Les Sables mouvants/2/4

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 140-158).

IV

Dans l’année qui suivit, Marcelle, demeurée jusque-là d’une petite taille, grandit démesurément sans lassitude, sans troubles physiques apparents, comme pousse une plante vigeureuse. Elle voulut qu’on cessât de la traiter en petite fille.

La plupart du temps elle ne desserrait pas les lèvres, restait absorbée en des silences paresseux. Jenny Fontouvre disait à son mari :

— Ne remarques-tu pas comme elle est endormie, éteinte ; ce doit être l’effet de la croissance…

Et pendant que les parents béats observaient cette apathie, la vie bouillonnait en Marcelle, mystérieusement, comme ces sources captées qu’on ne connaît qu’en descendant au fond des chambres souterraines. La lune l’attirait toujours. Le soir, alors qu’on croyait la fillette couchée, elle se mettait à la fenêtre, et dans le pan de ciel que découpaient les quatre bâtiments de l’immeuble, elle cherchait les astres, les nuages. Elle aurait voulu voyager, traverser les mers, visiter des pays sans bornes. Ce petit appartement la murait vive, étouffait son exaltation, lui blessait les ailes. Elle se soulevait en pensée jusqu’aux espaces sidéraux, imaginait que des nuages l’y portaient, l’y roulaient. Elle se réveillait bien étonnée de se trouver à cette lucarne, avec le trou noir de la cour devant elle, et aux fenêtres du premier, madame Dodelaud en bonnet de nuit qui arrosait les géraniums de son balcon. Elle aurait voulu que la lune fût une personne. Elle était malheureuse, et nul ne le savait ; si elle l’avait dit à quelque humain, on se serait moqué d’elle, car c’est un adage courant que les enfants jouissent d’un bonheur parfait. Mais un astre compatissant, qui aurait lu au fond d’elle-même, aurait compris son indéfinissable chagrin.

À d’autres moments du jour, elle se blottissait au pied des colonnes du Parthénon, au fond de l’atelier, pour rêver à l’aise. Elle voulait que le monde entier la connût, qu’on parlât d’elle partout, que des foules courussent à son passage. Que ferait-elle pour cela ? Et elle imaginait de tuer un tyran, comme Charlotte Corday, de délivrer la France, comme Jeanne d’Arc, ou d’écrire des vers immortels comme la poétesse Sapho. Et elle se voyait chevauchant un étalon terrible dans le fracas d’une bataille, apparaissant le poignard à la main, toute rouge de sang devant un peuple en délire, ou bien lisant des poèmes inouïs, dans un théâtre colossal, devant une multitude pâmée de surprise.

Parfois cousine Jeanne venait passer l’après-midi, et, pendant que Jenny Fontœuvre peignait, elle se mettait au piano, jouait des nocturnes de Chopin, ou des romances sans paroles infiniment douces et touchantes. Alors Marcelle se blottissait dans le canapé, écoutait en fermant les yeux, et son cœur se gonflait d’une tristesse délicieuse. Elle désirait d’être grande, mariée comme Jeanne et de subir des chagrins tragiques : elle se serait habillée tout en noir, aurait été très pâle, les yeux noyés de larmes. Tout le monde se serait intéressé à elle ; on l’aurait saluée avec compassion, et l’on aurait dit d’elle : « C’est cette jeune femme qui a eu de si grands malheurs… » Et déjà, s’apitoyant sur elle-même, elle devait étouffer les soupirs qui soulevaient sa poitrine, ou retenir ses larmes. Au cours, elle était la plus intelligente, la plus avancée, s’amusant à toutes les leçons, adorant apprendre, bien différente de son frère François qui, à treize ans, redoublait sa cinquième dans son éternelle aversion pour l’effort. Au début de cette année-là, Pierre Fontœuvre s’était avisé de se montrer sévère au reçu d’un bulletin déplorable. Il avait tancé son fils, l’avait même secoué par le bras avec quelque vivacité, et, comme le petit l’énervait par son rire d’indifférence, peu à peu gagné par l’une de ses colères bouillantes d’homme du Midi, il l’avait frappé. Aussitôt, l’attitude ironique de l’enfant s’était métamorphosée. Contenant avec peine l’émoi physique où l’avait mis ce soufflet, blême d’indignation haineuse, tout son orgueil révolté, il avait dit : « Ne recommence pas, ou je me défends ; tu n’as guère le droit d’ailleurs de te montrer implacable, si le travail m’embête, car toi, dans ta jeunesse, tu n’as rien fait. Je te l’ai entendu dire souvent devant monsieur Nugues ou mademoiselle Darche. Tu me parles sans cesse de gagner ma vie ; est-ce que tu la gagnes, toi, la tienne et la nôtre à tous ? Maman est sans cesse à tirer le diable par la queue. J’en saurai toujours assez long pour en arriver là, et si jamais je suis peintre, j’aurai toujours autant de talent que toi, va ! Je sais bien ce que mes camarades disent de toi, au lycée, je les ai entendus : ils disent que tu peins des chevaux de bois ! »

Il se tut, content de ce dernier trait, et assez vengé désormais pour reprendre son petit rire. Le pauvre Fontœuvre aurait bien voulu, sous l’influence du premier mouvement, répondre à ce discours par une vigoureuse correction ; et puis, cette riposte de François, cette manière d’être filiale qui consistait à traiter son père d’égal à égal, l’emplissait d’un étonnement qui frisait l’admiration. Les enfants, après tout, ne sont pas d’une autre espèce que les grandes personnes. Le petit garçon venait de se révéler un homme. Au fond, le père en était fier, et ce sentiment couvrait la blessure de son amour-propre. Nous avons fait du chemin depuis que les Romains avaient droit de vie et de mort sur leur progéniture. On ne gifle pas un enfant intelligent ; Fontœuvre s’était mis dans son tort tout à l’heure. Et son excitation passée :

— Ah ! vraiment, tes camarades disent cela de moi ? Eh bien ! mon petit, raison de plus pour faire en sorte qu’un jour les camarades de tes fils n’en pensent pas autant de toi.

Maintenant ils riaient tous les deux ; l’escarmouche se terminait sans violences, le père et le fils, oubliant tout grief, demeurant meilleurs camarades que jamais. En se quittant ils s’embrassèrent. Pierre Fontœuvre fut très heureux de la manière dont il avait conduit ce petit différend ; il le conta le soir à sa femme.

— Vois donc, lui disait-il, combien les choses se seraient sottement envenimées, si j’avais employé les stupides procédés d’éducation de nos parents. Une inimitié en serait née entre mon fils et moi. Tandis que maintenant, j’ai tout l’avantage : François est au regret de m’avoir peiné. Je suis sûr que désormais il va mordre au travail. Au demeurant, François perdit encore trois places aux compositions suivantes ; mais c’était le moment du Salon, et les Fontœuvre n’en surent rien, ayant complètement oublié de décacheter le bulletin quand il était arrivé. Pierre exposait un bœuf, tout simplement ; Jenny, le portrait de la jeune comtesse Oliviera qui, après son divorce, était revenue chez Juliette Angeloup. C’était une belle grasse de vingt-quatre ans, aux formes de Mauresque, dont la petite Fontœuvre avait tiré un joli parti.

Ce fut au vernissage de ce Salon que Nicolas Houchemagne dévoila au public et aux confrères sa Sainte Agnès. Jeanne n’avait pas commis une indiscrétion ; lui ne s’était jamais confié à aucun ami ; personne ne connaissait, même par supposition, le sujet de son tableau. Et un tel mystère avait enveloppé pendant dix-huit mois la genèse de cette œuvre, que Vaupalier, Nugues et même Fontœuvre assuraient carrément qu’Houchemagne ne faisait rien du tout.

Mais aujourd’hui il les démentait avec son énorme composition : Sainte Agnès recevant l’aveu du fils du préfet de Rome, un des plus gros morceaux des « Artistes français ». Dès une heure, Addeghem arriva, cherchant le tableau de salle en salle, inattentif à tout le reste, pris d’une véritable anxiété à l’idée que peut-être, Houchemagne le décevrait. Sa vue baissait, il déchiffrait péniblement sur le catalogue, les numéros des toiles. C’était le moment des déjeuners parisiens ; les salles étaient désertes, quand deux femmes affublées de cache-poussière gris vinrent à lui dans un empressement fiévreux.

— Cher maître, cher maître, avez-vous vu la Sainte Agnès ?

C’étaient Blanche Arnaud et miss Spring, avec des mimiques d’admiration, d’adoration, de ravissement. Le vieux critique avoua qu’il ne l’avait pas encore trouvée. Alors, elles lui firent rebrousser chemin et l’amenèrent à la galerie du pourtour où, de loin, il reconnut la lumineuse sainte. Un couple seulement s’était arrêté devant le tableau, la femme d’une élégance très recherchée, lui, l’air d’un adolescent. En s’approchant, Blanche Arnaud reconnut Nelly Darche et le petit peintre. Alors, tous les cinq, après l’échange de poignées de main, restèrent un moment le visage levé sur la toile, muets, surpris, analysant l’œuvre.

La peinture grasse, riche comme la vie, qu’Houchemagne avait employée dans son exposition de chez Vaugon-Denis, reparaissait ici en pâte plus copieuse, plus profonde. On ne sentait aucun procédé, l’artiste semblait avoir peint sans effort, naturellement, comme Rubens, comme le Titien.

Ce n’étaient pas des mois perdus que ces mois d’Italie où Nicolas, dans une inaction apparente, s’était repu de chefs-d’œuvre. Il était revenu en pleine possession de son métier, avec une « facilité » de génie, une facilité qu’on n’avait connue chez aucun maître depuis Ingres. La petite sainte enfant, aux airs de colombe, était assise, en tunique blanche, et le jeune Romain passionné, qu’on devinait vibrant de désir, s’arrêtait pétrifié par la réponse qu’il entendait sortir de ces lèvres suaves. Cette réponse, le spectateur l’entendait presque, tant la vierge, tranquille en son immobilité hiératique, exprimait par tout son être la Parole. Ses lèvres, pour un peu auraient bougé. Et au bas de la toile, Houchemagne avait fait écrire cette légende :

À treize ans, elle fut aimée par le fils du Préfet de Rome qui la voulut en mariage ; mais elle lui répondit : « Depuis longtemps je suis fiancée à un époux céleste et invisible. Mon cœur est tout à lui ; je lui serai fidèle jusqu’à la mort. En l’aimant je suis chaste ; en l’approchant je suis pure ; en le possédant, je suis vierge. Celui de qui je suis la fiancée est le Christ que servent les Anges. »

En parlant, elle regardait, avec des yeux de petite fille, qui ne connaît aucun trouble, l’homme qui l’aimait. Elle souriait presque. Mais lui, ravagé par l’amour, et qui, ayant d’un seul coup la révélation d’un monde inconnu, comprenait soudain à quel point cette proie convoitée était inaccessible, représentait vraiment le désespoir humain. Et cette douleur, il ne l’exprimait pas en gestes ; à peine une petite flexion des larges épaules indiquait-elle l’accablement physique de la souffrance morale. Il ne bronchait pas, écoutant stoïquement sa sentence ; mais dans le profil de cet homme on voyait l’étonnement produit par la douleur, et dans tout son corps quelque chose d’intraduisible et d’infiniment émouvant qui rendait tangible sa révolte.

— Quelle scène, hein ! disait Addeghem ; pauvre bougre ! on le plaint, n’est-ce pas ?

Et miss Spring :

— Oh ! dear ! et cet ameublement, ces tables, ces tapis, et voyez, dans le fond, cette fresque ; c’est si exact, si documenté !

Et Blanche Arnaud :

— Non, la merveille, c’est cette chère petite. sainte. Comprenez-vous, cette lumière qui émane d’elle, c’est là le truc qui la rend céleste, car c’est une belle enfant, bien en chair, pas mièvre pour deux sous, pas diaphane, pas éthérée. Seulement sa spiritualité est indiscutable ; elle a un éclat divin ; n’avez-vous pas remarqué que l’éclairage venant en ce sens, d’arrière en avant, la lueur de son corps projette néanmoins par ici l’ombre de son escabeau ?

— Et pour l’arrangement des couleurs reprenait Nelly Darche, bien qu’à mon sens elles ne chantent pas suffisamment, vraiment, il n’y a pas ça à reprendre.

— Oh ! dear ! bégaya tout à coup miss Spring, le voilà, c’est lui, monsieur Houchemagne !

En effet, il montait l’escalier avec la famille Fontœuvre, qui l’avait amené là de force. Addeghem, se retournant, les reconnut au milieu de plusieurs groupes qui arrivaient. Sa femme le soutenait par le bras. Il paraissait consterné. Il fallut tout l’enthousiasme d’Addeghem, qui vint au-devant de lui avec sa bande, pour le rasséréner un peu. Ils s’assirent tous sur une banquette en face du tableau. Nicolas, dans une amertume indicible, prononça :

— Ah j’avais rêvé autre chose que cela !

— Oh ! monsieur Houchemagne ! fit Blanche Arnaud en lui prenant la main et sans en dire davantage.

Et Addeghem protestait. Non, non, on ne pouvait faire mieux. C’était l’équivalent des plus incontestés chefs-d’œuvre. Il voyait déjà Houchemagne comme le maître du jeune siècle. Quel dommage que lui fût si vieux. Ah ! seulement dix ans de vie, et il serait témoin d’une gloire radieuse.

— Tiens, découvrit tout à coup Nelly Darche, la sainte Agnès ressemble à Marcelle. Et elle prit par le bras la petite fille, trop grande pour ses douze ans, et voulut l’amener devant la toile pour comparer les deux visages. Mais dans un piétinement lent, une dizaine de personnes étaient venues jusque-là et s’étaient arrêtées, séduites. Bientôt il en vint d’autres. Alors Houchemagne avoua :

— Oui, il y a dans la construction du visage un peu de Marcelle. C’est venu tout seul quand j’ai voulu donner à ma figure la marque même de l’enfance.

Tous les yeux se braquèrent sur la petite fille. Houchemagne indiqua du doigt le contour, d’une délicatesse incomparable, des joues et du menton. Marcelle devint écarlate.

À deux heures, l’escalier peu à peu s’emplit. La foule arrivait. Des groupes se succédaient devant la Sainte Agnès. On entendait des exclamations. Deux critiques discutèrent à voix haute. Houchemagne maintenant s’épanchait, racontait la lente préparation de son œuvre, les quinze figures qu’il avait dessinées préalablement avant de se fixer à celle-là ; les études d’intérieurs antiques qu’il avait faites des yeux à Pompéi ; les stations aux catacombes où il avait cherché la nature de sa petite sainte.

— C’est égal, dit la grande Darche, elle est joliment cruelle. Pourquoi cette inutile vertu, bon Dieu !

Houchemagne bondit :

— Pourquoi ? pourquoi ? mais pour que ce niveau de pureté absolue fût une fois atteint par une âme, pour qu’en sa personne l’humanité se soit une fois haussée jusque-là, et que le souvenir pût en rester dans l’histoire comme une réhabilitation et aussi comme un idéal. Vous voyez bien que mon œuvre est ratée, car si elle avait été selon mon désir, on se serait arrêté conquis devant cette vision de blancheur, la foule aurait eu honte de ses turpitudes, on n’aurait pas demandé pourquoi cette surélévation dans la spiritualité ! Et peu à peu repris par la flamme de sa conception, il contait avec délice l’histoire de sa petite sainte, la colère du Préfet de Rome dont le fils avait été repoussé, l’arrestation d’Agnès. Elle est exposée toute nue dans une maison impure ; aussitôt ses beaux cheveux, retombant sur ses épaules, croissent jusqu’à ses pieds, lui font une tunique soyeuse. Elle est conduite au bûcher ; les flammes s’écartent d’elle et la respectent. Enfin le bourreau lui tranche la tête. Et cela, Nicolas le disait avec des larmes, comme si l’enfant qu’il aimait eût péri là, devant lui, et qu’il eût vu sa petite tête rouler dans un flot de sang.

— Vous permettez ? demandait de temps à autre Addeghem, qui, le stylographe à la main, prenait des notes pour son article du lendemain.

Le succès de Nicolas fut colossal. Il n’eut pas de récompense, car le président du Jury et deux autres membres se trouvant voltairiens, le sujet du tableau leur déplut. Mais ce sujet fut reproduit à l’infini dans les journaux, dans les revues, dans les magazines. Chaque jour des journalistes, heureux de découvrir un chef d’école, venaient sonner au pavillon de la rue Visconti ; on voulait interviewer Houchemagne, « le puissant Houchemagne », comme il fut alors appelé. C’était plaisir de voir créer un genre par quelqu’un qui en avait la force, et Nicolas Houchemagne, affirmaient les critiques, était de taille à supporter l’édifice de son système. Chez les Fontœuvre, on disait quelquefois sans amertume, avec un sentiment d’admiration, presque de surprise :

— A-t-il de la chance, ce Nicolas !

Vers cette époque, Marcelle commença d’avoir des velléités de dessiner. Mais une défiance d’elle-même et la crainte d’être critiquée l’empêchèrent d’en parler à personne. Elle profita d’une absence de sa mère pour copier un tableau de fleurs. Elle fit aussi de petits croquis à la plume, auxquels elle s’appliquait, le soir, dans sa chambrette, à la lampe. Un jour qu’elle avait réussi mieux que de coutume un de ses dessins, elle prit son courage à deux mains et vint à l’atelier où madame Fontœuvre travaillait d’après une petite Anglaise rencontrée dans la rue et qui l’avait enthousiasmée. Marcelle regardait sa mère ; la vocation artistique l’envahissait à cette époque comme un mal sacré qui la faisait souffrir, qui la soulevait au-dessus d’elle-même. La vue de la palette, des couleurs écrasées lui était une volupté, l’aspect du faisceau de brosses lui faisait courir des fourmillements dans les doigts. Il lui semblait que, prenant à cette minute la place de Jenny, elle aurait, sans effort, sans travail, fait un tableau charmant de la petite Anglaise aux cheveux de paille.

Après la séance, elle prononça, la gorge serrée :

— Maman… maman… je voudrais te dire…

Et elle tenait son croquis roulé dans sa main qui tremblait.

Mais madame Fontœuvre n’entendait pas. Revenue à son chevalet après le départ du modèle, elle s’absorbait dans l’examen de son ébauche, étalant du pouce une épaisseur, voyant bien moins la toile peinte que l’image abstraite qu’elle portait en elle.

— Maman, regarde, j’ai dessiné…

— Laisse-moi tranquille, Marcelle, dit-elle avec un mouvement d’humeur, tu vois bien que je suis en plein travail.

La petite fille pâlit, froissa son papier, le jeta dans la cheminée. Elle était affreusement offensée, comme si son mouvement d’abandon, si fugitif, eût été une extraordinaire preuve de confiance et que sa mère l’eût repoussée consciemment. Elle résolut de renoncer à l’art. Et, pendant quelques mois en effet, elle tint bon, se retenant de crayonner, travaillant double au cours avec l’idée de se faire, un jour, institutrice.

Mais le mal sacré la possédait déjà trop fortement. Elle ne rêvait que de peindre, voyait en imagination de belles toiles signées Marcelle Fontœuvre. La poésie des choses commençait à agir sur elle : son goût naissait, et il lui venait cette mentalité des artistes qui n’envisagent les formes, les lignes, les couleurs qu’au point de vue des tableaux possibles. D’ailleurs, la vocation s’exerçait sur elle par mille appels dans le milieu où elle vivait les conversations, les spectacles, tout ce qui lui était familier accroissait sa fièvre. Et il n’était pas jusqu’au bruit de la gloire d’Houchemagne qui ne vint l’exalter encore. Nicolas devenait « le grand peintre », celui qu’une revue étrangère avait appelé le rénovateur de l’école française. Sa peinture avait en effet un caractère national qui éclata particulièrement dans son second Salon, où il exposa un Saint-Louis marquant sa manière définitive. Une de ses théories était que l’artiste doit se conformer le plus possible au génie de sa race, et s’efforcer de faire de sa pensée le prolongement de l’idée de ses pères. Pour cette raison, il s’était attaché à cette délicieuse figure de saint Louis, dont il avait fait tout un chapitre d’histoire de France. C’était un portrait de grande beauté, où il avait réussi à mettre toute la bonhomie, la jovialité délicate, la prodigieuse intelligence en même temps que la majesté religieuse du plus français de nos rois. Si l’année précédente il avait consenti à vendre dix mille francs à un Chilien sa Sainte Agnès, cette fois il refusa les offres d’un Américain qui voulut acquérir son Saint Louis. Sa marotte, disait-il, était que, tant qu’il vivrait, cette œuvre-là restât en France, ayant été peinte pour des Français. Il l’offrit à Jeanne.

Il n’avait pas trente-quatre ans, et déjà une troupe de disciples gravitait autour de lui. C’était un maître. Des littérateurs, dans les revues, écrivaient des articles sur sa doctrine. On commençait à dire de tel ou tel jeune artiste : c’est un élève de l’école d’Houchemagne. Et le poids de ses succès ne l’écrasait pas ; il semblait plutôt l’ignorer, demeurait entièrement naturel et simple. Son unique singularité était son obstination à clore, pour tout le monde, son atelier. Jeanne était, avec les modèles, la seule personne qu’il y admit. C’était un fait acquis : nul ne réclamait plus, quelque curiosité qu’on eût.

C’est aux rayons de cette gloire que s’embrasa définitivement l’enthousiasme de Marcelle. Lorsque cousine Jeanne et son mari venaient dîner et passer la soirée quai Malaquais, elle écoutait Nicolas qui parlait des heures entières sur la Beauté, sur l’esthétique, sur le choix des formes, sur la peinture intellectuelle. Ces théories l’enflammaient. Celles de Nugues et de Fontœuvre, qui clamaient leur réalisme, lui plaisaient autant. Tout lui semblait vrai, la séduisait, et pourtant elle souffrait de cette difficulté à se déterminer pour l’une ou pour l’autre école. Elle passait des heures dans le magasin des Dodelaud à étudier l’art décoratif ancien. Là elle comprenait mieux ce que soutenait Nicolas, c’est-à-dire que, du peuple religieux, fussent sortis une foule d’artisans inspirés. Et dans le bric-à-brac opulent des marchands d’antiquités, elle contemplait les broderies merveilleuses des chasubles, les ciselures exquises des orfèvreries, la grâce des reliquaires gothiques, la naïveté consolante des vierges de bois, aux mains tendues, au visage de douceur. Un jour elle dessina l’une d’elles. Mais Nelly Darche l’ayant amenée peu après au musée du Luxembourg où elle prenait un document, elle vit la salle Caillebote, les pointillistes, les tachistes, Manet, Sisley, Renoir, la poésie des brumes de la gare Saint-Lazare, le Bal public, et aussi les Gamins de la pauvre Marie Bashkirtsef, et elle fut affolée de doutes.

— Ma fille ? disait pendant ce temps-là Jenny Fontœuvre, c’est une poupée de porcelaine ; rien ne l’émeut, rien ne l’intéresse, rien ne peut l’ôter à son indifférence.

Hélène atteignit seize ans ; passa son brevet à Saintes, et madame Trousseline écrivit que la chère petite, sachant ses parents sans fortune et l’obligation où elle serait de gagner son pain, songeait à étudier pour être pharmacienne. Cette pensée fit rire aux larmes madame Fontœuvre, mais le père approuva le projet, et la sage Hélène fut orientée vers le baccalauréat. François lui, n’avait aucun goût déterminé. Il aurait voulu gagner beaucoup d’argent et ne rien faire. D’ailleurs, tout lui était égal. Madame Fontœuvre désira tout d’un coup, entre deux idées de tableaux, qu’il fit son droit et fut avocat. Mais quand on en parla au jeune homme, il haussa les épaules. Pensait-on qu’il serait même bachelier !

— Tu travailleras, dit la mère ; je travaille bien, moi.

— Parce que cela te plaît, maman.

— Tu crois ? Tu crois que c’est toujours drôle, la peinture ? Non, mon petit, va, je travaille par devoir.

— Oh ! le devoir !… Encore une balançoire ! Si je peux gagner ma vie avec le minimum de travail, je t’assure que je me moque bien que ce soit un devoir de travailler. D’abord, je veux être courtier en peaux d’Amérique, comme le père d’un de mes camarades qui est riche à millions.

— Courtier en peaux d’Amérique ! répéta la petite Fontœuvre, reprise du même fou rire qu’à la pensée de voir sa fille pharmacienne.

— Et Marcelle ? dit à son tour Pierre Fontœuvre, qu’en ferons-nous ?

Le moment était venu de parler en conseil de famille. Pourtant la petite fille éprouvait une difficulté si grande à révéler quelque chose de soi, qu’elle allait se taire encore, quand madame Fontœuvre déclara légèrement :

— Marcelle n’a aucune aptitude spéciale ; nous la mettrons dans les Postes.

— Non, dit Marcelle tout net, j’entrerai aux Beaux-Arts.

— Aux Beaux-Arts ! tu es folle, s’écria la mère.

— Pour crever de faim ? lança crûment Pierre Fontœuvre.

— On ne s’improvise pas artiste quand on n’est pas doué, observa Jenny.

Marcelle sentait sa passion naissante s’affirmer en face de la contradiction ; elle revit les toiles qui peuplaient ses rêves, les deux écoles exaltées qui l’attiraient pareillement, celle de la vie, celle de l’idéal, et par-dessus tout Nicolas qui, de sa voix bonhomme, un peu traînante, des Français de l’Île-de-France, disait sur l’Art des choses enflammées. Dressée dans sa forme longue et frêle de fille de quatorze ans, avec ses cheveux blonds si doux et ses yeux verts si cruels, elle déclara :

— Je suis artiste.

Et une audace extraordinaire lui venant, dans un coup de révolte contre la résistance des siens, hostile, irritée, frémissante de désir, elle alla chercher dans le tiroir de sa table une liasse de dessins copies des fleurs de sa mère, croquis d’après nature, vierges antiques prises au magasin des Dodelaud. Elle les jeta sur une table :

— Voilà ce que j’ai fait depuis deux ans.

Les parents stupéfaits s’entre-regardèrent. Ils examinaient les dessins sans se rien dire. Ils avaient des larmes dans les yeux. Marcelle sentait comme une fumée capiteuse lui monter au cerveau.