devant les cendres encore tièdes de la cheminée. Les domestiques s’étaient retirés à onze heures, après avoir poussé les lourds verrous de la porte d’entrée, ce qui était bien inutile. Un mortel silence emplit la maison. Sheldon, toujours assis, entendait avec une netteté qui l’irritait les voix des passants attardés et les miaulements des chats du voisinage. Un meuble en acajou qui était dans un coin fit entendre un craquement étrange, long et triste. Il n’y prit pas garde. Il n’était point superstitieux. Son esprit froid ne se laissait pas distraire par les choses surnaturelles. Il était de ceux qui pensent qu’avec un crayon et un bout de papier on peut mettre en formules très-nettes les problèmes les moins accessibles à l’homme.

« Je ferai mieux de lire l’exposé de cette affaire avant qu’ils arrivent, dit-il, ayant probablement épuisé le sujet de ses réflexions. Il n’y a pas de meilleur moment que celui-ci pour le faire librement, à ma guise. Dans le jour, on ne sait jamais si l’on n’est pas épié, espionné. »

Il regarda à sa montre, puis alla à une armoire où il prit de petits fagots, des allumettes, et de vieux journaux. Parfois il allumait son feu lui-même et notamment lorsqu’il voulait, la nuit, travailler plus fort que de coutume ou le matin de bonne heure. Il le ralluma aussi habilement que la ménagère la plus entendue et resta à le surveiller jusqu’à ce qu’il fût pris par tous les bouts. Puis il prit son bougeoir et descendit l’escalier qui conduisait à la pièce où il arrachait avec des pinces les dents de ses semblables. La grande chaise garnie de crin, éclairée par la pâle lumière du bougeoir, avait comme une apparence fantastique ; l’imagination d’une personne plus impressionnable eût pu la croire occupée par le fantôme d’un patient, expiré sous les tenailles de Sheldon. Il alluma le gaz d’un bec mobile qu’il avait l’habitude de faire arriver presque dans la bouche des clients qui venaient le soir. De chaque côté de la cheminée se trouvaient des armoires qui servaient de bibliothèque ; les livres n’avaient pas une grande valeur, et, néanmoins, les armoires étaient constamment fermées.

Sheldon prit une clef dans la poche de son gilet, puis ayant ouvert la bibliothèque, il en tira une pile de livres très-pesants. C’étaient des volumes reliés du journal la Lancette. C’était un véritable fardeau, et je ne crois pas que le dentiste aurait pu supporter un poids plus considérable. Il s’y prit très-adroitement, disposa de son mieux, entre ses bras, les lourds volumes, et remonta dans sa chambre. Il s’assit, jeta autour de lui un regard rapide, ouvrit un des livres, un autre, un troisième, se mit à le parcourir… il s’arrêtait, lisait un article d’un bout à l’autre, avec un redoublement d’attention, ou bien très-vite quelques lignes : il prenait des notes sur un petit carnet oblong et semblait se dire :

« Bien… bien… tout cela est bon… parfait… et ceci donc !… et encore ceci ! n’omettons rien… »

Il était encore là, écrivassant, courbé sur sa table, quand les horloges voisines jetèrent une à une, à la file, sans ordre, trois coups distincts, qui tombèrent dans la nuit.