Les Oiseaux de proie (Braddon)/Livre 07/Chapitre 05

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 220-235).

CHAPITRE V

BIENVEILLANCE DE SHELDON

Nancy avait peu perdu de son activité, malgré les dix années qui s’étaient écoulées depuis que Sheldon lui avait soldé ses gages à sa sortie de sa maison. Son maître l’avait laissée libre de rester à son service si cela lui convenait, mais Mme Woolper était d’une nature indépendante, et elle avait préféré joindre ses petites ressources à celles d’un neveu qui était sur le point de s’établir comme épicier, plutôt que de se mettre au service de la dame qu’elle persistait à appeler Mademoiselle Georgy.

« Il y a si longtemps que j’ai perdu l’habitude d’avoir une maîtresse, dit-elle à Sheldon, que je ne pourrais pas supporter le caractère tatillon de Mlle Georgy. Ce serait irritant pour moi si elle venait travailler et me faire des questions dans la cuisine. J’aime à avoir mes coudées franches, et je ne crois pas que je pourrais m’entendre avec elle. »

Nancy partit donc pour entrer dans la maison de son parent et y perdre jusqu’à son dernier shilling de ses petites économies en efforts infructueux, pour l’aider à réussir dans son commerce. La mort de celui-ci, qui suivit de très-près son insolvabilité, laissa la pauvre femme tout à fait dans la misère. Dans cette extrémité elle s’était décidée à faire appel à Sheldon. Sa réponse lui arriva, mais seulement après plus d’une semaine d’attente. Le courage de Nancy était à bout ; elle avait devant ses pauvres yeux vieillis, la redoutable perspective de ce tombeau vivant, qu’on appelle la Maison de Travail ; elle avait à peu près perdu tout espoir de secours de la part de son ancien maître, lorsque sa lettre lui parvint. Elle se sentit pour lui une grande reconnaissance. Ce ne fut pas sans émotion que Mme Woolper obéit à l’appel de son ancien maître ; elle avait nourri de son lait le personnage sec et froid qu’elle allait revoir après dix ans de séparation et bien qu’il lui eût été plus difficile de reconnaître dans l’agent de change, le même homme qu’elle avait porté dans ses bras quarante années auparavant que de se représenter une personne morte depuis ce temps, elle ne pouvait cependant oublier que ces choses avaient existé, ni s’empêcher de conserver une sincère affection pour lui.

Un étrange et sombre nuage s’était élevé entre elle et l’image de son maître dans les derniers temps de son service, mais peu à peu ce nuage s’était dissipé, laissant l’image familière claire et nette comme par le passé. Elle avait laissé assaillir son esprit par un soupçon si monstrueux, que pendant un temps, ç’avait été comme un cauchemar ; mais la réflexion lui avait bien montré qu’il était impossible que cela fût. Jour par jour elle avait vu l’homme qu’elle soupçonnait s’occupant de ses affaires comme à l’ordinaire, ne modifiant en rien ses façons, luttant tête haute contre la mauvaise fortune, vivant tranquillement dans sa maison sans être troublé par de sinistres visions, par des accès de remords ou de sombre désespoir, toujours égal, affairé, et ferme, et elle s’était dit à elle-même qu’un tel homme ne pouvait pas être coupable de l’inexprimable et horrible action qu’elle avait imaginée.

Les choses avaient été ainsi pendant une année ; puis était survenu le mariage avec Mme Halliday. Sheldon s’était rendu à Barlingford pour la célébration de cette intéressante cérémonie, et Nancy avait fait ses adieux à la maison, après en avoir remis les clefs à l’agent chargé de les remettre au successeur de Sheldon.

Aujourd’hui, après un intervalle de plus de dix ans, Mme Woolper était assise dans le cabinet de l’agent de change, en face du regard scrutateur de son maître.

« Ainsi, vous pensez que vous pourrez vous rendre utile dans la maison comme une sorte de femme de charge, hein, Nancy ? Vous surveillerez les autres domestiques pour empêcher qu’ils ne me volent, courent les rues, et le reste ? dit Sheldon d’un air interrogatif.

— Bien sûr que je le pourrai, M. Philippe, s’empressa de répondre la vieille femme, et si je ne vous épargne pas plus d’argent que je ne vous en coûterai, le plus tôt que vous me mettrez à la porte sera le mieux. Je sais ce que c’est que les domestiques de Londres, je connais leur manière de faire, et si Mlle Georgy n’a pas de goût pour les soins du ménage, je sais, moi…

Mme Sheldon s’entend au ménage à peu près autant qu’un enfant, interrompit Philippe, avec un suprême mépris, elle ne vous gênera en rien, et si vous me servez fidèlement…

— C’est ce que j’ai toujours fait, M. Philippe.

— Oui, oui, très-certainement ; mais j’ai besoin que vous me serviez fidèlement dans l’avenir comme vous l’avez fait dans le passé. À propos, vous savez que j’ai une belle-fille ?

— La petite fille de Halliday, qui a été à l’école de Scarborough.

— Elle-même ; mais la petite fille de Tom est maintenant une belle jeune femme et une grande source d’anxiété pour moi. Je suis obligé de reconnaître que c’est une excellente fille…, aimable, obéissante, et ne laissant rien à désirer sous ces rapports ; mais c’est une jeune fille, et j’avoue franchement que je ne comprends rien aux jeunes filles. Je suis même très-disposé à en avoir peur.

— Pourquoi donc, monsieur ?

— Parce que voyez-vous, Nancy, elles reviennent à la maison, en sortant de pension, avec leurs folles têtes pleines d’idées romanesques, ne sachant que lire des romans et taper sur un piano, et, avant que vous sachiez où vous êtes avec elles, elles tombent amoureuses du premier venu qui leur fait un compliment. Tel est du moins ce que mon expérience m’a appris.

— À propos de Mlle Halliday, monsieur, demanda Nancy avec simplicité, est-ce qu’elle est tombée amoureuse de quelque jeune garçon ?

— C’est ce qu’elle a fait et avec un gaillard qui n’est pas encore en situation de soutenir une femme. Si cette jeune fille était ma propre enfant je m’opposerais très-certainement à ce mariage ; mais comme elle n’est que ma belle-fille je m’en lave les mains. « Épousez l’homme que vous avez choisi, ma chère, » lui ai-je dit, « tout ce que je vous demande est de ne pas l’épouser avant qu’il soit en état de vous assurer une existence convenable. » « Très-bien papa, » a-t-elle répondu de son ton le plus soumis, et « Très-bien, monsieur, » a dit le jeune gentleman. L’un et l’autre ont déclaré consentir à attendre tout le temps qu’il faudra, pourvu cependant que le mariage ait lieu à une époque quelconque à dater d’aujourd’hui, jusqu’au jour du jugement dernier.

— Eh bien ! monsieur ? dit Nancy, ayant peine à comprendre pourquoi Philippe, le plus concentré et le plus réservé des hommes était ce jour-là si communicatif.

— Eh bien ! Nancy, ce que j’ai besoin d’empêcher, c’est que l’on ne me joue. Je sais combien sont limitées les notions d’honneur que les jeunes gens ont aujourd’hui et à quel point une jeune écolière peut se laisser aller à commettre des folies. Je ne veux pas que ces jeunes gens s’en aillent un beau matin courir à Gretna Green. Pour m’expliquer plus clairement je me défie de l’amoureux de Mlle Halliday, je me défie du bon sens de Mlle Halliday, et j’ai besoin d’avoir dans la maison une personne clairvoyante ; qui soit toujours sur le qui-vive, capable de veiller aux intérêts de ma belle-fille, en même temps qu’aux miens.

— Mais la maman de la jeune dame, monsieur… elle peut bien s’occuper de sa fille, il me semble ?

— Sa maman est follement indulgente, elle est à peu près aussi en état de prendre soin de sa fille que de siéger au Parlement. Vous vous rappelez la jolie Georgy… un peu plus âgée, un peu plus grasse et plus colorée, mais tout aussi jolie et tout juste aussi indolente. »

L’entrevue se prolongea quelque temps encore ; lorsqu’elle se termina, Sheldon s’était complètement entendu avec sa vieille servante. Nancy devait rentrer à son service et, en plus de ses devoirs ordinaires, elle avait contracté l’engagement d’exercer une active surveillance sur tous les mouvements de Charlotte ; en un mot, elle devait faire le métier d’espion. Mais Sheldon était un homme trop habile pour exposer sa demande en termes aussi précis, sachant très-bien que, fût-elle à la dernière extrémité, Nancy eût refusé de remplir un pareil emploi si elle en eût clairement compris l’infamie.

Le jour qui suivit cette entrevue avec Mme Woolper, l’agent de change revint de la Cité une heure ou deux plus tôt qu’à l’ordinaire, et surprit Mlle Halliday par son apparition dans le jardin où elle se promenait seule, plus jolie que jamais, avec son chapeau noir et sa jaquette d’hiver. Elle marchait vite.

« Je désirerais causer un moment avec vous, Charlotte, dit Sheldon. Le mieux est d’aller dans mon cabinet, où nous serons à peu près sûrs de ne pas être interrompus. »

La jeune fille devint cramoisie, ne doutant pas que Sheldon allait lui parler de son mariage. Valentin lui avait raconté l’entrevue très-satisfaisante de la salle à manger, et depuis ce moment, elle avait cherché une occasion pour remercier son beau-père de sa générosité. Cette occasion ne s’était pas encore présentée, et elle ne savait comment s’y prendre pour lui exprimer combien elle lui était reconnaissante.

« J’ai vraiment à le remercier, s’était-elle dit plus d’une fois à elle-même, je m’attendais absolument à ce qu’il ferait tout ce qui dépendrait de lui pour empêcher mon mariage avec Valentin, et au lieu de cela, il y consent, et nous promet même une fortune. Je ne puis me dispenser de lui dire combien j’apprécie sa générosité. »

Peut-être n’y a-t-il pas de tâche plus difficile que d’exprimer de la gratitude à une personne pour laquelle on n’a jusqu’alors éprouvé qu’un sentiment voisin de l’aversion. En tout temps, depuis le second mariage de sa mère, Charlotte avait lutté contre une répugnance instinctive pour la société de Sheldon, elle n’avait pu se défendre d’une défiance innée de l’affection qu’il lui témoignait, mais à présent qu’il lui avait prouvé sa sincérité et ses bonnes dispositions dans une circonstance solennelle, elle se reprochait tout cela comme des torts graves.

« Je lis souvent le Sermon sur la Montagne, se disait-elle, et malgré cela, dans mes pensées à l’égard de M. Sheldon, je ne puis jamais me souvenir de ces mots : « Ne jugez pas si vous ne voulez pas être jugés. » Sa bonté me touche jusqu’au fond du cœur, et mon injustice me la fait sentir d’autant plus vivement. »

Elle suivit son beau-père dans son petit cabinet. Il n’y avait pas de feu, et par cette journée de décembre, la chambre était plus froide qu’un caveau. Charlotte frissonnait, elle serra plus étroitement sa jaquette autour de sa taille en s’asseyant sur l’une des chaises en maroquin rouge.

« Cette chambre est bien froide, dit-elle, très… très-froide. »

Après cela il y eut une courte pause pendant laquelle Sheldon prit dans la poche de son pardessus quelques papiers qu’il rangea dans son pupitre d’un air distrait, comme s’il eût été plutôt préoccupé de ce qu’il allait dire que de ce qu’il était en train de faire. Charlotte trouva assez de courage pour prendre la parole la première.

« J’ai à vous remercier, monsieur… papa, dit-elle, prononçant le « papa » avec un léger effort. J’ai… j’ai voulu vous remercier pendant ces deux derniers jours, seulement il y a des choses qui sont si difficiles à dire que…

— Je ne mérite, ni ne désire vos remercîments, ma chère, je n’ai fait que mon devoir.

— Mais, si vraiment, vous les méritez, et je vous les adresse en toute sincérité, papa. Vous avez été très… très-bon pour moi… au sujet… au sujet de Valentin. Je pensais que vous vous opposeriez certainement à mon mariage comme à une imprudence, voyez-vous, et…

— Je m’oppose à votre mariage comme à une imprudence pour le présent, et je n’y consens pour l’avenir que sous la condition que M. Haukehurst se sera d’abord fait un nom dans la littérature. Il paraît avoir du talent.

— Oh ! oui, en vérité, cher papa, s’écria la jeune fille charmée de cet éloge de son amoureux, il a plus que du talent. Je suis sûre que vous diriez comme moi si vous aviez le temps de lire son article sur Mme de Sévigné.

— Je ne doute pas qu’il ne soit très-remarquable, ma chère, mais je me soucie fort peu de Mme de Sévigné.

— Ou bien son essai sur la vie de Bossuet.

— Ma chère enfant, je ne sais même pas ce que c’était que Bossuet. Tout ce que je veux de M. Haukehurst, c’est qu’il s’assure un renom suffisant avant qu’il vous fasse sortir de cette maison. Vous avez été habituée à un certain genre de vie, et je ne puis pas admettre que vous soyez exposée à la pauvreté.

— Mais, cher papa, la pauvreté ne m’effraie pas du tout.

— Je le comprends, ma chère, vous n’avez jamais été pauvre, répliqua froidement Sheldon ; mais la pauvreté et moi avons jadis voyagé de compagnie ; je la connais et je ne désire pas la rencontrer de nouveau. »

Sheldon devint silencieux ; ces derniers mots avaient été adressés à lui-même plutôt qu’à Charlotte, et les pensées qui les accompagnaient semblaient ne lui être rien moins qu’agréables.

Charlotte était assise en face de son beau-père, attendant qu’il reprît la parole ; elle regardait les volumes richement reliés qui apparaissaient derrière les portes vitrées de la bibliothèque et se demandait si jamais personne en avait lu un seul.

« Je voudrais bien relire les romans de ce cher sir Walter Scott, pensait-elle, il n’y a jamais eu de roman plus charmant que la Fiancée de Lammermoor, et je ne crois pas qu’on puisse se lasser de le lire ; mais demander la clef de cette bibliothèque à M. Sheldon n’est pas chose possible. Je crois que ses livres sont des éditions spéciales qui ne sont pas destinées à être lues. Je serais curieuse de savoir si ce sont de vrais livres ou simplement des décors mis par le tapissier. »

Puis, son imagination se mit à vagabonder vers ce charmant modèle de cottage, où elle et Valentin iraient demeurer lorsqu’ils seraient mariés. Elle ne cessait de remeubler ce cottage. Elle le construisait et le reconstruisait, suivant le caprice du moment. Tantôt il devait avoir des fenêtres arquées, tantôt des croisées dans le style du temps d’Élisabeth ; ce devait être le plus simple, le plus original des cottages, entouré de rosiers, avec des fenêtres à coulisses, et une épaisse toiture en chaume. En cet instant, elle s’amusait à composer une petite bibliothèque pour Valentin, en attendant que Sheldon reprît l’entretien. Il aurait d’abord tous ses livres favoris à elle, cela allait de soi, et on les ferait relier de la plus élégante façon. Elle voyait déjà les petits volumes soigneusement rangés sur les tablettes en bois de chêne sculpté, que Valentin achèterait d’occasion. Elle se voyait elle-même, au bras de son mari, courant les marchands de bric-à-brac, à la recherche d’une bonne occasion. Ah ! que de bonheur, que de délices dans cette pensée ! Et combien peu, hélas ! de tous ces rêves brillants se trouvent réalisés sur la terre ! Et même sont-ils accomplis dans le ciel, ces rêves de bonheur parfait ?

Sheldon leva enfin les yeux. Mlle Halliday remarqua en elle-même que son visage semblait contracté, à la froide clarté du soleil d’hiver ; mais elle savait combien sa vie d’affaires était dure et elle ne fut pas surprise de voir qu’il avait mauvaise mine.

« J’ai quelques mots d’affaires à vous dire, Charlotte… et j’ai besoin que vous m’écoutiez avec attention.

— Je le ferai avec plaisir, papa ; mais je n’entends absolument rien aux affaires.

— Je ferai mon possible pour simplifier les questions. Je présume que vous savez combien d’argent a laissé votre père, y compris les sommes pour lesquelles il avait fait assurer sa vie !

— Oui, j’ai entendu dire à maman que c’était dix-huit mille livres. Je hais l’idée de ces assurances ; il semble que ce soit le prix de la vie d’un homme, n’est-ce pas vrai ? C’est certainement une manière d’envisager la question peu digne d’un homme d’affaires, mais je ne puis supporter la pensée que nous avons reçu de l’argent par le fait de la mort de papa. »

Ces réflexions étaient trop sentimentales et trop banales pour que Sheldon y fît attention ; il continua avec cette voix froide et dure particulière aux commis, aux acheteurs, et aux vendeurs de rentes ou d’actions, à qui il avait affaire.

« Votre père possédait dix-huit mille livres. Cette somme a été laissée à votre mère sans aucune condition. Lorsque votre mère s’est mariée avec moi sans conventions particulières, cet argent est devenu ma propriété au point de vue légal, pour en faire bon ou mauvais usage, à ma volonté. Vous savez que j’en ai tiré bon parti et que votre mère n’a jamais eu à se repentir d’avoir eu confiance dans mon honneur et ma loyauté. Le moment est venu où cet honneur va être plus sérieusement éprouvé. Vous n’êtes pas en droit de prétendre même à un shilling de la fortune de votre père.

— Je sais cela, monsieur, s’écria vivement Charlotte ; Valentin le sait également, et, croyez-moi, je ne m’attends pas…

— J’ai à régler les choses avec ma propre conscience aussi bien qu’avec vos droits… vos droits naturels, ma chère Charlotte, dit solennellement Sheldon. Votre père vous a laissée sans le sou, mais mon honneur me commande de réparer son imprudence. J’ai en conséquence, préparé un acte de donation par lequel je vous transfère la propriété de cinq mille livres placées en ce moment en actions de la Banque Unitas.

— Vous allez me donner cinq mille livres ! s’écria Charlotte stupéfaite.

— Sans aucune réserve.

— Vous voulez dire sans doute que vous me donnerez cette fortune quand je me marierai, papa ? dit Charlotte en l’interrogeant.

— Je vous la donnerai immédiatement, répliqua Sheldon. Je désire que vous soyez complètement indépendante de moi ou de mon bon ou mauvais vouloir. Vous comprendrez alors que, si j’insiste sur la nécessité d’un délai, je le fais dans votre intérêt et non dans le mien. Je désire vous faire sentir que, si je fais obstacle à votre mariage immédiat, ce n’est pas avec l’intention de différer le moment de vous compter votre dot.

— Oh ! M. Sheldon !… oh ! papa !… vous êtes plus que généreux… vous êtes noble ! Ce n’est pas que je tienne à l’argent. Oh ! croyez-moi, il n’y a au monde personne qui y tienne moins que moi ; mais votre générosité me touche jusqu’au fond du cœur. Oh ! je vous en prie, laissez-moi vous embrasser comme si vous étiez mon propre père revenu à la vie pour me protéger et me guider. Je vous croyais froid, intéressé… J’ai pu vous méconnaître à ce point… »

Elle courut à lui, jeta son bras autour de son cou, avant qu’il pût s’en défendre, et approcha sa jolie bouche rose de ses joues sèches. Son cœur débordait d’une pure émotion, sa figure était épanouie, elle était heureuse de reconnaître que le mari de sa mère était meilleur qu’elle ne l’avait jugé. Mais, à sa grande surprise, il l’éloigna de lui rudement, presque brutalement, et en le regardant, elle le vit plus sombre qu’il ne lui était jamais apparu. Colère, terreur, peine, remords, elle ne savait ce que pouvait être, mais l’expression en était si horrible qu’elle recula épouvantée et retomba lourdement sur sa chaise toute tremblante.

« Vous m’avez effrayée, M. Sheldon, dit-elle faiblement.

— Pas plus que vous ne m’avez effrayé moi-même, répondit l’agent de change, en s’approchant de la croisée près de laquelle il se tint, cachant sa figure à Charlotte. Je ne croyais pas qu’il y eût en moi autant de sentiment.

— Est-ce que je viens de vous fâcher ? demanda avec hésitation la jeune fille stupéfaite du brusque changement de façons de son beau-père.

— Non, je ne suis pas en colère. Je ne suis pas habitué à ces fortes émotions, répliqua Sheldon d’un ton saccadé, je ne puis pas les supporter. Je vous en prie, évitons toute explication sentimentale. Je tiens à faire mon devoir simplement et en homme d’affaires. Je ne demande pas de reconnaissance. Les cinq mille livres sont à vous, et je suis satisfait de voir que vous trouviez cette somme suffisante. »

Mlle Halliday ne fut pas du tout émerveillée de l’idée d’avoir subitement en sa possession cinq mille livres : elle fut beaucoup plus impressionnée par le nouvel aspect que donnait au caractère de Sheldon sa conduite de ce jour. Ses pensées, constantes sur un point, autant que l’aiguille vers le pôle, se reportèrent vers son amant : elle se mit à penser à l’influence que cette fortune pourrait avoir sur ses projets d’avenir. Il pourrait aborder le barreau, travailler, étudier dans les beaux appartements du Temple avec leurs grandes croisées donnant sur la Tamise, et lire le soir des livres de loi, dans le cottage, pendant un petit nombre de délicieuses années, après lesquelles il ne pouvait manquer de devenir lord Chancelier d’Angleterre. Qu’il pût dévouer à ses concitoyens, dans une simple cour de justice, une intelligence et un génie comme les siens et ne pas s’asseoir, en définitive, sur le sac de laine, était une éventualité que ne pouvait pas admettre Mlle Halliday. Ah ! que ne pourrait-on pas acheter pour lui avec cinq mille livres ! Le cottage se transformait en château ; la petite armoire aux livres était remplacée par une bibliothèque que celle de lord Brougham pouvait seule égaler ; un noble coursier attendait à la porte vitrée du vestibule pour transporter Mme Haukehurst à Temple Bar. Tout cela avant que l’aiguille aux minutes de la petite pendule de Sheldon eût passé d’un chiffre à un autre, si grande était l’aptitude de la pauvre enfant à construire des châteaux en l’air.

« Dois-je parler à maman de notre conversation ? demanda-t-elle après un moment.

— En vérité, non, répliqua Sheldon d’un ton pensif. Ces arrangements de famille ne peuvent être tenus trop secrets. Votre maman est un peu causeuse, et comme nous n’avons pas besoin que personne connaisse le montant exact de notre fortune, il vaut autant laisser les choses comme elles sont. De plus, vous ne désirez pas sans doute que M. Haukehurst en soit instruit ?

— Pourquoi non, papa ?

— Pour plusieurs raisons. La première et la principale est qu’il doit être agréable pour vous d’être sûre qu’il est complètement désintéressé. Je lui ai dit que je vous ferais don de quelque chose, mais il a pu comprendre que ce quelque chose voulait dire une couple de centaines de livres pour meubler votre maison. En second lieu, il ne faut pas oublier qu’il a été élevé à mauvaise école, et que le meilleur moyen pour lui apprendre à connaître ses propres forces est de lui laisser la pensée que son travail est la seule chose sur laquelle il puisse compter. Je lui ai assigné une tâche. Lorsqu’il l’aura accomplie, il vous aura vous et vos cinq mille livres. Jusque-là, je vous engage fortement à garder le secret.

— Oui, répondit Charlotte pensive, je crois que vous avez raison. Il m’eût été bien agréable de lui faire connaître votre bonté ; mais je veux être tout à fait sûre qu’il m’aime pour moi-même… du commencement à la fin… sans aucune réserve, oui, sans la plus petite réserve.

— Cela est très-sage, » dit d’un ton décidé Sheldon.

Ce fut ainsi que se termina l’entrevue.

Le lendemain, de bonne heure, Charlotte accompagna son beau-père dans la Cité, et elle assista à une petite jonglerie commerciale de signatures et de contre-signatures qui dépassa tout à fait sa compréhension. Après ces formalités accomplies, on lui dit qu’elle était propriétaire de cinq mille livres en actions de la Banque Unitas, et que le dividende auquel ces actions auraient droit de temps à autre, lui serait remis pour qu’elle en disposât à sa guise.

« Le revenu que produira votre capital sera plus que vous ne pourrez dépenser tant que vous demeurerez chez moi, je vous engagerais donc fortement à placer ces dividendes à mesure que vous les toucherez, de manière à accroître le capital.

— Vous êtes si bon et si prévoyant, que je serai toujours heureuse de suivre vos avis. »

Elle était vivement impressionnée de la bonté de l’homme que sa pensée avait accusé.

« Comme il est difficile de comprendre ces gens réservés et positifs, se dit-elle à elle-même. Parce que mon beau-père ne parle pas sentiment, je me suis imaginé qu’il était dur et égoïste, néanmoins il s’est montré aussi capable de faire une noble action que s’il eût été l’homme le plus poétique du monde. »

L’on avait dit à Mme Sheldon que Charlotte allait dans la Cité pour faire choix d’une nouvelle montre pour remplacer le petit joujou de Genève, qui avait fait ses délices pendant son séjour à la pension ; et comme Charlotte rapporta à la maison un chronomètre des plus coquets et des plus complets de fabrication anglaise, la simple Georgy accepta tout bonnement l’explication.

« Charlotte, vous devez reconnaître que votre beau-père est la bonté même dans bien des circonstances, dit Georgy, après avoir examiné la nouvelle montre avec admiration. Quand je pense avec quelle indulgence il a agi dans cette affaire avec M. Haukehurst et combien il s’est montré désintéressé à propos de votre mariage, je suis vraiment disposée à le considérer comme le meilleur des hommes. »

Georgy dit cela d’un air de triomphe ; elle pouvait oublier qu’il y avait des gens qui avaient dit du mal de Philippe et avaient prophétisé d’inexprimables malheurs pour elle-même et pour sa fille, malheurs qui la puniraient de l’imprudence qu’elle avait commise en se mariant une seconde fois.

« Il a été réellement très-bon, maman, répliqua gravement Charlotte, et croyez que je lui suis sincèrement reconnaissante. Il n’aime pas les phrases sentimentales, mais il sait, j’espère, que j’apprécie à sa valeur toute sa générosité envers moi. »