Les Oiseaux de proie (Braddon)/Livre 05/Chapitre 04

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 34-59).

CHAPITRE IV

UN COUP D’ŒIL SUR LE PASSÉ

« 10 Octobre. Je trouvai facilement la maison où demeurait Mlle Hezekiah Judson. C’était une de ces maisons de forme carrée, entourée de plates-bandes de fleurs, et fermée par une palissade d’un vert éclatant, qui ne font nulle part plus d’effet que dans les faubourgs d’une ville de province.

« J’en avais entendu assez depuis mon court séjour à Ullerton, pour savoir que vivre dans Lancastre Road équivalait à un brevet de respectabilité au-dessus de toute atteinte. Il n’y a que les gens très-bien posés pour dédaigner de s’enfermer chez eux comme dans une prison.

« Mlle Hezekiah avait une existence extrêmement pure, elle avait de plus des rentes : cela suffisait pour donner au faubourg qu’elle habitait un prestige irréprochable. Je fus reçu, par une femme âgée, empesée comme un faux-col, mais avec un visage assez agréable. Elle me fit entrer dans un parloir très-propre, mais très-humide, comme les pièces qu’on n’habite pas ; elle m’y laissa pendant qu’elle allait porter à sa maîtresse ma lettre d’introduction. J’eus le temps de pie faire quelque idée du caractère de Mlle Judson, en examinant les choses parmi lesquelles elle vivait. Sur la table des livres de poésie se mêlaient à des livres de religion ; de chaque côté des serins tapageurs chantaient dans une grande cage de cuivre, et un épagneul dodu gonflait, pelotonné sur un coussin. Ce que voyant je pensai : le wesleyanisme de la dame n’est pas farouche ; sa piété se tempère par des émotions d’un ordre plus temporel, telles que le bonheur d’entendre jaser les serins et dormir les chiens obèses. Je ne me trompais pas. Mlle Judson apparut ; la servante la suivait, elle portait un plateau sur lequel il y avait du vin, des gâteaux. C’était la première fois que dans mes visites on m’offrait des rafraîchissements. J’en tirai la conséquence que Mlle Judson devait être la personne la plus facile de celles que jusqu’alors j’avais rencontrées.

« Cela me donna bon espoir : je m’imaginai qu’il serait très-malin de jouer la candeur ; c’est pourquoi je ne crus pas devoir lui cacher que l’affaire qui m’amenait avait rapport à l’héritage laissé par John Haygarth, et qui attendait un réclamant.

« — La personne pour laquelle vous agissez n’est pas M. Théodore Judson ? demanda-t-elle avec quelque raideur.

« Je l’assurai que je n’avais jamais vu Théodore, et que je n’étais en aucune façon intéressé à son succès.

« En ce cas, je serai heureuse de vous aider autant qu’il sera en mon pouvoir, mais je ne veux rien faire pour soutenir les intérêts de Théodore Judson junior. J’ose croire que je suis une bonne chrétienne, et si Théodore Judson junior venait ici pour me demander pardon, je le lui accorderais comme une bonne chrétienne doit le faire ; mais je ne puis ni ne veux seconder ses cupides desseins. Je ne puis me prêter à une altération quelconque de la vérité. Judson senior n’est pas l’héritier régulier du défunt John Haygarth, bien que je doive reconnaître que ses droits primeraient ceux de mon frère. Il y a une autre personne avant Théodore Judson et les Théodore Judson le savent bien. Mais fussent-ils fondés dans leurs réclamations, je les considérerais encore comme indignes de jouir de cette fortune. Si ce chien pouvait parler il rendrait témoignage du mauvais traitement qu’il a reçu de Théodore Judson junior à la porte de son jardin, ce qui suffirait auprès de toute âme sensible pour montrer ce que vaut le caractère de l’homme. Un jeune homme capable de satisfaire de mauvais sentiments envers une vieille parente aux dépens d’un inoffensif animal ne sera jamais un homme qui mérite la richesse.

« J’exprimai mon adhésion à cette façon de voir, et je fus bien aise de m’apercevoir qu’avec Mlle Judson comme avec son frère, l’arrogance de Théodore me serait d’un grand secours. Cette dame n’avait que deux ans de moins que son frère et était plus encore que celui-ci disposée à bavarder. Résolu de tirer de la circonstance tout l’avantage possible, je l’écoutai silencieusement. Je hasardais seulement une question de temps à autre. Cela me sembla long, je dois l’avouer.

« En récompense de ma force d’âme, j’obtins de Mlle Judson la promesse de m’envoyer toutes les lettres et papiers qu’elle pourrait trouver sur l’histoire personnelle de Matthieu Haygarth.

« — Je sais que j’ai un gros paquet de lettres, écrites par Matthieu lui-même, parmi les papiers de ma grand’mère, dit Mlle Judson. J’étais la préférée de ma grand’mère, et j’avais l’habitude de passer avec elle une partie de mes journées. Quand elle mourut, je portais encore une robe courte ; mais, dans mon temps, les jeunes filles portaient des robes courtes beaucoup plus tard qu’à présent. J’avais quatorze ans. Je l’ai bien souvent entendue parler de son frère Matthieu, qui est mort quelques années avant ma naissance. Elle l’aimait beaucoup et il avait de l’affection pour elle. Elle m’a souvent aussi raconté combien il était beau dans sa jeunesse et quelle belle tournure il avait dans son costume de cheval chocolat brodé d’or, un jour qu’il était venu à Ullerton pour la voir en secret, n’étant pas en bons termes avec son père.

« Je demandai à Mlle Judson si elle avait jamais lu les lettres de Matthieu Haygarth.

« — Non, dit-elle, je les regarde quelquefois lorsque je mets de l’ordre dans le tiroir où je les conserve. Il m’est parfois arrivé d’en lire quelques mots, mais rien de plus. Je les garde par respect pour le mort ; mais je crois que cela me ferait du mal de les lire. Les pensées et les sentiments exprimés dans de vieilles lettres semblent si récents qu’ils nous poussent à faire un retour sur nous-mêmes et à nous affliger en voyant que ces lettres fanées sont tout ce qui reste de celui qui les a écrites. Il est très-bien de se rappeler que nous ne sommes que des voyageurs et des passagers sur cette terre, mais il n’en est pas moins douloureux de penser quelles traces légères nous y laisserons.

« Les serins parurent comprendre Mlle Judson ; un gazouillement d’assentiment retentit, et j’en pris congé avec un petit sentiment de compassion. Oui, moi vagabond, moi Robert-Macaire jeune, j’avais pitié des serins qui étaient en cage et de la vieille dame solitaire qui commençait à sentir la mort qui venait, et qui se rendait compte de la médiocrité de son existence.

« 11 octobre ; — Je porte aujourd’hui la peine de ma témérité à affronter l’atmosphère humide du parloir de Mlle Judson : je suis terriblement grippé. J’ai donné ordre de faire du feu dans ma chambre ; cette douceur que je m’accorde n’est guère en rapport avec la rémunération que je reçois de Sheldon. Cela n’empêche pas que je sois assis devant mon feu, méditant sur la vie de Matthieu Haygarth.

« Sur la table, à côté de moi, plus de cent lettres sont éparpillées, toutes de l’écriture hardie de Matthieu ; mais, même à présent, malgré tout ce que j’ai pu lire, l’histoire de cet homme est loin d’être claire pour moi. Ses lettres sont pleines d’allusions et d’indications, mais il y en a bien peu de compréhensibles. Ce sont des énigmes dans lesquelles la plupart des noms sont déguisés. Il n’y a que des initiales.

« Il y a dans ces lettres beaucoup de choses qui ont rapport à l’époque de la vie secrète de Matthieu. Elles sont adressées à la seule personne de sa famille dans laquelle il eût pleine confiance. Ce fait transpire plus d’une fois, comme on le verra dans les extraits que je vais en faire, si ma grippe qui me rend idiot, quand elle ne me fait pas éternuer, me permet de faire quelque chose de raisonnable.

« J’ai divisé et classé ces lettres d’abord d’une façon, et ensuite d’une autre, jusqu’à ne plus m’y reconnaître. Dans cette situation, ce que j’ai de mieux à faire est d’abandonner toute idée de classification, de les relire tranquillement en suivant autant que possible l’ordre des dates, et en prenant note de ce qui me paraîtra en valoir la peine. L’esprit pénétrant de George fera le reste.

« En conséquence, je commence mes notes par un extrait de la première lettre de la série. Je m’abstiens de conserver l’orthographe de Matthieu, qui est bien la plus fantaisiste que j’aie jamais rencontrée.

« 14 Décembre 1742. — … En vérité, ma chère Ruth, j’ai la plus grande affection pour vous et je vous dirai ce que je ne voudrais dire à personne. J’ai revu cette jeune fille que j’avais eu la bonne fortune de protéger contre les insultes des mauvais sujets au mois de septembre dernier. C’est bien la plus jolie créature qui se puisse voir, élégante, gracieuse, de ton, de paroles, comme une patricienne. La personne la mieux élevée d’Ullerton ne l’est pas mieux qu’elle. Je l’ai rencontrée dans les environs de la prison du Shériff, où son père est renfermé en ce moment, et j’ai eu avec elle une très-agréable conversation. Elle m’a reconnu de suite et a paru bien aise de me rencontrer. Ses jolis yeux bleus se sont remplis de larmes lorsqu’elle m’a remercié d’avoir bien voulu être son défenseur à la Foire. Ainsi, vous le voyez, Madame Ruth, votre frère est mieux apprécié à Londres qu’ailleurs. Si vous aviez vu la pauvre créature et l’aviez entendue raconter sa touchante histoire, je suis sûre que votre excellent cœur se serait ému. Ses infortunes sont les plus imméritées du monde. Son père est malade, en prison. Elle a perdu sa mère il y a trois ans, et la pauvre orpheline est seule pour soutenir son père malade et sa petite sœur. Songez à cela, madame Ruth, dans votre riche demeure. Je vous jure que Mme Molly est plus jolie qu’aucune des belles dames qui étaient à l’ouverture de la grande salle de danse de Ranelagh, au printemps dernier, où j’ai rencontré Mlle Cunings et lady Harvey, qui passe aussi pour une merveille. »

« Cet extrait me paraît démontrer de la manière la plus évidente que mon ami Matthieu s’est considérablement épris de la belle jeune femme dont il s’était constitué le défenseur dans quelque rixe. Cela s’accorde avec les renseignements que j’ai eus de mon vieux pensionnaire de l’hospice d’Ullerton, qui se rappelait avoir entendu son grand-père parler d’une intervention de Matthieu dans quelque bataille à la grande fête de Smithfield.

« Dans mon extrait suivant, il est encore question de Molly, après un intervalle de quatre mois. Il semblerait que Matthieu, dans ses confidences à sa sœur, eût été jusqu’à lui avouer sa tendresse pour la fille du pauvre bateleur des tréteaux de Londres ; mais je ne trouve rien de semblable dans les lettres que j’ai dans les mains. Une pareille lettre a pu être considérée par Mme Ruth comme trop dangereuse pour être conservée. La sœur de Matthieu n’était pas encore mariée à cette époque et vivait sous la sévère surveillance paternelle. Cette lettre de Matthieu me paraît avoir été écrite en réponse à quelque remontrance de Ruth.

« 12 Avril 1743… — Certainement, ma chère sœur, vous ne pouvez pas me croire assez vil et assez immoral pour vouloir abuser d’une pauvre jeune fille qui se fie à moi, comme à un galant homme ; ce que je veux m’efforcer d’être pour l’amour d’elle. J’aurais mauvaise opinion de vous si vous me jugiez capable d’une pareille infamie. Vous me dites que Mlle Rébecca Caulfields possède plus que jamais l’estime de mon père ; mais, Ruth, je suis obligé de vous dire que cette estime ne peut être la règle de mes actions, car je considérerais comme la pire des tyrannies celle qu’un père prétendrait exercer sur les sentiments de ses enfants. Dans ma pensée, se serait même comme une sorte de barbarie qui porterait la jeunesse à se révolter contre les privilèges de l’âge. Je ne doute nullement que Mlle Rebecca ne soit une personne très-recommandable, bien qu’elle se soit laissée endoctriner par cette nouvelle secte de Méthodistes ou, comme quelques-uns disent, de charlatans, fondée récemment par un jeune écervelé, nommé Wesley, et un autre encore plus fou, nommé Witfelde. Je suis bien certain qu’il ne manque pas d’hommes à Ullerton qui seraient fort aises d’obtenir la main et la fortune de Mlle Rebecca ; mais sa fortune fût-elle dix fois plus considérable, je ne saurais unir ma vie à celle d’une personne pour laquelle je n’éprouve aucune affection. Maintenant, ma chère sœur, ayant répondu à toutes vos questions autant qu’il m’est possible de le faire par lettre, il ne me reste qu’à vous demander de me donner souvent de vos nouvelles et de croire que vous n’avez pas de plus affectionné serviteur que votre frère,

« Matthieu Haygarth. »

« Cet extrait fait supposer que notre Matthieu aimait sincèrement la fille du comédien et n’avait à son égard que des vues honnêtes. La manière dont il repousse les doutes de sa sœur révèle une généreuse indignation et la résolution de ne pas épouser la fortune de Mlle Rebecca. Je commence à penser que la théorie de Sheldon au sujet d’un mariage antérieur et secret pourrait bien devenir un atout dans son jeu. Dieu seul sait combien pourra être long et difficile le travail nécessaire pour arriver à prouver ce mariage. Et alors même que nous parviendrions à en trouver la preuve, nous n’aurions avancé que d’un pas dans notre obscur sentier ; nous aurions encore à découvrir quelles ont été les suites de cette union et à suivre la trace des descendants inconnus de Matthieu pendant un siècle.

« Je me demande ce que faisait Sisyphe lorsque sans cesse son rocher retombait sur lui. A-t-il jamais regardé le sommet de la montagne pour calculer la distance qu’il avait encore à parcourir avant que sa tâche fût accomplie ?

« La lettre dans laquelle se trouve ensuite un passage qui mérite d’être transcrit est d’une date beaucoup plus récente et abonde en initiales. Le timbre de la poste est illisible. Je puis seulement reconnaître les lettres P O et L ; les deux premières l’une à côté de l’autre, la troisième après un léger intervalle. Le contenu indique qu’elle a dû être écrite de quelque triste village. Ce village ne serait-il pas Spotswold ? Les lettres P O et L, qui restent apparentes sur le timbre de la poste, s’ajusteraient très-bien avec le nom de ce village. C’est encore une question que j’abandonne à la sagacité de Sheldon. La date est de Mars 1749.

« M*** ne va pas bien. Quelquefois, j’ai le chagrin de croire que cette vie tranquille ne lui convient pas, habituée qu’elle a été à l’activité, au bruit. Je lui ai fait quelque reproche ; mais elle m’a dit, avec des larmes dans les yeux, qu’être près de moi, de M***, et de C*** était assez pour qu’elle fût heureuse, et que sa maladie est la seule cause de sa tristesse. Je prie le ciel qu’elle se rétablisse bientôt. Le petit M*** embellit tous les jours, et vraiment, ma chère sœur, si vous trouviez moyen de revenir voir votre affectionné frère, vous reconnaîtriez vous-même qu’on ne peut pas avoir un plus bel enfant. Il est intelligent et a de si gentilles façons qu’elles lui gagnent tous les cœurs. Mme J*** dit qu’elle l’adore et qu’elle a presque peur de tourner au paganisme en ressentant une si grande affection pour une créature terrestre ; elle a dit cela à notre bon curé qui a ri avec elle de cette folie.

« Nous avons eu des pluies continuelles la semaine passée. Un temps pareil ne peut que retarder le rétablissement de M***. Le médecin de G***, chez lequel je l’ai conduite, dit qu’il faut qu’elle prenne l’air tous les jours, soit à pied, soit en voiture, ou en chaise à porteurs ; mais avec ce temps et dans un endroit où on ne trouve, ni voiture, ni chaise, elle est bien forcée de rester à la maison. Je lui ai proposé d’aller demeurer à G*** ; elle n’a pas voulu, disant que cet été elle serait aussi bien portante que jamais. Je prie Dieu qu’il en soit ainsi ; mais il y a des moments où je n’ose plus espérer. Si vous pouvez revenir nous voir, vous apprécierez si elle paraît plus mal que lorsque vous l’avez vue l’automne dernier. Elle a essayé de votre tisane d’infusion de tanaisie, et vous envoie tous ses remerciements pour votre bon souvenir. Je présume que les méchants propos sur mon compte ne manquent toujours pas à Ullerton. L’on m’y représente sans doute comme courant à Londres les combats de coqs et les théâtres, les fêtes du Vauxhall et les bals de Covent Garden ? Mon père continue-t-il à dire pire que pendre de moi, ou n’a-t-il pas oublié que j’existe ? Dans ce dernier cas, j’espère que vous le lui rappellerez.

« Votre affectueux frère et obéissant serviteur,

« Matthieu Haygarth »

« Cette lettre me paraît démontrer l’existence d’un mariage. Qui peut être ce petit M*** dont il parle si tendrement, si ce n’est son enfant ? Quelle peut être cette femme dont la santé lui cause tant d’inquiétude, si ce n’est la sienne ? Ce n’est que de sa femme seule qu’il puisse parler ainsi librement à sa sœur. Le lieu où il lui demande de venir les voir ne peut être qu’un domicile conjugal. Il me paraît donc très-clair qu’à cette époque, Matthieu était marié secrètement et vivait à Spotswold, où sa femme et son fils ont été enterrés plus tard, et d’où le corps de l’enfant a été ultérieurement transporté à Dewsdale, pour être déposé dans la tombe où son père sentait qu’il ne tarderait pas à aller le rejoindre. Cette allusion aux commérages d’Ullerton indique clairement que le père de Matthieu croyait qu’il dépensait dans la métropole la subvention paternelle, à un moment où le jeune homme vivait modestement à une distance de cinquante milles à peine de sa ville natale. Cela ne serait plus possible à notre époque de chemins de fer ; mais dans ce bienheureux siècle, la distance d’Ullerton à Spotswold était un voyage qui n’exigeait pas moins d’une journée. Que Matthieu vécût dans un autre lieu que celui où il était censé demeurer, cela résulte de plusieurs passages de ses lettres, tels que les suivants, à peu de chose près :

« J’ai été hier, jour du marché, à G***, où je me suis trouvé à l’improviste face à face avec le fils aîné de Peter Brown. Ce garçon a ouvert de grands yeux comme une oie en me regardant. Je lui ai rendu son regard avec les intérêts en lui disant que s’il était envieux de savoir mon nom, je m’appelais Simon Lubchick, fermier, pour le servir. Le pauvre nigaud m’a demandé humblement pardon en me disant qu’il me prenait pour un gentleman d’Ullerton… un ami de son père. Sur quoi je lui ai donné un shilling et nous nous sommes quittés parfaitement satisfaits l’un de l’autre. Ce n’est pas la première fois que la rencontre de gens d’Ullerton m’a donné la venette. »

« Parmi les lettres qui suivent il y en a de fort tristes. Le petit M*** est mort. Le cœur désolé du pauvre père exprime sa souffrance en termes fort nets :

« Novembre 1751. — Je remercie sincèrement ma chère sœur de sa bonne affection et de sa sympathie ; mais hélas ! il n’est plus ; et il me semble que sans lui je ne peux plus avoir aucun plaisir, aucune joie en ce monde… Un pauvre petit enfant de six ans, et pourtant si cher à mon cœur que la terre me paraît vide, et solitaire sans lui. N*** dépérit sensiblement ; elle garde le lit chaque jour davantage. En vérité, ma chère Ruth, je ne vois plus que des chagrins, de la misère, devant moi, et je serais heureux de reposer en paix dans la même tombe que mon petit M***. »

« Je ne puis rien trouver de plus sur cette mort ; seulement çà et là de tristes allusions. Je présume que la plus grande partie des lettres de Matthieu a dû être perdue, car les dates de celles que j’ai dans les mains sont très-espacées et je trouve dans la plupart l’indication évidente d’autres correspondances. Après la lettre sur la mort du petit M*** il y a une lacune de huit années. Puis vient une lettre portant le timbre de Londres, très-bien marqué.

« J’en extrais le passage suivant :

« 4 Octobre 1759. La ville est bien triste, tout le monde, grands et petits, riches et pauvres, est en deuil du général Wolf. Quelle noble mort, et combien elle est préférable à la vie quand on considère ses peines et ses misères ! Cette opinion a été aussi celle de bien des gens qui valaient mieux que votre serviteur. Jeudi dernier je me trouvais avec un écrivain distingué, le docteur Johnson, celui qui a écrit l’admirable histoire de Rasselas, que je vous ai envoyée dès son apparition. Ce Johnson, je dois l’avouer, est infiniment moins distingué comme gentleman que comme auteur. Il porte du linge sale, met mal sa cravate, et a des façons qui, chez un autre, seraient considérées comme celles d’un homme mal élevé. Il a fait une réflexion qui m’a vivement impressionné. L’une des personnes présentes, presque tous gens de savoir et de talent, excepté votre pauvre ignorant de frère, fit observer que c’était un dire, chez les anciens, que le plus heureux homme du monde était celui qui n’était jamais né ; et le plus heureux après celui-là, celui qui mourait le premier. Sur quoi, le docteur Johnson s’est écrié très-haut et avec colère :

« — Cela est un sentiment païen, monsieur, et je suis honteux de voir un gentleman chrétien le répéter avec admiration. Entre les païens et ceux qui suivent la doctrine du Christ il y a autant de différence qu’entre un esclave et un loyal serviteur qui sert un bon maître. Chacun d’eux porte un fardeau semblable, mais le serviteur sait qu’il recevra sa juste récompense, tandis que l’esclave n’espère rien et par cela seul en conclut que le plus grand bonheur pour lui c’est de ne pas travailler.

« Je ne pus m’empêcher d’approuver la sagesse et la piété de ce discours, mais, à la vue de tout un peuple en deuil, j’enviai le sort du jeune général, sa mort glorieuse ; j’aurais voulu être parmi les victimes sur les hauteurs de Québec. J’ai été voir la veille maison dans J. Str., mais je n’ai pas voulu y entrer pour voir M. F***, et nos anciennes chambres, car j’aurais craint une apparition de ceux qui les ont habitées autrefois. C*** travaille à Highgate, où elle est en très-bon air. Je vais la voir souvent. Elle est presque aussi grande que vous. Présentez mes compliments à Mlle Rébecca, puisque vous dites que cela fera plaisir à mon père et qu’il est maintenant disposé à avoir meilleure opinion de moi. Mais s’il pense que jamais je la demanderai en mariage, il s’abuse tout à fait. Vous savez où repose mon cœur, dans une tombe avec tout ce qui a contribué à me rendre la vie chère. Remerciez mon père de l’argent qu’il m’a envoyé, dites-lui que je passe mon temps en bonne compagnie, sans plus jamais boire ni jouer et que j’irai lui présenter mes respects dès qu’il me l’ordonnera ; mais je ne désire pas quitter Londres, étant bien aise d’être près de C***. »

« Qui est cette C***, que Matthieu allait voir à Highgate et qui était presque aussi grande que Ruth Judson ? N’est-ce pas très-probablement la même C*** qui se trouve mentionnée dans les lettres précédentes, conjointement avec le petit M*** ? Si cela est, peut-il y avoir aucun doute qu’elle soit la fille de Matthieu ? De qui pourrait-il parler comme il fait dans cette lettre, si ce n’est de sa fille ? Elle était à Highgate, dans une institution probablement, où il allait la voir. Elle était presque aussi grande que Mme Judson. Elle avait dû atteindre à cette taille récemment, autrement il n’en eût pas donné la nouvelle à sa sœur. Et puis, il ne désire pas quitter Londres, parce qu’il est bien aise d’être près de C***.

« Je le parierais sur ma vie, C*** est sa fille.

« Agissant en conséquence de cette conviction, j’ai extrait tous les passages où il est question de C***, quel que soit l’espace de temps qui les sépare.

« Ainsi, en 1763, je trouve :

« C*** est devenue fort belle, et Mme N*** m’a dit qu’elle était très-admirée par un frère de son amie Tabitha. Elle ne sort jamais qu’avec Tabitha. On n’aurait pas plus d’égards pour une duchesse. Mme N*** l’aime tendrement ; elle la considère comme la jeune fille la plus douce et la mieux élevée que l’on puisse voir. Je lui ai donné la nouvelle édition de Sir Charles Grandisson, qu’elles lisent tout haut, chacune à son tour, le soir, pendant que Mme N*** travaille à l’aiguille. C*** m’a donné un gilet de laine qu’elle a tricoté elle-même et quelques paires de bas qui sont trop gros pour que je puisse m’en servir. Je ne le lui ai pas dit. »

« Encore en 1764 :

« Le frère de Tabitha Meynell va plus souvent que jamais à Highgate. Il est employé dans le magasin de son père. C’est un jeune homme très-rangé et très-estimable. Si un mariage avec lui doit rendre C*** heureuse, je serais le dernier des hommes si j’usais de mon autorité pour contrarier son inclination. Elle n’a encore que dix-huit ans, ce qui est bien jeune pour changer de position ; c’est pourquoi j’ai dit à Mme N*** qu’il fallait prendre patience. En attendant les jeunes gens se voient très-souvent. »

« Encore en 1765 :

« Le jeune Meynell est plein de constance. Il montre beaucoup de penchant pour C*** dans ses conversations avec Mme N*** ; mais il attend mon autorisation pour lui exprimer ses sentiments à elle-même. C’est vraiment un garçon exemplaire. Son père jouit d’une excellente réputation dans Aldergate Street où il demeure. J’ai dîné à sa table depuis que je vous ai écrit et l’on m’a marqué une grande considération. Lui, Thomas Meynell, le père, donnera à son fils cinq cents livres. J’ai promis que j’en donnerais mille à C*** et lui meublerais une maison à Chelsea.

« Chelsea est un charmant petit village près de Londres ; de sorte que, selon toute probabilité, je vous annoncerai un de ces jours un mariage. Je suis fâché d’apprendre que mon père est obligé de garder le lit ; assurez-le de toute mon affection, et dites-lui que j’irai à Ullerton dès qu’il le désirera. C’est une satisfaction pour moi de savoir que Mlle Rebecca soit aussi remplie d’attentions pour lui et qu’il trouve du soulagement dans ses prières et ses exhortations. Je lui ai plus d’obligation de cela que de l’amitié qu’elle témoigne pour mon indigne personne : Dites-lui, je vous prie, que je suis entièrement à son service. Notre nouveau roi est aimé et admiré de tous. Il n’en est pas de même de ses ministres, sur le compte desquels il circule d’injurieux pamphlets dont le peuple s’amuse, etc., etc. »

« Dans cette lettre, je découvre un certain adoucissement de sentiments à l’égard de Mlle Rebecca. L’année suivante, en 1766, d’après mes notes, le père de Matthieu est mort ; mais je ne trouve aucune lettre datée de cette même année, que Matthieu a sans doute passée à Ullerton. Aucune, depuis cette époque, jusqu’à l’année où Matthieu a épousé Mlle Rebecca. Pendant l’année qu’a durée cette union et qui a été la dernière de sa vie, je trouve plusieurs lettres ; quelques-unes écrites à Londres, les autres du manoir de Dewsdale ; mais dans ces lettres si affectueuses et confidentielles qu’elles soient, il y a peu de renseignements positifs.

« Ces dernières lettres sont l’expression des sentiments de Matthieu régénéré et wesleyanisé ; de même que les épîtres plus prétentieuses de sa femme Rebecca, elles traitent principalement de matières spirituelles. Dans ces lettres, je crois distinguer la marque d’un esprit affaibli : en déclinant, il est devenu la proie de terreurs religieuses, et bien que je reconnaisse pleinement l’influence réformatrice que John Wesley a exercé sur le peuple anglais, j’imagine que le pauvre Matthieu aurait été plus à son aise entre les mains d’une femme d’une piété moins exigeante, moins impérieuse. Un sentiment de frayeur, presque de désespoir perce dans toutes ces lettres. Il se lamente et regrette le bonheur passé de sa jeunesse ; puis, il se lamente et pousse des soupirs sur sa propre iniquité qui l’a fait heureux avec tant d’insouciance et de frivolité.

« Ainsi dans une lettre, il dit :

« Quand je pense à ce temps de folie inconsidérée que j’ai passé avec M*** et combien près d’elle je croyais jouir du plus grand bonheur que la terre puisse nous accorder ou le ciel nous promettre, je tremble pour ma pauvre âme dans laquelle la vraie lumière n’avait pas encore pénétré. Si je pouvais seulement en conserver le souvenir, je serais moins affligé ; mais je ne le dois pas, car les plus zélés des membres de notre secte proclament que mourir avec la préoccupation d’une affection terrestre ou trop regretter ceux que nous laissons sur la terre n’est pas d’un bon chrétien, qu’un châtiment attend ceux qui s’y laissent aller. »

« Puis encore, dans une autre épître, il écrit :

« J’ai entendu, jeudi dernier, un sermon d’un tout jeune homme qui, de garçon charpentier qu’il était, est devenu prédicateur. Il a dit que jouir d’une existence heureuse et trouver plaisir dans les choses de ce monde, si le repentir ne nous absout pas, nous conduit à une inévitable damnation. C’est une douloureuse pensée. Je me suis mis à songer à M***, qui m’a rendu si heureux jusqu’à ce que la mort vînt me l’enlever. Et maintenant je sais que dans cette vie tout n’est que vanité. Je vous assure, ma chère sœur, que je suis profondément triste, quand je réfléchis sur cette vérité. Oui, cela est très-douloureux à penser. »

« Plus tard, vient cet étrange pressentiment de la mort, ce sentiment instinctif d’une main cachée qui l’attire de si bonne heure vers la tombe, puis avec ce pressentiment vient le désir que le petit M*** soit transporté dans un lieu où son père puisse reposer près de lui. Il se trouve plusieurs passages dans les dernières lettres qui font prévoir le mystérieux enterrement nocturne à Dewsdale.

« La nuit dernière, j’ai rêvé du cimetière de S***. Il me semblait que j’étais assis sous le vieil if et que j’entendais la voix d’un enfant qui implorait ma pitié. Le souvenir de ce rêve m’a oppressé toute la journée, et, plus d’une fois, Rebecca m’a demandé ce qui me tourmentait. Si seulement mon petit M*** reposait plus près de nous, dans ce tombeau où je sens que je ne tarderai pas à être transporté, je crois que je serais plus heureux. Reprochez-moi cette folie, si vous voulez. Je deviens vieux, et Satan me poursuit par de folles tentations. Que vous importe, à vous, que mon âme ou mon corps repose ici où là ? Il n’en demeure pas moins que j’éprouve un désir irrésistible d’être enterré avec mon petit M***. »

« Je trouve de même dans ces dernières lettres la marque du désir où était Matthieu de révéler un secret, ainsi que la correspondance de Rebecca, dont j’ai déjà fait mention, l’a montré.

« … Nous avons parlé de beaucoup de choses, et elle a « été plus douce et plus affectueuse pour moi qu’à l’ordinaire. J’ai été sur le point de l’entretenir de M*** et de réclamer son amitié pour C***, mais elle ne m’a pas paru se soucier de connaître mes secrets, ce qui m’a fait craindre de l’offenser en lui apprenant la vérité. Si bien que je n’ai pas eu le courage de la lui dire. Avant de mourir, je m’expliquerai avec elle, dans l’intérêt de C***, de M***, et du petit. J’irai de bonne heure à Ullerton la semaine prochaine, pour faire mon testament, que, cette fois, je ne changerai pas. J’ai brûlé le dernier, n’en étant pas satisfait. »

« Ce passage se trouve dans la dernière lettre du paquet qui m’a été confié. La lettre est datée du 5 septembre 1774. Matthieu est décédé le 14 du mois d’après, et selon toute probabilité le testament auquel il est fait allusion n’a jamais été rédigé. Ce qui est certain, c’est que Matthieu, dont les derniers moments ont été très-courts, est mort ab intestat, et que son fils John a hérité d’abord d’une partie, puis, plus tard, de la totalité de sa fortune. Il est fait plusieurs allusions à son petit-fils, dans les dernières lettres ; mais je ne pense pas que la petite créature ait jamais occupé une grande place dans le cœur du père. Peut-être Matthieu ne l’avait-il pas vu assez souvent pour le prendre en affection, surtout alors que son esprit affaibli était absorbé par le souvenir du petit M*** et de celle qu’il n’avait jamais avouée pour sa femme.

« Ainsi se termine l’histoire de Matthieu, autant qu’il m’a été possible d’en suivre la trace dans les insondables abîmes du passé.

« Il me semble que ce que j’ai maintenant à faire est de me mettre en quête d’informations au sujet de ce jeune Meynell, dont le père demeurait dans Aldergate Street, était un des plus respectables citoyens de ce quartier, et en état de donner un fort dîner au père de la bien-aimée de son fils. Il devait sans doute être un personnage assez important pour avoir laissé d’une manière ou d’une autre la trace de ses pas sur le sable du temps. Le perspicace Sheldon sera en état de me dire comment il faudra m’y prendre pour commencer cette recherche ; je ne vois pas que je puisse rien faire de plus à Ullerton.

« J’ai adressé à Sheldon une copie complète de mes extraits de la correspondance de Matthieu, et j’ai renvoyé à Mme Judson les lettres soigneusement empaquetées, ainsi qu’elle me l’avait recommandé, J’attendrai maintenant des nouvelles de Sheldon, ainsi que la guérison de ma grippe, avant de faire aucun pas sur le grand échiquier qu’on appelle la vie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Que peut signifier la prolongation du séjour de Paget dans cette ville ? Il y est encore. Il a passé devant cette maison aujourd’hui même, pendant que j’étais à ma fenêtre dans cet état d’esprit piteux et abject que peuvent seules produire la grippe et la mauvaise humeur à son paroxysme. Je crois, pour le dire en passant, que je subissais l’influence de l’une et de l’autre de ces deux maladies. Qu’est-ce que cet homme peut faire ici ? Sa présence me donne toutes sortes de craintes. Je ne puis me distraire de l’inquiétante pensée que le gant de chevreau que j’ai aperçu dans le parloir de Goodge y a été laissé par le capitaine. Je me dis que cette idée est absurde, je me répète que Paget ne peut avoir eu connaissance de l’affaire qui m’a amené ici, et ne peut, par conséquent, chercher à me supplanter ; mais si souvent que je puisse le redire, je suis néanmoins très-tourmenté. Je suis porté à croire que la limite qui sépare la grippe de l’idiotisme est bien étroite. Ce Paget est un fieffé fripon, et puis il est lié d’intérêt avec Sheldon, une autre espèce de coquin, malgré ses apparences de gentleman.

« 12 octobre. — Il y a certainement quelque chose. Un autre depuis moi a mis la main sur les lettres de Haygarth. Ce matin j’ai reçu une note irritée de Mlle Judson, me rappelant que j’avais promis de lui renvoyer le paquet de lettres hier, dans l’après-midi, et m’informant qu’elle ne les avait pas encore reçues à onze heures du soir. Or, à ce moment, elles ont été apportées à la porte de derrière de son jardin par un sale petit garçon qui a sonné comme si le feu était à la maison et qui s’est sauvé après avoir brusquement déposé le paquet entre les mains de la servante. Voilà pour ce qui regarde le messager. Quant au paquet lui-même, Mlle Judson m’informe qu’il avait une apparence malpropre, indigne des mains d’une femme comme il faut, que de plus une lettre manquait.

« Sans avoir égard à ma grippe, je descendis immédiatement jusqu’au sous-sol de l’auberge pour trouver le garçon auquel j’avais remis le paquet, la veille à dix heures et demie du matin, et lui demandai par quel messager il l’avait envoyée. Le garçon ne put me le dire. Il ne se le rappelait pas. Je lui dis nettement que je considérais ce manque de mémoire comme tout à fait inexplicable. Le garçon ne fit qu’en rire avec cette insolence dont use tout garçon d’hôtel bien élevé envers un voyageur qui ne paie que vingt shillings par semaine, nourriture et logement compris.

« Selon lui le paquet avait été remis à un parfait messager. Cela ne pouvait même pas faire question. Si c’était au garçon d’écurie ou à l’un des autres garçons de l’hôtel, ou bien à une fille de cuisine qui faisait quelquefois les commissions, le garçon ne pouvait prendre sur lui d’en jurer, étant homme à préférer la mort au parjure. Quant à croire que mon paquet avait été ouvert, cela était ridicule. Que pouvait-il y avoir à voler dans une feuille de papier ? Y avait-il de l’argent dans le paquet ? Je fus obligé de reconnaître qu’il n’y avait pas d’argent ; sur quoi le garçon se mit à rire formidablement.

« Ne pouvant rien apprendre de ce côté, je m’appliquai à interroger sévèrement le garçon d’écurie, le garçon préposé aux bottes, d’autres garçons, et la fille de cuisine. Il en résulta la démonstration de ce fait curieux qu’aucun d’eux n’avait porté un paquet. Le garçon d’écurie était certain de ne pas l’avoir fait ; celui qui était préposé aux bottes était prêt à faire le même serment sur la Bible ; la fille de cuisine ne pouvait se remettre en mémoire rien qui eût rapport à un paquet, bien qu’elle fût en état de me rendre un compte péniblement circonstancié de l’emploi de sa matinée, où elle avait été et ce qu’elle avait fait.

« Je demeurai donc convaincu qu’il y avait eu une trahison, de même que dans l’affaire Goodge, et je me demandai à moi-même à qui je pouvais imputer cette trahison.

« Mes soupçons se portèrent instinctivement sur Paget. Cependant, n’était-il pas plus présumable que Théodore Judson senior et Théodore Judson junior étaient impliqués dans cette affaire, que c’étaient eux qui surveillaient et contrariaient mes plans ? Les Théodore Judson avaient-ils quelque connaissance d’un mariage secret de Matthieu et soupçonnaient-ils l’existence d’un héritier dans la descendance de ceux qui étaient issus de ce mariage ? Je m’adressais ces questions ; mais je les trouvais infiniment plus faciles à poser qu’à résoudre.

« Après avoir ainsi réfléchi, je pris le parti de me rendre chez Mlle Judson. Je lui affirmai sur ma foi de gentleman que le paquet avait été remis par moi-même au garçon de l’hôtel, la veille, à onze heures du matin, et je demandai à voir l’enveloppe. C’était bien la mienne, une large enveloppe bleue de bureau avec l’adresse écrite de ma propre main. Mais, par ce temps d’enveloppes gommées, rien n’est plus facile que d’ouvrir une lettre. J’enregistrai mentalement en moi-même le vœu de ne plus jamais confier un document de quelque valeur à la sauvegarde d’un morceau de papier gommé. Je comptai les lettres pour me convaincre par moi-même qu’il en manquait une, puis je tâchai de découvrir laquelle manquait. J’échouai complètement. Pour faciliter mon travail dans la copie des extraits, j’avais, avant de le commencer, mis des numéros sur les lettres dont j’avais l’intention de transcrire des passages. Mes numéros, au crayon, dans leur ordre, étaient parfaitement visibles au coin de la suscription de chacune des lettres dont je m’étais servi. Je les retrouvai tous intacts et je pus ainsi m’assurer que je n’avais pris aucun extrait de celle qui manquait.

« Cela m’occasionna une nouvelle inquiétude. Serait-il possible que quelque renseignement plus important que tous ceux que j’avais transcrits eût échappé à mon attention.

« Je me brisais le cerveau dans mes efforts pour me rappeler ce que pouvait être le contenu de la lettre absente ; mais je ne trouvai rien qui me parût valoir la peine d’être noté dans les lettres que j’avais laissées de côté.

« Je demandai à Mlle Judson si elle ne soupçonnait pas la personne qui avait pu ouvrir le paquet. Elle me regarda avec un sourire glacial, plus glacial encore que l’atmosphère de son parloir, et d’une voix narquoise :

« — Ne me demandez pas si je connais la personne qui a abusé de ces lettres ; votre surprise a été admirablement bien jouée, mais on ne me trompe pas deux fois. Lorsque vous vous êtes présenté, j’ai eu des soupçons ; mais vous étiez porteur d’une lettre de mon frère, et, en bonne chrétienne, j’ai repoussé ces soupçons. Je vois maintenant que j’ai été la dupe d’un imposteur et qu’en vous confiant ces lettres je les ai confiées à un émissaire de Théodore Judson.

« Je protestai que jamais, à ma connaissance, mes yeux ne s’étaient arrêtés sur aucun des Théodore Judson ; mais la défiante parente secoua la tête avec un sourire froid et sec, exaspérant au plus haut point.

« — On ne me trompe pas deux fois, dit-elle. Quel autre que Théodore Judson a pu se servir de vous ? Quel autre que Théodore Judson est intéressé à la fortune des Haygarth ? Oh ! c’est bien digne de lui d’employer un étranger ? Il savait que ses efforts personnels seraient infructueux ! C’est bien digne de lui de surprendre ma confiance par l’entremise d’un vil salarié !

« J’avais été traité de jeune homme par le révérend Jonas, maintenant j’étais qualifié de vil salarié par Mlle Judson. Je trouvais cela raide. Je n’aurais pu dire lequel des deux m’était le plus désagréable, et je commençais à penser que la nourriture et le logement dans le présent et une fantastique apparition de trois mille livres dans l’avenir compensaient pleinement les ignominieuses avanies qu’il me fallait subir.

« Je revins à mon auberge complètement brisé, tellement que l’influence la plus abrutissante de la grippe n’aurait pu me faire descendre plus bas. J’écrivis un bref et succinct récit de mes démarches que j’envoyai à George, après quoi je m’affaissai sur ma chaise, malade, désespéré, non moins humilié qu’Ajax lorsqu’il s’aperçut qu’il avait taillé en pièces un troupeau de moutons en le prenant pour des Grecs ; aussi misérable que Job sur son fumier, mais, je suis heureux de le dire, à l’abri des cris des compagnons de l’un et des amis de l’autre. Sous ce rapport, du moins, j’avais quelque avantage sur tous les deux.

« 13 octobre. — La poste de ce matin m’a apporté une courte lettre de Sheldon.

« Revenez immédiatement. J’ai trouvé le registre qui contient la mention du mariage de Matthieu Haygarth. »

« Sur ce, j’ai planté là Ullerton, avec une explosion d’ivresse que nul langage humain ne saurait rendre ; ce qui fait que je n’y essaie même pas. »