Les Oiseaux de proie (Braddon)/Livre 01/Chapitre 03

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 26-43).

CHAPITRE III

MONSIEUR ET MADAME HALLIDAY

Les invités de Sheldon arrivèrent le jour annoncé. C’étaient des bourgeois de province, extrêmement considérés dans leur pays, jugés tout à fait comme il faut par leurs compatriotes, mais qui ne ressemblaient pas le moins du monde à des bourgeois de Londres.

Thomas Halliday était du comté d’York. C’était un homme gros, parlant haut, d’un caractère facile, jovial. Il avait hérité d’un petit domaine acquis par le travail et l’économie de son père. Sa vie avait toujours été des plus simples, il réalisait le type du fermier et rien de plus. Pour lui une exposition de bestiaux ou une foire aux chevaux étaient les joies suprêmes de l’existence. La ferme où il était né, et où il avait été élevé, était située à environ six milles de Barlingford ; ce qui fait que les meilleurs souvenirs de son enfance et de son adolescence étaient dans cette petite ville et surtout sur la place de son marché. Lui et les deux Sheldon avaient été camarades d’école et ils étaient restés bons amis ; ils s’amusaient ensemble comme on peut s’amuser à Barlingford ; ils faisaient la cour aux mêmes beautés provinciales dans les thés cérémonieux, en hiver, et pendant l’été, organisaient des pique-niques entre hommes, pique-niques dans lesquels plus on mangeait, plus on buvait, plus l’on était heureux. Halliday avait toujours respecté George et Philippe, se sentant moins fort, plus humble qu’eux ; ce qui ne l’empêchait pas de sentir la supériorité factice que lui donnait sa richesse sur ses amis. Il n’eût pas échangé les champs fertiles de Hiley pour la science et l’esprit des deux frères. Il était déjà propriétaire de sa maison bien meublée et de sa ferme fort bien garnie, lorsque lui et Philippe devinrent amoureux de Georgina Cradock, la plus jeune fille d’un avoué de Barlingford, voisin du père des deux Sheldon. Philippe et la jeune fille tout enfants avaient joué ensemble dans les grands jardins murés qui se trouvaient derrière les deux maisons et une intimité toute fraternelle les avait longtemps unis ; mais, lorsque plus tard ils se rencontraient en soirée, M. Cradock commença à surveiller les libertés de leur jeune affection. Georgina n’avait point de dot, et le digne avoué, son père, pensait qu’on trouvait le bonheur domestique bien plutôt dans la boîte à argenterie et l’armoire au linge, que dans les avantages physiques de son fiancé. Les dents blanches et les favoris noirs de Philippe ne le convertirent pas ; de sorte que le pauvre Sheldon fut jeté par-dessus le pont, comme il disait lui-même, et un beau, jour Georgy épousa Halliday, avec tout le cérémonial et la solennité usités dans la bourgeoisie de Barlingford.

Cette union s’accomplit sans crise, sans déchirement. Philippe lui-même ne montra aucun désespoir extravagant. Son père était quelque peu médecin en même temps que dentiste, et si Philippe avait nourri quelque sombre dessein, il n’aurait pas eu besoin de s’adresser aux complaisances ou à l’amitié d’un pharmacien ; car sur les planches du laboratoire de son père, il eût pu trouver une douzaine de petites fioles noires dont le contenu, en trois ou quatre secondes, l’aurait prestement débarrassé du fardeau de la vie. Mais Philippe était plus philosophe ; il s’éloigna fièrement de M. et Mme Halliday, pendant quelque temps après leur mariage, ce qui fit penser qu’il se considérait comme assez malheureux. Mais la prudence qui avait toujours été la conseillère de Philippe fut également sa consolatrice dans cette légère crise : elle l’amena à juger assez vite que la réussite de sa tentative amoureuse eût peut-être été, en somme, la plus mauvaise opération qu’il eût pu faire au début de sa carrière.

Georgina n’avait pas de fortune ; cela dit tout. L’expérience aidant sa philosophie naturelle, le jeune dentiste ne tarda pas à découvrir que la vie des habitants les plus fortunés de Barlingford ressemblait tout à fait à celle des canaris. Ils étaient enfermés dans une jolie cage, avec abondance de grains et d’eau. La cage est propre, le vieux oiseau s’y trouve bien et n’est pas tourmenté du désir de voir des horizons nouveaux ; mais de temps en temps surgit une couvée de jeunes descendants qui battent de l’aile, sont plus impatients, et ne demandent qu’à prendre leur volée au plus tôt et à courir le monde librement. Avant qu’une année se fût écoulée depuis le mariage de Georgy, son premier amoureux s’était complètement résigné et était dans les meilleurs termes avec son ami Tom. Il dînait avec le jeune ménage et du meilleur appétit. La façon dont Philippe envisageait les conditions de sa vie avait, en effet, creusé entre lui et Georgina un abîme bien plus profond que ne l’avait fait la cérémonie de la paroisse d’Hiley. Philippe était arrivé à penser que l’existence de sa ville natale n’était qu’une sorte de végétation animale, pareille à celle des crabes, des huîtres, et autres pauvres bêtes inférieures. Il comprenait alors que par delà les dernières maisons de son petit bourg, il y avait un monde immense, où un homme comme lui pourrait faire quelque figure. Ce monde l’attirait, ce qui est simple.

Une fois certain qu’il ne ferait rien de digne de lui à Barlingford, Sheldon pensa tout de suite à Londres. À ce moment même son père mourut très à propos. Philippe céda sa clientèle à un jeune praticien plus modeste et accourut dans la grande ville, où il fit l’infructueux essai d’établissement que nous avons dit.

Sheldon avait perdu quatre ans à Londres et il s’en était écoulé neuf depuis le mariage de Georgy. Pour la première fois il allait se trouver en face du sort heureux ou malheureux qu’il avait un instant convoité ; de la femme qui l’avait dédaigné pour un autre. Il résolut de juger la situation avec la froideur d’un anatomiste ; cette résolution, du reste, ne lui coûta pas beaucoup ; elle lui fut même facilitée par les circonstances. Les jeunes époux demeuraient chez lui ; dînaient à sa table ; c’étaient deux natures expansives et bavardes ; ils étaient de ces gens qui, à tout bout de champ, devant les étrangers, parlent de leurs affaires, se chamaillent, laissent voir au premier venu le fond de leur intimité.

Sheldon avait la sagesse d’observer une stricte neutralité ; il prenait un journal lorsque la petite discussion commençait et le quittait lorsqu’elle était finie, avec la plus parfaite apparence d’indifférence. Mais il est probable que le mari et la femme n’appréciaient qu’à demi cette réserve ; ils eussent probablement préféré qu’il jugeât en dernier ressort ; cela eût passionné le débat, c’est-à-dire l’eût fait plus intéressant. Pendant ce temps, Philippe les observait silencieusement par-dessus son journal et faisait à son aise ses remarques sur chacun. Qu’il fût satisfait de voir que les amours passées n’avaient pas toujours raison ou qu’il vît avec quel plaisir son rival avait le dessous, rien, dans sa figure, ni dans ses façons, ne le faisait deviner.

La naïve, mais bourgeoise gentillesse de Georgina s’était transformée. C’était alors une très-avenante jeune femme. Son teint et ses joues roses n’avaient rien perdu de leur ancienne fraîcheur ; ses longs cheveux châtain clair étaient aussi doux, aussi brillants que lorsque, toute jeune fille, elle les tressait pour aller au théâtre de Barlingford. Mignonne et frêle, Georgina avait eu une éducation ordinaire ; elle s’imaginait avoir acquis toute la science humaine en apprenant l’abrégé historique de Goldsmidt et les éléments de la Grammaire française. De plus, elle considérait comme le dernier mot de la perfection de la toilette une robe de moire antique et une grosse chaîne d’or ; et à ses yeux une maison lourdement meublée, un cheval et un gig, étaient l’expression la plus élevée de la splendeur terrestre et de la prospérité.

Telle était la frivole créature que Sheldon avait autrefois admirée et à laquelle il avait été sur le point d’offrir des vœux éternels, En l’étudiant maintenant, il se demandait comment il avait pu avoir d’elle une si haute opinion, mais il n’avait pas beaucoup de temps à donner à cette étude abstraite et fastidieuse ; il avait mieux à faire : notamment à s’occuper de ses propres affaires et de l’état dans lequel elles se trouvaient.

De leur côté M. et Mme Halliday étaient tout entiers ou à leurs affaires ou à leurs plaisirs, comme cela se trouvait ; ils aimaient beaucoup à s’amuser. Dans le jour ils allaient aux expositions et le soir aux théâtres, puis revenaient à la maison faire de petits soupers, après lesquels les deux camarades causaient amicalement avec grand renfort d’eau-de-vie et d’eau chaude.

Malheureusement pour la pauvre Georgy, ces heureux jours étaient souvent troublés par des nuages orageux. Cette pauvre petite femme était affligée de cette terrible fièvre intermittente : la jalousie, et le gros Thomas était un de ces hommes qui ne peuvent pas rencontrer une femme sans lui faire hic et nunc, un bout de cour. De plus, n’ayant par lui-même aucune ressource intellectuelle, il recherchait la compagnie. Cette disposition avait assez vite fait de lui un habitué des parloirs de tavernes et des petites réunions de sportsmen toujours à l’affût d’une partie de plaisir. Il en résultait qu’il laissait souvent en tête à tête son agréable maison et sa jeune femme. La pauvre Georgy trouvait ainsi de nombreuses occasions de nourrir ses craintes et ses soupçons jaloux ; elle se demandait sans cesse où pouvait être un homme aussi souvent absent de chez lui. Elle n’avait jamais été très-éprise de son mari, mais ce n’était pas une raison pour qu’elle ne fût pas très-jalouse. Cette jalousie se manifestait d’une façon maussade et fatigante, plus terrible à supporter que la fougue vengeresse de Clytemnestre. C’était vainement que Halliday et ses gais compagnons, ses amis, lui certifiaient l’innocence arcadienne des courses de chevaux et la pureté exquise de l’atmosphère fumeuse des parloirs de tavernes. Les soupçons de Georgy étaient trop vagues pour être réfutés, mais cependant assez fondés pour être l’occasion de bouderies, de reproches, toutes choses qui sont, par essence, les plus féminines et les plus ennuyeuses du monde.

Cependant l’honnête et bruyant Tom faisait tout ce qu’il pouvait pour lui prouver sa bonne foi et son attachement : il achetait à sa femme autant de robes de soie et de chapeaux qu’elle pouvait en porter. Il fit un testament par lequel il l’instituait sa seule légataire, et poussa même la sollicitude jusqu’à faire assurer sa propre vie, à différentes compagnies, pour un capital de cinq mille livres.

« Je suis d’une nature à pouvoir être enlevé subitement, disait-il à Georgy, et votre pauvre père désire que je mette en bon ordre tout ce qui vous concerne. Je ne suppose pas que vous vous remarierez, ma chère ; par conséquent, je n’ai pas de précautions à prendre pour la petite fortune de Charlotte. Si je dois la confier à quelqu’un, il vaut mieux que ce soit à ma petite femme qu’à un beau parleur de tuteur qui spéculera à la Bourse avec l’argent de ma fille et prendra la route de l’Australie lorsque tout sera mangé. Si vous voulez avoir confiance en moi, ajouta-t-il d’un ton de reproche, je vous prouverai que j’ai confiance en vous. »

Sur quoi, la pauvre petite Mme Halliday murmurait d’un air plaintif que ce n’était pas sa fortune et les assurances sur la vie dont elle avait tant besoin, mais d’un mari qui restât chez lui, heureux de la tranquillité de son foyer. Le pauvre Tom promettait de s’amender et tenait facilement sa promesse jusqu’à la prochaine occasion. À dire vrai, ce n’est pas commode à un homme jeune et généreux, solidement établi, qui fait valoir sa propre terre, qui a trois ou quatre bons chevaux dans son écurie, et une cave bien garnie, de rester froid devant les avances d’une camaraderie cordiale et sincère, j’en appelle aux bons compagnons ? qu’ils répondent.

À Londres, Halliday retrouva un de ses préférés. George était celui des deux frères qu’il aimait le mieux. George l’entraînait souvent hors de son tranquille séjour pour le conduire dans quelque mystérieux repaire, d’où il ne sortait qu’après minuit, sentant le vin, la démarche peu assurée, et les vêtements empestant la pipe.

Il était cependant toujours de bonne humeur, même après ces escapades et ne cessait de protester dans son langage campagnard qu’il n’y avait pas le moindre mal.

« Sur ma parole, vous savez, ma chère, George et moi avons pris une demi-douzaine d’huîtres, un cigare, une bouteille de pale ale, et nous sommes rentrés de suite après. »

La pauvre Georgy ne se sentait nullement rassurée par ces protestations d’huîtres et de cigares, dites d’une bouche empâtée par un mari qui avait peine à se soutenir. Ce séjour à Londres, si charmant à son début, menaçait de devenir plus difficile, plus fâcheux. George et ses amis avaient fini par faire du jeune fermier à peu près ce qu’ils voulaient. Il n’était jamais au logis, et Georgy n’avait d’autre distraction, durant les longues et humides soirées de mars, que ses travaux de couture à la lumière du gaz dans le salon de Sheldon, pendant que celui-ci, qui prenait rarement part aux plaisirs de son frère et de ses amis, travaillait en bas, dans son cabinet de torture, à quelque appareil de dentition mécanique.

Fitzgeorge Street, quoique particulièrement enclin à découvrir chez ses voisins les indices d’embarras pécuniaires ou des histoires où la morale fait piteuse figure, ne trouva aucun scandale à signaler à l’occasion de la visite de M. et Mme Halliday à leur compatriote et ami. Le bruit s’était répandu au dehors, grâce à l’éloquence de Mme Woolper, que Sheldon avait autrefois prétendu à la main de la dame et avait été éconduit ; les voisins s’étaient en conséquence mis en campagne, ne demandant qu’à pouvoir découvrir chez le dentiste quelque retour du passé. Il y aurait eu de joyeuses discussions dans les cuisines et arrière-boutiques si Sheldon eût montré des attentions particulières pour sa jolie hôtesse ; mais l’on arriva positivement à savoir, toujours par Nancy et par la servante, ce phénomène de paresse et d’iniquité, que non-seulement Sheldon n’était nullement aux petits soins auprès de la jeune femme, mais qu’il la laissait seule pendant des heures entières, en l’absence de son mari, nez à nez avec ses travaux à l’aiguille, tandis que lui préparait des onguents destinés à réparer les désastres que le temps inflige à la beauté.

La troisième semaine de la visite de M. et Mme Halliday approchait de sa fin et le jeune fermier n’avait encore pris aucune décision, quant aux choses qui l’avaient amené à Londres. La vente de la ferme d’Hiley était un fait accompli ; l’argent qui en provenait était déposé chez le banquier de Tom ; mais on n’avait rien fait pour trouver une autre terre en remplacement de celle que son père et son grand-père avaient exploitée avant lui. Il était allé chez des agents d’affaires et avait rapporté chez lui des plans de domaines, lesquels, chacun dans leur genre, paraissaient réunir toutes les perfections désirables : mais, en attendant, il n’avait encore vu aucune de ces merveilles. Il attendait que temps fût plus favorable pour aller faire un tour dans l’Ouest. Pendant qu’il attendait, le mois de mars faisait des siennes ; à dire vrai, il n’était guère propice à un voyage. La pluie, le vent, la grêle faisaient rage ; il aurait fallu s’arrêter en route, piétiner dans la boue des fermes. On prit le parti de rester au logis ; à quoi la camaraderie ne perdit rien, au contraire. Le temps, aidé par des parties de cartes chez George, les autres parties chez quelque autre, les promenades du matin à Newmarket, les soirées là où il y avait quelque chose de curieux à voir, et les autres soirées dans des endroits inconnus ; le temps, dis-je, passait très-vite pour Halliday. C’était au mieux, mais la paix de son ménage se troublait de plus en plus.

Ce fut un soir, à la fin de la troisième semaine, que Sheldon quitta pour la première fois son cabinet et monta au salon où la pauvre Georgy était occupée à son éternel travail de couture, cet honnête travail à l’aiguille qui vient si à propos protéger les matrones contre les dangers de la solitude.

Sheldon apportait un journal du soir.

« Voici un compte-rendu de l’ouverture du Parlement, dit-il, vous serez peut-être bien aise de le lire… Je voudrais avoir un piano pour le mettre à votre disposition, ou, dans mes connaissances, quelque dame qui pût vous tenir compagnie. Je crains que ces longues soirées de mars ne soient bien tristes pour vous, pendant que Tom est dehors.

— Elles sont fort tristes, en effet, répondit Georgy d’un ton chagrin, et Tom ne me laisserait pas seule ainsi tous les soirs, s’il avait quelque estime et quelque affection pour moi, mais il n’en a aucune. »

Sheldon déposa le journal et s’assit en face de son hôte. Il garda le silence pendant quelques instants, battant machinalement la mesure avec le bout de ses doigts sur la vieille table d’acajou ; enfin, souriant à demi, il dit :

« Cependant, Tom est assurément le meilleur des époux. Je sais qu’il s’est un peu dérangé depuis qu’il est à Londres, mais vous savez qu’il n’y vient pas souvent.

— Il est absolument le même à la maison, répondit tristement Georgy. Il va continuellement à Barlingford avec l’un ou l’autre ou pour y retrouver d’anciens amis. Certainement, si je l’avais mieux connu, je ne l’aurais jamais épousé.

— Comment, je croyais que c’était un si bon mari. Il me disait, il y a peu de jours, qu’il a fait un testament par lequel il vous laisse tout ce qu’il possède, et comme quoi il a fait assurer un capital de cinq mille livres sur sa vie.

— Oui, je sais tout cela ; mais ce n’est pas là ce que j’appelle être un bon mari. Ce n’est pas son argent que je désire. Je ne veux pas qu’il meure. J’ai seulement besoin qu’il reste chez lui.

— Pauvre Tom ! je crains bien que cela ne soit pas dans sa nature. Il aime le mouvement et le plaisir. Vous avez épousé un homme riche, Mme Halliday. Vous l’avez choisi vous-même, vous le savez, sans égard pour les sentiments de qui que ce soit. Vous avez sacrifié une affection loyale et sincère à votre intérêt ou à votre inclination. Je ne sais pas, et je ne demande pas auquel des deux… si le résultat n’a pas été heureux, vous ne pouvez vous en prendre qu’à vous-même. »

Philippe resta assis, les bras appuyés sur la petite table, regardant Georgy en face. Ses yeux noirs devaient avoir quelque chose de scrutateur ; car Mme Halliday rougit et pâlit ensuite sous leur regard. Elle avait vu très-souvent Sheldon depuis son mariage, mais c’était la première fois qu’il lui adressait une parole ressemblant à un reproche. Les yeux du dentiste s’adoucirent un peu pendant qu’il la considérait ; mais, cependant, ce qu’ils exprimèrent ressemblait moins à de la tendresse qu’à une compassion dédaigneuse telle que celle que peut inspirer à un homme fort la faiblesse d’un enfant. Il lui était facile de voir que cette femme le redoutait, et il était dans ses intérêts de se faire craindre d’elle. Dans tout ce qu’il faisait, Sheldon avait un but ; ce soir-là, son but était de mesurer la puissance de son influence sur Mme Halliday ; autrefois, avant son mariage, cette influence avait été très-grande : il voulait savoir ce qui en était resté.

« Vous avez fait votre choix, Mme Halliday, continua-t-il presque aussitôt, et un choix que tous les gens prudents ont dû approuver. Quelle chance pouvait avoir un homme n’ayant d’autre héritage à attendre qu’une clientèle valant quatre à cinq cents livres contre l’héritier de la ferme d’Hiley, avec ses deux cent cinquante acres et ses trois mille livres de bétail, de plantations, et de fonds de roulement ? Les hommes prudents ont-ils jamais été arrêtés par les choses de la franchise et de l’honneur, par les promesses passées, les affections de l’enfance ? Ils réduisent toutes choses en livres, shillings, et pence, et, suivant eux, vous avez eu raison quand vous m’avez refusé pour épouser Tom. »

Georgy quitta son ouvrage et prit son mouchoir. Elle était de ces femmes qui se réfugient dans les larmes lorsqu’elles se sentent vaincues. Ses pleurs avaient toujours calmé l’honnête Tom, si irrité qu’il fût, et, sans doute, leur effet serait le même sur Sheldon.

Mais Georgy dut bientôt s’apercevoir que le dentiste était d’une autre trempe que l’honnête fermier. Il regardait couler ses pleurs avec la froide attention d’un savant ; il était même heureux de constater qu’il pouvait encore faire pleurer la pauvre enfant. Elle lui était nécessaire dans l’accomplissement de certain dessein qu’il avait conçu pour lui-même, et il voulait s’assurer de son degré de souplesse. Il savait que l’amour qu’elle avait ressenti pour lui, n’avait, à aucune époque, été excessif, que sa légère flamme avait certainement dû s’éteindre depuis neuf années ; mais son but pouvait aussi bien être atteint par la crainte que par l’affection, c’est pourquoi il était venu avec l’intention de calculer exactement son pouvoir sur la faiblesse de son hôtesse.

« C’est très-mal à vous de dire d’aussi cruelles choses, M. Sheldon, dit-elle en pleurant. Vous savez très-bien que mon mariage s’est fait par la volonté de papa et non par la mienne. Oh ! certes, si j’avais pu prévoir qu’il me laisserait ainsi, passerait ses nuits dehors, et rentrerait dans de pareils états, je n’aurais jamais consenti à le prendre pour mari.

— Vous n’auriez pas consenti ?… Oh ! si, vous l’auriez fait. Si vous étiez veuve demain et libre de vous remarier, vous choisiriez encore un homme semblable à Tom. Un homme qui rit très-haut, qui fasse de beaux compliments, qui ait un gig avec un cheval de belle allure, voilà l’espèce d’homme que les femmes préfèrent, et c’est encore celle que vous choisiriez.

— Bien certainement, je ne me remarierais pas du tout, répondit Mme Halliday, d’une voix entrecoupée de sanglots. J’ai assez vu les douleurs du mariage pour ne pas désirer recommencer ; mais je ne désire pas que Tom meure, si peu bon qu’il soit pour moi. Ils disent toujours qu’il ne fera pas de vieux os… Quelle chose horrible, ne trouvez-vous pas… de parler des os d’une personne qui vit, et souvent j’ai été inquiète, tourmentée pour lui, mais il ne m’en a guère de reconnaissance. >

Ici Mme Halliday se mit littéralement à sangloter, si bien que Sheldon crut devoir ébaucher quelques mots de consolation.

« Allons, allons, je ne veux pas vous tourmenter davantage. Ce serait absurde et contraire aux lois de l’hospitalité, n’est-ce pas vrai ? Seulement, il y a des choses qu’il n’est pas possible d’oublier. Laissons le passé pour ce qu’il est. Quant au pauvre Tom, je ne doute pas qu’il vive longtemps, quoi qu’en puissent dire tous ces bavards. Il faut toujours que l’on parle à tort et à travers. Cela ne coûte rien de dire qu’un grand gaillard de six pieds, solidement bâti, n’est qu’un faible roseau qui fléchira au premier vent. Allons… allons !… Mme Halliday, il ne faut pas que votre mari, lorsqu’il reviendra, voie que je vous ai fait pleurer. Il peut rentrer de bonne heure ce soir… Allons !… allons !… nous aurons des huîtres à souper, et nous causerons ensuite du bon temps d’autrefois. »

Mme Halliday secoua douloureusement la tête.

« Il est déjà plus de dix heures, et je ne pense pas que Tom rentrera avant minuit. Il n’aime pas que je reste à l’attendre ; mais, si je ne l’attendais pas, je ne saurais pas à quelle heure il revient.

— Espérons pour le mieux ! dit gaiement Philippe ; je vais aller commander les huîtres.

— N’y allez pas pour moi ou pour Tom, il aura certainement soupé quand il rentrera, et, quant à moi, je ne pourrais rien prendre. »

Mme Halliday insista sur ce point, de sorte que Sheldon fut forcé de renoncer à la réjouissante pensée des huîtres et du pale ale, mais il ne retourna pas à ses travaux. Il s’assit en face de sa visiteuse, qu’il se mit à observer silencieusement et en semblant réfléchir pendant qu’elle travaillait. Elle avait séché ses pleurs ; elle semblait chagrine et impatiente ; elle regardait sa montre souvent. Sheldon essaya deux ou trois fois de reprendre la conversation, mais elle languissait ; ils demeurèrent silencieux, se considérant, s’examinant.

Peu à peu l’attention de Philippe parut se détacher de Georgina. Il tourna sa chaise et se tint en face du feu, avec cette même fixité de regard que nous avons déjà remarquée chez lui, la nuit qui suivit son retour. Sa position était depuis quelque temps si désespérée, qu’il n’avait plus la force, comme autrefois, de se dégager de l’étreinte du souci, alors même qu’il avait, dans sa pensée, arrêté ce qu’il fallait faire ou ne pas faire. En dépit de sa résolution, certains sujets s’imposaient à son esprit troublé et l’obsédaient sans cesse. Il avait le sens des choses pratiques tellement développé, qu’il fut plus inquiet du désordre nouveau qu’il dut constater dans ses facultés que des pensées mêmes qui le provoquèrent. Il resta longtemps assis en face de Mme Halliday, sans s’apercevoir de sa présence, laissant fuir les heures, absorbé.

Les tristes prévisions de Georgy ne l’avaient que trop inspirée. Il était près d’une heure lorsqu’un bruyant double coup de marteau annonça le retour d’Halliday. Le vent soufflait violemment et une pluie battante avait fouetté les vitres pendant la dernière demi-heure. Mme Halliday était près de suffoquer.

« Je suppose qu’il n’aura pas pu trouver de cab, » dit-elle brusquement, au moment où le bruit du marteau retentit.

Car, minuit passé, on a beau attendre une personne d’instant en instant, depuis plusieurs heures, le bruit du battant de la porte qui l’annonce vous surprend toujours.

« Il est revenu à pied avec la pluie et il va sans doute avoir un gros rhume, ajouta-t-elle tristement.

— Alors, il est heureux pour lui d’être dans la maison d’un médecin, » répondit en riant Sheldon.

C’était certainement, nous l’avons dit, un bel homme, mais il riait mal, M. Sheldon.

« J’ai fait toutes mes études médicales, vous le savez, et je suis aussi bien en état de soigner un rhume, une fièvre quelconque, que de fabriquer un râtelier de fausses dents. »

Halliday fit à ce moment irruption dans la chambre, en chantant sur un ton très-faux la ritournelle d’un chœur populaire. Il était très en train, comme on dit, mais il n’était pas ivre.

« Je suis venu à pied seulement depuis Covent Garden, et, en route, je n’ai pris qu’un pot de porter et un welsh-rabbit. J’ai entendu une musique exquise, des chanteurs qui avaient des voix d’anges… et j’ai soupé dans un endroit où les duchesses elles-mêmes ne craignent pas de venir en sortant de leur loge grillée, à ce que m’a dit George. »

Mais la pauvre et naïve Georgina ne croyait guère aux duchesses, à la voix angélique des chanteurs, ou à la simplicité primitive du welsh-rabbit. Elle se représentait avec terreur et netteté des choses moins innocentes. Elle s’imaginait son Tom dans un grand salon où il y avait de belles femmes, où l’on exécutait une musique enragée, où l’on se déhanchait en poussant des hourrahs formidables, mêlés au crépitement des bouteilles de champagne qui détonaient dans l’atmosphère corrompue de la salle. Des robes de satin, des pierres précieuses, des épaules nues resplendissaient sous le scintillement de la lumière que versait un lustre lourd et touffu. Une fois, au théâtre, elle avait vu quelque chose d’à peu près pareil, et depuis elle voyait toujours son mari mêlé à cette orgie, qui avait frappé sa chaste et fraîche imagination.

Les vêtements du rôdeur de nuit étaient très-mouillés et ce fut en vain que sa femme et Sheldon le pressèrent d’en changer ou d’aller se mettre au lit. Il resta debout devant la cheminée, racontant ses innocentes aventures et cherchant de bonne foi à dissiper le nuage qui assombrissait le joli visage de Georgy. Lorsqu’enfin il consentit à aller se coucher, le dentiste secoua la tête d’un air compétent et attristé.

« Vous aurez un violent rhume demain, soyez-en sûr, Tom, et vous ne devrez vous en prendre qu’à vous-même, dit-il pendant qu’il souhaitait le bonsoir à son joyeux ami.

— Tant pis, mon vieux, répliqua Tom, si je suis malade, vous me soignerez ; si je dois en mourir, j’aime mieux être exécuté par un médecin que je connais que par un inconnu. »

Ce trait lancé, Halliday descendit lourdement les escaliers, suivi de sa femme, qui n’était pas consolée le moins du monde.

Philippe resta un instant sur le palier, suivant de l’œil les deux visiteurs, puis il rentra lentement dans le salon, où après avoir ranimé le feu, il s’assit devant là cheminée, un journal à la main.

« À quoi bon me coucher, si je ne puis dormir ? » murmura-t-il tristement.