Les Oiseaux de proie (Braddon)/Livre 03/Chapitre 04

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 161-172).

CHAPITRE IV

NOUVELLE EXISTENCE

Les vacances laissèrent quelque repos à Diana. Les petites filles étaient parties chez leurs parents, à l’exception de deux ou trois dont les familles habitaient les colonies et qu’on ne fit pas travailler. Diana n’eut plus autre chose à faire que de s’asseoir à l’ombre dans le jardin, pendant les chaudes après-midi ; elle passait ainsi de longues heures à lire ou à réfléchir. Priscilla, avec ses principales sous-maîtresses, s’en était allée se reposer et se distraire aussi au bord de la mer. Les autres sous-maîtresses étaient dans leurs familles, et sans la présence d’une vieille dame française, laquelle dormait la moitié du jour et passait l’autre à écrire à ses parents, Diana eût été la seule personne sérieuse, vivante dans cette maison abandonnée.

Elle ne se plaignait pas de sa solitude, elle n’enviait pas le sort de celles qui étaient parties. Elle se trouvait heureuse d’être seule et libre. Elle laissait ses souvenirs aller à l’aventure et elle se reportait le plus souvent aux jours difficiles qu’elle avait passés à courir le monde avec son père et Valentin. Les plus âgées, dans le petit nombre de jeunes filles qui étaient restées, jugeaient Mlle Paget insociable, par cette raison qu’elle préférait un coin isolé du jardin et la lecture d’un vieux bouquin au plaisir de leur société. Aussi, en se promenant dans le jardin, sous leurs grands chapeaux, se tenant par la taille, les fillettes ne manquaient de se moquer, de dire du mal de Diana. Hélas ! pour Diana, le vieux bouquin n’était qu’un prétexte. La vérité, c’est qu’elle voulait être seule pour penser. Son existence, pendant l’année qui venait de s’écouler, avait été parfaitement tranquille, parfaitement honorable. Cependant ce n’était pas sans une sorte de plaisir amer qu’elle se reportait aux quelques jours joyeux qui avaient traversé comme des rayons de soleil la nuit tourmentée de sa pauvre vie de bohème, dont elle avait senti certes l’humiliation, mais que, dans la monotonie et la bourgeoise tristesse de sa vie nouvelle, il lui était impossible parfois de ne pas regretter. Était-ce donc vrai ce qu’avait dit Valentin, que mieux vaut des alternatives de profonde misère et de rare bonheur que l’uniformité fatigante d’une existence médiocre ? Diana commençait à croire que la philosophie de son ancien compagnon n’était pas absurde. Elle se voyait avec Valentin courant les théâtres, assise à côté de lui dans une loge sombre ou l’on étouffait ; elle entendait les plaisanteries cassantes, les jugements faciles, les rires sonores du jeune homme pendant les entr’actes. Au fait, il avait été si bon garçon, si fraternel pour elle ! Puis, ils revenaient ensemble, bras dessus, bras dessous, piétinaient dans la crotte, remontant les rues pleines de bruit, de monde, parlant de la pièce, faisant des réserves, quelquefois s’enthousiasmant. Il y avait des soirs où ils s’arrêtaient sur le trottoir de longs quarts d’heure à regarder les fenêtres éclairées d’une maison où il y avait bal ; ils écoutaient la musique, Valentin sifflotait entre ses dents la valse qui finissait, battait la mesure avec sa canne, et tous deux, en souriant d’un sourire mélancolique, ils s’amusaient à compter les ombres des danseurs qui passaient et repassaient sur l’éclatante mousseline des rideaux. Et les voyages ! et les bousculades dans les gares ! et les veillées sur les ponts des bateaux sous la grande clarté de la lune ! Et les nuits froides dans le chemin de fer avec la lampe charbonneuse et son odeur d’huile, quand le capitaine ronflait et que Valentin racontait des histoires, tuant le temps en débitant toutes les facéties qui lui passaient par la cervelle ! Diana revoyait aussi les grandes villes qu’ils avaient visitées tous les trois ; Valentin ne s’étonnait de rien, disait à tout bout de champ : « Ah ! bah ! c’est toujours la même rengaine ! » Elle, au contraire, s’extasiait à propos de tout ! Oh ! oui, il avait été bien bon ce mauvais sujet, et gai, et vivant, et charmant ! Comme tout cela était loin, hélas ! Diana ne pouvait s’en souvenir sans un serrement de cœur. Est-ce que ç’avait été le bon temps ? Elle le croyait parfois, et, prise de lassitude, elle se disait qu’en dépit des outrages de la misère, c’était dans cette vie folle qu’elle avait encore connu les joies les meilleures.

Elle s’était trouvée heureuse auprès de Valentin parce qu’elle l’avait aimé. Cette vie intime, malgré son caractère fraternel, avait été fatale pour la fille de Paget. Elle n’avait pas une amie, et dans son abandon elle s’était attachée au seul être qui ne lui eût pas sans cesse reproché de lui être un embarras. Chaque injustice de son père à son égard avait resserré la chaîne qui la liait à Valentin, et comme leur amitié n’avait fait que s’accroître jusqu’à ce qu’elle n’eût plus d’autres pensées et d’autres désirs que les siens, il lui semblait impossible que lui aussi ne l’aimât pas. Cela était à ses yeux si naturel qu’elle ne se posa jamais la question de savoir si elle était aimée. Bien des choses dans la conduite de Valentin à son égard avaient été de nature à justifier son illusion ; il faut donc pardonner à cette pauvre fille, sans expérience et sans protection, son premier rêve d’amour. Elle y avait mis sa vie tout entière. Elle entrevoyait l’avenir avec son Valentin, loin de son père et de ses fourberies ; ils vivraient comme ils pourraient en faisant de la littérature, de la musique, du dessin, n’importe quoi. Comme tous les bohèmes, elle avait un penchant marqué pour les arts libéraux ; elle ne se vit jamais dans un comptoir, tripotant des étoffes, des affaires. Ils se logeraient dans quelque rue près de la Tamise, iraient tous les soirs au spectacle ou au concert, et pendant l’été passeraient leurs journées dans les parcs, les terrains communaux des faubourgs, où elle lui ferait la conversation ou la lecture, selon son caprice, pendant que couché tout de son long sur l’herbe, les yeux mi-clos, il l’écouterait en fumant des cigares. Avant sa vingtième année la femme la plus fière est disposée à considérer celui qu’elle aime comme une créature supérieure, et dans le sentiment qu’éprouvait Diana pour ce pauvre diable et ce triste sire, il y avait un mélange de crainte et de respect.

Peu à peu, ce beau rêve de jeune fille s’était évanoui. Le palais enchanté élevé par l’imagination ardente de la pauvre enfant s’était écroulé sous les rudes coups de la philosophie pratique de Valentin. Lui !… être coupable d’aimer, de se marier par amour ; lui, qui parlait comme un homme dont le cœur est à jamais fermé à l’émotion, et dont les propos cyniques et cruels faisaient frissonner Diana ! Comme elle l’aimait, elle s’obstinait à croire à son amour. Quelquefois elle avait cru découvrir dans sa voix une inflexion plus douce, dans son regard rêveur comme une sollicitude plus attentive ; mais, au moment même où sa voix, où son regard étaient plus doux, brusquement Valentin reprenait son ton indifférent et froid qu’il ne cherchait pas du tout à dissimuler ; il lui bâillait au nez, affectait quand ils étaient seuls des airs préoccupés. Par orgueil, Mlle Paget faisait de même. Anna Kepp eût fondu en larmes à la première parole un peu dure qui fût sortie des lèvres de son bien-aimé, mais la fille d’Anna, dans les veines de laquelle coulait le sang des Paget, était d’une autre nature. Elle répondait à l’indifférence de Haukehurst par une égale réserve ; si les manières de celui-ci étaient froides comme un jour d’automne, les siennes devenaient glacées comme un jour d’hiver. Seulement, de temps à autre, fatiguée de sa pénible existence, la faiblesse de la femme prenait le dessus et révélait le véritable état de ses sentiments ; elle se trahissait comme dans cette dernière soirée de Spa, au moment où Valentin et elle regardaient les lumières qui brillaient à travers les vapeurs empourprées d’un lourd soir d’été. Maintenant, dans le paisible jardin de la pension, son esprit se tournait vers le passé ; elle se rappelait à quel point elle avait été malheureuse, combien de moments de douleur elle avait eu à supporter, combien avaient été courts ses plaisirs comparés à ses souffrances ; elle se remettait en mémoire les tortures que lui avaient infligées sa vaine passion et son inutile dévouement ; elle s’ingéniait à trouver dans sa paisible existence d’alors des raisons qui la fissent la juger heureuse, mais elle ne pouvait y parvenir. Les émotions éprouvées dans le passé l’absorbaient tout à fait. Tout autre souvenir disparaissait devant le souvenir du temps où elle était près de lui, où elle le voyait, où elle entendait sa voix, et combien de tristes moments s’écouleraient maintenant avant qu’elle entendît de nouveau cette voix, avant qu’elle revît cette figure aimée ! Sa plus chère espérance, pendant ces vacances de l’été était de recevoir une lettre de lui, mais cette espérance même pouvait ne lui être qu’un nouveau sujet de déception et de chagrin. Elle luttait cependant, elle s’efforçait de chasser de sa mémoire ces visions du passé qui l’assaillaient jusque dans ses rêves. Elle échouait ; elle avait honte de sa folie, mais sa folie était toujours la plus forte.

Pendant trois semaines, Diana fut exclusivement dominée par ces tristes impressions. Au bout de ce temps la monotonie de sa vie fut interrompue par l’arrivée de deux lettres qui allaient la modifier singulièrement. Elle les trouva près de son assiette, sur la table du déjeuner, un matin de juillet. Elle ne s’était pas encore approchée de la table, qu’elle avait déjà distingué sur l’une des enveloppes un timbre étranger et reconnu sur l’adresse l’écriture de Valentin. Elle s’assit avec un gros battement de cœur. Elle brisa nerveusement l’enveloppe timbrée de l’étranger, pendant que l’institutrice française versait le thé et que le petit groupe d’écolières l’examinaient insolemment.

Cette première lettre contenait quelques lignes seulement.

« Ma chère Diana,

« Votre père est décidé à retourner à Londres, où je crois qu’il a vraiment l’intention de vivre d’une honnête façon, s’il peut y trouver des facilités et l’assistance dont il a besoin. Je ne doute pas que vous serez bien aise de l’apprendre. Je ne puis vous dire exactement où nous logerons, mais le capitaine ira certainement vous voir. Si je parviens à pouvoir m’habiller assez proprement pour franchir sans indécence l’enceinte sacrée d’une pension de demoiselles, je l’accompagnerai. Écrivez-nous à notre ancienne adresse si vous le faites avant la fin du mois, et croyez-moi comme toujours,

« Votre ami,
« Valentin. »

La seconde lettre était de la large et crâne écriture de Charlotte, et le style en était franc, vif, tendre, comme elle-même,

« Ma bien chère Diana,

« Tout est arrangé. J’ai parlé à maman le jour même de mon arrivée, et alors il n’y avait plus autre chose à faire que de parler à M. Sheldon. Cela n’allait pas tout seul. C’est un homme positif, comme vous savez. Il a voulu savoir pourquoi j’avais besoin d’une compagne et de quelle utilité elle serait dans la maison, comme si le principal motif d’avoir une compagne n’était pas tout bêtement le besoin d’avoir une compagne. Je suis presque effrayée d’avoir à vous dire les fabuleuses explications que j’ai dû imaginer pour démontrer votre extrême utilité ! D’abord, j’ai affirmé votre génie comme modiste ; puis, j’ai fait des additions, des soustractions à n’en plus finir, pour bien établir les mirifiques économies que vous nous feriez faire. J’ai décrit les chapeaux coquets, mignons, exquis que vos doigts de fée confectionneraient pour maman, etc. J’ai dit que vous étiez une merveille d’adresse ; et je n’ai pas menti. Rappelez-vous, Diana, la robe de soie verte que Mme Parson m’avait faite si large des épaules et qu’en un clin d’œil vous avez transformée. Enfin, après bon nombre d’hésitations, d’argumentations, de démonstrations, d’arguitations… est-ce que cela se dit ?… je n’en sais rien… mon beau-père a dit que si j’étais résolue à vous avoir et convaincue que vous étiez indispensable, vous pourrez venir. Il a seulement ajouté qu’il ne pouvait pas vous donner d’appointements, et que si de temps à autre vous aviez besoin d’une robe, ce serait moi qui vous l’achèterais avec ma petite bourse ; et c’est ce que je ferai de grand cœur, ma chérie, si vous consentez à venir me trouver, comme une sœur, une vraie sœur. Ma vie est horriblement triste sans vous.

« Je ne fais que me promener du haut en bas des petites allées droites en contemplant les géraniums et les calcéolaires. Mariana n’était pas bien gaiement, sans doute, dans sa ferme entourée d’eau, mais au moins les fleurs sauvages qui poussent librement dans le comté de Lincoln ne lui infligeaient pas le supplice de rencontrer sans cesse sous ses regards les carrés de fleurs rouges et jaunes et les plates-bandes bleues et blanches qui font la gloire des jardiniers modernes. Venez donc, ma chère ; je n’ai personne à qui parler et absolument rien à faire. Maman est une bonne âme, très-affectueuse ; mais nous ne nous entendons pas. Je n’ai aucun goût pour les petits oiseaux, et elle, de son côté, ne s’intéresse guère à mes caprices et à mes fantaisies. J’ai lu des romans jusqu’à en être fatiguée. On ne me permet pas de sortir seule et maman ne peut aller jusqu’aux jardins de Kensington sans être sur les dents. Nous sortons quelquefois en voiture, mais cela m’ennuie à mourir de suivre lentement la file le long de la Serpentine, sans autre occupation que celle de regarder des chapeaux. Peut-être y trouverais-je du plaisir si vous étiez avec moi et que nous puissions nous moquer ensemble de quelques-uns desdits chapeaux. Notre maison est très-confortable, mais, pour moi, elle a l’aspect exaspérant d’une institution philanthropique en miniature. J’ai envie de dégrader les murs, de casser les fenêtres. Enfin, je commence à comprendre ces pauvres gens qui déchirent, mettent en lambeaux leurs vêtements. L’oisiveté les accable à ce point qu’ils perdent patience et aiment encore mieux faire du mal que de ne rien faire du tout. Vous aurez pitié de mon abandon, n’est-ce pas, Diana ? J’irai à la pension avec maman, demain dans l’après-midi pour avoir votre ulti……, comment dit-on ?… En attendant et pour toujours, croyez-moi votre dévouée et fidèle,

« Charlotte. »

Les larmes vinrent aux yeux de Diana Paget pendant qu’elle lisait cette lettre.

« Je l’aime tendrement, pensa-t-elle, mais cent fois moins encore que je devrais l’aimer. »

Puis elle revint à la lettre de Valentin ; elle lut et relut la demi-douzaine de lignes qu’elle contenait, se demandant quand il viendrait à Londres et si elle le verrait. Le revoir ! La pensée que cela était possible était pour elle comme un jet d’éblouissantes lumières qui l’empêchait de rien voir qui ne fût cela. Quant à l’offre d’aller demeurer chez M. Sheldon, ce qu’elle ferait, ce qu’elle deviendrait, lui paraissait si peu important qu’elle était disposée à laisser à d’autres le soin de décider de son sort. Tout lui semblait préférable à la vie monotone de la pension. Puis, si Valentin venait la voir chez M. Sheldon, il est probable qu’il pourrait la voir seule, comme autrefois, tandis qu’à la pension, Priscilla ou l’une des sous-maîtresses ne manquerait certainement pas de venir assister à l’entrevue ; ce qui ferait que le vrai Valentin se trouverait remplacé par un brave jeune homme embarrassé et convenable qui n’aurait rien d’intéressant à lui dire. Peut-être cette pensée exerça-t-elle une grande influence sur la décision de Mlle Paget. Elle avait tant besoin de voir son Valentin, seul, tout seul, de savoir s’il avait changé, d’épier sa première émotion lorsqu’il l’aborderait, de trouver enfin, s’il était possible, le mot de cette énigme qui était toujours le grand mystère de sa vie : Valentin, oui ou non, l’aimait-il, et son apparente froideur exprimait-elle les vrais sentiments de son cœur ?

Dans l’après-midi, Mlle Halliday et Mme Sheldon vinrent faire la visite annoncée. L’avenir de Diana y fut longuement discuté. Georgy, qui s’abandonnait aussi complètement à l’influence de sa fille qu’à celle de son mari, en était venue à considérer comme la chose la plus agréable du monde d’avoir la compagnie de Mlle Paget.

« Est-ce que réellement vous pourrez faire mes chapeaux ? dit-elle lorsqu’elle se fut mise à l’aise avec Diana. Mlle Terly me fait payer si cher un simple bout de dentelle ! M. Sheldon est très-indulgent, mais cela n’empêche pas qu’il trouve quelquefois les mémoires exagérés. »

Diana, nous l’avons dit, était fort peu préoccupée de son avenir : il eût fallu d’ailleurs avoir le cœur bien ferme pour résister au chaleureux plaidoyer de Charlotte. Il fut convenu que Mlle Paget écrirait à sa parente pour lui communiquer l’offre qui lui était faite et pour lui demander si elle pouvait se passer de ses services à l’institution. Après que cette décision eut été arrêtée, Charlotte embrassa son amie, puis regagna avec Mme Sheldon la voiture qui les attendait, sous les arbres, à la porte du domaine de Priscilla.

Diana rentra en soupirant dans la salle d’étude déserte. L’affection de Charlotte ne suffisait pas, hélas ! pour lui donner l’indépendance. Aller habiter une maison étrangère, avec des étrangers, n’y avoir sa place qu’à la condition de s’y rendre sans cesse utile et d’y paraître toujours de bonne humeur, n’est pas, hélas ! la plus séduisante perspective que le monde puisse offrir à une femme jolie et fière. Diana comparait cet avenir à ces gracieuses visions d’une vie de bohème avec Valentin, dans un petit appartement près du Strand.

Il serait doux, certes, de se promener en voiture avec Mme Sheldon, mais combien mille fois eût-elle préféré être assise à côté de Valentin dans un modeste cab, au grand trot, sur la route de Greenwich ou de Richmond. Elle avait promis d’écrire le jour même à Priscilla Paget. Elle le fit. La réponse était aussi bienveillante que possible. Priscilla l’engageait à accepter l’offre de Mlle Halliday, comme devant lui procurer une position tout à fait préférable à celle qu’elle avait à la pension.

« Vous aurez le temps d’y perfectionner votre éducation, » disait Priscilla, « et vous pouvez espérer trouver quelque chose de mieux dans deux ou trois ans, car, » ajoutait-elle, « il faut, Diana, que vous envisagiez l’avenir ainsi que je l’ai fait avant d’avoir votre âge. Il faut vous apprendre à ne compter que sur vous-même. Vous savez ce que vaut votre père et combien peu vous avez à espérer de lui. Comme vous ne serez pas payée chez les Sheldon et serez cependant obligée d’y faire bonne figure, je ferai ce que je pourrai pour vous aider à entretenir votre garde-robe. »

Cette lettre décida du sort de la fille du capitaine. Une semaine après la visite de Mlle Halliday, une voiture de place transporta Diana et tout ce que la pauvre fille possédait sur la terre et sous le soleil à La Pelouse, où Charlotte la reçut à bras ouverts. Elle fut conduite dans une chambre à coucher, très-convenablement meublée, qui communiquait avec celle de son amie. Sheldon, lorsqu’il rentra pour le dîner, fixa sur elle son regard investigateur, ombragé par ses noirs sourcils. Pendant tout le repas il la traita avec politesse, mais avec froideur. Une fois, pendant qu’il la regardait, il s’aperçut, non sans surprise, qu’elle l’examinait aussi avec une sorte d’étonnement, de respect.

C’est que Sheldon était le premier homme comme il faut que Diana voyait en face dans l’intimité. Ses façons, pleines de dignité, la frappèrent tout de suite. Elle semblait se dire : « Voilà donc comment cela est fait un homme respectable ! » Et son attention, sa curiosité s’éveillèrent, comme il arrive lorsqu’on se trouve en présence d’un phénomène extraordinaire.