Les Oiseaux de proie (Braddon)/Livre 06/Chapitre 01

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 61-85).


LIVRE SIXIÈME

L’HÉRITIÈRE DES HAYGARTH



CHAPITRE I

DÉSAPPOINTEMENT

De par le monde il n’est peut-être pas, pour un homme civilisé, de lieu plus maussade que Londres, au mois d’octobre. Cependant, pour Valentin tout frais débarqué d’Ullerton, Londres sembla un coin du Paradis. Le faubourg de l’Ouest de cette grande cité n’était-il pas habité par Charlotte et ne pouvait-il pas espérer qu’il la reverrait ? Il espérait. Il avait même ressenti quelque chose de plus que de l’espérance. Pendant qu’il s’avançait sur Londres à toute vapeur, il s’était bercé d’une délicieuse certitude. Le lendemain de bonne heure, du moins d’aussi bonne heure que possible, il se hâterait d’aller à Bayswater ; il se présenterait à l’élégante grille de Sheldon ; elle serait là dans le jardin, très-probablement, sa divine Charlotte, si radieuse que les sombres brouillards d’octobre en deviendraient dorés. Elle serait là ! Elle l’accueillerait avec son doux sourire, cet angélique sourire qui était le sien !

C’est avec de telles pensées qu’il s’était réconforté pendant le voyage. Mais une fois arrivé, comme il se dirigeait à pied vers Chelsea, sous une pluie battante, ses brillantes visions commencèrent à s’obscurcir. N’était-il pas plus que probable que Charlotte aurait quitté Londres pendant cette triste saison ? N’était-il pas également à présumer que Sheldon lui ferait mauvais accueil ?

En songeant à ces attristantes éventualités, Haukehurst entreprit de chasser de son esprit l’image de Charlotte et de tourner ses idées vers des considérations d’un ordre plus pratique.

« Je suis curieux de savoir si ce faquin de Paget est de retour, pensa-t-il. Que lui dirais-je, s’il est revenu ? Si j’avoue l’avoir vu à Ullerton, je lui fournirai l’occasion de me questionner sur les affaires qui ont pu m’y conduire. Ce que j’ai de mieux à faire est peut-être de ne rien dire et d’attendre qu’il s’explique lui-même. Je suis très-convaincu qu’il m’a reconnu sur la plate-forme. »

Paget était chez lui lorsque son protégé y arriva : il était assis devant son feu : enveloppé d’une très-respectable robe de chambre, chaussé de pantoufles, avec un journal du soir sur les genoux, une svelte bouteille d’eau-de-vie près de son coude, un cigare pâle et sec aux dents.

Le capitaine reçut très-gracieusement son ami. Comme Valentin était trempé, il lui dit seulement du ton d’un Brummel :

« Pourquoi diable, mon cher, portez-vous des pardessus si mouillés ?… Puis, nous voilà donc enfin de retour de Dorking ? »

Il s’arrêta un moment en jetant sur Haukehurst un regard railleur.

« Et comment avez-vous trouvé la tante ?… Probablement disposée à vous laisser une bonne petite somme, n’est-ce pas ?… Il n’y a que cette considération qui ait pu vous retenir aussi longtemps dans un trou tel que Dorking. En quel état avez-vous laissé les choses ?

— Je n’en sais rien, répondit Haukehurst un peu impatienté, car ses pires soupçons lui paraissaient fondés, je sais seulement que j’ai eu beaucoup d’ennuis.

— Ah ! assurément ! Les vieilles gens, surtout ceux qui n’ont pas été habitués au monde, sont généralement fort ennuyeux, il n’y a que les gens du monde qui puissent rester toujours jeunes. Le bavardage sentimental qui consiste à vanter la fraîcheur et la pureté d’un esprit naïf n’a pas l’ombre de sens commun. Oui, je n’en doute pas, votre vieille tante de Dorking a dû vous ennuyer énormément. Ôtez votre pardessus et mettez-le dans la chambre à côté, puis sonnez pour qu’on nous monte de l’eau chaude. Voici de l’excellent cognac… voulez-vous un cigare ? »

Le capitaine lui tendit en souriant un magnifique porte-cigare en cuir de Russie. Paget était un homme capable de descendre aussi bas que possible dans les profondeurs de l’Océan social et de réapparaître brusquement au moment où tous ceux qui le croyaient disparu s’imaginaient qu’il jouissait de toutes les aises de la vie. Jamais Valentin n’avait trouvé son patron mieux disposé qu’il le paraissait ce soir-là, et jamais il ne s’était senti plus porté à se défier de lui.

« Et, qu’avez-vous fait de votre côté pendant mon absence ? demanda à son tour le jeune homme. Avez-vous mis quelque affaire en train ?

— Oui, un petit bout d’affaire en province. Quelque chose d’un nouveau genre qui pourra devenir excellent si nous trouvons des gens assez clairvoyants pour en apprécier les bonnes chances et qui aient assez de courage pour risquer leurs capitaux ; mais le travail en province est chose fort ennuyeuse. J’ai parcouru deux ou trois villes dans les districts du Centre : Beaufort, Mudborough, et Ullerton, et partout j’ai trouvé la même stagnation dans les affaires. »

Rien n’aurait pu être plus parfaitement joué que l’air d’insouciante innocence du capitaine en rendant compte de ses mouvements. Était-ce une comédie ?… Disait-il la vérité ?… Valentin se posa cette difficile question. Les deux hommes restèrent longtemps assis, fumant et causant ; mais ce soir-là Valentin trouva la conversation de son philosophique ami étrangement désagréable. Cette manière cynique d’envisager la vie, qui peu de temps avant lui semblait la seule rationnelle, affectait péniblement les sentiments plus délicats qui s’étaient éveillés en lui pendant les tranquilles semaines qu’il venait de passer. Il avait été longtemps disposé à partager les pensées amères qu’inspiraient au capitaine le monde et les hommes qui ne l’avaient pas comblé, mais ce soir-là Horatio le révolta. Ses sarcasmes, ses dédains des choses les plus respectables, en dépit de la gaieté apparente dont il les habillait, avaient quelque chose de pénible, on eût cru entendre un ricanement désespéré d’un ange maudit chassé du ciel.

Ne rien croire, ne rien espérer, ne rien respecter, ne rien craindre, considérer la vie comme une suite de jours qu’il avait uniquement employés à mentir le mieux possible, à se bien nourrir, bien vêtir, est certainement une conception des plus dégradantes. C’était du moins l’avis de Valentin. Il était toujours assis au coin du feu, mais n’écoutait qu’à demi son compagnon ; mieux vaudrait à tout prendre ressembler à Mme Rebecca, esprit étroit et égoïste, abruti par ses aspirations perpétuelles vers un avenir supérieur à l’humanité.

Il se sentit soulagé en prenant enfin congé du capitaine. À peine était-il dans sa chambrette, qu’il s’endormit d’un profond sommeil, rêvant aux Haygarth et à Charlotte. Il se leva de bonne heure le jour suivant, mais lorsqu’il descendit au salon, il trouva son patron déjà installé devant un feu pétillant, occupé à parcourir les colonnes du Times. Sa montre d’or était sur la table préparée pour le déjeuner : l’eau qui bouillait faisait un petit bruit agréable dans une casserole où deux œufs frais attendaient.

« Vous n’aimez pas les œufs, je sais, Valentin, » dit le capitaine en retirant la casserole du feu.

Il avait entendu le jeune homme faire fi d’un œuf né en France et depuis trop longtemps séparé de son pays natal, mais il savait très-bien que Haukehurst ne dédaignait pas un œuf anglais, venu au monde du matin ; mais même en matière d’œufs le capitaine n’oubliait jamais ses intérêts.

« Voilà de ces saucisses que vous aimez tant, mon cher, ajouta-t-il gracieusement, en montrant des espèces de rouleaux grisâtres qu’on aurait pu prendre pour de petites cornes. Ne prenez pas la peine, je verserai le café moi-même. Il y a une manière de s’y prendre. La moitié des qualités du café dépendent de celui qui le verse. »

Le capitaine remplit lui-même sa large tasse avec une extrême sollicitude ; il fut moins scrupuleux pour la tasse de Valentin, et le liquide tomba moins pur. Valentin, du reste, n’y vit rien.

« Goûtez donc à ces saucisses, dit le capitaine en attaquant son second œuf après avoir coupé sur le pain une longue tranche de croûte et en poussant la mie du côté de son protégé.

— Non, je vous remercie ; elles ont un petit air de rossignol qui n’a rien S’engageant, et puis elles empestent l’ail.

— Votre goût est devenu bien délicat ! dit le capitaine. Nous allons donc voir des femmes ce matin, mon gaillard ?

— Il n’y a pas beaucoup de femmes sur ma liste de visites. Ah ! à ce propos comment va Diana ?… l’avez-vous vue récemment ?…

— Non, répondit aussitôt le capitaine, il y a seulement un jour ou deux que je suis revenu de ma tournée en province, et je n’ai pas eu assez de temps à perdre pour aller la voir. Elle va bien, je n’en doute pas ; elle est aussi bien qu’elle puisse être dans la maison de Sheldon, et doit s’en trouver fort satisfaite. »

Après qu’il eut achevé la lecture de son journal, le capitaine se leva et endossa son pardessus ; il ajusta son chapeau devant la glace de la cheminée, puis arrangea ses favoris avec l’attention excessive qu’il apportait dans l’accomplissement de tous les petits soins qu’il devait à sa respectable personne.

« Et que comptez-vous devenir aujourd’hui, Valentin ? demanda-t-il au jeune homme, qui restait mélancoliquement assis devant le feu en se caressant les genoux.

— Je n’en sais trop rien, répondit hypocritement Haukehurst. Je crois que j’irai jusqu’à Gray’s Inn pour dire bonjour à George.

— Vous dînerez dehors, je présume ? »

C’était une manière polie de dire à Haukehurst qu’il n’y aurait pas de dîner pour lui à la maison.

« Probablement. Vous savez que je ne suis pas difficile ; je prends ce qui se trouve, un souper au champagne comme un sandwich au jambon et un verre d’ale.

— Oui, la jeunesse n’y regarde pas de si près. Je vous retrouverai sans doute ici lorsque je rentrerai ce soir ? Je dînerai probablement dans la Cité. Au plaisir.

— Je n’en connais pas beaucoup de plaisirs, murmura à part lui Haukehurst. Vous êtes un fort aimable homme, mon ami Horatio, mais je commence à sentir que j’ai de vous par-dessus les oreilles. Pauvre Diana, quel père !… »

Sans perdre plus de temps en commentaires sur son patron, il se dirigea immédiatement sur Gray’s Inn ; il était de trop bonne heure pour se présenter à La Pelouse. Il ne pouvait guère, d’ailleurs, se présenter à la maison gothique sans un prétexte plausible : il prit donc le chemin de Gray’s Inn. Sur la route il y avait une taverne près du Strand, où se réunissaient habituellement les membres d’une certaine société littéraire. Il y entra et eut l’heureuse chance d’y rencontrer un des membres de l’association, un auteur dramatique, lequel lisait dans un journal du matin le compte-rendu d’une pièce d’un de ses rivaux, représentée la veille. Il paraissait même se réjouir beaucoup des critiques acerbes dont elle était l’objet. Haukehurst obtint de ce gentleman une loge pour l’un des théâtres du West End, et une fois muni de ce talisman, il se sentit tout prêt à frapper à la porte de Sheldon.

« Sera-t-elle bien aise de me revoir ? se demanda-t-il à lui-même. Bah ! je suis sûr qu’elle m’a déjà oublié. Quinze jours sont un siècle pour certaines femmes, et je croirais assez que Charlotte est une de celles-là. Elle est très-impressionnable et doit oublier vite. Je suis curieux de m’assurer si elle ressemble réellement à cette Molly, dont la miniature a été trouvée par Mme Haygarth dans le bureau en bois de rose, ou si cette ressemblance n’a été qu’un effet de mon imagination. »

Haukehurst fit à pied le chemin de Chelsea à Gray’s Inn. Il était près de midi lorsqu’il se présenta chez George qu’il trouva assis devant son bureau. L’immense feuille généalogique des Haygarth était ouverte devant lui : il semblait profondément absorbé par l’étude d’un volume de notes. Il leva les yeux sur Valentin au moment où celui-ci entrait, mais sans cesser de mâcher le bout de son crayon, tout en faisant un signe d’accueil au voyageur. On a déjà vu que ni l’un ni l’autre des Sheldon n’avait le caractère démonstratif.

Après cet accueil familier, l’avocat continua pendant quelques minutes d’examiner ses notes, tandis que Valentin, assis dans un vieux fauteuil de cuir, se chauffait.

« Eh bien ! jeune gentleman ! s’exclama Sheldon au moment où il fermait avec bruit son livre d’un air de triomphe. Je pense que vous voilà en bonne voie et vous devez bénir la bonne étoile qui vous a mis sur ma route.

— Ma bonne étoile n’a pas fait beaucoup pour moi jusqu’à présent, répondit froidement Haukehurst. Si je suis en bon chemin, je présume que c’est parce que vous êtes dans un meilleur, mon cher George ; il est donc inutile de prendre avec moi des airs si protecteurs… Comment donc êtes-vous parvenu à vous procurer le certificat de mariage de la jeune Molly ? »

George considéra son collaborateur avec admiration.

« J’ai eu le privilège de rencontrer dans ma vie beaucoup d’hommes froids, M. Haukehurst, dit-il, mais vous êtes assurément le plus froid de tous… mais il ne s’agit pas de tout cela. J’ai trouvé la preuve certaine du mariage de Matthieu, et je considère l’héritage comme aussi assuré pour nous que si nous le tenions.

— Ah ! les oiseaux qui s’ébattent dans les bois peuvent avoir un fort beau plumage, mais je leur préférerais un pauvre moineau que je tiendrais dans mes mains. Je n’en suis pas moins fort aise de voir que nos affaires marchent bien. Comment donc avez-vous découvert la trace de ce mariage ?

— Ce n’est pas sans un rude travail, je vous assure. En fait, mon idée d’un mariage secret n’était qu’une hypothèse possible, et j’osais à peine me flatter de l’espoir qu’elle pût se trouver fondée. Mon idée était basée sur deux ou trois faits. D’abord, le caractère du jeune homme, sa longue résidence à Londres, hors de la surveillance de ses respectables parents et amis ; puis, l’état extraordinaire de la législation sur les mariages au temps où notre homme vivait.

— C’étaient là certainement des considérations sérieuses.

— C’est ce que j’ai pensé. Avant votre départ pour Ullerton, je m’étais imposé la tâche de rechercher toutes les aventures de mariages de Mayfair et de Gretna Green, et d’examiner à fond tout ce qui s’y rapportait. Je suis entré en relations intimes avec les œuvres du Révérend Alexandre Keyth, de Mayfair, qui avait mis en vogue les mariages clandestins, celles du Docteur Geynham, agréablement surnommé l’Évêque de l’Enfer et de plusieurs autres gaillards du même calibre. Le résultat de mes investigations a été de démontrer qu’à cette époque il était beaucoup plus difficile pour un jeune écervelé d’échapper au mariage que de le consommer. On pouvait l’y amener par toutes sortes de moyens. En profitant d’un jour où il se trouvait en état d’ivresse ou d’un moment où il était abruti par les suites d’une lutte de boxe, quelque farceur jovial aurait même pu, en donnant son nom, l’empêtrer d’une femme qu’il n’eût jamais vue jusque là ou bien encore lui faire délivrer le certificat d’un mariage sans qu’il eût jamais eu lieu.

— Mais, jusqu’à quel point ces mariages clandestins étaient-ils valables ?

— C’est là qu’est la difficulté. Avant la loi actuelle sur les mariages, qui date de 1753, un mariage clandestin était indissoluble. C’était un acte illégal, et les parties contractantes étaient punissables ; mais le nœud gordien était aussi solide que s’il eût été lié de la façon la plus orthodoxe. La grande difficulté pour moi était de prouver l’existence du fait. Lors même que ce mariage aurait eu lieu et eût été valable à tous égards, comment démontrer d’une façon incontestable la célébration de la cérémonie, alors que toutes celles de ce genre étaient accomplies avec une négligence manifeste et un mépris complet des lois ? Comment prouver, lors même que j’aurais pu me procurer un certificat régulier en apparence, que ce n’était pas un de ces documents mensongers se rapportant à des mariages qui ne s’étaient jamais faits ? Ces considérations et une foule d’autres me faisaient presque désespérer d’arriver à un bon résultat ; néanmoins, persuadé que le mariage secret n’avait pu avoir lieu que dans l’enceinte des mariages clandestins et dépourvu de toute indication particulière, j’ai commencé mes recherches par l’examen de tout ce qui se rapportait à la matière.

— Cela a dû être un long travail ?

— Cela a été long, répondit Sheldon en réprimant un soupir provoqué par le souvenir du martyre qu’il avait enduré. Je n’ai pas besoin d’entrer dans des détails à ce sujet… sur le nombre de personnes auxquelles j’ai dû m’adresser pour obtenir l’autorisation d’examiner les liasses de papiers ; les signatures et contre-signatures qu’il m’a fallu me procurer ; l’étendue des bavardages et absurdités qu’il m’a fallu entendre avant de pouvoir compléter mes investigations. Le résultat a été zéro, et, après un travail de galérien, je me suis trouvé tout juste aussi avancé qu’au début de mes recherches. C’est alors que vos extraits des lettres de Matthieu sont venus m’ouvrir une nouvelle voie. J’en ai tiré la conclusion qu’il y avait eu bien réellement un mariage et qu’il avait eu lieu comme un acte volontaire de la part du jeune homme. J’ai alors entrepris ce que j’aurais dû commencer par faire. Je me suis mis résolûment à examiner les registres de toutes les paroisses situées dans un certain rayon. J’ai commencé par celles de Clerkenwell, dans l’enceinte de laquelle nos amis ont passé de si heureux jours, ainsi que l’indique une des lettres les plus mystiques de Mme Rebecca ; mais après avoir fait la chasse dans toutes les moisissures des vieilles églises, à un mille aux alentours, je n’y ai pu découvrir aucun document relatif à l’existence des Haygarth. J’ai, en conséquence, abandonné Clerkenwell et me suis retourné vers le quartier du Sud, dans le voisinage de la Prison du Banc de la Reine, où le père de Molly était emprisonné, considérant comme très-probable que Molly avait dû partir de là pour commencer sa carrière conjugale. Cette fois, mes prévisions se sont trouvées mieux fondées. Après avoir examiné les registres de Saint Olive, de Saint Sauveur, et de Saint George, après avoir dépensé en pourboires à des sacristains plus de shillings que je ne veux me le rappeler, je suis enfin tombé sur un document que je considère comme valant trois mille livres pour vous… pour moi… une somme très-respectable.

— Je voudrais savoir de quelle couleur seront nos cheveux quand nous toucherons cet argent, dit mélancoliquement Valentin. Ces sortes d’affaires prennent ordinairement le chemin de la Cour de Chancellerie, n’est-ce pas ? C’est une route sur laquelle le malheureux voyageur peut rencontrer la mort avant d’en voir la fin. Vous paraissez avoir grande confiance, et, puisqu’il en est ainsi, je ferais sans doute bien de vous imiter. Trois mille livres seraient pour moi un fameux point de départ dans la vie ; je pourrais devenir un honorable citoyen, payant des impositions ; mais j’ai une sorte de pressentiment que ma main ne cueillera jamais le laurier de la victoire, ou, pour parler plus clairement, que moi ou les miens, ne toucherons jamais rien des cent mille livres du vénérable ab intestat.

— Pourquoi ? Quel oiseau de mauvais augure vous êtes ce matin, s’exclama George, avec un mécontentement évident ; vous croassez comme un véritable corbeau. Vous arrivez à mon bureau juste au moment où je commence à compter sur un succès après dix années d’incessants travaux, dix années de déceptions continuelles, et vous venez me parler de la Cour de Chancellerie ! C’est un nouveau genre que vous vous donnez, Haukehurst, et à vous parler franchement, il ne me plaît pas du tout.

— Eh bien ! soit ; je ne devrais pas parler ainsi, répondit Valentin en s’excusant, mais il y a dans la vie de l’homme des jours où il semble qu’il y ait un sombre nuage entre lui et tout ce qu’il regarde, et je suis dans un de ces jours-là. Je sens sous mon gilet quelque chose d’oppressé… mon cœur peut-être… un sentiment d’abattement physique ou moral dont je ne puis me défendre. Si quelqu’un eût marché près de moi depuis Chelsea jusqu’à Holborn en murmurant à chaque pas à mon oreille de funestes pressentiments, je ne serais pas plus abattu que je ne le suis.

— Qu’avez-vous donc mangé à déjeuner ? demanda avec impatience Sheldon. Ce doit être quelque beefsteak dur et mal cuit ; ne me faites pas, je vous en prie, supporter les conséquences de votre mauvaise digestion. Me dire qu’il y a un nuage entre vous et tout ce que vous voyez est tout simplement une façon sentimentale de me dire que vous avez la bile en mouvement. Je vous en prie, reprenez vos esprits et occupons-nous de nos affaires. Pour commencer, regardez la cote A. C’est une copie du registre où est inscrit le mariage de Matthieu Haygarth, célibataire, de Clerkenwel, avec Mary Murchison, fille majeure, de Southwark, dans le comté de Surrey ; puis, sous la cote B, une copie du registre où est constaté le mariage entre William Meynell, célibataire, de Smithfield, comté de Middlesex, et Caroline Mary Haygarth, de Highgate, dans le même comté.

— Ainsi vous avez trouvé la preuve d’un deuxième mariage dans la dynastie des Haygarth ?

— Comme vous le voyez. La C*** des lettres de Matthieu est la Caroline Mary, ici mentionnée, la fille et héritière de Matthieu Haygarth, appelée Caroline, sans doute en considération de Sa Gracieuse Majesté l’épouse de George II, et Mary, d’après la Molly dont le portrait a été trouvé dans le bureau de bois de rose. Je n’ai pas eu beaucoup de peine à trouver le certificat Meynell, du moment où les lettres m’ont appris que le prétendu de Mademoiselle C*** avait un père qui demeurait dans Aldergate Street et qui approuvait le choix de son fils. Le citoyen d’Aldergate Street était propriétaire de la maison qu’il habitait ; il était beaucoup mieux établi au point de vue social que le pusillanime et superstitieux Matthieu. Il était dès lors à présumer que le mariage s’était accompli dans la demeure de Meynell. Dans cette croyance, j’ai eu seulement, pour trouver ce que je cherchais, à scruter les registres d’un certain nombre d’églises aux alentours d’Aldergate Street, et après une journée et demie d’un rude travail, j’ai découvert l’inappréciable document qui, en m’avançant d’une génération, me met dans le droit chemin pour la découverte de mon héritier légal. J’ai consulté tous ces mêmes registres au sujet des enfants des susdits William et Caroline Mary Meynell mais je n’ai rien trouvé qui y eût rapport, ni aucune autre mention au nom de Meynell. Toutefois nous aurons à examiner tous les registres des autres églises voisines, avant de perdre l’espoir de rencontrer ce renseignement dans le voisinage.

— Et par quoi devons-nous commencer ?

— Par la recherche de tous les descendants de William et de Caroline en quelque lieu qu’ils puissent être. Nous sommes maintenant tout à fait hors de la piste des Haygarth et des Judson et avons à battre un sentier nouveau.

— Très-bien ! s’exclama plus gaiement Valentin, et comment nous y prendrons-nous ?

— Nous devons partir d’Aldergate Street. Le Meynell d’Aldergate Street doit avoir été un homme important, et ce sera bien surprenant s’il n’est pas question de lui dans les archives topographiques du quartier qui encombrent les rayons poussiéreux des librairies. Nous devons consulter tous les vieux ouvrages de ce genre et lorsque nous aurons obtenu les informations que les livres peuvent procurer, nous nous mettrons à la recherche des traditions orales, ce sont toujours les meilleures en pareille circonstance.

— Cela veut dire un autre abordage avec d’anciens marins… Je vous demande pardon, je veux dire avec les plus vieux habitants, reprit Valentin avec un bâillement de désespoir. Très-bien. Je présume que ces sortes d’individus sont moins obtus lorsqu’ils vivent au milieu du vacarme d’une grande ville que lorsqu’ils végètent dans les faubourgs d’une cité manufacturière. Où trouverai-je mes octogénaires phraseurs, et quand devrai-je commencer mes opérations avec eux ?

— Le plus tôt sera le mieux, répliqua Sheldon, J’ai pris déjà beaucoup de renseignements préalables qui vous rendront ce travail facile. J’ai fait une liste d’un certain nombre de personnes qui sont bonnes à voir. »

Sheldon choisit un papier parmi les nombreux documents qui encombraient la table.

« La voici, dit-il. John Grewter, papetier en gros ; Anthony Sparsfield, sculpteur en bois et doreur, sont, autant que j’ai pu m’en assurer, les deux commerçants les plus anciens dans Aldergate Street. Vous pourrez sans doute apprendre par eux quelque chose de Meynell. Je ne prévois pas de grandes difficultés au sujet des Meynell, si ce n’est la possibilité d’en trouver plus qu’il ne nous en faut et l’embarras que nous aurons à faire le part de chacun.

— J’irai dès demain matin tâter le pouls de mon ami le papetier, dit Valentin.

— Vous feriez mieux de n’aller chez lui que dans l’après-midi, à l’heure où les affaires sont à peu près terminées, répliqua le prudent Sheldon. Maintenant, ce que vous avez à faire est de commencer par vous armer de volonté et de patience. Si vous agissez aussi bien à Londres que vous l’avez fait à Ullerton, ni vous, ni moi n’aurons à nous en plaindre. Je ne crois pas avoir besoin d’insister sur la nécessité de garder le secret ?

— Non, répliqua Valentin, c’est plus qu’évident. »

Il donna ensuite connaissance à George de sa rencontre avec le capitaine, sur la plate-forme, à Ullerton, et des soupçons que lui avait inspirés la vue d’un gant dans le parloir de Goodge.

L’avocat secoua la tête.

« Je crois que vous allez un peu loin dans vos suppositions au sujet du gant, dit-il un peu songeur, mais je n’aime pas cette rencontre à la station. En fait de manœuvres, mon frère Philippe est capable de tout, et je n’ai pas honte d’avouer que je ne suis pas de force à lutter avec lui. Il est venu ici un jour que j’avais toute grande ouverte devant moi la table généalogique des Haygarth, et j’ai vu qu’il flairait quelque chose. Nous avons à nous défier de lui, Haukehurst, et il nous faut aller vite si nous ne voulons pas nous laisser distancer par lui.

— Je ne laisserai pas l’herbe croître sous mes pieds, répliqua Valentin. J’avais pris un véritable intérêt à cette histoire des Haygarth. Elle me faisait l’effet d’un roman. Je n’ai pas autant de goût pour la chasse aux Meynell, mais j’espère que je m’y intéresserai à mesure que j’avancerai. Voulez-vous que je revienne après-demain vous conter mes aventures ?

— Je crois que vous ferez mieux de procéder comme la première fois et de me faire connaître le résultat de votre travail sous la forme d’un compte-rendu journalier. »

Sur ce, ils se séparèrent.

Il était alors deux heures et demie ; il serait trois heures avant que Valentin pût arriver à La Pelouse, une heure très-convenable pour se présenter devant Mme Sheldon et lui offrir une loge pour la pièce nouvelle.

Un omnibus le transporta à Bayswater ; il lui sembla qu’il marchait comme une tortue. Enfin, les arbres sans feuilles du parc de Kensington apparurent à Valentin à travers les chapeaux des voyageurs assis en face de lui. Il vit à travers ces arbres desséchés, le souvenir de sa chère Charlotte. C’était sous leur ombrage qu’il s’était séparé d’elle, et maintenant il allait revoir son radieux visage. Il avait été absent une quinzaine de jours environ ; mais en songeant à Mlle Halliday, ces quinze jours lui semblaient un demi-siècle.

Les chrysanthèmes s’épanouissaient dans le petit jardin de Sheldon, les carreaux des fenêtres brillaient ; on eût dit une de ces maisons peintes et encadrées que l’on voit dans les bureaux des agents d’affaires ; le gazon est du plus beau vert, les croisées du bleu le plus éclatant, les briques du plus beau rouge, et les pierres de la plus parfaite blancheur.

« Cette maison me ferait grincer les dents si je ne savais l’exquise personne qui l’habite, » pensa Valentin en lui-même, pendant qu’il attendait à la grille.

Il chercha vainement dans le jardin l’apparition d’une forme féminine : aucune robe flottante, aucune plume coquettement posée ne lui révéla la présence de la divinité.

La femme de charge lui apprit que Mme Sheldon était chez elle, en lui demandant s’il lui serait agréable d’entrer au salon pour l’attendre. S’il lui serait agréable ?… N’eût-ce pas été un bonheur pour lui d’entrer dans une fournaise ardente s’il avait eu la chance de rencontrer Charlotte au milieu des flammes. Il suivit la femme de chambre dans l’irréprochable salon d’attente où les livres d’apparat étaient rangés sur la somptueuse table. Tout y était propre et glacial : un feu récemment allumé flambait, se reflétait dans le poli de la grille d’acier du foyer, et une femme penchée sur un ouvrage à l’aiguille était assise auprès d’une des larges croisées.

C’était Diana : elle était seule. Valentin sentit quelque peu son cœur défaillir, lorsqu’en apercevant cette figure solitaire il vit que ce n’était pas celle de la femme qu’il espérait rencontrer.

Diana leva les yeux et le reconnut : une légère rougeur monta à ses joues, mais elle s’effaça presque tout de suite, et Valentin n’y vit rien.

« Comment vous portez-vous, Diana ? dit-il. Me voici revenu, comme vous voyez. J’apporte à Mme Sheldon une loge pour le Théâtre de la Princesse.

— C’est très-aimable à vous, M. Haukehurst ; mais je ne pense pas qu’elle soit disposée à en profiter. Elle se plaignait d’un mal de tête cette après-midi.

— Oh ! elle oubliera bien vite son mal de tête si elle a envie d’aller au spectacle. C’est une petite femme qui est toujours prête lorsqu’il s’agit d’aller au théâtre ou au concert. D’ailleurs, Mlle Halliday peut désirer y aller, et elle n’aura pas de peine à décider sa maman. Qui aurait-elle de la peine à décider ? ajouta en lui-même Haukehurst.

Mlle Halliday n’est pas à Londres, » répliqua froidement Diana.

Il sembla au jeune homme que son cœur était tout à coup devenu pesant comme du plomb.

« Quelle folie ! pensa-t-il, d’être ainsi vaincu par cette belle enchanteresse, moi qui, jusqu’alors, m’étais considéré comme à l’abri de toute émotion… Elle n’est pas à Londres ! répéta-t-il, sans chercher à cacher son désappointement.

— Non, elle est allée rendre visite à des parents dans le comté d’York. Elle a des parents, elle. Cela doit nous paraître étrange, à vous et à moi. »

Valentin ne parut pas s’émouvoir de cette réflexion triste et cynique.

« Et elle sera longtemps absente, je présume ? dit-il.

— Je n’ai aucune idée du temps que son absence pourra durer. Il paraît qu’on l’idolâtre là-bas. Vous savez que c’est son privilège d’être idolâtrée, et il est assez probable qu’on la gardera le plus longtemps possible. Vous paraissez désappointé de ne pas la rencontrer.

— Je suis très-désappointé, en effets répondit franchement Valentin, c’est une aimable fille. »

Ces paroles furent suivies d’un silence pendant lequel les doigts habiles de Mlle Paget reprirent leur travail.

Elle piquait l’un après l’autre, avec la pointe de son aiguille, de petits grains de verre de toutes couleurs qu’elle fixait ensuite sur un canevas placé devant elle, sur un métier à broder. Cela exigeait autant de soin que de précision, et la main de la jeune fille ne tremblait pas, en dépit du trouble qui lui secouait le cœur.

« Je suis très-fâché de ne pas la rencontrer, reprit presque aussitôt Valentin, car sa vue m’est très-chère. Pourquoi chercherais-je à vous cacher mes sentiments, Diana ? Nous avons supporté tant de misère ensemble, que tout doit être commun entre nous. Je vous ai toujours considérée comme une sœur, et je ne veux avoir aucun secret pour vous, bien que la froideur de votre accueil puisse me faire craindre de vous avoir offensée.

— Vous ne m’avez nullement offensée, et je vous remercie d’être aussi franc avec moi. Vous auriez toutefois peu gagné à ne pas l’être, car il y a longtemps que je connais votre affection pour Charlotte.

— Vous aviez deviné mon secret ?

— J’ai vu ce qu’aurait pu voir toute autre personne qui eût pris la peine de vous examiner pendant dix minutes quand vous venez ici.

— Comment… étais-je vraiment dans un aussi piteux état ? fit en riant Valentin. Étais-je si visiblement épris, moi qui ai si souvent blagué le sentiment ? En voilà des histoires, Diana !… Que diable tripotez-vous là avec vos grains ? Cela a tout l’air d’un travail extraordinairement savant.

— C’est un prie-Dieu que je fais pour Mme Sheldon… il faut que je gagne ma vie.

— Et vous vous abîmez les yeux à cette machine-là… pauvre petite ! Il est bien dur que votre beauté et vos talents ne soient pas mieux récompensés ; mais, un de ces matins, je n’en doute pas, vous épouserez quelque millionnaire, ami de M. Sheldon, et l’on entendra parler de votre maison et de votre huit-ressorts. Oui, ma mignonne, ni plus ni moins.

— Vous êtes bien bon de me promettre un millionnaire. Mon existence a été si remarquablement fortunée jusqu’à présent, que je suis bien en droit de l’attendre. Mon millionnaire vous invitera à dîner et vous pourrez jouer à l’écarté avec lui. Papa aime beaucoup l’écarté.

— Ne me parlez pas de cela, Diana, dit Haukehurst presque frémissant. Oublions plutôt que nous ayons jamais mené une semblable vie.

— Oui, répondit Diana, oublions-le si nous pouvons. »

Le ton d’amertume avec lequel elle s’exprimait le frappa péniblement. Il demeura assis en silence pendant quelques minutes, la jugeant malheureuse, la plaignant ; sa vie lui semblait barrée. Pour lui, il pouvait espérer rencontrer quelque chance de réussite. Il était libre de courir le monde, de tenter de s’y frayer un chemin, mais que pouvait faire une femme abandonnée au milieu de ce triste monde ? Elle ne pouvait attendre que la venue du prince qui viendrait la délivrer ! Et Valentin se rappela combien de femmes l’avaient vainement attendu, ce prince charmant.

« Oh ! ayons des femmes médecins, des femmes avocats, des femmes poètes, des femmes manœuvres, n’importe quoi, plutôt que ces créatures dépendantes qui, dans une maison étrangère, fabriquent des prie-Dieu en soupirant après la liberté ! » pensa-t-il en lui-même pendant qu’il considérait la pâle figure de son amie à la faible clarté du soir. « Laissez pour un instant votre ouvrage et parlez-moi, Diana, dit-il avec quelque impatience. Vous ne sauriez croire combien il est pénible de voir s’abrutir sur un travail à l’aiguille la femme qui vous est le plus sympathique. J’ai peur que vous ne soyez pas heureuse dans cette maison. Ayez confiance en moi, comme je l’ai en vous. Est-on bon pour vous ici ? Charlotte l’est assurément, mais les autres… M. et Mme Sheldon ?

— Ils sont excellents. M. Sheldon n’est pas démonstratif, comme vous savez ; mais je ne suis pas accoutumée à voir des figures ravies. Il est meilleur pour moi que mon père ne l’a jamais été, et je ne vois pas comment je pourrais demander plus. Mme Sheldon est extrêmement bonne pour moi à sa manière… vous la connaissez, vous savez ce que cela peut être.

— Et Charlotte ?

— Vous avez vous-même répondu pour Charlotte tout à l’heure. Qui, elle est très-charmante pour moi, beaucoup plus que je ne le mérite ; j’allais presque dire que je ne le désire.

— Et pourquoi donc pourriez-vous ne pas désirer ou mériter l’affection qu’elle a pour vous ?

— Parce que je ne suis pas une personne aimable. Je ne suis pas sympathique. Je sais que Charlotte est très-séduisante ; mais quelquefois sa séduction me pèse. Il faut croire que l’atmosphère de l’affreux séjour où j’ai passé mon enfance m’a aigri le caractère.

— Non, Diana ; vous avez seulement appris à parler plus aigrement. Je connais votre cœur, il est noble et franc. Combien de fois ne vous ai-je pas vue réprimer votre indignation, révoltée par les ignominies de votre père ! Nos existences à l’un et à l’autre ont été fort dures, mais nous pourrons avoir des jours meilleurs. J’espère et je veux croire que nous en aurons.

— Ils ne viendront jamais pour moi.

— Vous dites cela comme si vous étiez convaincue. Et pourquoi donc ne viendrait-il pas pour vous de plus brillants, de meilleurs jours ?

— Je ne puis vous en dire la raison. Tout ce que je sais, c’est qu’ils ne viendront pas. Et vous, pouvez-vous espérer qu’il puisse résulter rien de bon de votre amour pour Charlotte, vous qui connaissez M. Sheldon ?

— Je suis disposé à tout espérer.

— Vous pourriez espérer que M. Sheldon donnera sa belle-fille à un homme pauvre ?

— Je puis ne pas être toujours aussi pauvre. D’ailleurs, M. Sheldon n’a sur Charlotte aucune autorité positive.

— Il a sur elle une influence morale, et elle est très-docile à influencer.

— Même en dépit de M. Sheldon, je veux espérer. N’essayez pas, Diana, d’arracher une faible fleur qui a poussé dans un terrain désert. Elle est pour moi la fleur du prisonnier. »

Mme Sheldon entra. Elle fut très-cordiale, très-éloquente, au sujet de son mal de tête, et néanmoins, malgré cela, elle se montra très-disposée à aller au théâtre, dès qu’elle eut entendu dire que Haukehurst était assez aimable pour lui apporter une loge.

« Diana et moi pourrons y aller, dit-elle, si nous pouvons être prêtes après notre dîner de six heures. M. Sheldon n’aime pas le théâtre. Toutes les pièces l’ennuient. Il prétend qu’elles sont uniformément stupides. Mais vous comprenez, lorsqu’on a toujours l’esprit préoccupé les meilleures pièces doivent paraître médiocres, ajouta, Mme Sheldon, d’un air entendu et grave, et mon mari est si souvent préoccupé. »

On bavarda encore un peu théâtre et Haukehurst se leva pour se retirer.

« N’attendrez-vous pas M. Sheldon ? demanda Georgina, il est dans la bibliothèque avec le capitaine Paget. Vous ne saviez pas que votre père était là, Diana, ma chère ? Il est arrivé avec M. Sheldon, il y a une heure.

— Je ne veux pas déranger M. Sheldon, dit Valentin, je reviendrai bientôt. »

Il prit de nouveau congé des deux dames et sortit. Il avait à peine quitté le salon qu’il passait devant la porte de la bibliothèque : cette porte se trouva ouverte, ce qui lui permit d’entendre la voix de Philippe qui disait :

« … vos soins en ce qui regarde le nom de Meynell. »

Ce n’était que la fin d’une phrase ; mais ce nom sonna immédiatement à l’oreille de Valentin comme un avertissement.

« Meynell ! Est-ce seulement une coïncidence ou Paget est-il sur nos traces ? » pensa-t-il en lui-même.

Et alors il se demanda si ses oreilles ne l’avaient pas trompé ; si le nom de Meynell, qu’il avait cru entendre n’était pas simplement un nom pareil à celui qui l’intéressait si fort.

C’était le capitaine qui avait ouvert la porte. Il sortit dans le vestibule et reconnut son protégé. Ils quittèrent la maison ensemble et le capitaine fut plus gracieux que jamais.

« Nous dînerons ensemble, Valentin, » dit-il.

Mais, à sa grande surprise, Haukehurst n’accepta pas.

« Je suis épuisé de fatigue, dit-il, et vous ferais une triste compagnie. Veuillez m’excuser. Je vais retourner à la maison et me contenterai d’une côtelette. »

Le capitaine le regarda avec ébahissement : il ne pouvait comprendre qu’un homme refusât de bien dîner.

Valentin avait depuis quelque temps des préventions nouvelles : il ne se souciait plus de l’hospitalité de Paget. À Omega Street, les dépenses de maison étaient supportées en commun. C’était une sorte de club au petit pied où il pouvait, sans se dégrader, rompre le pain avec l’élégant Horatio.

Valentin retourna donc ce soir-là à Omega Street, où, après un frugal repas, il se livra à ses méditations. Elles étaient tristes et telles que les gens qui vivent paisiblement chez eux n’en connaissent pas de pareilles.