Les deux testaments/09

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Imprimerie de l'Indépendance (p. 41-44).

CHAPITRE IX

Par un jour froid et neigeux du mois de janvier, Maria se rendait chez une de ses amies qui demeurait sur la rue Sainte Marguerite, au faubourg Saint Antoine.

Cette dernière, qui était malade, l’avait fait demander, et Maria n’avait pu se dispenser de lui faire une visite.

Elles étaient liées par une amitié étroite et se contaient, à l’ordinaire, toutes les affaires qui les occupaient, l’une et l’autre.

Maria, qui avait beaucoup de peines et de tristesses à lui confier, s’attarda sans s’en apercevoir. Et quand elle quitta la maison de son amie, l’obscurité du soir avait jeté son voile sur les rues.

Elle se mit en route courageusement, cependant, bien qu’elle ne se sentit pas trop rassurée.

Mais, après avoir marché pendant quelques instants, elle s’aperçut qu’elle était suivie.

Très alarmée, elle pressa le pas, mais ce fut inutile.

Celui qui la suivait, gagnait toujours sur elle et ne devait pas tarder à la rejoindre.

Malheureusement, elle se trouvait, en ce moment, dans une des parties les plus désertes de la rue Sainte Marguerite, peu bâtie, dans ce temps là.

N’ayant aucune espérance de secours, elle se mit à courir de toutes ses forces. L’inconnu quitta l’allure paisible qu’il avait conservé jusques alors, et se mit à courir lui aussi.

Il l’eut bientôt rejointe et, la saisissant par le bras, il lui dit d’une voix dans laquelle la tendresse passionnée se mêlait à la colère et à l’amertume.

— Tu as donc bien peur de moi, à présent ?

À cette voix connue, Maria qui avait failli perdre connaissance, releva la tête et regarda le personnage qui l’avait tant terrifiée.

C’était bien le pauvre Xavier LeClerc qu’elle avait là, devant les yeux.

Mais en regardant bien le jeune homme, ses terreurs, un instant dissipées, se renouvelèrent, car elle s’aperçut qu’il était ivre. Cependant, il n’avait pas perdu la raison assez pour l’empêcher de parler avec un certain discernement.

Il commença par lui reprocher l’infidélité dont elle avait fait preuve en acceptant les attentions du veuf, et en consentant à ce que son père interdise l’entrée de sa maison à celui qu’elle avait prétendu aimer.

Maria voulut se justifier, mais il ne lui en laissa pas le loisir, car changeant subitement de ton, il se mit à lui dépeindre son amour dans les termes les plus exagérés et les plus brûlants.

Il conclut en lui proposant de s’enfuir avec lui aux États-Unis.

Pendant qu’il parlait, Maria éprouvait une sensation pénible et étrange.

Il lui semblait être la proie d’un cauchemar affreux.

Était-ce bien, là, son Xavier bien-aimé, son Xavier beau, noble et loyal, ce jeune homme au visage bouffi, aux yeux bistrés et égarés, à la démarche incertaine, qui lui proposait froidement de se laisser enlever par lui.

— Si c’est un rêve, je voudrais bien me réveiller, pensait-elle.

Mais, hélas ! c’était bien la réalité.

Au souffle glacé de la bise qui vint frapper soudain son visage, elle se réveilla de sa torpeur.

— Ne me touchez pas ! dit elle, avec fermeté et dignité, au jeune homme qui voulait, en ce moment, la presser contre son cœur. Ne me touchez pas, je vous le défends !

Subissant, malgré lui, l’ascendant de la fière jeune fille, Xavier recula de quelques pas et se contenta de regarder Maria avec des yeux qui exprimaient si bien son amour désespéré, que celle-ci, vaincue par la pitié et adoucissement sa voix, lui parla dans ces termes.

— Écoutez-moi, Xavier, et tâchez de comprendre mes paroles.

Je vous ai aimé véritablement et fidèlement tant que vous avez été bon et honnête. Je vous ai aimé comme je ne pourrai jamais en aimer un autre, je le sens.

Mais, vous-même avez tué l’amour que j’éprouvais pour vous. Et quand bien même je vous aimerais encore, mes parents ne consentiraient jamais à notre union.

Il faut donc nous résigner tous les deux et nous soumettre à la volonté du ciel.

Mais si vous m’aimez encore, je vous en supplie, changez de vie, réformez-vous ; redevenez ce que vous étiez, honnête et bon ; cessez de briser le cœur de votre mère et de tous ceux qui vous aiment.

Oh ! je vous en supplie, convertissez-vous, afin que j’aie au moins le bonheur de vous rencontrer dans le ciel !

Malheureusement, ces paroles n’eurent pas l’effet voulu sur Xavier.

Entrant dans une violente colère, il s’écria.

— Non !

Je ne veux pas me résigner !

Je ne veux pas attendre à l’autre vie pour jouir du bonheur auquel j’ai droit sur cette terre !

Je sens que tu m’aimes encore, malgré tes paroles froides, et je te veux, le comprends-tu ?

Il faut que tu consentes à me suivre aux États-Unis. Là, nous pourrons nous marier sans difficultés et tu seras heureuse, je te le jure.

Maria, dis-moi que tu consens ?

— Non, jamais !

Vous me tuerez plutôt, dit la jeune fille avec fermeté.

— Je ne te tuerai pas, mais je vais t’amener de force, puisque tu ne veux pas me suivre, et, saisissant la jeune fille, il chercha à l’entraîner.

Maria résistait avec violence, mais ses forces commençaient à succomber.

— Bonne Sainte Vierge, sauvez-moi ! murmura-t-elle, prête à s’évanouir.

En ce moment, un bruit de voix retentit dans le lointain de la rue.

— Voilà du secours, dit Maria, reprenant son énergie. Si vous ne me laissez pas aller en paix, je vais appeler.

Profitant de l’hésitation du jeune homme, qui prêtait l’oreille au son qui approchait, Maria s’échappa de son étreinte et s’élança, légère comme un oiseau au devant des gens qui avançaient dans sa direction.

Son premier mouvement fut de se mettre sous leur protection, mais, ne courant plus aucun danger, car elle était hors de l’atteinte de Xavier, elle se rendit, en toute hâte, sur la rue Saint Antoine, où il y avait bon nombre de passants.

Elle arriva enfin chez elle, et se garda bien de raconter son aventure à sa mère, qui la gronda pour être revenue si tard. Elle aimait mieux supporter tous les reproches plutôt que de chercher à se disculper.

Cette rencontre lui avait fait une si forte impression, qu’elle n’osait plus sortir seule.

De plus elle éprouvait le besoin d’une protection efficace contre l’influence de Xavier, influence qu’elle redoutait d’autant plus, que malgré le dégoût et le mépris que lui inspirait maintenant le jeune homme, elle sentait qu’elle ne pouvait s’empêcher de l’aimer encore et de le regretter.

Pourtant, elle comprenait, plus que jamais, que son mariage avec lui était désormais impossible.

Elle était encore dans ces dispositions, troublée par l’inquiétude et la crainte, et brisée par le découragement, quand son père lui fit, un jour, une scène des plus violentes, à la suite d’une veillée pendant laquelle elle avait semblé traiter le veuf avec plus de dédain et d’indifférence que d’habitude.

Maria avait souvent vu son père en colère, mais jamais autant que dans cette occasion.

Le bonhomme commençait à craindre de voir ce gendre, tant désiré, abandonner ses prétentions à la main de sa fille, et cette pensée le contrariait d’autant plus que son propre commerce languissait, et qu’il avait fait plusieurs pertes considérables.

Maria fut tellement effrayée de la violence de son père, qu’elle se laissa aller, enfin, à promettre d’épouser le veuf tant détesté.

En faisant cette promesse, elle s’était dit en elle-même :

— Xavier ne cherchera plus à m’enlever, quand je serai mariée avec un autre.