Les Oiseaux de proie (Braddon)/Livre 01/Chapitre 04

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 43-49).

CHAPITRE IV

MALADIE INQUIÉTANTE

La prophétie de Sheldon se réalisa tout à fait : Tom se réveilla avec un très-gros rhume. Comme beaucoup d’hommes du même tempérament, un rien l’abattait. Là où un autre plus délicat, mais plus rompu à l’effort, eût fait bonne contenance, il tomba, lui, comme une masse.

Philippe le plaisanta à ce sujet.

« Gardez le lit si vous voulez, Tom, mais cela n’est nullement nécessaire. Comme vous avez les mains chaudes et la langue chargée, je vais vous donner une potion, vous serez tout à fait remis pour dîner. Je vais faire dire à George qu’il vienne ce soir faire une partie de cartes avec nous. »

Tom suivit les prescriptions de son ami. Il prit la médecine, lut le journal, et passa la plus grande partie de cette triste journée à dormir. À cinq heures et demie il se leva, s’habilla pour dîner, et la soirée s’écoula agréablement, et même si agréablement que Georgy se surprit presque à désirer que son mari fût atteint de quelque maladie chronique qui l’obligeât à rester chez lui. Elle poussa un petit soupir de désappointement, lorsque Sheldon frappa gaiement sur les larges épaules de son mari, en lui disant qu’il serait tout à fait remis le lendemain.

Cependant les circonstances permirent à la jalousie de Georgy de sommeiller quelque temps en paix. Le rhume de Tom dura plus longtemps qu’on ne s’y attendait et fut suivi d’une fièvre lente.

« Une fièvre bilieuse, mais qui n’a rien d’inquiétant, » dit Sheldon.

Le malade et sa femme s’en rapportèrent complètement à leur ami, lorsqu’il les assura tous les deux que l’indisposition de Tom était la plus bénigne du monde.

« Un peu fatigante, c’est vrai, mais absolument sans danger, » ajouta-t-il.

Il eut à répéter très-souvent cette assurance à Georgy. L’irritation de celle-ci avait fait place à la sollicitude la plus affectueuse ; elle ne quittait pas Tom qui, ne bougeant point de son lit, était hors d’état de courir avec les camarades et acceptait avec une douce reconnaissance les tasses de bouillon et l’arrowroot que lui offrait sa femme.

La maladie d’Halliday était très-pénible : c’était une de ces affections intermittentes qui laissait le malade, les amis du malade, et tous ceux qui le soignaient, dans une incertitude continuelle. Un peu plus mal un jour, un peu mieux le lendemain ; reprenant parfois quelque force, et brusquement, perdant plus qu’il n’avait gagné. Le malade déclinait insensiblement : au bout de trois semaines, alors qu’il ne pouvait plus quitter le lit, que ce qui lui restait de résistance s’en était allé, comme l’appétit, Georgy comprit enfin que cette maladie, considérée d’abord comme si peu inquiétante, était, en somme, une maladie grave.

« Je pense que si… si vous n’y voyez pas d’objection… il serait bon de consulter un autre médecin, monsieur Sheldon, dit-elle un jour d’un air très-embarrassé, craignant de blesser son hôte en paraissant suspecter son habileté. Vous comprenez, vous… vous êtes tellement occupé avec vos clients… bien certainement ce n’est pas que je doute de votre talent… Mais ne croyez-vous pas qu’un médecin spécialiste pourrait vous aider utilement pour mener à bonne fin la guérison de Tom ? Voilà si longtemps qu’il est malade et vraiment son état ne paraît pas s’améliorer. »

Philippe leva les épaules.

« Comme vous voudrez, ma chère madame Halliday, je n’entends nullement vous imposer mes services. C’est uniquement affaire d’amitié de ma part ; vous le savez. Je n’entends pas recevoir six pence pour les soins que je donne à ce pauvre Tom. Appelez un autre médecin, certainement, si vous le jugez à propos, mais dans ce cas, vous le comprenez, je devrai me retirer. La personne que vous ferez venir peut être un savant, comme ce peut être un ignorant. C’est une chance que l’on court avec un inconnu. Je ne puis, quant à moi, vous donner aucune indication à ce sujet, car je n’ai de rapports avec aucun médecin de Londres. »

Georgy parut alarmée : il lui fallait envisager la question d’une façon nouvelle. Elle s’était imaginé que tous les médecins devaient être savants, et si elle avait eu des doutes sur Sheldon, c’est seulement parce qu’il était plutôt dentiste que médecin. Elle se demanda si elle pouvait sans imprudence enlever pour ainsi dire son mari des mains d’un ami, d’un homme d’expérience en somme, pour confier le soin de sa guérison à un ignorant peut-être.

« Je me tourmente toujours trop facilement, » pensa-t-elle.

Puis regardant Sheldon d’un pauvre air, elle dit :

« Que pensez-vous que je doive faire ? Je vous en prie, dites-le moi. Encore ce matin, il n’a rien voulu manger à déjeuner, et même la tasse de thé que je l’ai décidé à prendre, a paru lui répugner. Et puis, cet affreux mal de gorge qui le fait tant souffrir… Que dois-je faire, monsieur Sheldon ?…

— Ce qui vous paraîtra le plus convenable, madame Halliday. Je n’ai nullement la prétention de vous conseiller. C’est une question de sentiment plutôt que de raison, et vous seule pouvez prendre une détermination à cet égard. Si je connaissais quelqu’un que je pusse honnêtement vous recommander, ce serait une autre affaire ; mais je ne connais personne. La maladie de Tom est tout ce qu’il y a de plus simple, et je me sens tout à fait en état de l’en tirer sans faire d’embarras ; mais si vous pensez autrement, mettez-moi, je vous en prie, en dehors de la question. Il y a cependant une chose que je dois vous faire observer. Comme beaucoup de gaillards de sa trempe, votre mari a les nerfs aussi impressionnables qu’une femme, et si vous faites venir un docteur étranger qui se présentera avec une figure longue et des airs solennels, il est à craindre que votre mari n’en soit affecté, ce qui pourrait lui faire plus de mal en quelques jours que le médecin ne pourra faire de bien en autant de semaines.

Il y eut alors un moment de silence. Les opinions et les doutes de Georgy étaient aussi vagues les uns que les autres. Les dernières paroles de Sheldon l’inquiétèrent ; elle était troublée de l’état de son mari, mais toute sa vie elle avait été habituée à ne point penser par elle-même, à suivre en tout l’avis des autres.

« Pensez-vous réellement que Tom pourra se rétablir vite ? demanda-t-elle.

— Si je pensais autrement, je serais le premier à conseiller que l’on prît d’autres mesures. Quoi qu’il en soit, ma chère madame Halliday, appelez, quelqu’un d’autre pour votre propre satisfaction.

— Non, dit Georgy avec un douloureux soupir, cela pourrait effrayer Tom. Vous avez parfaitement raison, monsieur Sheldon ; il est très-impressionnable, et l’idée que, moi, je suis inquiète, pourrait le rendre plus malade. Je m’en rapporterai à vous. Tâchez de le rétablir promptement. Vous tâcherez, n’est-ce pas ? » demanda-t-elle, suppliante, enfantine, gracieuse, comme elle avait coutume.

Sheldon, qui s’était mis à chercher quelque chose dans un des tiroirs de la table, tournait le dos, en ce moment, à son hôtesse.

« Vous pouvez compter que je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir, madame Halliday, » répondit-il en continuant de fouiller le tiroir.

George était venu souvent chez son frère depuis que Tom était tombé malade. George et Tom avaient été autrefois les Damon et Pythias de Barlingford, et George sembla réellement affecté lorsqu’il vit empirer l’état de son ami ; mais les changements étaient si difficiles à apprécier, les alternatives du mieux au plus mal et du plus mal au mieux étaient si fréquentes, que ceux qui entouraient le malade n’éprouvaient pas de sérieuses inquiétudes. En dépit des souffrances du malade, on ne pouvait se résigner à considérer cette fièvre lente comme une chose grave. Le malade était constamment altéré et n’avait aucun appétit ; mais Sheldon déclarait que ces symptômes étaient les effets les plus ordinaires de la fièvre bilieuse la plus légère, Tom ne pouvait manquer de s’en débarrasser, et après il se porterait mieux que jamais.

Au début de sa maladie, Tom avait pu jouer aux cartes, mais la dernière semaine il avait dû y renoncer ; il était trop faible même pour lire le journal ou pour en écouter la lecture. Un jour George vint voir son vieil ami.

« C’est pour vous égayer un peu, mon vieux camarade, » dit-il.

Mais il trouva que Tom en était arrivé à ne pouvoir plus être égayé, même par sa bonne humeur, ses histoires, son récit d’un steeple-chase, dans lequel deux de leurs voisins s’étaient gravement blessés en sautant un double fossé.

« Tom me paraît plus mal, avait dit George à son frère. Il est en mauvaise voie. N’êtes-vous pas de mon avis, Philippe ?

— Non, cela n’a rien de sérieux ; il est un peu affaibli ce soir, et voilà tout.

— Un peu affaibli… il me semble tellement affaibli à moi, que si cela augmente, je crois qu’il en mourra. Si j’étais de vous, je demanderais une consultation. »

Philippe haussa les épaules et fit dédaigneusement claquer ses lèvres.

« Si vous connaissiez les médecins comme je les connais, vous ne seriez pas si pressé de mettre un ami à leur merci, dit-il négligemment. Ne vous alarmez pas pour Tom. Il est aussi bien qu’il puisse être. Pendant ces dix dernières années, il s’est livré à des excès de boisson et de nourriture, et, en somme, cette fièvre bilieuse ne pourra que lui faire du bien.

— Le croyez-vous ?… » dit George d’un air de doute.

Il y eut une pause pendant laquelle les deux frères se regardèrent furtivement l’un l’autre et surprirent réciproquement leur regard.

« Je ne sais si cela tient aux excès de boisson et de nourriture, dit George ; mais, pour sûr, il y a quelque chose qui ne va plus chez Tom, cela est très-évident. »