Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans/T2-08

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Auguste Brancart (I et IIp. 127-144).

Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
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CHAPITRE VIII

UNE PETITE VILLE ET LE DUEL NOUVEAU.



LETTRE XX.

Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil


M e voici à M.... ; depuis l’année de nos guerres civiles, je n’avais pas revu l’antique château bâti par mes pères, et que j’ai détruit en partie dans le temps de mon enthousiasme chevaleresque ; on a réparé les brèches, on a restauré les appartements ; je puis encore me promener dans ces longues salles, habitées autrefois par les héros ; je puis y demeurer sans crainte, si par de nouvelles folies je n’appelle pas de nouveaux dangers. Sais-tu, Maxime, que, quoique bien jeune, j’ai déjà parcouru une carrière fort orageuse, que peu d’hommes ont été les acteurs de scènes pareilles à celles que j’ai jouées ? Lancé, presque en naissant, dans le monde ; emporté par la fougue de mes passions, victime de ma légèreté, j’ai vu la mort de près, et je suis encore prêt à la braver, si mes plaisirs me le demandent. Pourras-tu définir mon caractère ? dis-moi, pourquoi le ciel m’a-t-il créé ainsi ? Je respecte la religion, ma conduite l’outrage ; j’adore à l’excès Honorée, je lui fais infidélité sur infidélité ; un penchant secret m’entraîne vers la vertu, et je résiste à ce penchant ; je ne sais point ce que je suis, je contrains mes idées, je me refuse souvent à ce que j’aime le plus, je suis toujours en contrariété avec moi-même : deux hommes se disputent l’empire de mon âme, l’un bon, sensible, l’autre violent, effréné. Ah ! quand reverrai-je celle qui seule peut espérer de me fixer sans retour ! oui, mon Honorée ; Philippe, amant volage, deviendra époux constant ; mais jusqu’alors il sera tel qu’il a été jusqu’à ce jour. Tu vois, Maxime, combien mes réflexions ont le pouvoir de me changer.

Ce n’a pas été sans dessein que j’ai choisi M.... de préférence à tout autre ville, celle-ci me rappelle de doux comme de nobles souvenirs ; on m’a reçu avec une distinction qui m’a flatté ; cependant, au nombre des personnes que j’ai vues, Joséphine n’a point frappé mes regards. Aurait-elle abandonné M.... ? Aurait-elle serré les deux nœuds d’un hymen fatal à mon intérêt ? je le saurai dès demain ; il faut que je m’informe, et de cette belle, et autres femmes, aimables qui pourront égayer ma retraite. Je veux savoir aussi ce qu’est devenue une petite Jenni… Elle était vraiment gentille, elle ne mérite pas l’affront de l’oubli. Hélas ! mon cher ami, je suis toujours le même ; hier cependant j’ai cru un moment que mon état de coquetterie allait avoir son terme. Voici ce qui me donna lieu à le croire ; avant d’arriver à M...., je voulus aller visiter le tertre du haut duquel j’avais harangué autrefois les troupes vendéennes ; dès que je l’ai aperçu, des larmes d’enthousiasme se sont échappées de mes yeux ; je comparai ma conduite passée avec celle qui aujourd’hui… et ce rapprochement n’était point à mon avantage ; j’en ai rougi ; le nom d’Honorée est venu se placer sur mes lèvres ; je ne sais par quelle magie ce nom chéri a remis la paix dans mon cœur, et je me suis complu à le répéter avec délice. Je voudrais bien savoir comment tournera l’affaire d’Émilien ; je crains d’être obligé à comparaître comme témoin et partie offensée dans ce malencontreux procès ; son crime est avéré ; la justice devrait le punir sans trop d’éclat. Clotilde a échappé au coup qui devait la frapper, elle n’a point été compromise, elle qui cependant est la première coupable ! Charles de Mercourt me donnera avec soin les détails qui pourront m’intéresser, je te les communiquerai ; adieu, je te quitte ; le sommeil malgré moi ferme mes paupières.


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LETTRE XXI.



le même au même.


T out change, Maxime ; rien n’est stable ici bas : Ninive est tombée, l’Empire romain n’existe plus, et Jenni a quitté M...., et Joséphine, ainsi que je l’augurais, a porté ses chastes attraits à un époux bien épris de ses vertus ; me voilà seul lorsque je comptais sur une nombreuse compagnie. Seul ! j’ai tort : la ville que j’habite renferme dans ses murs de charmantes demoiselles ; on y trouve des ennuyeux, des bavards, tout comme à Nantes, peut-être n’y rencontrerai-je point des Clotilde, ni des Émilien.

Le lendemain de mon arrivée, je fus chez madame de Clarmonde, qui réunit l’élite des hobereaux du pays. Là se rassemblent les préjugés exagérés, les prétentions comiques, l’étiquette des cours allemandes, le plus profond mépris pour les fournisseurs parvenus, les personnages qui ont figuré aux guerres d’Amérique, les nobles châtelaines, qui jamais ne se sont mésalliées, mesdemoiselles leurs raides, pincées, mais désireuses filles, les curés réintégrés, les chanoines ruinés. Là, il faut écouter, applaudir, approuver même de ridicules récits, d’ennuyeuses lamentations, de fatigantes dissertations politiques ; il faut bâiller sur un boston, un wist grondeur, un reversi capable de brouiller des amants ; ouïr, bon gré mal gré, le somnifère sermon du directeur accrédité ; que te dirai-je enfin ? sans l’amour, je crois une petite ville inhabitable.

Madame de Clarmonde, fort occupée de ses grains, de ses bestiaux, de ses volailles, partageant sa tendresse entre eux et son confesseur, vous assourdit par ses caquets : elle est la terreur des jeunes gens, elle surprend tout, devine tout, exagère tout ; d’une faute elle en fait un crime, d’un mot en l’air une action préméditée, elle va, vient, souffle, attise la parlerie, fait gronder, désunit souvent, cependant elle n’est point méchante, son intention n’est point de nuire, mais il faut qu’elle cause ; elle est charitable, compatissante, elle soigne les malades, elle quête pour les pauvres, elle ne craint point de pénétrer au fond des réduits de la misère ; on la voit sortant de faire une bonne action, perdre une infortunée par un propos ; l’un ne lui coûte pas plus que l’autre : le mal est dans sa tête, le bien dans son cœur.

Son époux est un de ces hommes qui, après avoir fatigué pendant longtemps le monde d’un poids inutile, meurent sans laisser après eux un souvenir quelconque. Depuis soixante ans que M. de Clarmonde existe, on n’a jamais demandé quel est-il ? il entre dans un salon à la dérobée, s’asseoit tranquillement, joue sans parler, salue gravement ceux qui éternuent ; si l’on dispute devant lui, il pose son menton sur ses mains appuyées sur sa canne ; on croit qu’il écoute, on l’interroge ; on lui demande son avis au sujet d’une discussion, vous croyez qu’il va répondre non, il dort : bientôt son ronflement l’annonce, il s’éveille, bâille, va se coucher, sommeille, et trois cent soixante-cinq jours le voient recommencer le même exercice.

M. de Norcé, son ami, est bien autre chose : il réunit la triple charge de maire, de marguillier et de conteur, aussi il ne déparle pas. Le dimanche il paraît à la messe, placé au banc de la municipalité ; à l’offrande il se lève ; le vois-tu poudré à blanc, avec son bel habit bleu, son gilet à fleurs, sa culotte de velours nacarat, porter un bassin, et dire d’un ton pieux ou goguenard, suivant la personne à laquelle il s’adresse : donnez quelque chose pour les frais du culte.

Au sortir du lieu saint, la suffisance s’empare de lui : le voilà jetant à la tête ses contes assommants ; il rappelle toutes ses actions, il fait grand bruit de la fonction dont il est revêtu, il s’érige en petit tyran devant ses administrés, et tremble à l’aspect du sous-préfet ; sa mémoire est bourrée d’une foule d’histoires sans pareilles, il est l’analyste de la ville, le Cicerone né de tous les curieux, il est l’objet de l’admiration de sa famille, et dans la ville, lorsqu’il cite une date à faux, on s’écrie : « Il est chronologiste à l’égal du père Pétau. »

Ce qui le rend moins maussade à mes yeux, c’est qu’il est l’oncle d’une jeune et jolie personne aimable au possible, et n’ayant rien de la pédanterie de son tuteur ; je te parlerai d’elle après que j’aurai signalé à tes yeux deux ou trois autres originaux que tu ne seras pas fâché de connaître.

M. Bastier se présente d’abord : M. Bastier, littérateur profond, chargé de droit de la rédaction de tous les épithalames, bouquets, devises en vers, qui harangua une fois l’évêque diocésain, et qui même a vu deux de ses énigmes imprimées en 1774 dans le Mercure, avec son nom et ses qualités ; il a lu Racine, il parle d’Horace, il sait tout Baour par cœur, aussi on se l’arrache, ses vers sont mendiés ; il a fait, par une chanson, la réputation de sa première maîtresse, et lui-même dut sa première renommée à six bouts-rimés qu’il remplit avant quinze jours : et sa sœur Janika, elle n’a aimé qu’une fois, elle a épousé l’objet de son choix, il est mort, et encore elle le pleure lorsqu’un maudit carreau fait tomber son quinola, ou que la fortune lui destine l’affront d’essuyer un schelem. Janika a lu tous les romans, le vieux Amadis et Esplandian, l’intéressante Astrée, le tendre Cyrus, le belliqueux Pharamond, la galante Clélie, etc., etc., etc. ; elle a même écrit le récit de ses amours. Hélas ! l’excès de sa douleur ne lui a point permis d’aller plus avant, du moment où son époux lui faisait l’aveu de sa tendresse ; à peine a-t-elle rempli vingt-un volumes, et cependant que de choses attendrissantes ne lui reste-t-il pas à raconter !

Le disputeur Karakadek la suit de près, lui qui un jour interrompit le pasteur en chaire, tant il brûlait de contredire, qui dit non avant que vous ayez ouvert la bouche, et qui souvent, lorsque vous lui cédez, vous assure qu’il avait tort, que votre avis valait mieux que le sien, et que par conséquent la dispute doit recommencer. Je n’irai pas plus loin, en voilà assez pour satisfaire à ma rage de peindre. Venons à une aventure qui peut-être t’offrira quelque intérêt.

Mademoiselle Apollonie de Norcé, vint au cercle (c’est ainsi qu’on l’appelle) chez madame de Clarmonde ; en entrant je fus enchanté de son air noble et décent ; elle n’est pas grande, mais sa taille est bien prise, son teint est fort blanc, ses yeux noirs d’une grandeur et d’une beauté rares, sa bouche bien meublée, son sein des mieux formés ; elle a surtout un charme que je n’ai vu qu’à elle, c’est la triple réunion de la coquetterie, de la volupté, de l’ingénuité la plus complète. Regardez sa figure, elle vous rappellera les vierges de Raphaël ; bientôt son coup d’œil rapide allumera plus d’un espoir, et ses caresses emportées ne laisseront rien à désirer au mortel qui la pressera dans ses bras. Elle est aimable sans prétentions, capricieuse à l’excès, facile à courroucer, boudeuse par accès, tendre par nature, sensible, quelquefois maligne avec gaîté, étourdie sans y penser, faible par nonchalance, impérieuse, impertinente par caractère, parleuse avec abandon, ne pouvant garder un secret, en faisant un de la plus ordinaire démarche, timide avec les indifférents, hardie avec audace, affrontant ce qui épouvante un homme, brûlante dans son délire, froide dans la société ; mais toujours séduisante, mais toujours assurée de plaire, dès qu’elle paraît ou dès qu’elle le veut.

À Nantes Apollonie serait suivie, à M.... elle m’apparut comme une divinité que l’amour m’envoyait pour me faire passer des instants agréables ; la voir, lui parler du sentiment subit qu’elle avait fait naître, fut mon premier mouvement : elle rougit beaucoup à cette déclaration imprévue, me parla d’estime, me désespéra par la froideur de ses propos, mais au moment de partir, un coup d’œil rapide ralluma l’espérance qui commençait à s’éteindre dans mon cœur. Je compris ce qu’Apollonie avait refusé de me dire, et je revins au château moins triste et plus amoureux.

Pendant que mes discours, que mes regards assiégeaient le cœur de mademoiselle de Norcé, je voyais rôder autour de nous un efflanqué personnage à la mine d’une bêtise amère, ne parlant que de cœur, de sympathie, de tendresse, de gazon, de ruisseau, d’aurore, de soleil, de crépuscule, de tourterelle ; en un mot une Idylle parlante. Ce langoureux céladon, poussant des soupirs à déraciner un chêne, roulait les yeux d’une manière effrayante, et baisait dévotement le bord du châle d’Apollonie dont il s’était emparé. Il ne me fut pas difficile de concevoir quel il était, je devinai que sa flamme retenue n’importunait que par accès celle qui en était l’ennuyé objet. M. Gabriel ne me parut pas un rival redoutable, mes assiduités auprès d’Apollonie le mettaient au désespoir. Chaque matin il adressait à son infidèle une élégie, une romance ; il allait sous ses fenêtres chanter les chagrins de son cœur ; tandis que moi… Cependant Gabriel, malgré ses larmes, ses tendres reproches, était doucement éconduit ; on ne prenait plus son bras, lorsqu’on allait courir les champs, il n’était plus le gardien du sac à ouvrage ; la première, la dernière contredanse ne lui appartenaient plus ; il était en entier rayé, son cœur en fut indigné. Après avoir dans une églogue décrit ses peines, il lui entra dans la tête deux projets de vengeance : le premier, et sans doute le plus infaillible, fut de vouloir me contraindre à lire les vers échappés à sa muse, le second, de mesurer son fer avec le mien.

Depuis huit jours, paisible possesseur des charmes de la belle Apollonie, couvrant ce bonheur sous les voiles de la discrétion, je ne m’apercevais pas du nouvel orage qui allait crever sur ma tête.

Après une nuit délicieuse je m’étais retiré chez moi ; depuis une heure ou deux je goûtais à peine un sommeil nécessaire, lorsque malgré mon valet de chambre, le matinal Gabriel parvint jusque dans mon appartement. Le tapage qu’il faisait m’ayant réveillé, je demandai à Robert la cause de ce vacarme.

— « Monsieur, me dit-il, M. Gabriel, portant sous son bras une quinzaine de cahiers, couverts de bleu tendre, ainsi que de vert, veut vous parler, et cela sans retard, quoiqu’on puisse faire pour l’en empêcher. »

— « Eh ! mon Dieu, qu’il entre au plus vite, je saurai me débarrasser promptement de sa contrariante visite : allez, on peut l’introduire. »

Je suis obéi, Gabriel paraît, et venant à moi : Monsieur, me dit-il, votre cœur est-il sensible ?

PHILIPPE.

Voilà, monsieur, une question à brûle-pourpoint, qui me paraît extraordinaire, et à laquelle je ne veux répondre qu’après que vous m’aurez instruit du motif qui vous porte à me la proposer.

GABRIEL.

Monsieur, vous m’avez ravi le bonheur.

PHILIPPE.

Eh ! mon Dieu ! à quel jeu avez-vous pu le perdre ? comment ai-je pu vous l’enlever ?

GABRIEL.

J’aimais, monsieur.

PHILIPPE.

La chose est possible.

GABRIEL.

J’étais aimé.

PHILIPPE.

Je vous en fais mon compliment.

GABRIEL.

Vous avez paru, soudain ma félicité s’est dissipée, pareille à la fumée légère que chasse un vent impétueux, ou, comme le soleil divise les nuages qui interceptent ses rayons.

PHILIPPE.

Sublimes comparaisons, monsieur, d’autant plus belles à mes yeux, que vous faites de moi tour à tour l’aquilon ou le soleil.

GABRIEL.

Aux jours heureux de mon bonheur, je ne chantais que le plaisir, enfant du contentement ; aujourd’hui, mes romances ne peignent que l’Amour en deuil et désolé.

PHILIPPE.

Cela fait toujours naître de la variété dans les sujets.

GABRIEL, me tendant ses dix ou douze volumes.

Lisez, lisez, monsieur, et votre cœur est formé d’un triple bronze s’il n’est point ému de mes récits.

PHILIPPE pâlissant.

Douze volumes d’élégies, monsieur ! une seule suffit pour me convaincre. Non, monsieur, je ne les lirai pas, je suis trop sensible, vous êtes trop éloquent, je fondrais en larmes, vous me verriez bientôt pleurer comme une biche.

GABRIEL.

Timide animal, paisible habitant des forêts il ne connaît point les tourments de la jalousie, qui déchirent mon âme souffrante.

PHILIPPE.

Vous êtes jaloux ? je vous plains, monsieur.

GABRIEL.

Il faut que je cesse de l’être.

PHILIPPE.

Je vous le conseille.

GABRIEL.

Ainsi, j’ose vous demander une réponse claire et précise : voulez-vous devenir l’époux heureux de mademoiselle de Norcé ?

PHILIPPE.

Que vous importe !

GABRIEL.

Renoncerez-vous à elle ?

PHILIPPE.

Non, monsieur.

GABRIEL.

Eh bien ! j’ose vous supplier, si cela ne vous dérange point, si cela ne vous fait pas de la peine, de me suivre sur-le-champ.

PHILIPPE, le devinant.

Où donc ?

GABRIEL.

Non loin d’ici s’élève un coteau qui porte sur sa croupe un bois solitaire et sombre ; là aiment à se cacher les Dryades.

PHILIPPE.

Est-ce que vous voulez que j’aille rendre mes devoirs aux déités champêtres ?

GABRIEL.

Je n’ai point la pensée de vous rien commander ; je voudrais seulement obtenir de vous l’honorable permission de vous voir les armes à la main.

PHILIPPE, sautant de son lit.

Que diable ne le disiez-vous plus tôt ! depuis une heure vous seriez satisfait.

GABRIEL.

J’attendais votre repentir ou un bon mouvement de votre cœur ; je suis désespéré d’être contraint…

PHILIPPE.

Je vous rends mille grâces ; mais quelles sont les armes que vous choisissez ? le pistolet ?

GABRIEL.

Non.

PHILIPPE.

L’épée ?

GABRIEL.

Pas davantage.

PHILIPPE.

Est-ce que vous vous battriez au canon, par hasard ?

GABRIEL.

Ne vous ai-je pas dit que je voulais vous conduire au fond d’un bois touffu ?

PHILIPPE.

Je l’ai fort bien entendu. Eh bien !

GABRIEL.

Le combat que je vous propose dans ce lieu champêtre, est pareil à ceux que se livraient autrefois les bergers de la Thessalie.

PHILIPPE.

Que voulez-vous dire ?

GABRIEL.

Que c’est à un combat de vers que je vous défie ; la beauté que nous chérissons sera elle-même le juge, et c’est pour voir si vous vous croyez de force égale, que je voulais vous faire lire mon petit recueil.

PHILIPPE.

Il eût pu continuer plus longtemps sans qu’il m’eût été possible de lui répondre. Un rire fou, mais un de ces rires dont rien n’approche, s’était emparé de moi ; je ne m’arrêtais pas, et mon bucolique auteur restait toujours immobile devant moi. Étonné de ma gaîté inconcevable, dont le malheureux ne devinait pas le sujet : non, lui répondis-je enfin, je ne soutiendrai point avec vous un combat qui serait tout à mon désavantage ; vous écrivez comme Virgile.

GABRIEL.

Le célèbre M. Bastier, que vous voyez tous les jours, m’assure que je dois réussir.

PHILIPPE.

Et moi je n’ai fait encore qu’une douzaine de chansons ; vous voyez, monsieur, que la partie ne serait pas égale ; ainsi, je me tiens pour battu, mais très battu.

GABRIEL.

Vous me cédez donc le cœur de la sentimentale Apollonie ?

PHILIPPE.

Ah ! quant à ceci, je ne le dis pas.

GABRIEL.

Le vainqueur, cependant…

PHILIPPE.

Le vainqueur sur l’Hélicon ne l’est pas toujours à Cythère ; vous voyez que je sais ma fable, et je ne sais si mademoiselle de Norcé doit être conquise par des bouts-rimés, voire même par une idylle ; ainsi je continuerai à la voir jusqu’à l’instant où je serai abîmé par votre réputation poétique, ce qui, je pense, ne tardera pas. Jugez même de ma générosité : je vous offre de vous aider à faire avancer ce moment triomphateur, en vous facilitant les moyens de parvenir à insérer vos productions sublimes dans le journal de Nantes, qui est lu au moins quatre lieues à la ronde.

GABRIEL, m’embrassant à m’étouffer.

Généreux ennemi ! que ne vous dois-je pas ? tout, Oudon, Ancenis, Saint-Fulgent, Montaigu, Pont-Château, Paimbœuf, vont retentir de mon nom et copier mes vers. Adieu, je cours en mettre plusieurs au net, je vous les rapporterai dans une minute.

Il dit, m’embrasse encore, se frappe les mains à plaisir, et m’échappe. Pour moi, riant aux larmes, je me recouchai en priant le ciel de ne me donner jamais une pareille manie.

Émilien est toujours en prison, il semble qu’on l’ait oublié. Clothilde, dit-on, a maintenant pour constant chevalier Adolphe de Melclar. Voilà une victime de plus que cette femme coupable s’immolera. Ô Maxime ! ne pourras-tu arracher ce jeune homme de l’abîme dans lequel il va se précipiter ?


Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre
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