Les Sables mouvants/2/3

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 119-139).

III

Aux fêtes de Pâques, les Houchemagne pendirent la crémaillère.

D’abord, ils avaient décidé de n’avoir qu’Addeghem et les Fontœuvre. Mais ensuite il pensèrent à ce pauvre Nugues qui, si gentiment, leur avait découvert cette maison. Juliette Angeloup et Nelly Darche s’étaient aussi donné de la peine pour eux. On ne pouvait manquer à les inviter. Et ils en vinrent aussi à prier le ménage Vaupalier, qu’ils voyaient souvent quai Malaquais, avec miss Spring et Blanche Arnaud. Justement madame Trousseline était arrivée de Saintes pour passer les vacances à Paris, avec sa grande Hélène qui allait avoir quatorze ans. Ainsi la réunion devait être complète.

On entrait par l’hôtel de la rue Visconti ; on en traversait la cour ; au fond, il y avait un porche qu’on franchissait ; et tout de suite, c’était un jardin peuplé de vieux arbres, acacias et marronniers, au milieu desquels s’élevait le pavillon de pierre grise. Quand Addeghem, suivi de la bande des artistes auxquels il avait donné rendez-vous dans un café du boulevard Saint-Germain, pénétra dans ce jardin, il eut des cris, des exclamations. de surprise, d’enthousiasme, un délire. Comme il arrive souvent à Paris, le printemps avait été hâtif ; les marronniers étaient fleuris. Un feuillage léger commençait à vêtir les acacias, et, du côté Nord, un beau manteau de lierre verdissait le pavillon. Sur le perron haut de trois marches, et qu’un reflet de soleil couchant rosissait, la charmante Jeanne Houchemagne, dans une longue robe blanche, souriait à ses amis avec un geste si gracieux, un tel mouvement d’accueil dans sa personne entière, que tous s’attendrirent, le cœur amolli, baignés de bien-être, de confiance, de contentement.

— Est-ce beau, hurlait Addeghem en levant au ciel ses grands bras, est-ce pur, est-ce serein ! Ah ! quel tableau ! quelle maison ! quelle vie divine !

On le regarda : il était rouge et pleurait pour de bon, avec de grosses larmes qui se perdaient dans sa moustache broussailleuse. Alors Jeanne lui proposa un tour de jardin. Juliette Angeloup, bien fatiguée par l’âge et qui, avec ses cheveux ras et son faux-col, ressemblait à un notaire vieilli qui aurait mis une jupe, avait pris le bras de Nelly Darche. Blanche Arnaud et l’Anglaise accaparaient madame Houchemagne. La jeune madame Vaupalier, l’ancien modèle si connu sous le nom de Dudu, ouvrait de grands yeux tout en parcourant les allées, trouvant joliment drôle que des gens riches fussent venus se loger dans ce trou de silence qui ressemblait à un couvent. Vaupalier échangeait avec Pierre Fontœuvre ses impressions sur les valeurs des feuillages. Quant à Nugues, on voyait partout à la fois sa longue chevelure rousse, sa barbe rutilante et son éternel complet de velours bleu ; il montrait les angles des murs, chaque tronc d’arbre, le lierre du pignon, le cintre des fenêtres, jusqu’à un plant de primevère égaré dans ce jardin trop ombreux et humide pour produire des fleurs. Il se donnait des airs, ayant trouvé cette maison, d’en être le propriétaire ; il la vantait, la mettait en valeur comme s’il eût été chargé de la vendre.

— Monsieur Addeghem, dit Jeanne, voulez-vous maintenant visiter l’intérieur ?

Et, après un premier tour dans le jardin, elle entraîna ainsi tout son monde vers la maison. Au rez-de-chaussée, avec la salle à manger, était un petit parloir où Jeanne résidait d’ordinaire l’après-midi. On l’avait meublé simplement de sièges légers, de petites tables, et tout autour, jusqu’à la hauteur de la cimaise, courait un rayonnage où la jeune femme avait rangé ses livres favoris. Aux murs, des photographies choisies reproduisaient les « chers chefs-d’œuvre » de la maîtresse du logis. C’est là que la famille Fontœuvre, arrivée dès cinq heures, s’était installée en compagnie d’Houchemagne. Et il y avait près de la cheminée, où l’on avait fait flamber quelques brassées de bois, un grand bonhomme voûté, au visage large, hâlé, ridé, fripé, rasé, qu’éclairaient deux yeux bridés et spirituels. Ses larges épaules tendaient un gros paletot de drap brun, et il étalait sur ses genoux deux mains noueuses et calleuses. C’était le père de Nicolas.

À l’entrée de toute cette société, il se leva sans embarras, en vieux vigneron cossu qui, sans être riche, a toujours été le maître de sa terre. Et, tout en distribuant aux gens à qui Nicolas le nommait, de silencieuses poignées de main, il regardait son fils, son point d’appui, sa fierté, sa gloire. Il valait bien quelque chose auprès de tous ces beaux messieurs, puisque c’était lui qui avait fait ce gaillard qui les surpassait tous.

Comme son mari était maintenant entouré par la bande qui ne tarissait pas sur les charmes de cette maison de poète, Jeanne, affectueusement, vint s’asseoir près de son beau-père pour lui donner des explications sur les invités. Madame Trousseline l’observait, l’écoutait. Qu’elle était bonne et gracieuse pour ce vieillard rustique ! De temps à autre elle posait sa main fuselée sur la grosse patte velue du vigneron.

— Père, vous voyez bien cette grosse dame à cheveux courts, c’est une femme peintre ; et cette autre plus jeune, père, si simple de mise, Nicolas l’apprécie beaucoup…

Le vieux hochait la tête d’un air digne. Il se surveillait pour parler peu ; d’ailleurs, il était béat, transporté tout vivant dans un paradis anticipé, jouissant de cette belle maison qui était celle de son enfant, de cette angélique jeune femme, pareille à une princesse de contes de fées, qui était la femme de son enfant, de cette considération que tout ce monde parisien portait à son enfant. C’était comme la récompense de toute une vie laborieuse et probe, qui ne l’étonnait pas trop, car il la trouvait juste, mais qu’il savait apprécier. La seule chose qui lui manquât était que ses voisins et parents, les cultivateurs de Triel, de Vaux ou de Chanteloup, ou même les bourgeois du pays, le vissent assis là, dans ce salon délicat, avec sa bru à ses côtés, vêtue d’une si belle robe, et qui l’appelait Père d’une voix si tendre et si fine. Jeanne y mettait en effet une intention touchante. Et elle avait envie d’embrasser le bonhomme quand elle pensait que ces grands bras musclés avaient porté et bercé Nicolas tout petit, qu’ils avaient peiné vingt ans dans les vignes pour le nourrir, l’élever, l’entretenir à Paris, jeune homme…

Et madame Trousseline songeait à son beau-frère, M. de Cléden, si hautain, si fier de sa race, dont la noblesse remontait au xiiie siècle, dont les ancêtres avaient frayé avec les rois, qui portait en lui tous les signes du chef dont le seul effort fut de commander. Et elle qui avait tant vécu, qui avait vu tant de fois la mort à son foyer et qui connaissait le néant des vanités humaines, se disait, émue :

— Chère petite Jeanne ! chère petite Jeanne !

Cependant Hélène, petite brune maigriote, au plein de l’âge ingrat, infiniment moins jolie que Marcelle, mais plus vivante, ayant demandé à cousine Jeanne qu’on visitât le pavillon tout entier, Nicolas emmena la bande vers le premier étage. Dans l’escalier, dix-huit personnes parlaient à la fois, s’émerveillant, se récriant. Oh ! ces vieilles marches de pierre ! Oh ! cette rampe de fer forgé ! Et cet œil-de-bœuf encadré de lierre !… Mais la voix aiguë et britannique de miss Spring se faisait entendre par-dessus tout le concert :

— Oh ! dear ! je ferai un tableau, véritablement, avec cet escalier tout nu. Et quelqu’un viendra d’en descendre les degrés : une femme, partie pour toujours. On ne la verra pas, mais je veux que le public ait le cœur si serré en regardant cet escalier vide !

Déjà Addeghem était au palier où il tonitruait ;

— Saluons, mes enfants, voici le sanctuaire du génie !

Puis, plus intimement, pendant que les dames allaient soulever la guipure des rideaux pour se rendre compte de la vue qu’on avait sur le jardin :

— Ah ! mon petit Houchemagne, je suis content de voir cela avant de m’en aller un grand talent, un grand amour, un grand bonheur, et votre gloire qui va croître comme une fleur magnifique grâce à ce triple élément !…

— Bah ! dit Nicolas en riant de son bon rire puéril, tout cet arrangement, cette coquetterie des choses, c’est pour Jeanne. Pour moi, vous savez ce qu’il me faut : deux chaises de bois blanc, une table à tréteaux et un chevalet.

Mais aussitôt, comme s’il avait craint de déprécier ce que sa femme avait apporté dans sa vie, de paraître ingrat :

— Ne croyez pas cependant que je boude au bien-être, à la sécurité que je dois à Jeanne. Tout cela servira mon art, et je me sens une liberté extraordinaire pour travailler, aujourd’hui que je n’ai à regarder ni au temps, ni aux dépenses de modèles, ni aux dimensions des toiles. J’ai l’esprit tranquille, le cœur satisfait, sans compter la vision constante de la beauté de ma femme, qui me rappelle sans cesse aux règles de l’esthétique immortelle.

— Et que faites-vous maintenant ? interrogea le critique.

À cette question, Vaupalier et Nelly Darche se rapprochèrent ardemment, les yeux braqués sur les lèvres d’Houchemagne. Les premiers tableaux exposés chez Vaugon-Denis décelaient un talent. si singulier, des conceptions tellement contraires aux leurs, que les confrères se demandaient ce que « sortirait » un tempérament pareil. La légende du repos des deux années leur donnait à réfléchir. Plusieurs restaient sceptiques, concluaient à l’impuissance, entre autres Vaupalier, Nugues, Fontœuvre. Mais, comme toujours, les femmes avaient la foi. Et, à son tour, Juliette Angeloup s’avançait, soutenue par Blanche Arnaud, toutes deux enthousiastes d’avance, prêtes à s’emballer pour le seul projet que Nicolas allait leur révéler.

Lui fit un geste évasif :

— Oh ! je prépare seulement des esquisses pour une composition que j’ai en tête depuis des années, que j’ai mûrie en Italie. Puis, ouvrant une porte :

— Tenez, voici la chambre d’amis.

Mais ce n’était pas des chambres que les invités étaient curieux. À peine jetèrent-ils un coup d’œil à celle de Jeanne et de Nicolas, d’un archaïsme si pur avec les meubles que M. de Cléden avait envoyés du château de Sibiril. Le père Houchemagne était entré tout droit dans la salle de bain, et, stupéfait, se faisait expliquer, par sa belle-fille, le système de chauffage quand madame Vaupalier formula tout haut le désir de tous :

— Et l’atelier, monsieur Houchemagne, il est au second ? nous allons le voir maintenant ?

Mais Nicolas rougit. Il parut se troubler une minute et dit :

— Oh ! non, madame, ce n’est pas intéressant.

— Comment ! rugit Addeghem, pas intéressant ! et vos cartons, et vos esquisses, et toute la genèse du chef-d’œuvre que nous verrions là, avec vos tâtonnements, vos hésitations, vos recherches, vos coups de génie ? Pas intéressant ! Malheureux, qui croyez-vous donc être ?

Mais Houchemagne, gêné, balbutia :

— S’il vous plaît, mon cher maître, nous ne monterons pas. C’est un coin intime, cela, je ne peux pas, je ne peux pas le montrer.

Un « ah ! » de désappointement se propagea dans toute la bande. Vaupalier et Nugues frustrés dans leur attente, Blanche Arnaud et miss Spring surtout qui se pourléchaient depuis une heure dans une expectative de gourmandise artistique, étaient consternés. Mais Nelly Darche avait entraîné Juliette Angeloup à l’écart. Son idée était qu’il devait y avoir là des études sur madame Houchemagne, qui était sûrement un modèle incomparable, des études d’un genre tel que le mari ne pouvait pas les exhiber. Et elle citait tous les artistes qui avaient peint ainsi la nudité de leurs plus belles maîtresses. Baissant tout à fait le ton, elle rappela même ce que tout le monde savait de Vaupalier, qui s’était servi de Dudu, sa femme légitime, pour ses Baigneuses du dernier Salon.

La charmante Jeanne, qui voyait tous ses hôtes chagrinés par le refus de son mari, se mit à l’excuser. Il ne fallait pas lui en vouloir. Il y avait chez lui, pour toutes les choses touchant son travail, une délicatesse ombrageuse, une véritable pudeur. Il lui fallait se cacher pour peindre. À peine la souffrait-il, elle, près de lui. Quant aux essais qui constituaient son procédé de composition, les exhiber, c’était faire montre de son douloureux enfantement, et il s’y refusait. Oui, lui si franc, si ouvert, qui disait avec tant de simplicité les moindres idées de son cerveau, devait dissimuler son ceuvre jusqu’à l’instant du parachèvement. Et encore lui fallait-il alors des combats avant de se l’arracher de lui-même pour la livrer au public. Chez Vaugon-Denis, lors de son exposition, quand toutes ses toiles s’étaient trouvées sous les yeux des visiteurs, il avait enduré un martyre. C’est que personne ne s’exprimait dans son art comme son cher Nicolas. Laisser voir l’acte de son travail, c’était mettre à nu son âme même. Non, même à l’ami le plus cher il ne donnerait pas ce spectacle, ni celui du lieu où s’accomplissait le labeur. Il n’avait jamais compris qu’un peintre pût recevoir dans son atelier, y introduire non pas seulement des intimes, mais des étrangers, le vulgaire, la foule, à qui il était loisible de suivre ainsi, sur la toile, les traces de son effort.

Elle expliquait ainsi Houchemagne avec tant de suavité, de respect, qu’un peu fâchés d’abord, ses hôtes, qu’en causant elle reconduisait dans la salle à manger, se rendaient peu à peu à sa grâce persuasive. En effet, Houchemagne était ainsi. Une originalité de plus, pensait-on.

La nuit était venue. On s’attabla, non sans quelque tumulte. Ce fut Jeanne qui prit d’abord la parole. Elle était très intimidée. C’était la première fois qu’elle recevait, et elle n’était rien moins que maîtresse de maison, incapable de commander à une cuisinière, d’organiser même un savant repas ; aussi réclamait-elle l’indulgence de ces bons amis. Pour Nicolas, la belle ordonnance du dîner l’inquiétait peu avec une confiance puérile en tous ceux qui étaient là, il traversait un moment de joie radieuse à se voir entouré de tant de sympathies, et bavardait de mille choses insignifiantes. Puis, comme on le félicitait encore sur les charmes de sa maison, il dit que c’était à Nugues que devaient aller tous les compliments. Alors Juliette Angeloup fit rire tout le monde en lançant à ce dernier :

— Quand je me marierai, mon garçon, je vous chargerai de trouver l’appartement.

C’était fini ; elle ne pouvait plus peindre. L’an passé, une attaque de rhumatisme l’avait saisie aux mains. Impossible de remuer même deux doigts. Et elle montrait à Jenny la déformation de ses phalanges tordues.

Voyez, ma petite Fontœuvre, et mettez une brosse là dedans si vous pouvez. Bon sang ! n’est-ce pas triste à mon âge ! Je n’ai que soixante-douze ans, après tout, et je ne me suis jamais senti tant d’idées ; oui, des idées à garnir de fresques les murs de Notre-Dame !

Elle avait beau faire la brave, des larmes lui montaient aux yeux quand elle songeait à son oisiveté. Elle avait toujours d’énormes besoins. d’argent, et la comtesse Oliviera, dont elle commençait à s’avouer la mère, et qu’elle voyait ouvertement, était à la veille de divorcer et de se trouver peut-être sans ressources. Puis, elle avait aimé son métier avec passion, avec folie. Elle avait peint ses fleurs, ses fruits, ses Amours, ses fraîches figures de jeunesse, comme d’autres femmes brodent toute leur vie, dans une délectation, d’éternelles bandes de dentelle ; et la retraite pour elle était la déchéance finale.

Mais à peine avait-elle parlé que le petit Vaupalier, légèrement persifleur, releva sa phrase :

— Des fresques pour Notre-Dame : il faut laisser ce genre de composition à monsieur Houchemagne, mademoiselle.

Jeanne était si belle, si délicieuse, qu’on lui pardonnait son luxe ; et l’on trouvait charmant ce dîner à la bonne franquette, où l’on n’avait rien ménagé, mais où les mets restaient parfaitement simples. Madame Houchemagne, au moins, n’écrasait personne de sa grosse fortune, et on lui en savait secrètement gré. D’ailleurs, elle attribuait beaucoup moins d’importance au repas qu’aux propos qui s’échangeaient alors à table ; et pour mieux tendre l’oreille, elle avait si complètement délaissé la surveillance du service, que madame Fontœuvre, obligeamment, s’était mise à guider de signes les faits et gestes du jeune valet de chambre. Nugues et Vaupalier commençaient à défendre leur idée réaliste de l’art. C’était bête de vouloir définir avec des mots la Beauté ; avait la beauté de la belle marmite et celle de la belle fille. Tout était beau, que diable ! une loque séchant au soleil et tordue par le vent, l’étal d’un boucher avec ses bêtes saignantes, la rue charriant la vie. Tout était digne de remarque, le moindre mouvement, la moindre ligne. Et ils accumulaient à plaisir tous les axiomes de l’école naturaliste pour pousser à bout Nicolas qui maintenant se taisait, occupé de ses deux vieilles voisines, madame Trousseline et Juliette Angeloup. Quand on fut au dessert, comme s’il avait répugné à prendre la parole et ne s’y fût décidé que malgré lui, Houchemagne commença de répondre à Nugues :

— Non, tout n’est pas beau, de même que tout n’est pas bien. Vous voulez peut-être dire que tout peut être matière à peinture ; et en effet, il est intéressant pour le praticien de s’exercer à reproduire toutes les manifestations de la vie, de même qu’il doit étudier l’anatomie, décomposer des mouvements, autopsier les formes ; mais tout cela n’est que le métier, soubassement de l’art. Après tout, peut-être notre différend ne porte-t-il que sur une mauvaise entente des mots. L’art, à mon sens, commence là où il s’arrête pour vous. Alors que vous n’envisagez que la formation de l’artiste, l’acquisition du métier, je place, moi, l’art juste à partir de ce point où le métier est acquis et n’a plus qu’à se mettre au service de l’Idée. L’art est inaccessible et sacré, comme les anciens l’avaient bien compris. Ce sont des prêtres qui doivent l’exercer. Je veux dire que c’est un sacerdoce. Sa fonction est immense dans la vie sociale où il n’est pas un divertissement, mais un enseignement. C’est aux artistes en effet qu’il appartient d’imprimer une direction aux esprits. Ce sont des conducteurs d’hommes. Ils orientent les pensées du peuple par la suggestion de leurs œuvres. Aussi on ne sera vraiment artiste qu’à la condition d’aller chercher ses sources dans ce qu’il y a de plus grand, de plus pur, de plus capable d’émouvoir. C’est pour cela qu’il n’y a eu d’art véritable que dans les époques de Foi, sous l’influence de l’inspiration religieuse. Le mysticisme et l’art sont de même essence. Tous deux nous sortent de la vie apparente pour nous élever à une vie plus intime et plus heureuse, celle de l’enthousiasme, de la joie divine.

Tous les regards étaient sur lui ; il ne convainquait pas tout le monde, mais ces Parisiens aimables, empoignés par toutes les nouveautés, le considéraient avec un intérêt sympathique, comme un prophète de théâtre, un personnage romanesque. Addeghem n’aurait pas détesté que, pour prêcher ses nouvelles théories, il s’affublat d’une robe blanche et se fit un physique inspiré ; néanmoins, tel quel, il séduisait son monde, quoique tout à fait naturel. Il s’interrompit pour offrir des fruits à madame Trousseline qui l’écoutait, les yeux baignés de reconnaissance et d’émoi, et il reprit :

— J’ai eu longtemps l’idée, étant jeune homme, que l’art devrait être exclusivement pratiqué par des moines ; des hommes pliés à une règle sévère, retirés eux-mêmes des laideurs de la vie, travaillant dans une chasteté absolue, l’esprit sans cesse excité par un idéal immatériel. Ne riez pas, mademoiselle Darche ; mon idée n’était pas absurde, et je vous assure qu’elle se défendrait fort bien. Cette confrérie, ces ascètes de l’esthétisme auraient conçu, du fait de leur existence monacale, des formes plus naïves, plus pures, et de regarder ces formes aurait ennobli et purifié le peuple ; car il est habituel à l’homme de se conformer aux images qui l’entourent.

— Mais, sapristi, il me semble que vous ne l’avez pas fondée, votre confrérie ! ne put se retenir de crier la vieille Angeloup.

Houchemagne sourit :

— Non, je me trompais ; pas de moines… Il leur manquerait d’avoir souffert, d’avoir aimé, d’avoir vécu. Il ne suffit pas à l’art d’être divin ; il faut qu’il nous apparaisse tout vibrant d’humanité. Tous les maîtres l’ont compris, et c’est ainsi qu’ils nous ont montré ce qu’il y a de divin dans l’homme, ou ce que nous concevons d’humain en Dieu. Et il est alors nécessaire à l’artiste de vivre complètement, de connaître les grands mouvements de l’âme : la douleur et l’amour.

À cet instant, ses yeux rencontrèrent ceux de Jeanne, et ils se sourirent ineffablement.

— C’est égal, fit Nelly Darche, nous tous, ici, vous nous considérez comme des épiciers.

— Allons donc ! s’écria Houchemagne ; artistes, vous l’êtes mille fois plus que vous ne le croyez ; mais c’est quand vous imaginez l’être le moins que vous atteignez au degré le plus élevé de l’art. On remonta au salon du premier pour prendre le café. Cousine Jeanne avait proposé aux enfants d’aller jouer au jardin, que le clair de lune inondait. Mais François se dit fatigué ; Hélène, qui avait écouté avec passion les théories d’Houchemagne, souhaitait ne rien perdre des causeries, et Marcelle voulait toujours suivre les grandes personnes. Nelly Darche et Vaupalier se penchèrent à une fenêtre d’où l’on voyait les feuillages frissonner sous la brise de printemps ; et Vaupalier montrait à Nelly de jeunes acacias qui avaient poussé longs, flexibles et ondulants ; le vent les secouait avec mollesse ; ils semblaient ivres de plaisir ; et, comme le remarqua le peintre, ils se penchaient d’abord un peu, puis se renversaient en arrière, voluptueusement, comme une femme qui rit et découvre sa gorge. Nelly Darche appela Jenny Fontœuvre pour lui redire le mot de Vaupalier. Madame Vaupalier, qui adorait le café, s’était assise, la tasse à la main, et savourait le breuvage à petits coups, gourmande, les yeux perdus dans le vágue. Juliette Angeloup s’était laissée tomber de tout le poids de sa grosse personne dans une bergère, et fumait des cigarettes au coin de la cheminée. Parfois elle crachait dans le foyer. Et pendant que Nugues et Fontœuvre discutaient à voix basse dans l’embrasure de la seconde fenêtre, démolissant après coup les idées saugrenues d’Houchemagne, Jeanne appela son mari pour lui montrer miss Spring et Blanche Arnaud tristement assises à l’écart. Personne ne leur disait rien. Avec leurs robes démodées, les cheveux filasse de l’une, les cheveux grisonnants de l’autre, leurs mains croisées sur leurs genoux, elles avaient ce soir l’air lamentable de leurs vies manquées. Lorsque Nicolas se fut approché, il leur vit des larmes dans les yeux. Ce fut Blanche Arnaud qui prit la parole :

— Cher monsieur Houchemagne, nous avons du chagrin. Nous avons été très frappées par ce que vous venez de dire à table, et nous voyons bien que nous n’avons rien fait de bon jusqu’ici, que vous devez nous mépriser ; oui, vous nous méprisez…

Et miss Spring :

— Oh ! vous avez si bien dit : « On ne sera vraiment artiste qu’à la condition d’aller chercher ses sources dans ce qu’il y a de plus grand, de plus pur, de plus capable d’émouvoir. » Oh ! dear, c’est si vrai, c’est une doctrine si salutaire, si haute, et moi qui, toute ma vie, n’ai peint que de pauvres petites toiles, des petites chambres, des petites cuisines, rien d’élevé, rien de pur !…

Dans chacune des siennes, Nicolas prit une de leurs mains, et s’asseyant près d’elle :

— Je vous admire, au contraire, je voudrais me mettre à genoux devant vous, parce que seules ici, entendez-vous, seules vous avez su ce qu’était l’art : une partie de son âme, avec tout ce qu’elle a de divin et d’humain, qu’on exprime et qu’on donne. Chère miss Spring, vous avez eu le suprême talent de mettre un poème silencieux dans chacun de vos petits tableaux d’intérieur ; ce n’est point votre habileté à peindre les planchers cirés, les chaises de paille ou de satin, l’étoffe d’un lit défait, qui marque votre génie. Ceci est votre métier, qui est parfait, et ce n’est pas le dernier charme de votre œuvre. Mais ce qui étreint le cœur, quand on médite devant vos toiles, c’est autre chose de mystérieux, le passage des vies humaines qui viennent de disparaître, leur histoire, leurs habitudes, leurs passions, leurs drames. Il y a une âme dans ces choses, une âme troublante qui fait penser, qui donne le goût de la méditation, de la paix, qui accroît la vie intérieure. On est meilleur, miss Spring, quand on a contemplé vos toiles ; et c’est le signe du grand art. Et quant aux portraits de mademoiselle Arnaud où elle dévoile si discrètement en même temps la misère et la noblesse humaines, je les place si haut qu’elle ne voudrait pas me croire si je le disais. Et je défie un homme qui souffre d’aller méditer devant une de vos figures de femme, si mélancoliques et si empreintes de force douloureuse, sans être consolé. Que demandez-vous d’autre, de plus enorgueillissant, insatiable artiste ?

Elles riaient maintenant de plaisir, de bonheur surhumain ; et avec leur grâce mûre, elles balançaient la tête du même mouvement ondulé que, dans le jardin, la brise imprimait aux acacias argentés.

Les convives prirent congé de bonne heure ; ni Addeghem, ni Juliette Angeloup ne pouvaient plus veiller désormais. Nugues, toujours terrifié par l’idée de sa solitude, accompagnait les Vaupalier pensant qu’il y aurait bien, dans un café du boulevard, une station avec bocks à la clef. Les Fontœuvre rentraient pour coucher les enfants ; l’Anglaise et Synovie avaient peur quand elles revenaient trop tard à leur rue d’Anvers. À dix heures, le père Houchemagne s’étant couché, Nicolas et Jeanne se trouvèrent seuls dans le salon ; ils s’assirent l’un près de l’autre en silence ; tous deux remuaient secrètement les idées qu’avait réveillées en eux la profession de foi d’Houchemagne. Celui-ci dit bientôt :

— J’aurais dû me taire : d’abord, je n’ai pas le droit de parler avant d’avoir produit mon œuvre ; puis un artiste ne doit s’exprimer que par son talent. La parole ne lui appartient pas.

— Un artiste est un homme, reprit Jeanne avec sa douceur coutumière, et la parole un besoin humain. Il faut, à certains moments précis, s’épancher soit de ses peines, soit de son espoir, soit de sa foi.

— Jeanne, dit l’artiste, comme s’il eût été pris d’un serrement de cœur, crois-tu que je ferai mon œuvre jusqu’au bout comme elle doit être faite ?

— Certes oui, je le crois, lui dit sa femme en le baisant au front.

— Ah ! murmura-t-il les yeux clos, il faudrait un grand être, un fascinateur, un maître d’hommes pour rénover l’Art, faire justice de l’art matérialiste, comme ils l’appellent dans un horrible contresens d’ignorants, recréer un grand art français, un art pour l’élite, qui ne soit pas inaccessible au peuple, pour faire jaillir de la triste masse démocratique l’étincelle d’un véritable art populaire. Ah ! Jeanne, le beau peuple que nous ferions si, avec notre développement moderne, nous avions seulement le quart de l’inspiration artistique qui soufflait sur la France au Moyen âge, alors que, du moindre artisan jusqu’aux peintres des rois, tous travaillaient le front dans l’idéal, baigné des radieuses visions religieuses. C’était l’époque des cathédrales, Jeanne ; est-ce que nous ne referons plus jamais de cathédrales, plus jamais ?…

Un sanglot lui sortit de la poitrine. Il était pris d’une tristesse déchirante en imaginant la laideur matérialiste répandue comme un voile noir, pesant, étouffant, sur le peuple de France ; il regrettait aussi, dans sa passion de beauté, les divines manifestations artistiques d’un temps qui ne devait plus se répéter.

— Ce que je donnerais, répétait-il tout bas, pour savoir qu’il nous naîtra un génie, un génie capable de nous enseigner ! Oui, je perdrais volontiers tout talent, je consentirais à ne plus peindre que des paravents, à être méconnu, ignoré, impuissant, pourvu qu’un autre vienne, ou que Léonard revienne et que l’art refleurisse !

De nouveau Jeanne vint à lui, prit sa main :

— Ce sera toi qui viendras.

Et comme elle le voyait dans une heure d’abattement, pareille à celles qu’il subissait si fréquemment à cette époque, elle alla prendre, parmi les livres qu’elle et Nicolas aimaient, La Légende dorée de Jacques de Voragine, et, l’ayant ouverte, elle se mit à lire d’une voix berçante…