Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans/T1-12

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Auguste Brancart (I et IIp. 169-186).

Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre

CHAPITRE XII.

LE COUP DE PISTOLET.





D ès que nous fûmes seuls : — Hâtez-vous, ma chère Honorée, lui dis-je, de me confier le récit de vos aventures : où avez-vous connu l’audacieux Saint-Clair ? En quel lieu l’heureux Hippolyte a-t-il pu, par ses actions, mériter votre amitié ?

— Hier, Philippe, je ne vous eusse rien appris ; aujourd’hui, je ne vous tairai rien : vous le savez, j’ai votre âge ; mais je ne me rappelle point le temps de mon enfance ; formée à l’école du malheur, mon caractère a de bonne heure pris une fermeté qui ne pouvait se développer que dans des temps de révolutions et de guerres civiles. Depuis l’âge de onze ans, j’ai suivi l’armée vendéenne : confiée par ma mère expirante à madame de Cerneuil, je fus conduite par cette dame dans le pays occupé par les royalistes ; j’ai sucé leurs opinions, leur enthousiasme pour la cause qu’ils soutiennent, et ce n’est que parmi eux que je puis librement respirer. Parmi les compagnons de notre fortune, à l’âge de treize ans je n’avais encore distingué aucun cavalier, quoique plusieurs eussent cherché à m’émouvoir en leur faveur ; loin d’eux était la pensée de profiter de la familiarité qui, nécessairement, devait naître de notre manière de vivre. Me reposant sur leur loyauté, l’idée de dangers ne pouvait se présenter à moi ; jamais ma sécurité ne fut déçue ; les nobles Français respectèrent une infortunée, et leur amour ne l’alarma point un moment. Vêtue en amazone, je combattais tous les jours ; tantôt vaincus, quelquefois triomphants, jamais abattus, les Vendéens disputaient pied à pied leur sol natal aux phalanges républicaines. Victorieux auprès de Saint-Fulgent, Charrette se préparait à occuper cette ville ; un corps de voltigeurs fut commandé par lui pour battre la campagne aux environs. Un funeste désir de me signaler me porta à suivre les soldats envoyés à la découverte. Nous venions de dépasser un petit bois, lorsque nous fûmes accueillis par une fusillade qui nous apprit le danger auquel nous étions exposés. Cernés de toute part par une division de l’armée ennemie, la retraite nous était interdite, il fallait se rendre ou mourir ; nous préférons la mort. Auprès de nous une masure abandonnée nous offrait son enceinte, dont nous pouvions nous servir comme d’un retranchement ; nous nous y précipitâmes ; et là, nous soutînmes, avec acharnement et valeur, l’attaque d’un ennemi bien supérieur en nombre. Pendant près de quatre heures que dura ce combat inégal, tous les nôtres expiraient successivement. Nous n’étions plus que huit, et nous nous défendions encore : ma présence, mon dévouement, j’ose le dire, soutenaient le courage des Vendéens ; mais enfin ils ne voulurent point que mon trépas suivît le leur. Ils allaient arborer le drapeau de détresse, lorsque le feu des républicains cessa ; et un officier s’avançant vers nous, nous démontra l’impossibilité d’une plus longue résistance, et nous offrit la vie, si nous mettions bas les armes. Cet officier, était Hippolyte. Sa proposition fut accueillie, malgré mes larmes et mes prières, car je préférais une mort glorieuse à la douleur de tomber au pouvoir des anarchistes. Mon costume, déguisant mon sexe, ayant eu le soin de salir mon visage avec de la boue, je suivis mes compagnons d’infortune ; on nous conduisit devant l’officier général : — Rebelles, nous dit-il, je devrais vous faire passer au fil de l’épée.

— Renvoyez-nous alors au lieu où nous étions, lui dis-je avec fierté, si vous voulez violer la promesse qui nous a été faite en votre nom. Ce peu de paroles étonna Saint-Clair (vous l’avez deviné à son discours).

— Audacieux, me dit-il, es-tu le chef de ces factieux ?

— Que t’importe. Dois-je éprouver un traitement différent du leur ? Je disais, et Hippolyte qui s’intéressait déjà à moi, craignant que je n’allumasse la colère dans l’âme de Saint-Clair, se hâta de dire qu’il fallait nous conduire au dépôt des prisonniers. Nous fûmes amenés. Comme on voulut nous dépouiller de nos uniformes, je fus reconnue pour être une femme, et cette nouvelle circula jusqu’aux oreilles de Saint-Clair. Il voulut me revoir, malgré moi je fus contrainte à reparaître devant lui. Cette fois, son front n’était pas aussi sévère ; mais son regard, toujours méchant, avait pris de plus une teinte de je ne sais quel affreux et dégoûtant sentiment. Quoi qu’il en soit, lorsque son œil se porta sur moi, je ne pus m’empêcher de frémir : il n’avait avec lui qu’Hippolyte.

SAINT-CLAIR.

Se peut-il que le soldat qui m’a parlé avec tant d’audace, qui a si longtemps refusé de se rendre, soit une femme ?

HONORÉE.

Vous voyez, citoyen, que le sexe n’ôte rien au courage.

SAINT-CLAIR.

Eh ! pourquoi as-tu pris les armes ?

HONORÉE.

Pour mon Dieu et mon roi.

SAINT-CLAIR.

Quel est ton âge ?

HONORÉE.

J’aurai bientôt quinze ans.

SAINT-CLAIR et HIPPOLYTE.

Si jeune ! tant de fermeté !

SAINT-CLAIR.

Quel est ton nom ?

HONORÉE.

Que t’importe.

SAINT-CLAIR.

Ah ! je le vois, tu joins à ta rebellion le crime d’être née noble.

HONORÉE.

Si c’est un crime que de descendre d’une foule d’hommes braves et vertueux, j’avoue que je suis coupable.

SAINT-CLAIR.

Sais-tu le sort qui t’attend ?

HONORÉE.

Je dois obtenir ma liberté, si tu es généreux ; je dois périr, si tu ne démens point les opinions pour lesquelles tu combats.

SAINT-CLAIR.

Quelle arrogance !


HYPPOLYTE, à demi-voix.

Quel courage !

SAINT-CLAIR.

C’en est assez ; retire-toi. De ta manière d’agir dépendra ton sort à venir.

Je sortis, croyant retourner vers la prison des Vendéens ; mais Saint-Clair en ordonna autrement. Confiée, par lui, aux soins d’Hippolyte, je suis conduite dans une chambre proprement meublée, et l’on m’annonce qu’elle doit être mon séjour. Me tournant alors vers Hippolyte, dont le maintien respectueux contrastait avec la hauteur de Saint-Clair, je lui déclare que je ne peux abandonner ceux qui ont combattu avec moi ; que leur demeure doit être la mienne ; et que je n’en veux point d’autre. Hippolyte, me répondant avec bonté, me dit que ma demande ne peut m’être accordée ; que les Vendéens doivent partir dans quelques heures pour Nantes ; et que le général Saint-Clair a ordonné que je ne les suivisse point. Il me fallut obéir. Me voilà soumise aux volontés de ces hommes que je méprisais tant ; et c’était mon imprudence qui m’avait ravi ma liberté. Qu’elles furent amères les réflexions que je fis, lorsqu’Hippolyte se fut retiré ! Je ne craignais point la mort ; mais il me semblait affreux d’être traînée, comme une vile esclave, à la suite des farouches républicains : je ne voyais parmi eux que le crime et l’avilissement.

J’étais seule depuis environ deux heures, lorsqu’un domestique vint m’ordonner de me rendre sur-le-champ auprès du général. Choquée de cette manière qui m’humiliait, je répondis à l’émissaire que je ne voulais point paraître où rien ne m’appelait, et que la seule grâce que je demandais au général était de ne point me fatiguer par sa présence. Je vis encore à cette ferme réponse, le domestique ébahi, m’ouvrant de grands yeux, ne pouvant concevoir qu’un désir du général ne fût pas satisfait à l’instant, me faire répéter ce que je viens de dire, et s’en aller lentement, comme pour me donner le temps de me raviser. Je ne fus pas longtemps sans voir paraître Saint-Clair lui-même. — D’où vient, me dit-il, que vous osez désobéir à mes ordres ? Quoi ! lorsque je vous fais la grâce de vouloir bien vous inviter à souper avec moi, vous osez me refuser ! Je saurai bien abattre cet orgueil insolent, qui ne doit plus exister.

Je ne m’abaissai pas à lui répondre ; mais, d’un coup d’œil, je le fis rentrer en lui-même ; son ton changea : il m’assura que c’était mon bien qu’il voulait ; que ma seule présence intéresserait en ma faveur le représentant du peuple, sans lequel il ne pouvait rien. Pour la première et la dernière fois, Saint-Clair cessa d’être lui-même. Je ne crus point devoir m’opposer, plus long temps, au désir qu’il me témoignait ; et je le suivis sans une répugnance trop marquée.

Lorsque j’entrai dans la salle, tous les assistants se levèrent et me saluèrent unanimement. L’assemblée était nombreuse. Saint-Clair me conduisit vers le représentant, et me fit asseoir entre eux deux. Vis-à-vis de moi était Hippolyte : en le voyant, je ne pus m’empêcher de lui marquer, par une légère inclination de tête, combien j’étais sensible à l’intérêt qu’il m’avait témoigné. La conversation devint générale ; et je dois rendre cette justice aux militaires qui se trouvaient au souper, qu’aucun d’eux n’oublia qu’il était en présence d’une jeune demoiselle. Le représentant et Saint-Clair employèrent leur adresse pour savoir quel était le nom de ma famille ; et moi, tremblante pour mon père, je me refusai à satisfaire leur curiosité. Ils parvinrent cependant à tout savoir : les prisonniers Vendéens, croyant qu’en me nommant, on aurait pour moi de plus grands égards, leur apprirent, le lendemain, ce que je voulais leur cacher. Après le repas, je me retirai, lorsque Saint-Clair, emplissant mon verre, me proposa de boire à la santé de la république. „Je n’ai pas soif”, lui dis-je, en versant le vin dans l’assiette placée devant moi. Cette action occasionna un murmure général d’approbation. Tous ces jeunes officiers admirèrent ce qu’ils appelaient mon courage, tant il est impossible, même au milieu des orages politiques, d’enlever en entier aux Français leur politesse pour les dames et leur amour pour les purs sentimens.

Le lendemain, Saint-Clair parut dans ma chambre : il avait passé une partie de la nuit à se livrer aux excès de la débauche ; sa tête était encore troublée, et je le connus quand je le vis venir à moi les bras ouverts : une table se trouvait placée auprès de moi ; je la poussai devant Saint-Clair, pour être un obstacle à son dessein, et je lui demandai quelle était son audace.

— „Tu es jolie, me dit-il ; je veux t’embrasser, et te convaincre que les républicains ne sont pas indifférens aux charmes des jeunes citoyennes.”

— „Si vous faites un pas de plus, lui dis-je, je fais retentir la maison de mes justes clameurs.”

— „Le bruit ne m’effraie point”, me dit-il en avançant vers moi. Épouvantée du danger que je cours, redoutant d’être livrée aux emportemens de ce monstre, dont l’ivresse me faisait trembler, le voyant prêt à devenir coupable, je saisis un pistolet, que grâce à son peu de volume j’avais pu cacher dans mes cheveux, et que je destinais à devenir ma dernière ressource ; le coup part, la balle siffle, mais ma main peu assurée ne porta pas un coup certain, Saint-Clair ne fut que légèrement blessé au bras. Mon action, la douleur qu’il éprouva, lui firent pousser des cris affreux ; sa rage n’ayant plus de bornes, décida ma mort ; déjà il a sorti son glaive hors du fourreau, mon sein est menacé ; lorsque Hippolyte, suivi de quelques officiers attirés par l’explosion de l’arme à feu, paraît ; Hippolyte voyant le danger que je cours, arrête le bras de Saint-Clair, en lui disant, „général, c’est une femme !” „C’est un monstre, un diable, répliqua Saint-Clair, elle a voulu m’assassiner ; qu’on l’arrête, et qu’elle soit traînée dans le plus affreux cachot.”

On lui obéit, d’infames satellites se jettent en foule sur moi, je ne cherchai point à me défendre ; Hippolyte parut se joindre à eux, mais ce fut pour me dire à voix basse : „Prenez bon courage. „Je l’entendis, et à ces paroles consolatrices, une lueur d’espoir vint illuminer mon ame. Je fus entraînée et conduite dans le lieu que Saint-Clair avait désigné. Nul autre endroit n’était en effet aussi horrible, le jour n’y parvenait que par une étroite lucarne qui, sans donner assez de passage à la lumière, éclairait cependant ces ténèbres visibles. Là, je fus ensevelie à quatorze ans, avec la perspective de la mort, car rien ne pouvait m’y soustraire, puisque j’avais attaqué la vie d’un chef républicain.

Ce fut alors que les prisonniers Vendéens apprirent mon nom au représentant qui s’était chargé de les interroger. Comme je me trouvais être d’un sang illustre, on mit moins d’empressement à me condamner, Saint-Clair formant sur cette origine des projets qui ne tardèrent pas à se manifester. J’étais enfermée depuis quelques heures, lorsque l’adjudant Hippolyte vint, par l’ordre du général, me retirer du cachot dans lequel j’étais renfermée, et me ramena dans la chambre que j’occupais auparavant ; il me fit ôter les fers dont on avait eu soin de me charger, et ordonna, toujours de la part du général, que je fusse traitée avec toutes sortes d’égards. Je lui demandai alors si la blessure de Saint-Clair était dangereuse ; il me dit que non, et d’un air que ses yeux démentaient il ajouta que le crime dont j’avais voulu me souiller ne ravirait pas à la république le général Décius Saint-Clair. Me voilà de nouveau seule ; toute la journée s’écoula sans qu’Hippolyte pût reparaître ; je ne vis que la femme chargée de m’apporter quelque nourriture.

Le jour suivant, je le passai également dans la solitude : enfin, vers le soir, j’entendis un bruit de pas s’approcher de ma prison ; on ouvrit la porte, soigneusement barricadée en dehors ; et Saint-Clair, le bras en écharpe, suivi de trois officiers, entrèrent brusquement : ils étaient accompagnés d’une espèce d’officier civil, vêtu de noir, et portant une écharpe tricolore.

„Citoyenne, me dit Saint-Clair, la loi t’a condamnée, écoute ton arrêt.”

Il achève ; et moi, prévoyant que c’était la mort qu’on m’annonçait ainsi, je cherchai à cacher dans le fond de mon cœur le sentiment pénible que j’éprouvais.

Je ne me parerai pas, mon cher Philippe, d’un courage au-dessus de mon âge et de mon sexe. Au milieu d’un combat, la mort vous atteint sans qu’elle vous prévienne ; mais il est affreux de la recevoir de la main d’un bourreau, surtout lorsqu’à peine on commence sa carrière.

Le municipal lut ma sentence en ces termes, après avoir parlé des formalités qu’il prétendait avoir remplies : La nommée Honorée Barene, fille du ci-devant duc de ce nom, a été convaincue, par le conseil de guerre, d’avoir entrepris, à main armée, un assassinat sur la personne du citoyen général Saint-Clair ; et, vu les lois pénales, le conseil de guerre, séant à …, l’a condamnée tout d’une voix, à la peine de mort, laissant néanmoins au général Saint-Clair le droit de commuer la peine, s’il le croit convenable. (Suivent les signatures.)

Après cette lecture, faite avec sang froid, le municipal, les officiers se retirent, et je demeure seule avec Saint-Clair : sans faire attention à lui, je me mets à genoux, et élevant mon ame vers mon Créateur, je me recommande à lui, en récitant les psaumes de la pénitence. Cette action si simple en imposa à mon persécuteur.

— Vous croyez, me dit-il, votre trépas bien certain ?

HONORÉE.

Puis-je n’en pas être assurée, puisqu’il dépend de vous ?

SAINT-CLAIR.

Mais je puis aussi vous faire grâce.

HONORÉE.

Comme vous ne me la feriez qu’à des conditions peu généreuses, et comme je sais vous tout refuser, il ne me reste plus qu’à me remettre entre les bras de ce Dieu qui m’apprête une récompense, tandis qu’il ordonne votre supplice futur.

SAINT-CLAIR.

Ainsi, pour sauver votre vie, pour vous conserver à votre père, vous ne ferez rien ?

HONORÉE.

Non, au moins ce que l’honneur me défend.

SAINT-CLAIR.

Mademoiselle de Barene, vous avez de moi une opinion bien injuste : je ne veux que ce que vous pouvez m’accorder aux yeux du monde ; en un mot, votre main.

HONORÉE.

Ma main ! Que l’échafaud se prépare, me voilà prête à y monter !

SAINT-CLAIR.

Vous préférez le trépas ?

HONORÉE.

Je n’ai plus rien à vous dire ; vous avez entendu ma dernière réponse.

SAINT-CLAIR.

Eh bien ! demain éclairera votre supplice.

Il s’éloigne à ces mots, pouvant à peine retenir la rage qui le domine. Restée seule, je tournai vers mon père mes dernières pensées, lorsqu’un bruit assez fort se fit entendre dans la cheminée : je vis tomber une grosse pierre, à l’entour de laquelle on avait attaché un billet ; je m’en emparai, et me hâtai de le lire.

„Rassurez-vous, me disait ce billet consolateur, vous n’avez rien à craindre ; l’arrêt qu’on vous a lu est une fausseté, à laquelle n’a pas voulu consentir l’honnête représentant qui préside ici : il vient d’en être instruit ; Saint-Clair a été vivement réprimandé ; mais comme on le craint, le représentant s’est vu forcé à souffrir que l’on vous cachât jusqu’à demain la vérité : mais je n’ai pu obéir à Saint-Clair ; je veux vous rendre la tranquillité, et opérer votre délivrance : dès que la nuit sera profonde, je serai près de vous.”

Hippolyte.

À mesure que je lisais cet écrit, il me semblait que je respirais plus librement : les rêves de l’avenir se représentèrent en foule à mon imagination, et je pus encore sourire à la pensée que je reverrais mon père, ma famille et mes amis. Mon libérateur ne se fit pas attendre : il sut briser la faible serrure qui me renfermait. „Sortez, me dit-il, ne perdez pas de temps, voici le mot d’ordre : Fraternité, bravoure.”

— „Mais, lui dis-je, généreux Hippolyte, ne courez-vous aucun danger en délivrant une infortunée ?”

— „Non, me répondit-il, Saint-Clair ne peut me soupçonner ; il vient de me donner l’ordre de porter cette lettre à Nantes, mais je vous la remets ; elle renferme le destin de votre père.” Il m’apprend alors la nouvelle scélératesse de Saint-Clair. Je remercie ce bon jeune homme, et je le quitte. Plusieurs fois, avant d’avoir atteint la campagne, je rencontrai des sentinelles, mais le mot d’ordre me sauva ; partout on me crut chargée de quelques dépêches secrètes, et nul obstacle ne me barra dans mon chemin. J’avais marché l’espace d’une demi-heure, lorsque le cri qui vive ! se fit entendre ; ayant reconnu l’accent vendéen, je répondis : royaliste. À ces mots, on s’approche de moi, je me nomme, et l’on me conduit à Charrette. Ce vaillant général marchait cette même nuit à la tête de ses troupes, pour aller attaquer les républicains dans leurs retranchemens. Ce fut avec bien de la joie que je fus reconnue. On voulait m’envoyer prendre du repos ; mais je m’y refusai, voulant partager les nouveaux dangers que courait mon parti. La diligente activité de Charrette parvint à surprendre les républicains, qui se croyaient à l’abri d’un coup de main. Au milieu de la nuit le bruit de l’artillerie, les clameurs, les cris mille fois répétés de vive le roi ! allumèrent la crainte dans leur ame ; on s’arme cependant, on voulut combattre ; mais que pouvaient des troupes à moitié endormies, qui n’avaient pas le temps de s’armer ? Saint-Clair, lâche dans le péril, fut le premier à pousser le cri déshonorant : sauve qui peut ! Hippolyte ne partagea point ses méprisables sentimens ; il rassembla quelques soldats moins effrayés et soutint, pendant plus d’une heure, un combat aussi désavantageux. Un coup de fusil le jeta par terre : et que mon bonheur fut grand ! je parvins à lui sauver la vie au moment où un Vendéen allait l’immoler. Mes soins, l’intérêt que je témoignai pour lui, ses services généreux que je publiais hautement lui gagnèrent l’estime de Charette. Ce général prit Hippolyte sous sa protection particulière. Voyant alors qu’il n’avait plus besoin de moi, brûlant de me rendre auprès de mon père, dont je connaissais le danger, redoutant d’être prévenue par Saint-Clair, je partis pour Nantes ; le reste vous est connu. Juge maintenant de ma haine pour Saint-Clair, et de l’amitié qu’Hippolyte m’inspire.”

Comme ma cousine terminait son récit, Hippolyte reparut, nous apportant les passeports nécessaires, et qu’avait su nous procurer son active amitié. M. de Barene le pressa vivement de nous suivre : „Brave jeune homme, lui dit-il, vous n’êtes point fait pour le parti que vous soutenez ; tôt ou tard vous en deviendrez la victime ; venez avec nous partager notre fortune…”

„Non, monsieur, répliqua Hippolyte ; je ne consentirai jamais à trahir la cause pour laquelle j’ai combattu. Je ne vous le cacherai point, j’aime la république en détestant ceux qui commettent des crimes en son nom ; mais je la défendrai jusqu’à mon dernier soupir ; et en sauvant les victimes de l’anarchie, je combattrai les ennemis de la constitution.”

On ne poussa pas plus loin la conversation sur ce sujet ; dès que la nuit fut venue, nous nous séparâmes ; chacun sortit par des portes différentes, pour ne point éveiller les soupçons. Hippolyte vint nous accompagner aussi loin qu’il lui fut possible ; et, avant de nous quitter, il rassura notre amitié inquiète, en nous apprenant qu’il n’avait rien à craindre de la part de Saint-Clair, auquel même il ne tarderait pas de commander.


Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre
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