Les Oiseaux de proie (Braddon)/Livre 03/Chapitre 05

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 172-186).

CHAPITRE V

À LA PELOUSE

La vie que Sheldon et les siens menaient à La Pelouse s’écoulait très-paisiblement. Georgy se jugeait très-heureuse d’être tombée sur une compagne qui n’avait pas sa pareille pour faire d’un bout de chiffon et de deux bouts de dentelle les plus jolis chapeaux du monde. Diana avait en effet cette adresse, cet esprit de ressources que développent les nécessités d’une vie errante et accidentée. Elle avait plus appris pendant les trois années de l’existence désordonnée qu’elle avait menée avec son père que pendant le cours de ses études régulières à l’institution de Priscilla. Elle avait appris le français à une table d’hôte, à une autre l’allemand. Elle avait pris des leçons de maintien dans les salles de concert, des leçons de toilette aux courses. Sincèrement reconnaissante de l’affection désintéressée que lui montrait Charlotte, elle faisait de son mieux pour satisfaire son amie et sa famille.

Elle y réussit admirablement. Mme Sheldon se plaisait infiniment mieux dans la société de sa fille, depuis qu’elle ne se sentait plus tenue en haleine du soir au matin par les mille curiosités de son jeune et vivant esprit. Elle aimait à rester paresseusement assise dans son fauteuil, pendant que les jeunes filles bavardaient en travaillant : de temps en temps elle semblait prendre une part à la conversation, et cela lui suffisait. Lorsque, pendant l’été, la peur de la chaleur lui faisait prendre la promenade en grippe, elle pouvait rester étendue sur un sofa à lire un roman ou écouter le ramage de ses petits oiseaux. Charlotte et Diana sortaient ensemble, suivies par un garçon en livrée, lequel, n’étant pas plus qu’un autre à l’abri des faiblesses humaines, restait souvent en arrière, regardant les enseignes des boutiques ou les caricatures du Punch à la devanture des libraires.

Sheldon se faisait un devoir d’être agréable à sa belle-fille toutes les fois que cela ne le dérangeait pas ; et comme il ne suffisait pour cela que de quelque argent, il s’y laissait très-facilement aller. Ses préoccupations personnelles l’absorbaient trop pour qu’il eût le loisir de s’occuper des affaires des autres. Il ne faisait jamais aucune question sur ce qui concernait la compagne de sa fille ; mais il était néanmoins surpris de voir qu’une belle personne si bien élevée pût se contenter de s’asseoir à sa table dans une situation dépendante sans être payée.

« Votre amie, Mlle Paget, a l’air d’une duchesse, dit-il un jour à Charlotte. Je pensais que généralement les jeunes filles faisaient choix pour leur tenir compagnie d’une jeune personne d’une pauvre tournure, mais il semble vraiment que vous ayez choisi la plus belle fille de la pension.

— Oui, elle est très-bien, n’est-ce pas ?… Je voudrais, papa, qu’un de vos riches messieurs de la Cité eût l’idée de la prendre pour femme. »

Mlle Halliday avait consenti à appeler « papa » le mari de sa mère, bien qu’il lui fût pénible de prononcer ce nom qu’elle jugeait trop affectueux. Elle avait tant aimé l’expansif Tom que c’était uniquement pour plaire à la pauvre Georgy qu’elle avait pris sur elle de donner à un autre ce nom qui avait été le sien.

« Mes messieurs de la Cité ont mieux à faire que d’épouser une jeune fille qui n’a pas un sou, répondit Sheldon. Pourquoi n’en cherchez-vous pas un pour vous-même ?

— Je n’aime pas les hommes de la Cité, dit vivement Charlotte ; puis, en manière d’excuse, elle ajouta en rougissant : au moins la plupart d’entre eux, papa. »

Diana avait attendu pour répondre à la lettre de Valentin que son sort fût fixé ; mais elle lui écrivit aussitôt qu’elle fut établie à La Pelouse et lui fit part de son changement de situation.

« Je pense que papa ferait mieux de me laisser aller le voir à son logement, quel qu’il soit, » écrivit-elle, « car il serait préférable que M. Sheldon ne le vît pas. Personne ici ne connaît précisément mon histoire, et comme il est possible que M. Sheldon ait eu occasion de rencontrer mon père quelque part, il vaudrait mieux qu’il ne vînt pas ici. Je ne puis moi-même dire cela à mon père ; mais peut-être que, sans le blesser, vous pouvez le lui suggérer. Vous voyez que j’ai fait des progrès dans l’art de me conduire, que je suis devenue plus sage, et que j’apprends à avoir soin de mes intérêts, comme vous me l’avez conseillé. Je ne sais si cela peut contribuer au bonheur, mais je ne crois pas que cela puisse nuire… considérablement. »

Mlle Paget ne pouvait s’empêcher de plaisanter lorsqu’elle écrivait à son ancien camarade. Il ne répondait jamais et ne semblait même pas s’en apercevoir. Ses lettres étaient simples et fraternelles.

« Mes jugements bons ou mauvais lui sont indifférents, » pensait amèrement Diana.

Le mois d’août approchait de sa fin lorsque le capitaine et son protégé arrivèrent à Londres. Valentin insinua qu’il serait sage d’éviter de compromettre Diana dans sa nouvelle situation en cherchant à renouer leurs rapports passés ; mais Horatio ne pouvait admettre une chose pareille. Ses plus brillants succès dans sa carrière aventureuse avaient eu pour point de départ des rapports accidentels avec des gens comme il faut. Or, un homme qui pouvait donner à sa fille le luxe d’une dame de compagnie devait nécessairement être un de ceux-là, et le capitaine n’était pas disposé à laisser passer par scrupule l’heureuse occasion qui s’offrait à lui.

« Ma fille paraît s’être fait de nouveaux amis et je serais bien aise de voir quelle sorte de gens ils sont. Nous irons, ce soir, nous en assurer, Valentin, » dit-il en manière de conclusion.

George se trouvait à dîner à La Pelouse le jour où Horatio se décida à aller faire visite, et il se promenait dans le jardin avec les deux jeunes filles lorsque le capitaine et Valentin furent annoncés. On leur dit que Mlle Paget était dans le jardin.

« Je suis son père, avait dit le capitaine au groom, ayez la bonté de me conduire directement à elle. »

Paget était un trop vieux tacticien pour ne pas savoir qu’au moyen de cette entrée familière dans la maison il s’y mettrait tout de suite plus à son aise qu’en s’adressant d’abord à Sheldon. Il avait aperçu le petit groupe dans le jardin, et il avait pris George pour le maître de la maison.

Diana devint pâle, puis rouge, puis redevint pâle lorsqu’elle reconnut les deux visiteurs. Elle ignorait même qu’ils fussent de retour en Angleterre.

« Papa ! » s’écria-t-elle.

Et elle lui tendit la main assez froidement, à ce qu’il sembla à Charlotte, qui s’imaginait qu’un vrai père devait toujours être l’objet d’une tendresse passionnée.

Mais le capitaine ne pouvait pas se contenter de ce froid accueil. Il entrait dans ses convenances d’être extraordinairement paternel, ce jour-là, et c’est pourquoi il prit sa fille dans ses bras et se mit à l’embrasser avec un redoublement d’affabilité, ce qui ébahit tout à fait celle-ci.

Après s’être abandonné pour un moment à cette expansion, il quitta brusquement sa fille, comme s’il se fût rappelé tout à coup ses devoirs de gentleman, prit une pose, se découvrit, et salua Mlle Halliday et George,

« M. Sheldon… je présume ?… fit-il.

— George Sheldon, répondit celui-ci. Mon frère Philippe est au salon. Tenez, le voilà qui nous regarde. »

Comme il disait ces mots, Philippe fit son apparition dans le jardin. C’était par une de ces chaudes soirées dans lesquelles la plus délicieuse des villas est une étuve ; aussi dans les jardins environnants voyait-on quantité de gens qui se promenaient nonchalamment. Sheldon venait voir quel était le gentleman qui venait d’embrasser la compagne de sa fille. Le capitaine saisit ce moment pour se présenter, lui et son ami Haukehurst. Cela fait, Sheldon et le capitaine se mirent sans façon à causer tous deux pendant que les deux jeunes filles suivaient lentement l’allée sablée, Valentin marchant à côté d’elles. George les suivait, et, tout en mâchant une tige de géranium, il se reportait aux obscurs souvenirs qu’il avait récemment provoqués chez les vieux habitants au sujet de ses recherches généalogiques sur les Haygarth.

Les deux jeunes filles se promenaient à la mode de la pension ; le bras de Charlotte passé autour de la taille de son amie : l’une et l’autre étaient vêtues de mousseline blanche, et dans la demi-obscurité de cette soirée d’été, on eût pu les prendre, avec un peu d’imagination et de bonne volonté, pour deux sylphides. Haukehurst se sentait transporté dans une atmosphère toute nouvelle en se voyant dans ce jardin avec deux blanches robes à son côté. Il lui semblait que Diana, entourée par le bras de Charlotte avec ses manières réservées, était un être qu’il n’avait jamais vu, tout différent de cette Mlle Paget, dont les regards fatigués l’avaient fixé d’une si étrange façon dans les salons du Kursaal belge.

La conversation fut d’abord assez languissante : on agita la question de savoir si cette soirée n’était pas plus chaude que celle qui l’avait précédée et si ce n’était pas, en réalité, la plus chaude soirée de l’année. Mais la glace fut bientôt rompue. Haukehurst se mit à parler de Paris sur un ton familier et entendu : Mlle Halliday n’y était jamais allée ; du livre nouveau, de la dernière pièce, et de la dernière mode des chapeaux, car c’était un des talents spéciaux de ce jeune drôle de pouvoir parler sur tout et d’être à son aise partout. Charlotte écoutait en ouvrant de grands yeux la conversation animée de l’étranger. Elle était lasse des insipides propos des gros bonnets de la Cité et de la grande entreprise avortée, et du taux de l’argent, et des chances de la Compagnie, etc., etc. C’était une chose toute nouvelle pour elle d’entendre parler de romans, de théâtres, et de chapeaux par un monsieur, et de voir qu’il existât des hommes qui pussent prendre intérêt à ces choses.

Elle était enchantée de l’ami de Diana. C’était elle qui, de temps à autre, encourageait Valentin par de petits « oh ! » ou de petits « ah ! » pendant que Mlle Paget demeurait silencieuse et pensive.

Ce n’était pas ainsi que Diana avait espéré retrouver Valentin. Elle le regardait de temps en temps pendant qu’il marchait à son côté. Oui ! c’était bien son ancien visage qui aurait été si beau s’il avait révélé quelque émotion, mais qui décourageait la sympathie sous son masque de glaciale impassibilité. Diana le regardait et se rappelait leur séparation par cette froide matinée dans la gare de Spa. Il l’avait laissée partir pour la grande et terrible bataille de la vie sans montrer plus d’émotion que s’il l’eût mise en wagon pour un voyage d’agrément. Une année s’était écoulée et elle le retrouvait avec son même air d’indifférence, et il bavardait à côté d’elle de mille niaiseries avec une autre femme ! La pauvre Diana ne revenait pas de cela.

Pendant que Valentin causait avec la belle-fille de Sheldon, le capitaine faisait de son mieux pour être agréable à ce gentleman lui-même. Lord Lytton a dit quelque part : « Il y a quelque chose de singulier, en quelque sorte de mesmérique, dans les rapports entre deux natures mauvaises. Mettez ensemble deux hommes honnêtes, et il y a dix à parier contre un qu’ils ne se reconnaîtront pas comme honnêtes gens ; des différences de tempérament, de manières, même d’opinions politiques, les empêcheront de s’apprécier réciproquement. Mais réunissez deux coquins, et vous les verrez s’entendre immédiatement par esprit de sympathie. » Que nos deux hommes fussent ceci ou cela, ils ne tardèrent pas à être à leur aise l’un et l’autre. Les combinaisons financières de Sheldon étaient parfois très-compliquées et, pour les réaliser, il avait besoin d’aides habiles et souples. Paget était tout à fait l’homme qu’il fallait pour faire réussir les spéculations telles que Sheldon les comprenait. Sheldon était constamment en quête de quelque chose ou de quelqu’un qui pût servir ses intérêts pour le présent et l’avenir. Il comprit très-vite que le père de Mlle Paget était un individu avec lequel une invitation à dîner ne serait pas perdue.

« Venez manger une côtelette avec nous demain, à six heures, dit-il en quittant le capitaine. Les deux jeunes filles feront de la musique. Elles ont beaucoup de talent, dit-on. Pour ma part, je l’avoue, je n’y connais rien. »

Paget accepta l’invitation avec la même grâce qu’elle lui avait été faite. Ces espèces d’hommes ont à se lier une facilité tout à fait extraordinaire. Imaginez, si vous voulez, les tigres du Bengale se serrant la patte dans les jungles, les loups se faisant des amabilités dans une clairière, sur la carcasse d’un pauvre agneau ; les âpres éperviers se frottant le bec, doux baiser ! après avoir mis à sac un nid de colombes innocentes, et vous aurez quelque idée de nos deux personnages.

« Ainsi, nous vous attendons à six heures précises, dit Sheldon, avec votre jeune ami, M. Haukehurst, cela va sans dire. »

Les deux gentlemen se retirèrent. Valentin donna une poignée de main à Diana et salua gravement Charlotte. George jeta sa queue mâchée de géranium pour dire bonsoir aux visiteurs, puis il les reconduisit jusqu’à la porte du jardin.

« Ce Sheldon paraît un très-habile homme, dit le capitaine à Valentin pendant qu’ils se dirigeaient vers les jardins de Kensington qu’ils avaient à traverser pour se rendre à Chelsea, où le capitaine avait trouvé un logement possible. Je serais curieux de savoir s’il a quelque lien de parenté avec ce Sheldon qui est en rapport avec des prêteurs d’argent.

— Comment, avec le Sheldon de Gray’s Inn ? répondit Haukehurst. Il nous sera facile de nous en assurer. »

À partir de cette soirée, Paget et Valentin vinrent très-souvent à La Pelouse. En plus d’une occasion, Sheldon trouva dans le capitaine un auxiliaire utile, et les rapports entre le respectable agent de change et l’aventurier prirent peu à peu un caractère tout à fait affectueux. Diana était stupéfaite de voir un homme aussi honorable que Sheldon donner la main à son père. Mme Sheldon et Charlotte étaient enthousiasmées du capitaine et de son protégé. Ces deux bohèmes, sans sou ni maille, savaient bien mieux plaire aux femmes que les forts négociants de la Cité, les convives ordinaires de Sheldon, qui ne savaient que boire très-longuement le porto de la maison, tandis que dans le salon leurs femmes faisaient tout ce qu’il est humainement possible de faire au monde pour endormir sur leurs sièges Diana et Charlotte. Le capitaine, lui, tournait à l’adresse de Mme Sheldon les compliments les plus fleuris et lui racontait les petits scandales du grand monde, les histoires des élégants qu’il avait fréquentés autrefois. La pauvre et simple Georgy avait pour lui ce sentiment de respect qu’inspire à une bourgeoise élevée à la campagne un homme qui a en lui ce je ne sais quoi qui révèle la haute naissance et la bonne éducation et que cinquante ans de dégradation ne sauraient effacer. Charlotte ne pouvait non plus dissimuler sa sympathique admiration pour une personne dont les allures étaient tout autres que celles des hommes qu’elle avait rencontrés jusqu’alors. Dans les moments difficiles, c’était parmi les femmes que le capitaine avait toujours rencontré ses appuis les plus fermes et ses dupes les plus faciles. Ç’avait été pour le capitaine un triste jour que celui où ses amis lui avaient refusé de lui prêter cinq livres, mais celui où les femmes de ses amis avaient fait de même avait été un jour bien plus triste encore !

Valentin venait très-souvent à La Pelouse, quelquefois avec son patron et ami, et quelquefois seul. Il avait pour ces dames toutes sortes de petites attentions ; il leur apportait tantôt un roman français, choisi bien entendu parmi ceux qu’une femme peut lire, tantôt une loge pour quelque théâtre prodigue de billets de faveur. Parfois, il rencontrait les deux jeunes filles, lors de leur promenade du matin aux jardins de Kensington, et il les accompagnait sous les allées ombreuses jusqu’à la porte. Une si grande partie de sa vie s’écoulait à attendre des chances nouvelles, qu’il pouvait bien perdre quelques heures dans la société des femmes. D’ailleurs il semblait que celle de Diana et de son amie ne lui déplût pas.

Ce n’était pas Mlle Paget qui était heureuse de ses visites, de ses assiduités. Hélas ! non ! Il y avait eu un moment où elle avait désiré de toutes ses forces voir cette figure aimée, où elle s’imaginait que le plus grand bonheur qui pût lui arriver était de le retrouver n’importe où et dans quelque circonstance que ce fût. Elle le voyait maintenant presque tous les jours, et elle se sentait malheureuse. Elle le voyait, son Valentin ! mais une autre femme se trouvait entre elle et lui. Si sa voix devenait plus douce, son regard plus tendre, c’était peut-être Charlotte qui avait fait ce miracle. Qui pouvait dire même si ce n’était pas pour Charlotte qu’il venait aussi souvent et restait aussi longtemps ? Diana lui jetait un regard irrité et triste lorsqu’elle s’imaginait que c’était Mlle Halliday qui l’attirait, le captivait. Hélas ! oui, c’était Charlotte, Charlotte brillante et heureuse, et bien faite pour troubler le cœur le plus sec. Que devenait la sévère beauté de Mlle Paget devant les charmes exquis de sa jeune compagne ? Diana se sentait glacée, en suivant jour par jour les progrès de l’ascendant qu’exerçait sur Valentin cette écolière ingénue. Ce qui rendait Charlotte irrésistible aux yeux de Valentin, c’était précisément cette candeur débordante qu’il n’avait pas encore rencontrée chez les femmes qu’il avait jusqu’alors fréquentées. Il en avait vu beaucoup de belles, d’élégantes, de séduisantes ; mais cette naïve nature de jeune fille, cette franchise d’enfant étaient comme autant de révélations pour lui. En effet, dans la triste vie qu’il avait menée, où aurait-il pu rencontrer rien de pareil ? Pour la première fois un jeune cœur découvrait des trésors de pureté et de tendresse à ses regards blasés et son cœur subissait une influence étrange et inconnue. Il avait eu de l’admiration pour Diana ; il avait été touché de son affection, il l’avait aimée autant qu’il se croyait capable d’aimer une femme ; mais lorsque la prudence et l’honneur lui avaient conseillé de ne pas s’abandonner à ce penchant, la lutte ne lui avait occasionné ni déchirements, ni désespoir. Il s’était dit qu’une union ne pouvait jamais résulter de son amour pour la fille du capitaine, et il avait mis de côté cet amour. Il avait fait cela avec beaucoup de courage et de résolution, en dépit de langoureux et tristes regards qui auraient attendri tout autre homme que lui. Il avait eu de l’orgueil et de la fermeté.

« Cela vaut mieux pour elle et mieux pour moi, se disait-il à lui-même. Le temps mettra ordre à ses fantaisies de fillette ; il faut qu’elle attende avec patience que sa beauté lui apporte l’occasion de se marier richement. Quant à moi, si jamais je me marie, ce ne peut être qu’avec la veuve d’un riche commerçant. »

L’influence du monde dans lequel son existence s’était écoulée avait dégradé Valentin et n’avait pas peu contribué à l’endurcir, mais il n’était pas cependant complètement mauvais. Il eut une conscience plus nette de ses vices lorsqu’il commença à connaître la belle-fille de Sheldon ; il sentit très-bien que, s’il n’avait pas été un fiancé digne de Mlle Paget, il l’était encore bien moins de Charlotte ; il comprit que, s’il avait pu entrer dans les convenances de Sheldon d’user du capitaine et de lui pour l’aider dans le maniement de quelques obscures affaires, il n’était pas homme à accepter un de ces aides pour gendre. Il comprit tout cela et il comprit encore qu’en dehors de toute autre considération mondaine il y avait entre Charlotte et lui un gouffre infranchissable. Que pouvait-il y avoir de commun entre le complice d’Horatio Paget et cette innocente jeune fille dont le plus grand péché n’était peut-être qu’une leçon mal sue ou une dictée mal écrite ? Lors même qu’il eût pu lui offrir une position, un nom qui ne fût pas flétri, et des relations honorables, il sentait qu’il eût encore été indigne de son amour, impuissant à faire son bonheur.

« Je ne suis qu’un mauvais drôle et un vagabond, se disait-il à lui-même dans les moments où il se méprisait le plus. Si quelque fée bienfaisante venait à m’octroyer la plus magnifique villa de la terre avec Charlotte pour femme, je serais las de mon bonheur au bout d’une semaine ou deux. Je m’en irais quelque soir à la recherche d’une partie de billard et d’un bock. Y a-t-il de par le monde une femme qui puisse me rendre l’existence supportable sans bocks et sans billards ? »

Se connaissant lui-même beaucoup mieux que le philosophe grec n’admettait qu’il fût possible à l’homme de se connaître, Haukehurst décida qu’il était de son devoir de s’éloigner de La Pelouse et même d’éviter l’avenue où se promenait Mlle Halliday. Il se le répéta une douzaine de fois par jour, ce qui ne l’empêcha pas de faire sa visite à La Pelouse, dès que l’ombre d’une excuse le lui permettait et des promenades dans l’avenue favorite de Charlotte. Il se sentait faible, déraisonnable, et malhonnête ; il savait qu’il semait les dents du dragon qui deviendraient autant de démons qui s’acharneraient à le poursuivre et à le tourmenter ; mais, que faire ?… les yeux de Charlotte étaient si admirablement beaux, leur charme si terrible ! Le vague espoir qu’il n’était pas tout à fait indifférent à Charlotte et une sorte de pressentiment d’un bonheur qu’il n’avait jamais connu l’encourageaient, tout en l’énervant, et lui faisaient entrevoir comme un but à son existence jusqu’alors si parfaitement vide et stérile.

Il affectait bien encore de paraître l’homme impassible et froid qu’il avait été ; mais ce n’était plus qu’une apparence. En présence de Charlotte, il devenait naïvement le plus attentif des cavaliers, malgré qu’il en eût, prenant un intérêt d’enfant aux moindres choses qui la préoccupaient. Il était comme fasciné par les illusions de l’amour qui donnaient aux jours, aux heures un aspect imprévu. Tout le monde lui paraissait avoir subi un changement extraordinaire, la terre même sur laquelle il marchait, et jusqu’aux prosaïques et tumultueuses rues de Londres. Bien qu’il les connût depuis son enfance, les jardins de Kensington, où il se promenait avec Charlotte, lui semblaient pleins de révélations nouvelles. Valentin, pour dire le mot, était éperdûment amoureux. Ce triste aventurier qui, jusqu’à l’âge de vingt-huit ans, ne s’était abreuvé qu’aux sources les plus troublées de la vie, était dompté aux pieds d’une enfant.

La découverte de cette faiblesse fut presque démoralisante pour Haukehurst. Il était honteux de cet amour fou qui réveillait tout ce qu’il y avait de meilleur et de plus pur dans son âme, livrée depuis si longtemps au mal. Il lutta résolument pendant quelque temps contre ce qu’il considérait comme une aberration ; mais l’existence qu’il avait menée, tout en lui apprenant à se tirer des situations les plus compliquées, ne lui avait pas enseigné le moyen de dominer ses propres émotions, et lorsqu’il reconnut que la présence de Charlotte était devenue un des besoins de sa vie, il prit le parti de s’abandonner à son sort, résolu cette fois à ne plus se contraindre, à ne plus lutter. Le courant qui l’entraînait était plus fort que sa volonté : s’il devait rencontrer des écueils cachés sous l’onde limpide, il n’avait plus qu’à en prendre son parti. Sa frêle barque sombrerait si telle était sa destinée. En attendant, il trouvait si doux de la sentir flotter voluptueusement sur l’écume d’une mer échauffée par le soleil, qu’il fermait les yeux, s’endormait dans son beau rêve, se disant qu’il serait bien temps de se réveiller lorsqu’on rencontrerait quelque banc de sable ou quelque écueil.

Mlle Paget avait eu bien peu de joies dans le cours de sa triste jeunesse, mais jamais elle n’avait connu une douleur pareille à celle qu’elle éprouvait en voyant chaque jour son bien-aimé Valentin ému, tremblant devant Charlotte, son amie. Elle supportait bravement son martyre, dissimulant avec un art presque sublime les soupçons atroces que sa fierté native lui interdisait d’avouer.

« Nul ne se soucie de ce qui me touche, pensait-elle ; personne au monde ne se préoccupe de savoir si je suis heureuse ou malheureuse. Que lui importe, à lui ! »