Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans/T1-11

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Auguste Brancart (I et IIp. 149-168).

Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
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CHAPITRE XI.

L’HÉROÏSME.





T out entier aux sentiments que m’inspiraient les discours de ma cousine, j’avais cessé de solliciter les visites nocturnes du lutin dont l’amour-propre se trouvait extrêmement piqué de cette indifférence ; mais pouvais-tu espérer de me fixer, jeune Fanchette ? Ah ! mon Honorée elle-même, la séduisante Euphrosine ne pouvaient le prétendre, et cependant l’Amour le savait si, à la vue de ces deux beautés charmantes, mon cœur, vivement ému, ne battait point, dévoré par les plus douces émotions. À ma tendresse pour Honorée se joignait le vif désir de connaître quelles pouvaient être les causes de sa liaison avec Saint-Clair. Je ne savais qu’en croire. Il n’entrait pas dans ma pensée que ma cousine eût pu éprouver un sentiment autre que celui de la haine pour un aussi dégoûtant personnage ; mais enfin j’ignorais la vérité, et je brûlais de la savoir. Longtemps avant l’heure fixée pour être celle de l’entrevue, j’étais descendu dans la chambre d’Honorée ; mon œil scrutateur cherchait à lire sur sa figure. Vain projet ! ma cousine était calme ; nulle émotion ne me servait à expliquer une énigme dont je ne devais cependant pas longtemps ignorer le mot. Honorée, à ma vue, s’anima. Je voulus paraître gai devant elle, je ne sus être que tendre ; Fanchette, la maligne allant et venant dans la chambre, occupée du soin de deviner ce qu’elle soupçonnait, se promettait, s’il lui était possible, de punir Honorée de la victoire que celle-ci avait remportée sur elle. Ainsi ma coupable légèreté devait donner naissance à une rivalité si déshonorante pour moi, si insultante pour ma cousine ! De quel sentiment de colère ne suis-je pas encore possédé au moment où je trace ce souvenir honteux ! Ô ma chère amie, pardonne à Philippe ; son amour a depuis bien effacé ce tort.

Une pendule venait de sonner dix heures et demie, lorsque le portier vint demander à Fanchette si mademoiselle de Barene était visible. Sur l’affirmative de la soubrette, le domestique va avertir celui qui l’envoyait, tandis que moi, passant dans le petit cabinet, je fus enfermé par Honorée. La clef resta sur la porte ; et, au travers une gaze légère qui servait de rideau, je pouvais tout voir, tout entendre sans être aperçu. Depuis une minute j’étais dans ma cache, lorsque Saint-Clair parut. Son costume jacobin était paré d’une certaine élégance ; ses cheveux étaient moins luisants, le bonnet rouge avait fait place à un chapeau militaire ; l’habit me parut moins sale, et ces riens me firent néanmoins comprendre qu’un homme, fût-il jacobin, ne voudrait point s’offrir dans une tenue peu séante devant une jeune beauté.

SAINT-CLAIR.

La santé de mademoiselle de Barene me semble raffermie.

HONORÉE.

Elle eût repris sa première force, si l’on n’eût point voulu m’interdire la vue de mon père.

SAINT-CLAIR.

Les ordres rigoureux du comité de salut public interdisent toute communication avec les détenus.

HONORÉE.

Pourquoi donc m’avez-vous fait la fallacieuse promesse que je pouvais revenir près de l’auteur de mes jours ?

SAINT-CLAIR.

Parce qu’il dépend de moi de vous faciliter ce qu’on interdit à la majorité.

HONORÉE.

Je vous remercie, monsieur ; veuillez me faire la permission nécessaire.

SAINT-CLAIR.

Avant tout, j’ose vous demander si je puis compter sur votre reconnaissance ?

HONORÉE.

Je ne vous entends point.

SAINT-CLAIR.

Vous le feignez sans doute.

HONORÉE.

Lorsque je vous ai accordé le droit de paraître devant moi, je ne l’ai fait que dans la pensée de m’occuper uniquement de mon père.

SAINT-CLAIR.

Eh bien ! c’est au nom de ce père qui vous est si cher, que je vous prie de m’écouter : Je vous aime, madame, vous ne l’ignorez point ; vous savez ce que j’ai fait pour vous obtenir, et vous devez croire que je saurai faire plus encore : chargé d’une accusation grave, M. de Barene est sous le glaive de la loi ; il dépend de vous de l’en arracher, de lui assurer une existence paisible. Un mot, oui, madame, un seul, va le remettre dans vos bras.

HONORÉE.

Croyez-vous qu’il soit si facile de briser les fers de cet infortuné ? N’a-t-on pas appelé plus particulièrement sur lui l’attention des représentants du peuple ? Ne leur a-t-on pas dénoncé M. de Barene comme un ci-devant, chef des fanatiques, des royalistes, des rebelles ? N’a-t-on pas sollicité ces représentants à faire tomber une tête dangereuse pour le salut de la république ? Qu’en dites-vous, M. de Saint-Clair ? Ne trouvez-vous pas des entraves à l’accomplissement de votre généreux projet ?

SAINT-CLAIR, pâlissant et balbutiant.

Vos craintes sont trop extrêmes ; M. votre père n’est pas dans un aussi grand danger que vous l’imaginez.

HONORÉE.

Mais si ces dénonciations étaient constatées ? Si un écrit soustrait par l’intérêt le plus

pur, et remis entre mes mains…
SAINT-CLAIR.

Un écrit !!

HONORÉE.

Oui, monsieur, l’acte précis d’accusation, tracé par une main que vous connaissez peut-être.

SAINT-CLAIR, confondu.

Perfide Hippolyte !!! ton sang versé me vengera de ton parjure.

HONORÉE.

Homme lâche, faux et méchant, il ne vous craint point, ce magnanime Breton ; il feignit d’entrer dans votre exécrable projet, mais c’était pour le déjouer, pour sauver mon père, s’il lui était possible. Hélas ! il n’a pu conduire à bien cette noble entreprise. Victime de son généreux dévouement, blessé dans une rencontre par les Vendéens, arraché par moi à une mort certaine, il attend que le retour de sa santé serve ses projets ; mais, loin de remettre à des juges iniques votre lettre, c’est à moi qu’il la confia ; je la possède, et je l’offre à votre vue, pour vous apprendre que vous m’êtes connu, et pour appeler la honte et la confusion dans votre cœur ; car, pour le remords, il ne doit jamais y naître.

On doit se faire une idée de tout ce que j’éprouvais pendant cette conversation. Comme mon cœur s’animait ! quels sentiments d’indignation et de fureur le transportaient tour à tour ! Mais le trouble de Saint-Clair était plus grand encore. La tête basse, la pâleur du crime empreinte sur son front coupable, le tremblement convulsif de ses membres, tout annonçait les tourments auxquels il était en proie. Pour Honorée, son visage céleste avait pris, s’il était possible, une expression plus forte de sévérité et de noblesse : debout, le bras tendu, et présentant à Saint-Clair le papier accusateur, elle semblait être cet ange vengeur dont la main terrible frappe le méchant dévoué à son courroux. Saint-Clair, consterné d’abord, rompit enfin cette situation silencieuse et pénible : — Oui, s’écria-t-il, oui, je l’ai écrite, cette lettre qui me condamne ; je l’ai tracée au moment où vos mépris exaspérèrent mon âme ; la vengeance me parut douce, puisqu’elle pouvait vous accabler : redoutez-en les effets sinistres. Votre père est sous mon pouvoir ; sa mort est assurée, si vous ne vous rendez pas à mon amour.

HONORÉE.

Qui ? moi, devenir ton épouse ! tu me presserais dans tes bras sanglants ! Misérable, devrais-tu en conserver l’espoir ? Je te connais : tu voudrais ma main, mais ce serait pour envahir ma fortune, pour m’isoler de mes parents, de mes amis. Ah ! si je cédais à tes désirs exécrables, je ne ferais que hâter le trépas de mon père ! Non, non, tu ne me posséderas jamais.

SAINT-CLAIR.

Tremblez des suites de votre refus. Je sors ; et c’est pour hâter le supplice de M. de Barene, pour vous rendre la complice de sa perte.

HONORÉE.

Arrête ! arrête, barbare ! Peux-tu concevoir un semblable projet ? Eh quoi ! Saint-Clair, tout sentiment d’honneur est-il éteint dans ton âme ? La pitié n’y fera-t-elle point entendre sa voix ? Veux-tu, pour prix de la liberté de mon père, veux-tu l’assurance de posséder mes immenses richesses ? Sans peine, je te les abandonne ; mais sauve, sauve mon père.

SAINT-CLAIR.

Eh ! que peuvent m’importer les trésors que vous m’offrez, si je ne puis vous plaire ? Honorée, je sens que le bonheur de ma vie est attaché à votre existence, comme à votre possession ; et pour vous contraindre à partager ma tendresse, l’amour qui me brûle est capable de tout ; séductions, ruses, crimes, rien ne me coûtera. Votre père est le gage de vos sentiments : dites un mot, et je le délivre ; repoussez-moi, et sa tête tombe.

À ces dernières paroles, mon indignation, toujours croissante, ne peut plus se contenir ; je heurte violemment la porte du cabinet. — Honorée, m’écriai-je, ouvre-moi ! Et toi, vil scélérat, viens recevoir de ma main le châtiment que tu mérites.

— On nous écoutait, dit Saint-Clair ; et quel qu’il soit, celui qui ose prendre votre défense, qu’il tremble à son tour, si demain je ne reçois pas de vous la réponse favorable à laquelle je prétends.

Il achève ; et s’élançant hors de l’appartement, le lâche, effrayé peut-être, fuit un enfant de quinze ans. Après son départ, la désolée Honorée vint m’ouvrir ; sans proférer une parole elle se jeta dans mes bras en versant un torrent de larmes amères. Pour moi, je ne pleurais point ; l’amour me donnait une force surnaturelle. — Honorée, m’écriai-je, chère et malheureuse cousine, ne t’abandonne point à ce juste désespoir. J’ose te promettre la fin de tes peines, si elles tiennent à la vie du misérable qui vient de t’outrager. Lui, prétendre à ta main ! Non, elle ne sera point son partage ; je la disputerais à mon roi lui-même : pourrais-je souffrir qu’elle appartînt à ce méchant ? Qu’ai-je dit ? Ma tendresse n’a pu plus longtemps se retenir. Oui, mon Honorée, je t’adore ; et c’est à tes genoux que j’ose te faire l’aveu de l’amour le plus pur, comme le plus sincère.

— Qu’entends-je ? me répondit à son tour Honorée. Philippe me déclare ses feux ! Et qu’a-t-il fait qui puisse lui faire pardonner cette audace ? Quoi ! tandis que toute la noblesse française combat de toute part pour la cause de ses rois, le comte d’Oransai, le descendant de tant de héros, le fils d’une victime de la terreur, demeure dans Nantes, enseveli dans un lâche repos ! Il a quinze ans, et un désir de gloire ne l’émeut pas ! La guerre gronde autour de lui, et son cœur, qui ne bat point pour la victoire, ose pousser de faibles soupirs que je désavoue ! Moi, partager ses feux ! moi, qui déjà me suis refusée aux transports d’une foule belliqueuse, qu’il est bien loin d’égaler ! Oui, j’ai vu les plus braves chefs de l’héroïque Vendée, me parler de leur amour ; mon âme n’a pu y être sensible ; et je le serais pour un jeune énervé qui préfère sa vie à son honneur ! C’est au milieu des combats, c’est le fer à la main, au bruit de la mousqueterie, que je me plairais à écouter mon amant… Cours où ma voix t’appelle, distingue-toi parmi nos preux chevaliers ; et peut-être alors ne te repousserai-je pas.

Toujours aux genoux de ma cousine, j’avais écouté, sans oser l’interrompre, le sublime discours que je viens de rapporter. — Oui, lui répliquai-je impétueusement, oui, je rougis de l’état d’inertie dans lequel j’ai trop longtemps demeuré plongé. Il fallait ta présence pour parler à mon cœur ; je ne puis rester dans Nantes sans me rendre coupable. Dès demain je pars ; et si la renommée ne proclame pas bientôt mon nom, je saurai toujours trouver une mort glorieuse, qui te forcera du moins à pleurer sur ma mémoire…

— Ô mon fils, me dit ma mère en se montrant tout à coup, combien j’aime les transports qu’Honorée a fait naître dans ton âme. Arme-toi, il en est temps. Les vassaux de ton père ont, jusqu’à ce jour, refusé de faire cause commune avec le reste de la Vendée. Nous voulons ne combattre, se sont-ils plusieurs fois écriés, que lorsque notre jeune seigneur pourra paraître à notre tête… Va, par ta présence, ranimer leur valeur. Rappelle-toi, mon fils, que depuis les époques les plus reculées de la monarchie, tes aïeux ont prodigué leur sang pour la cause de leurs souverains. Imite-les, Philippe ; souviens-toi toujours que, du haut des cieux, ton père te contemple. Que son trépas ne t’intimide point : il est beau de mourir pour une aussi belle cause.

L’apparition de ma mère, ses paroles, celles d’Honorée, l’honneur se réveillant dans mon cœur, je sentis que je n’étais plus le même. Madame d’Oransai sort un moment ; elle revient de suite — Prends, me dit-elle, ce fer ; il appartint à ton père, il fut l’instrument de ses exploits ; qu’il le soit des tiens !

— Oui, oui, leur dis-je, vos souhaits ne seront pas vains. Je jure, sur ce glaive paternel, je jure par les mânes de mes ancêtres, de vaincre en combattant pour la plus belle des causes. Ah ! dans ce moment, que nul autre motif ne vienne diminuer le mérite de ma résolution. Je combattrai pour l’honneur ; et quel que soit le sort qui m’attende, je trouverai toujours ma récompense dans ma conscience enorgueillie.

Ma mère, me pressant sur son sein, me dit alors : „Je voulais aujourd’hui provoquer cet enthousiasme que ta cousine a fait naître. Je préparais en secret l’exécution de mon projet. Apprenez, mes enfants, qu’une partie de la jeune noblesse nantaise est sur le point de se réunir aux Vendéens. Demain doit être le jour du départ. Marche dans ces rangs de héros, mon Philippe, et laisse-moi dans une ville que nous ne pourrions quitter ensemble sans les plus grands dangers ; j’irai bientôt te rejoindre, et jouir par moi-même des triomphes auxquels tu auras contribué.

— Je m’arrête ici pour apprendre au lecteur comment ma mère était venue interrompre ma conversation avec sa nièce. Rentrée chez elle avant l’heure qu’elle avait fixée, elle écrivait une lettre, lorsque la maligne Fanchette, qui venait de me voir aux genoux d’Honorée, entra dans sa chambre en lui disant qu’on venait de se disputer chez mademoiselle de Barene, qu’elle n’avait point osé entrer, mais qu’elle croyait la présence de madame d’Oransai indispensable. Maman était alors venue. Fanchette espérait que ma cousine serait grondée, mais son beau plan échoua. Madame d’Oransai ne songeait point à mettre un obstacle à un amour si naturel ; et joyeuse de l’enthousiasme qu’il faisait naître dans le cœur de son fils chéri, elle ne sut qu’y applaudir. Néanmoins, elle n’en parla pas ; elle se contenta de remercier Honorée, feignant de n’attribuer ses propos qu’à l’héroïsme de ses sentiments. Honorée, de son côté, ne lui parla que de la visite de Saint-Clair, dont elle ne voulut lui cacher aucune circonstance. L’affliction de cette bonne mère fut extrême ; elle connaissait combien était féroce le caractère de ces monstres. Elle ne douta point que Saint-Clair, digne en tout de ceux auxquels il avait été associé, n’effectuât ses criminelles menaces. Pendant que nous nous affligions ainsi, on vient nous annoncer que le citoyen municipal Saint-Clair demande à parler à la citoyenne d’Oransai. On le fit entrer sur-le-champ. Gros, court, portant sur son visage la bêtise, l’orgueil et le despotisme, le citoyen Saint-Clair, ci-devant épicier, ainsi que je l’ai dit, était parvenu, grâces à ses déclamations démagogiques, à une des premières places de la ville. Fier de son élévation, croyant qu’elle lui donnait le droit de marcher de pair avec les anciennes familles que la révolution écrasait, il était insolent par boutades, dur par opinion, faible par caractère, et toujours mené par son fils aîné, l’aimable Decius, autrefois appelé Jeannot, lorsque travaillant dans la boutique paternelle, il maniait un pilon à la place de l’épée qu’il possédait aujourd’hui. Quoique la sainte égalité fût à l’ordre du jour, un municipal, l’un des plus fermes soutiens de la liberté, se rappelait fort bien de ce qu’avait été la jeune duchesse de Barene ; il n’était point indifférent à la secrète satisfaction de faire contracter à son Decius cette magnifique alliance qui, patriotiquement parlant, servait à montrer avec plus d’éclat l’étendue de la souveraineté du peuple, et puis Honorée était immensément riche, et un épicier sait aussi bien compter les espèces que ressentir des sentiments d’amour ou de vanité. Pour donner plus de poids à sa visite, le malencontreux municipal avait revêtu son costume de cérémonie, c’est-à-dire arboré le gentil bonnet rouge et l’écharpe aux trois couleurs.

Nous devinâmes sur-le-champ le motif de sa visite intéressante, mais il faillait l’entendre et même ne point trop le maltraiter.

— Citoyenne, dit-il à ma mère, en la saluant avec toute la gaucherie de la canaille dont il était l’un des membres, je viens vous entretenir d’une affaire qui peut faire éclater, d’une manière brillante, votre civisme.

MADAME D’ORANSAI.

Qu’exigez-vous de moi, monsieur ?

LE MUNICIPAL.

Rien, absolument rien, quoiqu’on en fût le maître ; mais on vous prie de faire un hommage public à l’égalité, à la fraternité.

MADAME D’ORANSAI.

Et quel est, s’il vous plaît, cet hommage ?

LE MUNICIPAL.

Le citoyen Decius, mon fils, vous est connu ; il est républicain comme César, désintéressé comme Verres, qui tous les deux étaient de vigoureux patriotes romains. Il n’est pas mirliflore muscadin, mais il n’en vaut que mieux ; il s’est distingué contre les Chouans, il est un des commandants de l’honnête armée révolutionnaire ; il a de la fortune, ses supérieurs sont fort contents de lui, et si vous lui accordiez la main de la petite citoyenne Barene, il ne manquerait plus rien à notre satisfaction commune.

MADAME D’ORANSAI.

Vous oubliez sans doute, citoyen, que je ne puis pas disposer ainsi de la main de ma nièce ; que tant que son père vivra, il a seul le droit de lui choisir un époux.

LE MUNICIPAL.

Je sais tout cela, et voilà pourquoi je viens en causer avec vous ; la liberté du citoyen Barene dépend de moi et de mon fils ; il vous sera rendu si vous et la citoyenne Honorée me donnez par écrit votre parole d’honneur de le faire consentir au mariage que je vous propose.

MADAME D’ORANSAI.

Et si mon beau-frère refusait son consentement ?

LE MUNICIPAL.

On sait les moyens qu’il faut prendre pour le contraindre à ne point nous résister.

HONORÉE, impétueusement.

Ainsi le refus de mon père attirera de nouveaux malheurs sur sa tête ; ainsi vous forcez sa volonté ; et je dois devenir la proie de l’homme que tout me défend de recevoir comme mon époux ! Ouvrez les yeux, citoyen Saint-Clair, réfléchissez à l’immense distance qui nous sépare ; et si vous êtes honnête homme, rendez-moi mon père, sans exiger des conditions que je ne remplirai jamais.

LE MUNICIPAL, interloqué.

Citoyenne, citoyenne, voilà une réponse bien contre-révolutionnaire ; elle sent bien le fanatisme ; votre âge peut seul la faire excuser.

HONORÉE.

Et le vôtre devrait vous faire rougir du langage que vous tenez, et de l’intrigue que vous voulez faire réussir.

LE MUNICIPAL.

Citoyenne d’Oransai, je vous rends responsable des discours que l’on tient en votre présence ; répondez-moi catégoriquement : accueillez-vous ma demande, oui ou non ?

MADAME D’ORANSAI, cherchant à se contenir.

Je vous l’ai déjà dit, je ne puis rien faire sans le consentement formel de mon beau-frère.

LE MUNICIPAL.

Allons, allons, ceci n’est qu’un jeu ; on veut se moquer des magistrats du peuple ; mais ça ne se passera pas ainsi ; on saura, citoyenne, vous enlever cette enfant que vous élevez dans des principes de royalisme ; et tant que son père sera renfermé, il lui sera donné un tuteur bon patriote, dont elle fera la volonté.

Il dit, et s’éloigne sans que nous fassions un mouvement pour le reconduire.

Dès qu’il se fut retiré : — „Ô ma tante, dit Honorée, dans quel temps sommes-nous ? Serait-il possible qu’on osât m’arracher d’auprès de vous ?

MADAME D’ORANSAI.

Il faut prévenir leurs projets : partez demain, et cherchez au milieu des phalanges vendéennes un asile que les méchants détruiront difficilement. Jeunes infortunés, poursuivit-elle, qui l’eût dit, lorsque votre naissance nous causa tant de joie, que nous verrions naître des époques où nous serions obligés à verser des larmes sur vous, et à vous abandonner dans votre adolescence à votre propre force ?

PHILIPPE.

Ô ma mère ! ne crains rien ; ton fils, ton Honorée, ne t’oublieront jamais ; ils sauront se conserver dignes de toi, et dignes du nom qu’ils portent tous deux.

Honorée joignait ses serments aux miens, lorsque nous vîmes tout à coup paraître, sans être annoncé, un individu, la tête couverte d’un large chapeau rabattu sur les yeux, et le corps enveloppé d’un manteau militaire. Surpris de cette apparition, nous restons immobiles ; alors l’inconnu se découvrant, Honorée, qui le reconnaît, pousse un cri, lui présente la main, qu’il baise avec respect, et le nom d’Hippolyte sort de la bouche de ma cousine. Nous ne doutâmes point que cet étranger ne fût de la connaissance d’Honorée, et je me rappelai, au nom d’Hippolyte, qu’on avait ainsi appelé le jeune homme qui, trompant Saint-Clair, avait remis à ma cousine la lettre dans laquelle son père était accusé.

Bon Hippolyte, lui dit Honorée, votre présence ne peut m’annoncer rien de fâcheux ; comment avez-vous pu obtenir votre liberté ?

HIPPOLYTE.

Le général Charrette, auquel j’ai fait part de mes inquiétudes sur votre compte si vous reparaissiez dans Nantes, où je savais que Saint-Clair était revenu, m’a permis de vous suivre et de vous sauver, s’il m’était possible. Arrivé depuis trois jours, j’ai sous main agi avec célérité. Le représentant du peuple R....., qui a l’espoir de gagner le brave Charrette pour la cause républicaine, instruit de l’intérêt particulier que marquait ce Vendéen pour M. le duc de Barene, vient sur-le-champ d’ordonner sa mise en liberté.

HONORÉE.

Mon père est libre ! Hippolyte, que ne vous dois-je pas ! (et Honorée serre dans ses bras ce jeune homme, dont je ne pouvais m’empêcher d’être jaloux.) Mais où est-il ? que je le voie.

M. DE BARENE, paraissant.

Il est devant toi !

Mon père ! mon oncle ! mon frère ! voilà les seuls mots que nous pouvons prononcer dans ce délicieux moment. Ah ! Hippolyte, combien nos cœurs te vouaient de reconnaissance ; combien j’eusse voulu prendre ta place ! Qu’ils me semblaient grands les droits que ta générosité te donnait sur ma cousine !

Cependant, après les premières émotions calmées, on s’écoute, on s’apprend les divers événements que j’ai déjà décrits. Le duc et Hippolyte, redoutant la vengeance des Saint-Clair, vengeance qui acquerra une nouvelle extension lorsqu’ils seront instruits de l’élargissement de M. de Barene, nous conseillent de nous y soustraire par une prompte fuite ; mais Honorée ne veut plus quitter son père ; je ne veux pas laisser une mère chérie exposée à la fureur des ennemis. Que faire ? Je demande à nos parents de nous accompagner ; ils y consentent, et la nuit prochaine est fixée pour l’époque de notre fuite. Hippolyte se charge de nous procurer des passeports pour Paris ; et, tout à ce sujet, mon oncle, fatigué, va se livrer au sommeil, et madame d’Oransai s’occupe des préparatifs de notre départ.


Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre
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