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Les Stances érotiques, morales et religieuses de Bhartrihari/02

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DEUXIÈME PARTIE.

LA MORALE.


1.

Je m’incline devant la lumière paisible, dont la forme, toute spirituelle et éternelle, n’est limitée ni par l’espace ni par le temps, et dont la pensée consiste uniquement à prendre conscience d’elle-même (1).

2.

Celle qui est l’objet constant de mes pensées ne répond point à mon amour ; elle en désire un autre, qui lui-même est enchaîné ailleurs. De mon côté, je suis aimé d’une femme que je n’aime pas. Maudits soient celle que j’aime, celui qu’elle aime, celle (2) qui m’aime, le dieu de l’amour et moi !

3.

On s’entend facilement avec un ignorant, on s’entend plus facilement encore avec un savant ; mais Brahmâ lui-même ne tomberait pas d’accord avec l’homme dont un brin de savoir a gonflé le sot orgueil.

4.

On peut arracher de vive force une perle de la gueule du makara (3), on peut traverser la mer alors qu’elle est toute couronnée de vagues turbulentes, on peut porter sur sa tête un serpent irrité en guise de fleur ; mais on ne parvient pas à vaincre l’opiniâtreté d’un sot.

5.

En pressant assez fort, on ferait sortir de l’huile du sable ; quand on est tourmenté par la soif, on parviendrait à boire de l’eau du mirage ; en cherchant bien, on finirait par tomber sur une corne de lièvre (4) ; mais on ne réussirait jamais à vaincre l’opiniâtreté d’un sot.

6.

Vouloir faire suivre aux méchants la voie des bons au moyen de beaux discours et de paroles pétries de nectar, c’est essayer d’enchaîner un éléphant intraitable avec des jeunes tiges de lotus, c’est entreprendre de tailler un diamant avec le bord d’une fleur de cirîsha (5), c’est prétendre dissiper l’amertume de la mer avec une goutte de miel.

7.

Brahmâ a fait pour l’ignorance un manteau dont elle peut se couvrir à volonté, et constamment à sa portée : c’est le silence, qui, dans la société des savants, surtout, est l’ornement de ceux auxquels l’instruction fait défaut.

8.

Autrefois, avec mon peu de savoir, j’étais comme un éléphant aveuglé par le rut : je croyais tout connaître et mon cœur était rempli d’orgueil. Depuis que de temps en temps je fréquente les sages, j’ai conscience de ma sottise, et ma présomption s’est guérie comme une fièvre.

9.

Le chien se délecte à ronger un os jeté aux ordures, rempli de vers, souillé de bave, puant et décharné, et ne le quitterait pas, même si le maître des dieux apparaissait devant lui : un pauvre diable profite des aubaines qui lui échoient, quelles qu’elles soient et sans s’inquiéter de leur peu de valeur.

10.

Le Gange tombe du ciel sur la tête de Çiva, de la tête de Çiva sur l’Himâlaya, des hauteurs de l’Himâlaya sur la terre, de la terre dans l’océan, arrivant ainsi dans un lieu inférieur (6) : la chute de ceux dont le discernement s’est obscurci s’effectue, comme la sienne, par cent issues.

11.

Mieux vaut errer dans les défilés des montagnes, au milieu des bêtes féroces, que d’habiter les palais du maître des dieux dans la société des fous.

12.

C’est sottise de la part d’un prince quand, dans son empire, des poëtes célèbres qui émettent d’une voix éloquente des paroles ornées de savoir et dont les enseignements sont dignes d’être transmis à des disciples, se trouvent dans l’indigence ; car, même sans richesse, les hommes doués d’une belle intelligence sont puissants : les mauvais connaisseurs par la faute desquels les diamants sont dépréciés méritent le blâme.

13.

Abaissez votre orgueil, ô rois, en présence des possesseurs de ce trésor intime appelé science qui ne saurait tomber sous la main des voleurs, qui va toujours s’accroissant peu à peu, qui s’augmente mieux que jamais s’il est partagé avec les nécessiteux, et qui survit à la destruction du monde. Est-il quelqu’un qui puisse rivaliser avec eux ?

14.

Ne méprise pas les savants qui ont appris à connaître la vérité suprême. La richesse même les enchaîne aussi peu solidement qu’un faible brin d’herbe. Une corde faite de fibres de lotus arrêterait-elle l’éléphant dont les joues sont noircies par les traces de la liqueur qui lui découle du front quand revient la saison du rut ?

15.

Le Créateur peut toujours, dans sa colère, empêcher le cygne de prendre ses ébats au milieu des étangs couverts de lotus, mais il ne saurait lui ravir la célèbre faculté qu’il possède de séparer l’eau du lait (7).

16.

Ni les bracelets, ni les colliers de perles dont l’éclat est pareil à celui de la lune, ni les lotions, ni les onctions, ni les fleurs, ni les soins donnés à la chevelure ne font l’ornement de l’homme. L’éloquence seule est la parure de celui chez lequel elle a été perfectionnée. Tous les autres ornements disparaissent, mais l’éloquence est un ornement indestructible.

17.

La science est, pour l’homme, la beauté suprême ; la science est un trésor que protègent les secrètes profondeurs où il est caché ; la science est l’instrument de la puissance, de la gloire et du bonheur ; la science est le maître des maîtres ; la science est un ami qui nous suit dans nos voyages ; la science est la plus puissante des divinités ; la science est plus en honneur auprès des rois que la richesse même. Dépourvu de science, l’homme n’est qu’une bête de somme.

18.

La patience est une cuirasse, la colère, le plus redoutable des ennemis, les parents sont un feu qui dévore, les amis des remèdes divins, les méchants des serpents, la science pure est une richesse, la modestie la plus belle des parures, la poésie un trône.

19.

Bienveillance pour les siens, miséricorde envers ses inférieurs, sévérité à l’égard des méchants, amitié pour les bons, conduite prudente avec les princes, droiture avec les sages, courage en face de l’ennemi, patience envers ses maîtres, malice auprès des femmes. Ceux qui mettent convenablement ces préceptes en usage font bonne figure dans le monde.

20.

Indiquez-moi un avantage que ne procure à l’homme la fréquentation des bons ? Elle enlève à l’esprit son engourdissement, elle inspire la vérité dans les discours, elle accroît la dignité, elle fait disparaître le mal, elle purifie l’intelligence et elle étend au loin la bonne renommée.

21.

Victoire aux heureux et puissants poëtes à la verve excellente ! Leur gloire n’a rien à redouter ni de la vieillesse, ni de la mort.

22.

Est-ce que le lion, cet animal orgueilleux entre tous, consent — même épuisé par la faim, même amaigri par l’âge, même défaillant, même dans une situation lamentable, même quand toute sa vigueur a disparu, même au moment de rendre le dernier soupir — à se nourrir d’herbe desséchée, lui qui n’aspire qu’à mordre à belles dents dans les bosses fendues au moment du rut que l’éléphant royal porte sur le front ?

23.

Le chien est tout joyeux de trouver un os décharné auquel n’adhère qu’un peu de nerf et souillé d’un reste de graisse, qui ne suffit même pas à apaiser sa faim ; le lion laisse courir jusqu’au chacal même tombé sous ses griffes, pour s’attaquer à l’éléphant : chacun éprouve, même dans le besoin des désirs conformes à sa nature.

24.

Chacun naît et renaît dans ce monde soumis aux périodes sans cesse renouvelées de la transmigration, mais celui-là seul qui augmente la grandeur de sa famille est né réellement.

25.

Il est pour le sage, comme pour un bouquet de fleurs, une double alternative : il brille à la tête des hommes ou se fane dans la forêt (c’est-à-dire, y mène la vie ascétique).

26.

Le chien en apercevant celui qui lui donne à manger, remue la queue, se jette à ses pieds, se couche à terre et lui fait voir l’intérieur de sa gueule ; l’éléphant, la noble bête, ne cesse, au contraire, de regarder devant lui d’un œil ferme et ne mange que sollicité par cent paroles caressantes.

27.

Il y a bien encore cinq ou six planètes importantes, telles que Jupiter et les autres, mais Râhu, dans l’éclat de la gloire que lui a value ses différents exploits, dédaigne de les attaquer. Le chef des démons, auquel il ne reste que la tête, ne dévore dans les courses qu’il entreprend au moment des conjonctions, que les astres brillants qui président au jour et à la nuit (le soleil et la lune) (8).

28.

Le serpent Çesha porte la série des mondes sur le sommet de sa crête, il a lui-même pour support constant le milieu du dos du prince des tortues lequel réside tranquillement au sein de l’Océan (9). Ah ! de quels immenses soins sont accablés les grands.

29.

Le fils de l’Himâlaya, voyant que son père ne pouvait lui porter secours, eût mieux fait de se laisser couper les ailes par les foudres rendus plus lourds par les feux divergents qui s’en échappaient avec lesquels Indra irrité l’assaillit, que de se précipiter dans la demeure du roi des mers, car cette fin était indigne de lui (10).

30.

La pierre solaire elle-même, tout insensible qu’elle est, s’enflamme quand le soleil la frappe de ses pieds (rayons) (11). Comment l’homme de cœur souffrirait-il d’être insulté par autrui ?

31.

Le lion, tout jeune encore, s’attaque à l’éléphant dont les joues sont couvertes de la liqueur que distille son front au moment du rut : c’est le naturel, et non pas les années, qui enflamme le courage des vaillants.

32.

Que les avantages de notre naissance descendent en enfer ! Que toutes nos bonnes qualités tombent encore plus bas ! Que notre vertu soit précipitée du haut d’un rocher ! Que notre parenté soit jetée au feu ! Que la foudre frappe sur-le-champ notre héroïsme comme un ennemi ! Que les richesses seules nous restent, car sans elles tout cela ne vaut pas un fétu.

33.

Le riche est noble, sage, savant ; il sait distinguer le mérite, il est éloquent, il est beau : toutes les qualités ont l’or pour point d’appui.

34.

Le roi est entraîné à sa perte par les mauvais conseillers ; l’ascète, par la fréquentation des autres hommes ; le fils, par la dissipation ; le brahmane, par l’oubli de ses pieuses lectures ; la famille, par un mauvais fils. La vertu se détruit par le commerce avec les méchants ; la décence disparaît par l’effet des boissons spiritueuses ; un champ se ruine par l’incurie de son maître ; l’amour s’éteint par suite de voyages réitérés, l’amitié cesse par défaut de prévenances ; la prospérité périt par les conséquences de la mauvaise conduite, et la fortune par la prodigalité et la négligence.

35.

Donner, jouir, perdre : voilà les trois issues par où s’écoulent les richesses ; quand les deux premières sont fermées, elles s’en vont par la troisième.

36.

Pierre précieuse entamée par l’instrument qui sert à la polir, vainqueur blessé d’un javelot dans la bataille, éléphant affaibli par l’écoulement de la liqueur qui lui sort des tempes quand il est en rut, rivière qui, dans la saison sèche, laisse émerger des îlots, lune réduite à son dernier quartier, jeune femme fatiguée par les jeux d’amour, prince dont la libéralité a épuisé les ressources, sont choses dont l’éclat est relevé par les atteintes mêmes qu’elles ont subies.

37.

L’homme dont les forces sont épuisées soupire après une poignée d’orge, mais plus tard, quand il est rassasié, il considère la terre entière comme un fétu. Les biens des riches n’ayant pas une valeur constante, le rapport des choses est variable et passe du plus au moins.

38.

Ô roi, si tu veux traire cette terre comme une vache, soigne tes sujets comme son veau. En les entourant constamment de bons soins, la terre, comme l’arbre kalpa (12), te donnera des fruits de toutes sortes.

39.

Sincère et menteuse, sévère et bienveillante, impitoyable et miséricordieuse, avare et libérale, dépensant sans cesse et sans cesse amassant à pleines mains : telle est, sous sa double face, et pareille à une courtisane, la politique des rois.

40.

À quoi sert d’avoir recours aux princes chez lesquels les six conditions suivantes ne sont pas réunies : autorité, gloire, protection des brâhmanes, libéralité, jouissance et sauvegarde pour les amis ?

41.

Une marque que le Créateur a tracée sur notre front (13) indique les biens modiques ou considérables qui nous sont destinés. Ces biens nous échoient fatalement, même au milieu d’un désert, et nous n’obtenons rien au delà, eussions-nous fixé notre séjour sur le mont Méru (14). Armons-nous donc de fermeté, et ne passons pas vainement des jours misérables à chercher fortune autour des opulents. Voyez une cruche, ne puise-t-elle pas une égale quantité d’eau, qu’on la descende dans un puits, ou qu’on l’emplisse dans l’océan ?

42.

Dureté d’âme, querelles sans cause, enlèvement de la fortune et de la femme d’autrui, incapacité de supporter les gens de bien et ses proches — tels sont les traits qui caractérisent le naturel des méchants.

43.

Il faut éviter le méchant, même quand son esprit est orné par la science : le serpent n’est-il pas redoutable quoiqu’il porte une pierre précieuse sur la tête (15) ?

44.

Est-il une seule qualité que les méchants ne trouvent pas moyen de flétrir chez celui qui en est doué ? À les entendre, la timidité est de l’idiotisme, la piété de l’hypocrisie, la vertu une manœuvre habile, l’héroïsme de l’insensibilité, la vocation monastique de la petitesse, l’affabilité une façon de demander l’aumône, l’énergie de la présomption, l’éloquence du bavardage et la circonspection de la faiblesse.

45.

À quoi servent les bonnes qualités là où se cache l’envie ? Les autres vices font-ils défaut là où se trouve la perfidie ? À quoi bon la pénitence là où brille l’amour de la vérité, et les pèlerinages aux bains sacrés si le cœur est pur ? Est-il besoin des autres vertus là où est l’affabilité ? Faut-il d’autres ornements là où existe le respect de soi-même ? Qu’importent les richesses quand on possède la vraie science ? Reste-t-il quelque chose à faire à la mort là où est survenue la déconsidération ?

46.

Lune que l’éclat du jour a rendue blafarde, bien-aimée dont la jeunesse s’est enfuie, lac dépourvu de lotus, belle bouche sans éloquence, prince dont l’unique soin est d’amasser des richesses, homme de bien constamment dans l’adversité, méchant à la cour d’un roi — voilà sept flèches dans mon cœur.

47.

Nul ne peut se flatter de posséder l’esprit d’un roi dont la colère est allumée : le sacrificateur lui-même se brûle s’il touche au feu de l’autel.

48.

Se tait-on ? on dit que vous êtes muet. S’exprime-t-on facilement ? on passe pour un écervelé ou pour un bavard. Si l’on s’approche, on est effronté ; si l’on s’éloigne, on est insouciant. A-t-on l’humeur facile ? on est taxé de pusillanimité. Manque-t-on parfois de patience ? on est traité de mal élevé : le devoir d’un serviteur est rempli de difficultés inextricables et un ascète lui-même ne parviendrait pas à l’observer.

49.

Est-il quelqu’un qui puisse se plaire dans la société d’un homme de basse extraction qui vante tous les scélérats, qui ne connaît pas de frein, dont les viles actions sont le résultat d’une existence antérieure, auquel la fortune est arrivée par l’effet du hasard et par lequel toutes les vertus sont détestées ?

50.

L’amitié des méchants diffère de celle des bons comme l’ombre du matin, de celle du soir : l’une, grande d’abord, diminue graduellement ; l’autre, petite au début, va toujours en augmentant.

51.

Les gazelles, les poissons et les gens de bien, auxquels il faut pour vivre de l’herbe, de l’eau et de la satisfaction, sont en butte en ce monde à l’hostilité gratuite des chasseurs, des pécheurs et des hommes perfides.

52.

Désir de fréquenter les honnêtes gens, plaisir que fait éprouver la vertu d’autrui, respect pour son précepteur spirituel, zèle pour la science, amour pour sa femme, crainte du blâme, dévotion envers Çiva, énergie employée à se dompter, éloignement de la société des méchants. — Hommage aux hommes qui pratiquent ces vertus immaculées !

53.

Fermeté dans le malheur, humeur facile dans la prospérité, éloquence au sein des assemblées, vaillance dans les combats, amour de la gloire, ardeur à l’étude des Saintes Écritures : voilà les traits qui forment le naturel des hommes magnanimes.

54.

Cacher ses libéralités, accueillir avec empressement l’hôte qui se présente chez vous, se taire quand on a rendu service, publier dans les réunions les bienfaits dont on a été l’objet, rester modeste dans la fortune, parler des autres avec égards. — Qui a enseigné aux gens de bien ces pratiques aussi difficiles à observer que de s’asseoir sur le tranchant d’un glaive ?

55.

Louable est pour la main la générosité ; pour la tête, la prosternation aux pieds d’un précepteur spirituel ; pour la bouche, les paroles empreintes de vérité ; pour les bras d’un vainqueur, l’intrépidité sans rivale ; pour le cœur, les pensées pures ; pour les oreilles, l’audition et l’étude des Saintes Écritures. Ces qualités sont, à défaut même de puissance, l’ornement de ceux qui sont naturellement magnanimes.

56.

Dans le bonheur les grandes âmes sont délicates comme le lotus ; dans l’adversité elles sont solides et pareilles à un rocher choqué par un caillou.

57.

Tombant sur du fer rouge, une goutte d’eau disparaît sans laisser de traces ; sur une feuille de lotus elle brille comme une perle ; s’introduit-elle dans une coquille d’huître au milieu de l’Océan, sous le signe de Svâti, elle devient une perle véritable (16). En général, les différentes qualités se manifestent au contact d’autrui.

58.

L’enfant qui réjouit son père par sa bonne conduite est un vrai fils ; la femme dont tous les désirs se bornent à faire le bonheur de son mari est une véritable épouse ; l’ami qui, dans le malheur et dans la prospérité, conserve les mêmes façons d’agir est un véritable ami. Cette triple faveur est réservée à ceux qui pratiquent la vertu en ce monde.

59.

Qui pourrait hésiter à s’approcher avec des prières aux lèvres, de ces sages vénérés dans le monde et aux mœurs incomparables, qui s’élèvent en s’abaissant, qui manifestent leurs vertus en proclamant celles des autres, qui accroissent leurs richesses en s’efforçant d’augmenter celles du prochain, et qui appliquent l’indifférence pour toute flétrissure aux calomniateurs dont la bouche ne fait que vomir l’outrage et les invectives grossières ?

60.

S’abstenir du meurtre des êtres vivants, ne pas toucher au bien d’autrui, dire la vérité, être libéral en temps opportun et dans la mesure de ses moyens, ne pas prendre part aux médisances sur la jeune femme d’autrui, mettre une digue au torrent de la concupiscence, être modeste auprès de ses maîtres spirituels, se montrer compatissant pour toutes les créatures : telles sont les règles incontestées et communes à tous les traités de morale, qui constituent la voie du salut.

61.

Avoir une conduite régulière, ne pas se résoudre à se couvrir d’une souillure même au péril de sa vie, ne pas adresser de sollicitations à des gens indignes, ne rien demander à un pauvre, même s’il est notre ami, garder la tête haute dans le malheur, suivre les traces des magnanimes. — Qui a enseigné aux gens de bien ces pratiques aussi difficiles à observer que de s’asseoir sur le tranchant d’un glaive ?

62.

Les arbres courbent leurs branches sous le poids des fruits dont elles sont chargées ; les nuages s’abaissent avec les eaux qui viennent de se réunir dans leur sein ; les sages n’élèvent pas une tête orgueilleuse dans la prospérité. Ce penchant à s’incliner est le signe naturel auquel on reconnaît les bienfaisants.

63.

C’est l’étude et non pas les anneaux qui font la parure de l’oreille, c’est la libéralité et non pas les bracelets qui ornent la main, c’est le secours prêté à autrui et non pas le sandal qui embellit le corps des compatissants.

64.

Il évite le méchant, il s’attache au bon, il garde les secrets, il publie les qualités, il ne repousse pas celui qui est tombé dans l’adversité et il donne à propos : tels sont, d’après les sages, les actes qui caractérisent un bon ami.

65.

Le soleil fait épanouir les lotus de jour sur les lacs où ils croissent, la lune ouvre la fleur des rangées de lotus de nuit, le nuage donne la pluie sans qu’on la lui demande : les bons offrent spontanément leurs services, quand il s’agit d’être utiles aux autres.

66.

Ceux qui oublient leur intérêt propre pour veiller à celui des autres, sont des sages ; ceux qui, sans négliger leur intérêt, prennent souci de celui des autres, sont des hommes d’une vertu ordinaire ; ceux qui nuisent à l’intérêt des autres pour favoriser le leur, sont des démons incarnés ; mais de quel nom qualifier ceux qui font du mal aux autres, sans profit pour eux-mêmes ?

67.

Le lait mêlé à l’eau lui communique ses bonnes qualités. Par reconnaissance, lorsque, dans la cuisson de ce mélange, l’eau remarque la souffrance éprouvée par le lait, elle se répand d’elle-même dans le feu. Le lait, voyant le douloureux sacrifice de son amie, s’apprête à se précipiter à son tour dans le feu, mais il s’apaise si l’eau revient s’unir à lui : c’est une image de l’amitié des bons (17).

68.

Que la mer a d’étendue et de force ! quels fardeaux elle supporte ! C’est là que dort Vishnu, c’est là que se trouve la troupe de ses ennemis, c’est là que les montagnes ailées sont venues chercher un refuge, c’est là que brûle le feu sous-marin, et que sont toutes les forces destinées à détruire le monde.

69.

Le fardeau de la terre qui pèse sur la tortue ne la fait donc pas souffrir, qu’elle ne s’en débarrasse pas (18) ? L’astre du jour ne ressent donc pas de fatigue, qu’il ne se tient pas en repos sur la montagne du couchant ? Si ; mais l’honnête homme ne rougirait-il pas de manquer à un engagement ? C’est un devoir sacré pour les gens de bien de persévérer dans une entreprise dont ils se sont chargés.

70.

Abats la concupiscence, sois patient, rejette l’illusion, ne prends pas plaisir au mal, ne dis que la vérité, suis la trace des bons, honore les sages, témoigne du respect à ceux qui en sont dignes, cherche à te concilier même tes ennemis, cache tes bonnes qualités, soigne ta réputation, sois miséricordieux pour les infortunés. Voilà la manière d’agir des gens de bien.

71.

Combien y a-t-il de ces gens de bien dont les pensées, les paroles et les actes sont pénétrés du nectar de la vertu, qui réjouissent les trois mondes par la série de leurs bienfaits, et qui ayant fait passer pour des montagnes les atomes de la vertu des autres, ont le cœur constamment épanoui ?

72.

Avant de posséder l’ambroisie, les dieux ne jouissaient pas du repos, mais ils ne se laissaient pas charmer néanmoins par les perles de prix, ni effrayer par les poisons les plus terribles : les hommes fermes n’abandonnent pas les tâches qu’ils se sont prescrites.

73.

Les gens au cœur bas n’entreprennent rien par crainte des obstacles ; les hommes médiocres suspendent leurs entreprises quand ils rencontrent des obstacles ; les magnanimes n’abandonnent jamais ce qu’ils ont entrepris, même si les obstacles succèdent aux obstacles.

74.

L’homme porte en soi un grand ennemi, c’est la paresse ; il n’a point d’ami comme l’énergie : elle agit sans se relâcher jamais.

75.

La fermeté est inaltérable, et tient bon au milieu des calamités : renversez un tison allumé, la flamme ne se dirigera pas pour cela vers le sol.

76.

Celui-là est un héros et conquiert les trois mondes (19) dont le cœur n’est pas percé par les flèches des regards obliques des bien aimées, auquel le repentir qui suit la colère ne cause pas de tourments et que les objets des sens ne tiraillent pas avec les cordes du désir.

77.

Mieux vaut se précipiter du haut de la cime d’une montagne et se briser le corps sur des rochers aigus, mieux vaut offrir sa main à la dent cruelle du roi des serpents, mieux vaut tomber dans le feu que de laisser altérer l’intégrité de son caractère.

78.

Pour l’homme chez lequel se manifeste un caractère que tout le monde vénère, le feu devient de l’eau, l’océan offre l’aspect d’une source, le Méru prend en un clin d’œil les proportions d’une colline, le lion se transforme subitement en gazelle, le serpent revêt l’apparence de la tresse qui attache une couronne, et le poison tombe en pluie de nectar.

79.

L’homme de cœur qui veut atteindre le but qu’il s’est proposé ne tient plus compte ni du plaisir ni de la peine : tantôt il couche sur la terre nue, tantôt il repose dans un lit ; tantôt il se contente de feuilles pour sa nourriture, tantôt il goûte à un brouet de riz ; tantôt il porte des vêtements en lambeaux, tantôt il est richement paré.

80.

L’affabilité est l’ornement de la puissance ; la modestie dans les discours, celui de la valeur ; la paix de l’âme, celui de la science ; la sagesse dans la conduite, celui de l’instruction sacrée ; la libéralité envers ceux qui en sont dignes, celui de la richesse ; la douceur, celui de la pénitence ; l’indulgence, celui de la puissance ; la droiture, celui de la fidélité à remplir les devoirs de son état. Mais, de tous les ornements, le plus beau est la vertu, car de celui-là procèdent tous les autres.

81.

Que les habiles les blâment ou les louent, que la fortune les accompagne ou les abandonne, que la mort les surprenne sur l’heure ou leur accorde des siècles d’existence, les hommes d’un caractère ferme ne mettent jamais les pieds à côté du sentier du devoir.

82.

Un serpent gisait pressé au fond d’une corbeille, désespéré et exténué par la faim. Pendant la nuit, une souris fit un trou et vint lui tomber dans la gueule. Réconforté par cette aubaine, le serpent se hâta de s’enfuir par le chemin de la souris. Ne vous laissez jamais abattre, car c’est le destin seul qui cause la prospérité et la perte des hommes.

83.

La balle que la main lance à terre se relève sur-le-champ : en général, l’adversité ne dure pas longtemps pour les gens de bien.

84.

L’arbre coupé repousse, la lune réduite à rien reprend de l’accroissement : en considérant ces exemples, les honnêtes gens tombés dans la peine ne se désespèrent pas.

85.

Avec Brihaspati (20) pour général, la foudre pour javelot, les dieux pour soldats, le ciel pour citadelle, Vishnu pour allié, Airâvata (21) pour monture, Indra, malgré ces merveilleux auxiliaires, perdit la bataille qu’il livra à ses ennemis : le destin n’est-il pas le seul appui sur lequel on puisse compter ? Nargue de l’activité humaine dont les efforts sont si vains !

86.

Un chauve dont les rayons de l’astre du jour brûlaient le crâne voulut gagner un lieu ombragé et se rendit guidé par le sort au pied d’un arbre vilva (22) ; mais là même un fruit pesant lui tomba bruyamment sur la tête et la lui fracassa. D’ordinaire le malheur suit partout où il va l’homme que la fortune a abandonné.

87.

Voyant que, même les éléphants et les serpents, sont mis dans les liens, que le soleil et la lune sont exposés à devenir la proie de Râhu et que les hommes intelligents tombent parfois dans la pauvreté, je me dis : « Hélas ! que le destin est puissant ! »

88.

Si le créateur fait de l’homme la mine de toutes les vertus, la perle destinée à l’ornement de la terre, et qu’il le brise au même instant, c’est, hélas ! une folie de sa part.

89.

Est-ce la faute du printemps, si la tige du karîra (23) n’a pas de feuilles ? Est-ce la faute du soleil, si le hibou ne voit pas pendant le jour ? Est-ce la faute du nuage, si la pluie ne tombe pas dans le bec du châtaka (24) ? Il n’est au pouvoir de personne d’effacer les lignes que le créateur a tracées dès le principe sur notre front.

90.

Le destin, ce maître suprême, veille à l’exécution des décrets qu’il a rendus à l’égard de chacun en ce monde et le protecteur le plus puissant ne peut à cet égard exercer la moindre influence. Un nuage qui remplirait toute l’atmosphère aurait beau se résoudre chaque jour en pluie, c’est tout au plus si deux ou trois gouttelettes tomberaient dans le bec du châtaka.

91.

Qu’au prix des plus grands efforts on plonge dans la mer, on monte au sommet du Méru, on vainque ses ennemis dans la bataille, on apprenne le négoce, l’agriculture, le service, etc., toutes les sciences et tous les arts et qu’on parcoure comme un oiseau le vaste espace des airs, on ne fera pas qu’ici-bas ce qui ne doit pas être, soit. Comment empêcher ce qui doit avoir lieu en vertu de la fatalité des fruits de l’œuvre ?

92.

Nous honorons les dieux, mais ne sont-ils pas gouvernés par le destin ? Il faut donc honorer le destin. Mais le destin attribue à chaque œuvre une récompense déterminée. Or, si la récompense résulte de l’œuvre, que devons-nous aux dieux, que devons-nous au destin ? C’est donc à l’œuvre qu’il faut rendre hommage, car elle échappe à la puissance du destin.

93.

Inclinons-nous devant le destin, fruit de l’œuvre. C’est lui qui, pareil à un potier, a placé Brahmâ au sein de son œuf (le monde) comme dans un pot, c’est lui qui a jeté Vishnu dans l’inextricable dédale de ses dix incarnations, c’est lui qui a obligé Rudra (25) à errer en mendiant avec un crâne dans le creux de la main, et qui a ordonné au soleil de poursuivre sans relâche sa marche dans le ciel.

94.

La beauté, la noblesse, la force de caractère, la science, une cour assidue auprès des princes sont choses infécondes ; mais les mérites accumulés au moyen des pénitences antérieures sont comme des arbres, et produisent, pour l’homme, des fruits en leur temps.

95.

Que l’homme soit plongé dans le sommeil, dépourvu de prévoyance, entouré de périls, ses mérites antérieurs sont sa sauvegarde dans la forêt, dans la bataille, au milieu des ennemis, des flots et des flammes, sur l’océan et au sommet des montagnes.

96.

Sage, ne t’épuise pas en vains efforts pour pratiquer de nombreuses vertus ; acquiers seulement l’affabilité si tu veux jouir du fruit désiré : des méchants elle fait des bons, elle transforme les fous en sages et les ennemis en amis, elle fait apparaître ce qui était caché et change en un clin d’œil le poison en nectar.

97.

L’homme éclairé doit examiner attentivement l’issue des entreprises bonnes ou mauvaises auxquelles il veut se livrer : le repentir que causent les actes trop précipités est comme une flèche qui perce le cœur et dont on souffre jusqu’au moment de la mort.

98.

Le malheureux qui, arrivé sur cette terre où l’œuvre détermine le sort futur, n’exerce pas de pénitences, imite celui qui ferait cuire du sésame dans un chaudron de lapis-lazuli avec une brassée de sandal pour combustible, ou qui retournerait la terre avec un soc de charrue en or pour arracher des racines d’arka (26) et abattrait une forêt de camphriers pour l’entourer d’une haie de kodravas (27).

99.

Pour l’homme qui possède une ample provision de bonnes œuvres, une forêt effrayante tient lieu d’une grande ville, tout homme est honnête et la terre entière est remplie de pierres précieuses étalées devant ses yeux.

100.

Les hommes de cœur qui suivent comme une mère dont l’âme n’est que pureté, l’honneur, cette vertu nourrice de toutes les autres, font volontiers le sacrifice de leur vie dans leur zèle pour défendre la vérité à laquelle ils se sont voués ; mais ils ne font jamais celui de la promesse qu’ils ont donnée.