Les Oiseaux de proie (Braddon)/Livre 07/Chapitre 04

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 206-219).

CHAPITRE IV

AFFABILITÉ DE PHILIPPE SHELDON

Il ne s’écoula pas beaucoup de temps avant que Valentin eût des raisons pour reconnaître que les prévisions de son patron étaient fondées. Quelques jours après son entrevue avec George, il fit sa visite hebdomadaire à la villa. Les choses allaient très-bien pour lui et tout dans l’avenir lui paraissait sous un aspect plus brillant qu’il n’eût jamais cru pouvoir l’espérer. Il s’était mis résolûment au travail pour se faire une place dans la littérature. Il travaillait des journées entières dans la bibliothèque du British Museum, et la nuit il écrivait pour des journaux ou des revues. Ses relations avec des journalistes lui avaient été d’un grand secours. Il était sûr déjà de placer ses articles. Les jeunes littérateurs, pour peu qu’ils aient la plume alerte et facile, trouvent facilement, de nos jours, à se tirer d’affaire.

Valentin n’avait pas des aspirations démesurées. Il ne se croyait ni Milton, ni Shakespeare, ni Byron. Il avait vécu au milieu de gens qui faisaient de la littérature un commerce en même temps qu’un art, et quel art n’est pas plus ou moins du commerce ? Il connaissait l’état du marché ; il savait quelle sorte de marchandise avait le plus de chance d’écoulement.

L’amour donnait des ailes à la plume du jeune débutant. Il est probable qu’en explorant les rayons de la bibliothèque il avait conservé quelque chose du flibustier, prenant son bien partout où il le trouvait ; mais Molière en personne n’a-t-il pas franchement avoué qu’il faisait de même ? Haukehurst écrivait sur tout et à propos de tout. « Son cerveau doit être un gigantesque magasin de documents, » pensait le respectable lecteur.

Ces ouvrages, faciles et amusants, lui procuraient tous les mois de la part des propriétaires de plusieurs revues périodiques des chèques dont le montant paraissait devoir s’élever bientôt au revenu que le pauvre garçon avait rêvé comme le dernier mot de la fortune dans les landes du comté d’York. Il avait demandé au ciel de lui accorder sa Charlotte et trois cents livres par an, et il avait l’une et les autres !

Tout cela n’était-il pas trop de bonheur pour cet homme qui avait longtemps marché dans les sentiers du mal ? N’était-ce pas un jeu cruel de la destinée de faire entrevoir au pauvre voyageur indigne les lueurs d’un paradis dont les portes ne s’ouvriraient jamais pour lui ?

Telle était la question que s’adressait quelquefois Valentin ; ce doute était l’ombre qui, de temps à autre, élevait un sombre nuage entre lui et le soleil.

Heureusement cette ombre ne s’élevait pas souvent entre lui et la lumière de ces yeux chéris qui étaient son étoile polaire.

Les jours devenaient plus courts en décembre et le thé de l’après-midi était pour Charlotte et son bien-aimé un moment d’autant plus délicieux qu’ils le passaient dans une mystérieuse demi-obscurité ; un rayon de jour gris se glissait froidement à travers les rideaux ouverts, comme un spectre dont la surveillance enviait le bonheur de ces heureux mortels, en même temps que la lueur rouge du foyer sans flammes se reflétait sur les courbures et les saillies d’acier de la cheminée.

Être assis auprès du feu, à cinq heures de l’après-midi, épiant sur la figure de Charlotte les changements de lumière, les lueurs rosées qui semblaient caresser complaisamment ses longs cils baissés et ses douces lèvres, était un bonheur inexprimable pour Haukehurst. Pendant que Mme Sheldon s’assoupissait paisiblement sous l’abri protecteur d’un écran, la conversation des deux amoureux prenait un tour libre, fou, charmant.

Un soir Valentin s’attarda un peu plus qu’à l’ordinaire. L’on approchait de Noël, et le jeune homme avait apporté son tribut sous la forme d’un paquet de Contes de Noël. Tennyson avait été mis de côté à cause de la fête.

Valentin avait lu, parmi ces contes, les plus fantastiques au grand agrément de ses auditeurs dans le salon de Mme Sheldon. Après le thé, ils étaient assis autour de la cheminée contant force histoires de revenants et discutant l’insoluble question de savoir si de semblables apparitions se sont jamais vues, question qui semble avoir été débattue depuis que le monde existe.

« Le docteur Johnson croyait aux revenants, dit Valentin.

— Oh ! je vous en prie, faites-nous grâce du docteur Johnson, s’écria Charlotte d’une voix sério-comique, qu’est-ce qui peut obliger les journalistes à parler sans cesse du docteur Johnson ? S’ils veulent creuser dans le passé pourquoi ne pas en déterrer des personnages plus nouveaux que le pauvre docteur ! »

La porte s’ouvrit avec un bruit rauque et Sheldon entra dans la chambre pendant que Mlle Halliday formulait sa protestation ; elle s’arrêta ; elle semblait confuse.

Dans toute maison, il y a une statue du Commandeur dont l’arrivée refroidit les cœurs et fait les lèvres subitement silencieuses. C’était la première fois que le maître de la villa avait interrompu l’un de ces thés de l’après-midi. Mme Sheldon et sa fille avaient la pensée qu’il y avait quelque chose ; elles étaient inquiètes.

« Qu’est-ce que cela ? s’écria l’agent de change de sa voix rude, vous êtes dans l’obscurité ? »

Il prit une allumette dans une petite boîte dorée accrochée au coin de la cheminée et alluma deux becs de gaz. C’était bien toujours le même homme pratique. Il jetait la grande lumière du sens commun sur les folles pensées, chassant les féeries et les rêves avec l’éclatante collaboration de la Compagnie du Gaz.

La lueur des deux becs découvrit Charlotte qui regardait d’un air embarrassé les fleurs du tapis et feuilletait nerveusement l’un des livres de la table. Valentin, debout près du siège de la jeune fille, fixait Sheldon ; son attitude était presque provocante. La pauvre Georgy se dissimulait derrière son écran favori et jetait sur les uns et sur les autres des regards évidemment alarmés. Diana était assise dans son coin accoutumé attendant l’orage. À la surprise de tous, excepté de Sheldon, cet orage n’éclata pas ; il n’y eut pas la moindre brise, Sheldon salua amicalement sa belle-fille et dit bonsoir à son amoureux avec une cordialité significative.

« Comment allez-vous, Haukehurst ? dit-il de son ton le plus doux, il y a un siècle que je ne vous ai vu. Vous vous lancez dans la littérature, à ce que j’ai entendu dire ; c’est une très-bonne chose quand cela rapporte. J’ai ouï dire qu’il y a des gens qui trouvent moyen de s’y tirer d’affaire. Y a-t-il longtemps que vous n’avez vu mon frère ? Oh ! non, car pour vous George est tout à fait un Damon, et comment s’appelait l’autre ?… Vous allez dîner avec nous, bien sûr ? Je crois que le dîner est prêt, hein, Georgy… il est six heures et demie ? »

Haukehurst fit une toute petite résistance, prétextant un autre engagement ; car en supposant que Sheldon ne sût rien, il lui répugnait de profiter de son ignorance ; mais, après avoir faiblement exprimé son refus, il regarda Charlotte, et les yeux de Charlotte lui dirent : « Restez ! » aussi clairement que possible. Bref, il resta ; ce qui fit qu’il prit sa part du poisson, du roatsbeef, du pudding, et goûta d’un excellent vin de Moselle que, par une courtoisie qui ne lui était pas habituelle, Sheldon fit apporter à son intention.

Après le dîner, l’on servit des oranges et des gâteaux secs ; puis un carafon de sherry, posé sur un rond en argent, un carafon de porto que Sheldon déclara presque être d’une qualité trop fine pour être bu et au mérite de laquelle Valentin fut complétement indifférent. Le jeune homme eût cent mille fois préféré suivre son idole lorsqu’elle accompagna au salon sa maman et Diana, mais Sheldon le retint.

« J’ai besoin de causer un moment avec vous, Haukehurst, » dit-il.

Les joues de Charlotte devinrent rouges comme des pivoines.

« Vous irez tout à l’heure rejoindre ces dames et elles tourmenteront à leur aise leur pauvre petit piano pour votre édification. Il faut d’abord que vous goûtiez de ce porto. »

Valentin, après avoir conduit les dames jusqu’à la porte, reprit son siège avec soumission. Si une bataille devait avoir lieu entre lui et Philippe, plus tôt la charge sonnerait, mieux cela vaudrait.

« Son étonnante politesse me ferait presque penser qu’il a réellement envie de se débarrasser de cette chère enfant, » se dit Valentin à lui-même pendant qu’il remplissait son verre, en attendant gravement le bon plaisir de Sheldon.

« À présent, mon cher, commença à dire le gentleman en se carrant dans son confortable fauteuil et en étendant ses jambes devant le gai foyer, causons un peu de bonne amitié. Je n’aime pas à battre les buissons, vous le savez, et quelle que soit la chose que j’aie à vous dire, je la dirai nettement. En premier lieu, j’espère que vous n’avez pas une assez mauvaise opinion de ma clairvoyance pour supposer que je ne me suis pas aperçu de ce qui se passe entre vous et Charlotte.

— Mon cher monsieur Sheldon, je…

— Écoutez d’abord ce que j’ai à vous dire, vous ferez vos protestations après… vous n’avez pas à vous alarmer ; vous ne me trouverez pas tout à fait aussi mauvais que les belles-mères de romans. Vous me trouverez même de très-bonne composition, mais il est bien entendu que vous agirez de votre côté avec la même franchise, la même honorabilité.

— Je n’ai pas l’intention de vous rien dissimuler, » répondit hardiment Valentin.

Cela était la vérité. Son penchant naturel le portait à la franchise, même avec Sheldon ; mais cette fatale nécessité qui domine sans cesse la vie d’un aventurier, l’obligeait cependant à user de finesse.

« Très-bien ! s’écria Sheldon du ton gai et facile de l’homme du monde. Tout ce que je demande, c’est de la franchise. Vous et Charlotte êtes tombés amoureux l’un de l’autre. Comment ? Je ne sais ; si ce n’est parce qu’une jeune fille de bonne mine et un jeune garçon de belle tournure ne peuvent se rencontrer une demi-douzaine de fois sans penser à Gretna Green ou à l’église Saint George. En fait, un mariage avec vous, considéré au point de vue du sens commun, serait à peu près ce qu’il pourrait y avoir de pis pour ma belle-fille. C’est une fort belle personne, je pourrais la marier à quelque gros personnage de la Cité, immensément riche, ayant des serres pour les raisins et les ananas, avec des réceptions et tout ce qui s’en suit. Mais voyez tout de suite le hic. Un homme arrive rarement à avoir des serres et des maisons avant quarante ans, et comme je ne suis pas partisan des mariages d’argent, je ne tiens pas à mettre un fort négociant de la Cité aux trousses de Charlotte. Dans les alentours de la Bourse, il n’y a pas d’homme plus ardent aux affaires que votre humble serviteur ; mais, à mon sens, il n’y aurait rien de bête comme d’introduire le goût des affaires à Bayswater. Bien avant que Charlotte eût quitté les robes courtes, j’avais pris la résolution de ne pas la contrarier sur ce point. Donc si elle vous aime sérieusement et si vous l’aimez de même, je ne suis pas homme, mon cher, à empêcher la publication des bans.

— Mon cher monsieur Sheldon, comment pourrais-je assez vous remercier de ces bonnes paroles ! s’écria Valentin très-ému, mais très-surpris des intentions charmantes de l’agent de change.

— Ne vous pressez pas tant, reprit froidement le gentleman, vous n’avez pas encore entendu tout ce que j’ai à vous dire. Bien que je pusse consentir à suivre une ligne de conduite contraire à celle que, comme homme du monde, on aurait pu s’attendre à me voir choisir, je n’ai pas l’intention de laisser Charlotte, et vous, faire des folies. Il ne s’agit pas de se contenter d’une chaumière et d’un cœur, avec la confiance que papa et maman seront là pour le reste. Pour parler plus clairement, si je consens à vous admettre comme futur de Charlotte, il faut que l’un et l’autre vous consentiez à attendre. Il m’importe, vous le comprenez, de savoir si vous êtes en état de créer à ma belle-fille une situation convenable. »

Valentin fit un soupir de doute.

« Je ne pense pas que Mlle Halliday ou moi éprouvions un empressement insensé à nous mettre en ménage, dit-il d’un air pensif ; cependant, vous le comprendrez aussi, il faut fixer une limite à ce temps d’épreuve. Je crains que l’attente ne soit bien longue, si je dois arriver à une position qui vous satisfasse avant de me marier.

— Votre perspective d’avenir est-elle donc si décourageante ?

— Non ; elle me semble, au contraire, à moi très-brillante. Mais ce que peut gagner un journaliste ne saurait créer l’indépendance à laquelle vous devez prétendre. Pour le moment, je gagne à peu près dix livres par mois ; avec du travail, je puis porter ces dix livres à vingt, et avec de la chance à trente… quarante… cinquante… il faut seulement qu’un homme arrive à une sorte de réputation pour se faire avec sa plume une existence possible.

— Je suis très-aisé d’entendre cela et quand vous pourrez me prouver clairement que vous gagnez trente livres par mois, vous aurez mon consentement. Je ferai de mon côté ce que je pourrai pour vous mettre à même de bien débuter dans la vie. Vous savez, je suppose, qu’elle n’a pas au monde six pence qui lui appartiennent en propre ? »

C’était une question embarrassante pour Haukehurst. Sheldon fixait sur lui son regard scrutateur, en attendant une réponse. Le jeune homme devint très-rouge, puis ensuite très-pâle, avant de reprendre la parole.

« Oui, dit-il, il y a longtemps que je sais que Mlle Halliday n’a aucun droit légal à la fortune de son père.

— Ce que vous dites là est vrai, s’écria Sheldon, légalement elle n’a pas le moindre droit, mais pour un homme honorable, la question n’est pas là. La fortune du pauvre Tom s’élevait à quelque chose comme dix-huit mille livres. Cette somme est devenue mienne lorsque j’ai épousé la veuve de mon pauvre ami. Elle m’aimait d’une affection trop respectueuse pour me créer des embarras qui auraient pu m’empêcher de faire bon usage de son argent et je n’ai pas besoin de vous dire que j’en ai tiré parti de la façon la plus avantageuse pour moi et pour Georgy. Je puis donc être généreux et j’entends l’être ; seulement, c’est à moi de faire les choses comme il me convient. Mes propres enfants sont morts, de sorte qu’il n’y a personne de ma famille qui puisse faire concurrence à Mlle Halliday. Quand je viendrai à mourir, elle héritera d’une belle fortune, et si elle se marie avec mon assentiment, je lui constituerai une dot très-convenable. Vous trouverez, je pense, que c’est bien agir.

— On ne pourrait agir mieux, ni plus généreusement, » répliqua Valentin enthousiasme.

L’air d’aimable franchise de Sheldon l’avait entièrement subjugué : en dépit de tout ce que George lui avait dit contre son frère, il était entièrement disposé à avoir confiance dans Philippe.

« Mais en retour, j’attends quelque chose de vous, répliqua Sheldon. Il faut que vous me promettiez que vous ne ferez rien de sérieux, sans que j’en aie connaissance. Vous ne chercherez pas à me tromper. Vous ne vous enfuirez pas avec Charlotte, un beau matin, pour aller vous faire enregistrer à quelque bureau de mariage ou rien de pareil, n’est-ce pas ?

— Je ne le ferai point, répondit résolument Valentin.

— Sur ce, donnez-moi la main, » s’écria l’agent de change.

Ils échangèrent une poignée de main pendant laquelle les doigts de Valentin furent presque broyés sous la froide pression de ceux de Sheldon. À ce moment, Valentin entendit les notes amoureuses d’une romance de Mendelssohn exécutée sur le piano par sa bien-aimée ; cette romance lui rappela aussitôt qu’il était las et de la conversation et du porto de l’agent de change.

Sheldon ne fut pas long à s’apercevoir de l’impatience de son hôte, et, ayant produit complétement l’impression qu’il voulait produire, il ne demandait pas mieux lui-même que de mettre fin à l’entretien.

« Vous ferez bien de passer au salon, dit-il d’un ton de bonne humeur, je vois que vous êtes dans un état de fièvre qui doit vous rendre insupportable la société d’un homme. Allez entendre Charlotte jouer du piano pendant que je lirai les journaux du soir et que j’écrirai quelques lettres. Vous pouvez lui apprendre que nous nous entendons, vous et moi. Du reste, nous vous verrons souvent, je pense. Vous viendrez manger la dinde de Noël avec nous… et le reste. Je me fie à votre honneur pour la fidèle exécution de la promesse que vous venez de me faire, dit Sheldon. Et je veillerai soigneusement sur vous et sur la jeune personne, mon bon ami, » ajouta à part lui le gentleman.

Le cabinet de Sheldon n’avait en soi rien qui portât à l’inspiration. Ses idées d’un sanctum sanctorum étaient très-vulgaires : une simple pièce carrée, garnie de monstrueux casiers, avec une frêle balance de cuivre pour peser les lettres, une presse à copier, une vaste corbeille pour jeter les papiers, un grand encrier de bureau garni en cuivre, capable de contenir un quart de litre d’encre, au moins, et un almanach des adresses était tout ce dont il avait besoin pour ses heures de loisir ou de méditation. Dans une belle bibliothèque vitrée, placée du côté opposé à son bureau s’étalaient les œuvres de Shakespeare, Hume, Smollett, Fielding, Gibbon ; mais, excepté les jours où Georgy époussetait de ses belles mains les livres sacrés, les portes vitrées de la bibliothèque n’étaient jamais ouvertes.

Sheldon tourna le bec de gaz, s’assit devant son bureau, et prit sa plume. Une main de papier à lettre, avec son adresse de la Cité en tête, était à la portée de sa main, mais il ne commença pas à écrire immédiatement. Il resta assis quelque temps, les coudes posés sur la table et le menton dans ses mains, réfléchissant.

« Puis-je me fier à elle ? se demandait-il à lui-même, est-il sûr de l’avoir auprès de moi… après… après ce qu’elle m’a dit ? Oui…, je crois que je puis me fier à elle… jusqu’à un certain point ; mais au delà, il faudra me tenir sur mes gardes. Elle pourrait être plus dangereuse qu’une étrangère. Il y a une chose certaine, c’est qu’il me faut lui faire un sort d’une manière ou d’une autre. La seule question est de savoir si ce doit être dans cette maison ou dehors, et si je pourrai l’amener à me servir comme j’ai besoin qu’elle me serve. »

C’est sur ce point que portèrent les réflexions de Sheldon, il s’y abandonna pendant quelque temps. La question qu’il avait à résoudre était grave pour lui, et il n’était pas homme à prendre une décision sans avoir envisagé les choses sous toutes leurs faces.

Il prit une liasse de papiers sur un des coins de sa table et tourna plusieurs lettres ouvertes avant d’arriver à celle qu’il cherchait. Il la trouva enfin. Elle était écrite sur une feuille de papier très-grossier, avec de l’encre pâle, et évidemment de la main d’une personne sans instruction ; néanmoins, Sheldon en étudia le contenu de l’air d’un homme qui n’est pas en face d’une chose insignifiante.

La lettre qui intéressait si sérieusement l’agent de change, lettre farcie de fautes d’orthographe et dénuée de toute espèce de ponctuation, contenait ce qui suit :

« Honoré Monsieur,

« C’est pour avoir l’honneur de m’informer de votre santé et de celle de l’Honorée Madame à cette fin de savoir si vous vous portez aussi bien que quand vous m’avez quitté quoi que je ne sois pas aussi forte que je le désirerais ce que je ne puis pas espérer à cause de mon âge, mon pauvre neveu a été pris par le typhus mardi de la semaine dernière il est mort jeudi et nous l’avons enterré à Kensil Green Honoré M. Sheldon, je n’ai plus de demeure ma pauvre nièce devra aller en service Heureusement qu’elle n’a pas d’enfants et la pauvre fille pourra gagner sa vie comme femme de chambre ce qu’elle était au service à Highgate avant d’épouser mon pauvre Joseph. Honoré monsieur je suis vraiment fâchée de vous déranger mais je me rappelle d’autrefois vous me pardonnerez la liberté de cette lettre que je n’aurais pas prise si j’avais aucun ami pour m’aider dans ma vieillesse.

« Votre obéissante servante
« Ann Woolper.
« 17 Little Tottle Yard. Lambeth. »

« Aucun ami pour m’aider dans ma vieillesse… murmura Sheldon. Cela veut dire qu’elle a l’intention de se mettre à ma charge jusqu’à la fin de ses jours et de m’obliger à supporter les frais de son enterrement quand elle aura l’obligeance de mourir. C’est charmant, en vérité ! On a eu dans ses jours de pauvreté une servante à laquelle on a payé ses gages avec la plus grande exactitude et souhaité bonne chance quand elle est partie pour aller s’établir dans sa famille, et un beau matin elle vous écrit que son neveu est mort et qu’elle compte sur vous pour prendre soin d’elle désormais. Voilà le résumé de la lettre de Mme Woolper ; et si je n’avais égard à une ou deux considérations, je serais très-disposé à traiter cette question en homme d’affaires. J’engagerais la dame à s’adresser à sa paroisse, je voudrais bien savoir à quoi sert d’avoir établi la taxe des pauvres, si un homme qui paie régulièrement ses impositions peut être persécuté ainsi. »

Puis, après s’être soulagé par ces réflexions, Sheldon examina la question sous un point de vue différent.

« Il faut que je m’arrange d’une manière quelconque pour rester en bons termes avec Nancy, cela est évident, car il est dangereux d’avoir une femme bavarde pour ennemie. Je pourrais décemment pourvoir à son entretien hors de chez moi pour quelque chose comme une livre par semaine ; ce serait une manière assez économique de régler tous mes vieux comptes. Mais je ne suis pas certain qu’il soit prudent d’en agir ainsi. Une vie d’oisiveté pourrait développer chez Nancy ses dispositions naturelles au bavardage ; et le bavardage est ce que j’ai surtout besoin de supprimer. Non, au fait, cela ne vaudrait rien.

Pendant quelques instants Sheldon médita en silence en fronçant de plus en plus les sourcils ; puis tout à coup il frappa de la main sur la table recouverte en maroquin et exprima sa pensée tout haut.

« J’en courrai le risque ; dit-il ; elle entrera à la maison et surveillera mes intérêts en surveillant de près Charlotte. Non ! un mariage secret ne se fera pas ! Non, mon ami Valentin, vous pouvez être un habile homme, mais vous n’êtes pas tout à fait assez habile pour l’emporter sur moi. »

Quand il fut arrivé à cette conclusion, Sheldon écrivit quelques lignes à Nancy pour lui dire de venir le voir à La Pelouse, le lendemain.