Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans/T1-16

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Auguste Brancart (I et IIp. 237-253).

Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre

CHAPITRE XVI.

LA FORÊT.





L e mouvement extraordinaire dont je suivais l’impulsion, m’étonnait ; je ne savais d’où pouvait naître ce désir curieux de connaître la cause d’un bruit fort ordinaire dans des lieux où l’on combattait sans cesse. Fermant les yeux sur le danger réel que je courais éloigné de l’armée royale, sur mon imprudence à abandonner mon bataillon, je m’avançais vers le lieu d’où le coup était parti. Rien ne se présentait à moi. Vainement j’avais parcouru un vaste espace, de toute part régnait le silence des forêts, et j’étais seul quand je me croyais réservé aux grandes aventures. Je venais de m’arrêter un moment, alors qu’auprès de moi j’entends les pas de deux individus. Bientôt une voix se fait entendre : « Arrêtons-nous, » dit elle, « attendons ici la nuit… » J’ai reconnu Saint-Clair !!… Tapi sous la feuille, retenant ma respiration, je redoute d’être aperçu par ce scélérat, accompagné de cinq brigands comme lui ; quatre, vaincus par la fatigue, se couchent sur le gazon, et ne tardent pas à s’endormir ; le cinquième, s’asseyant auprès de Saint-Clair, commence ainsi une conversation dont je ne perdis pas un seul mot. « Ces damnés royalistes, comme ils nous ont battus ! »

SAINT-CLAIR.

Quelle est ma colère ! ils m’ont accablé pour toujours. Oh ! qu’il est grand le désir de vengeance qui m’anime contre eux !

LE BRIGAND.

Le citoyen représentant t’a bien maltraité.

SAINT-CLAIR.

M’attribuer notre défaite ! me destituer ! Ah ! qu’il tremble, lui et ceux qui sont les causes premières de ces humiliations.

LE BRIGAND.

Je gage que tu en veux davantage aux royalistes !

SAINT-CLAIR.

Il en est un surtout qu’il faut que j’immole à ma rage.

LE BRIGAND.

Si Philippe d’Oransai tombe entre tes mains, il passera un mauvais quart-d’heure.

SAINT-CLAIR.

Ce sera le plus long, mais le dernier de sa vie : que ne puis-je l’arracher du milieu de l’armée royale !

LE BRIGAND.

Tu le puniras bien mieux, si sa belle tombe en ton pouvoir.

SAINT-CLAIR.

Elle ne peut m’échapper : un espion m’a dit que, croyant encore l’odieux Philippe à M...., elle avait quitté ce matin le quartier-général pour courir rejoindre son bien-aimé cousin : voulant abréger sa route, elle traversera ces bois ; ainsi nous ne pouvons manquer de la saisir ; car c’est par le lieu où nous sommes qu’elle doit passer.

LE BRIGAND.

Je me fais une fête de sa surprise, quand à la place du royaliste d’Oransai, ce sera le patriote Saint-Clair qu’elle rencontrera.

SAINT-CLAIR.

Elle me paiera cher ses dédains, son orgueil et la blessure qu’elle me fit. Avec quelles délices j’apprendrai ensuite à ce Philippe que j’abhorre, que sa douce amie n’a plus rien à me refuser ! Mais je ne m’arrêterai pas là, il faut que ce Philippe, que sa mère, que toute sa famille disparaissent de la terre ; et lorsque j’aurai abreuvé de douleurs, d’humiliations, d’infamies cette Honorée, que je désire et que je déteste, je l’enverrai rejoindre l’insolent qu’elle m’a préféré.

À ces discours, à ces projets affreux, mon sang se glaçait dans mes veines, une colère impétueuse me dévorait, j’aurais voulu pouvoir, aux dépens de ma vie, terminer celle de l’infâme Saint-Clair. Si je ne pouvais assouvir ma juste vengeance, il m’était au moins possible de préserver Honorée du péril épouvantable dont le crime la menaçait. Les deux misérables venaient de se taire un moment ; puis Saint-Clair reprit la parole en ces termes : Le soleil est sur le point de se coucher, il faudrait se rendre chacun à son poste.

LE BRIGAND.

Allons, Bertrand, André, réveillez-vous, on dirait que vous n’avez autre chose à faire qu’à dormir jusqu’à demain.

SAINT-CLAIR.

Vous savez, mes camarades, quelle récompense vous est promise, si mon projet réussit ?

LES BRIGANDS.

Oui, général.

SAINT-CLAIR.

Ainsi, pour la mériter, soyez diligents.

UN NOUVEAU BRIGAND, accourant.

Amis, alertes ! les Vendéens sont près de nous ; plusieurs parcourent la forêt, en appelant un d’entre eux, qu’ils nomment d’Oransai.

SAINT-CLAIR.

D’Oransai !! dix mille francs à celui qui m’apporte sa tête. Se pourrait-il que Philippe fût près de moi ? Dispersons-nous tous ; volons à sa recherche, et que sa mort assure mon existence, ma vengeance et mon amour. Il dit : tous se séparent, et je reste seul. Je balançai quelque temps, indécis si j’irais rejoindre mes amis, ou si je me porterais vers le lieu par où devait arriver ma cousine ; la crainte qu’elle ne tombât au pouvoir de Saint-Clair, tandis que j’irais chercher un secours éloigné, me décida à courir où le danger me semblait plus pressant : j’armai mes pistolets, et je m’avançai avec précaution. La colline sur laquelle j’étais s’inclinait, avec le bois dont elle était chargée, vers un vallon fort enfoncé, au bas duquel coulait un ruisseau ; j’aperçus un pont de bois jeté sur les deux rives opposées, et comme le sentier y conduisait, je ne doutai pas que ce ne fût vers ce point qu’Honorée ne dût aboutir. Suivant toujours l’épaisseur du taillis, je descendis jusqu’au bord de l’eau, et n’apercevant personne autour de moi, je passai le petit pont. Là, je tins conseil une seconde fois avec moi-même : connaissant le danger réel qu’il y avait à rester à ce passage, je voulus aller plus loin, bien décidé à m’arrêter, si une nouvelle route coupait celle que je suivais. J’allais en avant, prêtant l’oreille au plus léger bruit ; et dans cette occasion, où il s’agissait de la vie et de l’honneur d’Honorée, je ne voulais pas qu’une audace présomptueuse vînt me laisser au pouvoir de mon lâche ennemi, sans que j’aie pu lui arracher la victime dont il a conjuré la perte.

Tout était calme, le vent du soir agitait seul les feuilles frémissantes ; les oiseaux, étrangers aux crimes ainsi qu’aux peines des hommes, faisaient entendre leurs mille ramages. Je continuais toujours à marcher, quand mes yeux sont frappés à l’aspect d’une masse énorme de bâtiments qui me parurent être un château autrefois fortifié, situé dans le plus épais de la forêt. Sa position le cachait à un ennemi qui n’avait pas la connaissance de l’assiette du pays ; ses vieux créneaux, ses tours élevées servaient maintenant de retraite aux hiboux taciturnes, aux féroces vautours ; le lierre, se cramponnant à des murs ruinés, soulevait insensiblement des pierres énormes qui avaient résisté au choc du bélier, ainsi qu’aux efforts terribles de l’instrument des combats. À la vue de ce château il me vint dans l’idée que si je montais sur une des tours dont il est environné, je pourrais porter au loin mes regards, et faire quelques découvertes qui me seraient utiles. Séduit par cette idée, je ne réfléchis pas que si le château n’est pas habité, il doit être l’asile des brigands dont je veux déjouer les complots. À l’âge que j’avais alors, on agit plus souvent qu’on ne réfléchit. La première porte n’existait plus, j’entrai sans obstacle dans la cour, et sans m’approcher du bâtiment, je vais droit aux remparts pour trouver l’un des escaliers qui doivent me conduire au but que je me propose ; une petite porte cintrée se présente sur mon passage, je la franchis, et je monte les degrés qui sont devant moi ; à moitié ruinés par le temps, ils ne m’offraient qu’un appui peu solide ; montant avec précaution, j’arrive à la moitié de la hauteur de la tour. Quel objet s’offre à moi ! Dans une chambre dévastée était couchée sur un plancher sanglant, une femme morte depuis quelques jours, et percée de plusieurs coups de poignard. Ce spectacle affreux m’intimida malgré moi ; je commençai alors à m’apercevoir des suites de mon inconséquente conduite qui m’avait fait entrer dans un lieu où vivaient sans doute les brigands ; mais il n’était plus temps de se retirer, il fallait affronter le danger pour qu’il devînt moins périlleux, et voulant profiter des dernières lueurs du jour, je me pressai d’arriver au haut de la tour. Je ne fus pas longtemps sans apercevoir dans l’éloignement une femme à cheval, vêtue en amazone, et suivie de trois soldats armés qui paraissaient lui servir d’escorte.

Mon cœur, plus encore que mes yeux, me fit reconnaître Honorée ; je ne fus pas peu joyeux du nombre de ses défenseurs, que je crus plus que suffisant pour en imposer à Saint-Clair et à sa troupe ; je descends, avec promptitude, l’escalier pour aller rejoindre ma cousine. Quelle fut ma nouvelle surprise, quand, en passant auprès de la salle qui m’avait présenté un si odieux tableau, je n’aperçus plus le cadavre qui, il y avait si peu de temps, affligeait mes regards ? Je fus étonné, et en même temps presque effrayé, car ceux qui avaient enlevé le corps mort ne pouvaient pas être éloignés, et avant d’avoir rejoint Honorée, il me faudrait peut-être soutenir un combat dont les chances ne m’étaient pas connues. Armé toujours de mes pistolets, je continue à descendre avec précaution, lorsqu’au bas des marches je m’arrête ; un faible cri m’échappe, la porte était fermée… Il n’en faut plus douter : victime de ma témérité, je me suis jeté moi-même dans les pièges de mes ennemis, j’ai livré Honorée à leur entreprise, et c’est devant moi que le crime se consommera ; exécrable pensée que je repousse avec horreur, mais qui revient se placer de nouveau dans mon imagination. Je me décide d’enfoncer la porte, mes forces ne me permettent point d’en venir à bout ; pendant d’inutiles tentatives le bruit d’une vive fusillade parvient jusqu’à moi : quelle était ma position dans ce moment terrible ! j’entendais, en idée, le combat de mon amie contre Saint-Clair, et je ne pouvais point la secourir, et c’était par ma faute que je m’étais mis dans l’impossibilité de la défendre. Je ne ménageai plus rien, je poussai des cris qui devaient faire accourir vers moi ou un ami ou un brigand… Personne ne paraît, je suis seul, la fusillade a cessé, Honorée est perdue… Ma douleur, ma rage redoublent ; j’entends des hommes traverser la cour, entrer dans le château ; je crois avoir distingué quelques gémissements parmi leurs voix féroces ; je recommence à faire du bruit, tout est vain ; je vais dans tous sens, je me heurte contre les murs, je frappe du pied la terre avec violence ;… soudain une trappe joue sous moi, et je suis englouti : étourdi de ma chute, je fus une minute sans me remuer ; mais, ne me sentant point blessé, je repris quelque courage. Heureux que les pistolets que je portais ne fussent point partis ! Mais en quel lieu me trouvai-je ! une épaisse obscurité m’environnait, je ne savais de quel côté me tourner. Cependant, ayant touché le mur à tâtons, je reconnus que j’étais dans un souterrain peu étroit, et s’étendant devant et derrière moi. Je m’avançai au hasard, me guidant néanmoins par la direction du pavé qui, s’élevant devant moi, me marquait le côté par où je pouvais espérer de trouver une issue ; l’humidité régnait dans ces caves, où jamais ne pénétra un rayon bienfaisant du Dieu de la lumière.

Je fus arrêté dans ma course par une porte qui me parut être d’abord un obstacle impossible à vaincre ; mais le temps avait combattu pour moi : la porte pourrie tombait par pièces à chacun de mes efforts ; et je ne tardai pas à pénétrer dans une salle voûtée, solidement carrelée, recevant quelque peu de jour par une ouverture grillée placée à son extrémité supérieure, et par où se glissait en ce moment la pâle et froide lueur de la lune. À un des bouts de cette salle s’élevait un large escalier, qui montait dans les étages du château. Quand je vis que les obstacles qui s’opposaient à ma délivrance n’existaient plus, je ne pus me refuser à un moment de joie qui fut bien court. Quand je me rappelai la situation de la vertueuse Honorée, ne me laissant pas abattre par l’infortune, je franchis l’escalier. En arrivant au haut du premier palier, je vis une chambre ouverte ; au milieu était un grand feu allumé autour duquel se chauffaient cinq horribles squelettes. J’avoue qu’à cet aspect, qui surpassait tout ce que j’avais vu de plus épouvantable, je demeurai comme pétrifié : mes cheveux se hérissèrent sur ma tête. Je me hâtai de détourner les yeux de ce tableau effroyable ; et tournant vers une galerie prochaine, je m’enfuis avec rapidité, préférant encore affronter des brigands que de contempler plus longtemps ces fantômes sinistres ; le bruit de mes pas retentissait dans la galerie que je parcourais ; elle était suffisamment éclairée par la lune. Au bout j’entrai dans un vaste salon, pavé en carreaux de marbre blanc et rouge ; entre chaque fenêtre aux vitraux coloriés était une niche renfermant une statue, représentant un chevalier armé de toutes pièces. Je croyais errer au milieu d’une foule de spectres, tant mon imagination était frappée. À la voûte pendaient de vieux drapeaux, de vieilles armures, qui, lorsque le vent les agitait, rendaient, en se choquant, un bruit lugubre et prolongé. Je m’étais arrêté quand un sanglot frappa mon oreille. J’entendis, non loin de moi, des gémissements qui descendaient jusque dans mon cœur. Je m’avançai vers l’endroit d’où partaient ces faibles plaintes ; je vis… Honorée. Elle était seule, dans un immense appartement ; une lampe lui prêtait sa clarté vacillante ; Honorée pleurait. Mon nom ne tarda pas à s’échapper de sa bouche ; elle m’appelle ; j’allais paraître, quand Saint-Clair entra dans la salle. Ce vil scélérat s’approchant de mon amie : Madame, c’en est assez, lui dit-il, je vous ai laissé un temps que j’ai vivement regretté, pour vous engager à ne point opposer de résistance à mes désirs : je ne retarderai pas davantage ; vous êtes en mon pouvoir, il faut que je vous possède ou que je vous immole…”

— Ah ! Saint-Clair, lui répondit ma cousine, que votre pitié me donne la mort ; aussi bien je ne pourrai survivre à l’odieux attentat que vous allez commettre…

— Vous y survivrez.

— Non, tu ne m’approcheras pas, misérable, je me défendrai jusqu’au dernier soupir… Ô cher Philippe, que n’es-tu ici !

— Vous l’appelez en vain, il est tombé sous mes coups…

— Non, monstre, m’écriai-je en paraissant le fer levé, tu ne m’as point assassiné ; je vis, et je vis pour venger la beauté et l’innocence.

À mon aspect, Honorée a vu luire l’espoir. Malgré ma finie, j’attendais que Saint-Clair se mît en défense ; mais le lâche voulait se sauver. Je lui barre le passage ; je le contrains à s’armer ; forcé de défendre sa vie, il se met à pousser des cris qui doivent attirer à son secours ses infâmes compagnons. Voulant prévenir leur venue, je l’attaque, je le presse ; il tombe à mes pieds ; et dans ma fureur, plongeant sept fois mon épée dans son corps, je m’assure qu’il ne pourra plus me nuire, et qu’il n’est plus à craindre pour nous. Cependant, il fallait s’enfuir pour éviter une mort assurée. Honorée s’arme des pistolets et du sabre de Saint-Clair, et nous courons vers la porte par laquelle le malheureux était entré. Comme nous descendions l’escalier, les cinq satellites appelés par ses clameurs, se présentent devant nous. Il faut les prévenir : une décharge de nos armes à feu, en couche trois sur la terre ; les deux autres s’enfuient. Les passages sont libres, nous sortons du château. Au même instant, une cloche fait entendre son tintement lugubre. Nous ne savions que penser de ce nouvel incident ; mais rien ne nous arrête : nous fuyons à travers la forêt ; et après avoir marché plus de deux heures, la fatigue nous contraignit à nous arrêter. La distance qui nous séparait du mystérieux château nous permit de goûter un repos passager. Je m’assis sur le gazon ; et Honorée se plut à me conter son aventure.

Partie du quartier général pour se rendre à M...., en entrant dans la forêt, sa faible escorte fut assaillie par une douzaine de coups de fusil. Ses trois soldats ne furent point atteints ; mais croyant avoir donné dans une embuscade, ils prirent honteusement la fuite, la laissant au pouvoir de Saint-Clair. Celui-ci, l’ayant abordée, la prit à bras-le-corps, et malgré sa résistance l’entraîna dans le château, où il fut la déposer dans la salle dont moi, Philippe, j’avais forcé l’entrée.

Honorée, en terminant son récit, ne put refuser à ma bouche de presser doucement la sienne… Oh ! combien ce moment était dangereux pour elle !… L’air, doucement réchauffé, et chargé des esprits des plantes odoriférantes, portait dans nos sens la plus amoureuse volupté… La nuit brillante d’étoiles nous envoyait les rayons de sa reine, qui, se rompant sur la feuille mobile, venaient se réfléchir sur nos traits auxquels ils prêtaient cette teinte mélancolique qui leur donne de nouveaux charmes… J’étais jeune, j’étais aimé ; je venais d’exposer ma vie pour sauver cette fleur… que je souhaitais si ardemment. Honorée était enflammée par son amour, encouragée par sa reconnaissance, par cette obscurité si contraire à la modestie et si favorable aux téméraires désirs… Nous étions seuls dans la nature, seuls avec l’amour. Notre âge et nos transports, tout s’unissait pour assurer mon triomphe. Déjà, nos bouches s’étaient réunies ; déjà, d’une main brûlante, j’écartais des voiles inutiles… Honorée, à demi évanouie, renversée dans mes bras, fermant son œil noyé des feux les plus incendiaires, ne m’opposait plus qu’une faible résistance. Mes lèvres pompaient son souffle excitateur. Je n’étais plus à moi ; la dernière barrière était presque franchie, quand, par un effort surnaturel, s’arrachant de mes bras, et se précipitant à mes pieds : „Ô Philippe, Philippe ! aye pitié de ma faiblesse !…

— Honorée, viens auprès de ton époux.

— Cher et cruel ami, ne profite pas de tes avantages. Ah ! par pitié, ne sois pas mon ennemi ; Philippe, oui je t’adore : oui, mon cœur se soulève d’amour quand tes brûlantes caresses le consument, les mêmes désirs se répandent dans tout mon être, je veux t’appartenir tout entière, viens sur mon sein si tu le veux, je ne te résisterai pas, je ne voudrai pas te repousser ; en ce moment je ne suis pas à moi, mais sois grand quand je suis sans défense, ne persiste pas à vouloir ce que je ne peux empêcher ; maître de mon âme, tu peux le devenir de ces charmes que tu vantes, j’appellerai même tes transports ; mais après la fuite du désir, quel sera mon éternel désespoir si je me trouvais moins pure et Philippe moins généreux ?

— Non, tu n’en auras pas en vain appelé à mon honneur ; de quelques voluptés dont je me prive, la plus grande me reste, celle de faire ton bonheur. Oui, mon Honorée, Philippe sera digne de toi ; ta confiance, ton abandon ne seront pas trompés, et l’amour ne sera satisfait que lorsqu’il pourra couvrir ces mystères du voile pudique de l’hymen.

Je disais, et ma vertueuse cousine se relevant avec promptitude, dépose sur mon front un tendre baiser, et plaçant sa main sur mon cœur, qui ne cesse de battre pour elle, elle me fait le serment solennel de n’avoir d’autre époux que Philippe. De douces larmes coulaient de nos yeux. Nous recommençâmes à marcher, sans que nul sentiment de honte appelât la rougeur sur nos visages, quand nous nous regardions. Mon âme ne renfermait pas un regret. Honorée, satisfaite de sa conduite, n’avait pas à étouffer ou à distraire les cris de la conscience et les angoisses du remords. J’étais satisfait, calme, heureux ; je venais de faire une bonne action. J’ai remarqué toute ma vie que je ne pouvais souhaiter un plaisir qui dût coûter des larmes : je me suis plu à de délicieux triomphes ; mais je ne voulais point voir celles qui me les avaient procurés, affligées par un air de deuil. Oui, toutes les fois où la vraie pudeur est venue s’offrir à moi, je ne l’ai pas insultée ; et dans mes diverses victoires amoureuses, j’ai mis plus d’art à faire disparaître toute envie de défense, à comprimer les remords, avant qu’ils aient pu naître, qu’à chercher le moment de la séduction. Une jouissance achetée par des regrets, n’a plus de prix pour moi. Je ne peux aimer que ce qu’on m’abandonne sans peine. De tous les sacrifices, le plus pénible sans doute fut celui que je viens de décrire : de toutes les femmes, Honorée est la seule que j’aie véritablement aimée ; et à cet amour sans borne, se joignaient le respect et l’ascendant irrésistibles que ma céleste cousine avait pris sur mes volontés.

Nous poursuivions notre route, craignant de rencontrer des ennemis. À chaque apparence de danger, c’était dans mes bras qu’Honorée venait chercher un asile ; mais le ciel, qui ne nous avait jamais délaissés, ne nous abandonna point dans ce moment. Au point du jour, nous vîmes de loin flotter dans la plaine un drapeau blanc ; c’était celui de notre armée. Nous nous pressâmes de la rejoindre ; et les transports de nos amis, de mes soldats, le bonheur d’être le sauveur d’Honorée, contrebalancèrent bien dans mon âme les justes reproches que m’adressa le chevalier d’Aut...., sur la légèreté avec laquelle je m’étais éloigné des bataillons, que je n’eusse pas dû quitter. Je me gardai bien de lui répondre. L’armée ne tarda pas à s’ébranler ; et nous arrivâmes au camp de Charrette, où ma mère, glorieuse de mes succès, m’attendait avec impatience.

FIN DU PREMIER VOLUME.