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Madame sous-chef/1

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (p. 1-40).

MADAME SOUS-CHEF


I

— Tu sais, ma petite, cette Denise qui n’a l’air de rien ? Eh bien, ma chère, elle sort tous les jours du bureau avec Charleman, le Rédacteur. Il l’attend, soit dans la cour du Ministère, soit dans la rue.

À droite et à gauche de la dactylo qui avait ainsi parlé, le grésillement des mots sur le papier s’arrêta net comme une grêle d’orage sous un sourire du soleil et ses deux voisines demeurèrent béantes, leur petite main potelée en l’air dont on voyait l’index teinté de violet par le ruban.

— Elle n’a pourtant rien d’extraordinaire… dit celle de gauche.

— Ah ! ah ! rectifia celle de droite, elle a ses cheveux ! Du lin, ma petite, du vrai lin. Et tu sais… pas ça de platine. Nature, nature.

— Pour moi, ça va faire un mariage, reprit celle du milieu. Denise n’est pas une fille à…

Mais la porte s’ouvrit, Mlle Braspartz, rédacteur dans ce bureau, rentrait prendre sa place à sa petite table particulière. Et comme si un gros nuage d’orage était survenu dans la pièce et crevait sur le papier, l’averse de grêle inonda de nouveau les feuilles à l’en-tête ministériel.

Geneviève Braspartz n’était pourtant pas d’aspect sévère. Vingt-six ans, de beaux yeux châtain légèrement humides sous des sourcils à peine épilés, une taille un peu au-dessus de la moyenne, mais une allure douce et tranquille, une sorte de nonchalance dans les mouvements qui faisait sa grâce et une partie de son autorité en ce bureau. On ne la jalousait pas. Sa supériorité de rédacteur apparaissait toute naturelle. On disait volontiers : « Braspartz, c’est un as. » Mais aucune des dactylos n’aurait su justifier en l’expliquant, les raisons de cette opinion. Braspartz était ainsi. On ne la discutait pas.

Ce matin-là, — ceci se passait en 1930 — elle revenait de chez le Chef avec un dossier dans lequel on la vit se plonger, le front barré d’une petite ride. Sous l’effort cérébral en effet, son front semblait se gonfler comme les biceps d’un portefaix.

C’était une vieille histoire que celle de ce dossier qui revenait d’une Préfecture du Centre avec la protestation de l’intéressé dont on semblait en effet avoir méconnu les droits. Geneviève Braspartz prenait fait et cause pour celui-ci. Au bout d’un nouvel examen, elle alla décrocher le téléphone de la Sous-Chef, absente de son petit bureau vitré et appela :

— Dites-moi, Rousselière, vous ne pouvez pas venir deux minutes jusqu’ici ?

On entendit un bourdonnement confus et empressé, et Braspartz n’avait pas rejoint sa place qu’entrait dans la grande pièce blanche avec une hâte impossible à dissimuler un garçon d’environ trente ans qui portait tous les traits du Méridional de l’Est, chez qui la gentillesse et la grâce de la Provence et quelque chose de la Grèce antique demeuré sur cette côte, tempèrent les violences que connaissent un Roussillonnais par exemple ou un Basque. Denis Rousselière était grand, noir de cheveux, doré de peau et, selon l’expression de son pays, droit comme une allumette. Ses cils battirent, et il demanda avec une légère pointe d’accent :

— Qu’est-ce qu’il y a, mademoiselle ?

— Asseyez-vous, ici, monsieur, s’il vous plaît. Voici le dossier d’un bonhomme qu’à mon avis, on lèse. La Sous-Chef n’est pas ici et je voudrais votre avis. Je le préfère au sien, d’ailleurs.

— Et mon avis qu’en ferez-vous, mademoiselle ? Qu’il soit blanc ou noir, ne sommes-nous pas forcés de prendre celui du Chef, même s’il est rouge ? C’était celui du Chef qu’il fallait emporter.

— Ah ! si vous croyez que l’avis d’une femme compte, dans l’administration ! Il paraît que le Contentieux a décidé, après consultation, qu’il ne doit pas être fait état de la réclamation ci-jointe. Il y a une jurisprudence sur ce cas.

— Et après que le Contentieux en a décidé ainsi, vous voudriez que moi, Rousselière, pauvre Rédacteur du dernier échelon, je vienne soutenir que cette Cour suprême se trompe, alors qu’au surplus elle ne se trompe certainement pas, car l’indemnité allouée au plaignant est fort ronde et suffit à son homme ? Songez que nous sommes Administration de l’État et défendons les intérêts de cet État. Mais les femmes ne comprendront jamais cela. Il leur faut mêler du sentiment à tout !

La figure de Geneviève changea. Elle était consternée. Ce Denis Rousselière si gentil pour elle jusqu’ici qu’elle avait bien cru… Oh ! oui, à la façon dont son regard fondait sur elle, s’emparait d’elle d’ordinaire, à peine entrait-il dans le bureau, il lui avait bien semblé que… enfin… il y avait quelque chose entre elle et lui, quelque chose de mystérieux qu’elle n’osait pas approfondir. Eh ! bien, non, il n’y avait rien entre eux ! Hostile même : voilà ce qu’il était pour elle. La bouche pincée, elle prononça sèchement en ramassant les pièces du dossier :

— C’est bien, monsieur, je regrette de vous avoir dérangé.

— La chose n’en valait pas la peine en effet, mais cela n’a pas d’importance.

— Soyez tranquille, je ne recommencerai pas. Et ses beaux yeux humides se durcirent pour envelopper le jeune homme d’un fluide d’animosité vengeresse. Pour celui-là il s’en retournait à son bureau voisin, tranquillement, comme indifférent aux charbons qu’il venait d’amasser sur sa tête. Quant à Geneviève Braspartz, elle saisit nerveusement une feuille de papier pour signifier au citoyen dont elle avait embrassé la cause, que l’administration n’avait pas cru pouvoir lui accorder les indemnités réclamées. Elle le fit dans cet admirable style des bureaux français qui sous son air banal et gourmé dit si ponctuellement ce qu’il faut, sans une virgule inutile, sans un mot équivoque, mêlant à la sécheresse une imposante majesté.

Le bureau était une immense salle claire garnie de tables, éclairée de hautes fenêtres qui s’étaient ouvertes au grand siècle sur le parc de quelque célèbre pair de France. Ces murs de ce qui avait été jadis une somptueuse galerie, étaient nus aujourd’hui. À l’intérieur, des vitrages étaient ménagés pour verser un peu de jour sur un cabinet de Chef de bureau ou des antichambres contiguës. Au fin bout, dans une cage de verre assez vaste pour délimiter sa considérable bien que relative autorité, siégeait la Sous-Chef, une vieille demoiselle dont la prodigieuse mémoire était tellement légendaire dans ce département ministériel qu’on recourait à elle de toutes les Directions pour les cas obscurs de législation ou de jurisprudence. Elle portait un binocle sur des yeux bleus insondables et elle intimidait les hommes comme les femmes, même ce Denis Rousselière, du bureau voisin, garçon si à l’aise avec les dames employées, avec ses confrères, avec la vie, avec tout ! Justement elle rentra, un gros dossier sous le bras, trotte-menu, avec son regard allongé jusqu’aux confins de son royaume. Les dactylos redoublèrent de vitesse. Geneviève Braspartz, la mort dans l’âme, remit à l’une de ses expéditionnaires la lettre litigieuse pour qu’elle fût tapée avant midi, puis ouvrit un autre dossier.

Bientôt, en effet, ce fut midi. L’un des premiers, Denis Rousselière descendit le grand escalier de pierre blanche à la rampe de fer forgé du dix-septième. Mais si tôt qu’il fût sorti, il s’était laissé cependant devancer par son ami Jean Charleman qui semblait l’éviter depuis quelque temps, et qui, aujourd’hui encore, filait devant lui au long de cet escalier comme un homme volant. Il le rattrapa à la dernière marche.

— Hé, là, hein, dis, vieux, tu me fuis ? Qu’est-ce que signifie ?

Charleman, un garçon doux et poli à l’extrême, sourit :

— Comment toi, si subtil, as-tu pu croire que je te fuyais ? Tu n’as pas subodoré la vérité et que je suis en quête d’un cher petit gibier si timide et si peureux qu’il détale avant la fermeture, crainte que je ne ternisse sa belle et innocente et si pure réputation ? Voyons, Rousselière, me connais-tu si peu ?

— Qui est-ce ? demanda Rousselière.

Charleman, partagé entre la crainte de voir fuir celle qu’il poursuivait et le souci d’offenser peut-être la grande amitié qu’il avait vouée à son camarade, prit le temps de répondre :

— Une que tu connais bien. Elle est de ton bureau, Mlle Denise.

— Tiens, Denise ? Mlle Denise, celle qui pleurait tout le jour au début, parce qu’elle n’arrivait jamais à la vitesse normale ? Mais une gosse, un bébé ?

— Ah ! bien autre chose, mon cher ! Une femme-enfant, peut-être, pas encore totalement épanouie. Mais quand on a découvert ce qu’il y a déjà de caractère, de fierté, de hauteur d’âme dans cette fille de dix-neuf ans, entrée ici par protection comme expéditionnaire parce que son père, un riche industriel du Nord, venait d’être ruiné et mis à plat, cette gosse élevée dans du coton, avec institutrice, abonnement aux tennis, hivers à Cannes, à Saint-Moritz, saison à La Baule, oui cette petite quand on la retrouve gagnant huit cents francs par mois pour transcrire notre affreuse littérature, ça fait un sacré effet, je te garantis. On est un peu médusé. Tu vois, d’ailleurs, elle ne descend pas. Elle était déjà partie. Elle m’évite. Je lui fais peur.

— En effet, dit Rousselière, je me souviens maintenant de l’avoir vue devancer l’heure, il y a un instant, pour plaquer sur ses cheveux fous son petit feutre à vingt-cinq francs et filer au premier coup de midi… Mais, dis, vieux, tu vas l’épouser, j’espère ?

— Il ne peut être question que de cela. Encore faudrait-il qu’elle le voulût bien. Elle n’a pas l’air de me priser très fort. Tu en es témoin. Elle se dérobe. Elle me « sème » tant qu’elle peut. Ne suis-je pas un bien petit monsieur pour une fille élevée sur ce mode d’existence ?

— Toi, Charleman ? Mais tu es un très beau parti, mon cher. Voyons, fils d’un notaire de province bien renté ; des frères dans l’armée, au Barreau quelque part en Dauphiné… Je ne me trompe pas, hein ? Non ? Tu es au surplus en passe de te faire sans bile, sans réclame, sans zèle inopportun, une jolie carrière dans l’administration. Je te vois très bien sous-préfet un beau jour à la Tour-du-Pin ou à Saint-Jean-de-Maurienne, si tu as ça d’ambition. Un très beau parti, vraiment, tu fais, Charleman. Dès maintenant tu jouis d’un ravissant appartement de garçon, à deux pas du boulevard des Invalides : un idéal comme maison nuptiale. Sans blague, tu es un mari inespéré pour cette petite dactylo…

— Ah ! ne dis pas cela ! C’est une princesse, c’est une fée. Ce n’est pas une petite dactylo. Elle ne voudra jamais m’épouser.

— Le lui as-tu demandé ?

— Non, pas encore.

— Idiot ! Crétin ! N’était-ce pas par là qu’il fallait débuter ? Comment ! voici une jeune fille arrachée à un milieu riche et sévère pour tomber tout à coup dans un essaim de compagnes plus ou moins folâtres, la plupart, au moins, assez flirt et ne reculant pas devant d’innocentes parties de plaisir du dimanche prises avec un camarade qui leur fait éperdûment la cour. Cette petite qui n’est qu’une gosse échappée à un milieu rigide et dont l’expérience est courte n’a pu voir en toi que cela : un garçon qui aimerait une camarade comme elle pour la conduire au cinéma le dimanche ou sur la Marne en canoë aux beaux jours de mai.

— Rousselière, tu as raison ! C’est inouï ce qu’on peut devenir imbécile quand on s’est toqué d’une femme ! Alors, première indication, selon toi, lorsqu’on s’aventure dans les voies d’un amour sérieux s’adresser aux parents ?

— Ou rassurer leur fille en demandant à leur être présenté.

— Tu es lumineux, Rousselière, et tu es chic !

Ayant là-dessus atteint la rue, les deux amis divergèrent, Charleman regagnant le boulevard des Invalides, Rousselière le logis de la rue de Varennes où seul avec sa mère, il était venu, voici plus de quinze ans, après la mort de son père le félibre, pour faire de solides études à l’Institut catholique. C’était un minuscule appartement de quatre pièces où la mère devait dormir dans une alcôve du salon pour que « l’enfant » eût une chambre bien à lui et propice au travail. De beaux meubles provençaux arrachés au naufrage de la fortune disparue avec le père, chartiste très en écrasaient un peu ce logis d’étudiant : encoignures de vieux chêne, lits de repos en forme de nacelles, berceaux d’enfant devenus jardinières. On pouvait à peine s’y mouvoir. Mais dans cet intérieur plein d’un mystère intense, une flamme brillait, et c’était l’âme de Clara Rousselière, veuve du félibre, mère de Denis. Ce matin-là, elle épluchait de petits oignons à la cuisine, quand le coup de sonnette de son fils la fit tressaillir. Elle prit soin d’essuyer longuement ses doigts effilés dans un gros torchon et lissa ensuite sur son front ses larges bandeaux noirs, au noir profond comme de la soie de Chine sous lesquels ses yeux si émouvants, si meurtris mais si ardents mettaient de la braise ; enfin, d’un mouvement tout jeune encore bien qu’elle eût plus de cinquante ans, elle se précipita sur la porte :

— Cher trésor de mon cœur !

Denis se pencha, embrassa le front maternel en plusieurs places, comme il faisait d’ordinaire. Comme d’ordinaire aussi, les yeux de la mère scrutèrent l’inconnu de celui qui revenait après quatre heures d’absence, et ils semblèrent y avoir reconnu quelque chose de nouveau. Puis, comme dans le Midi, le chef de famille qui était Denis aujourd’hui — passa à la cuisine pour se laver les mains à la fontaine en vieille faïence appendue à la porte, et les deux convives se mirent à table pour croquer les oignons confits et les olives.

— Rien de nouveau ce matin au ministère ?

Alors que les confidences du jeune Charleman lui sonnaient encore dans la tête et que, tout le long du trajet, il avait ressassé l’histoire de cette petite fille si touchante devant laquelle Jean Charleman faisait figure de Prince Charmant dans son nom, s’était-il même dit en traversant la rue de Grenelle, il y a « charmant », — on aurait pu attendre de Denis qu’il débitât sur-le-champ, pour le plaisir de cette mère chérie, tout le roman du garçon, roman si sympathique et si gracieux, trouvait-il lui-même. Mais les cerveaux humains ont leurs itinéraires par où chemine la pensée et ces itinéraires sont parfois bien secrets. Et les cœurs humains également possèdent des labyrinthes où un sentiment s’égare, se perd en terre comme une source, est remplacé par un autre sentiment tout différent, semble-t-il, qui n’est cependant que la suite du premier. Et Denis, au lieu de dire tout simplement à sa mère : « Mon ami Charleman est amoureux d’une jeune dactylo de mon bureau ; il vient de m’en faire la confidence ; il s’y prenait très mal, mais je l’ai orienté », se rembrunit et déclara : « Je ne suis pas très content de moi. Je me suis conduit comme un goujat envers une camarade du bureau voisin, en discutant avec elle le cas d’un malheureux type de province que l’Administration a débouté d’une demande d’indemnisation, comme nous disons. J’ai été un vrai butor. Geneviève Braspartz, elle, s’appelle. Une Bretonne. »

La mère interrompit avec son ineffable regard où s’allumait souvent un petit feu d’ironie :

— Oui, je sais ; vous m’avez quelquefois parlé

— Eh bien ! j’ai pris contre cette fille-là le parti de l’Administration, comme un bureaucrate encroûté que je suis en train de devenir et j’ai tourné en ridicule la raison purement sentimentale qu’elle m’opposait.

— Ce n’est pas très chic en effet, ce que vous avez fait là, mon garçon.

— D’autant plus que je pensais comme elle…

— C’est d’autant moins excusable.

— Non, véritablement, je ne m’explique pas ce qui m’a passé par la tête.

La mère observatrice fouillait d’une recherche ardente toute la physionomie de son grand enfant qui croquait des radis roses.

— C’est sans doute à une pauvre fille bien dépourvue de charmes que vous aviez affaire.

— Ah ! détrompez-vous ! Braspartz est certainement la plus belle femme de la Direction. Il y en a une gentille, oui, si l’on veut, parce qu’elle a l’air de sortir d’un conte de fées, une petite fille d’un blond ravissant, évidemment. Mais devant Mlle Geneviève Braspartz, elle n’existe pas ! Et puis, vous comprenez, Braspartz est une « personnalité ».

— Dactylo ?

— Pensez-vous ! Rédacteur comme moi. Et, en outre, au tableau où je n’ai pas encore été fichu de me faire inscrire. Vous voyez, ma chère amie, (c’était chez lui une façon de câlinerie d’appeler ainsi sa mère dont, par ailleurs, il se tenait distant avec des formes de respect spéciales au Midi), vous voyez que c’était la dernière envers qui j’eusse dû manquer d’égards, tout au moins de courtoisie.

— Les hommes, dit Mme Rousselière, en regardant son assiette pour cacher son demi-sourire, sont impitoyables envers les femmes qui leur déplaisent physiquement.

— Mais elle ne me déplaît pas du tout ! se récria Denis.

— Vous ne l’avouez pas, mais ce doit être une de ces odieuses créatures arrivistes, déformées par leur carrière, par leur ambition, n’aspirant qu’à se revêtir d’autorité. Pas plus femmes que ce morceau de bois, et elle cognait du doigt contre la colonne de chêne qui derrière elle supportait le buste du félibre Rousselière.

— Ah ! répliqua vertement Denis, qui souriait d’un demi-sourire vexé ; on voit que vous ne connaissez pas cette Braspartz. Si vous appelez féminité une grâce qui épouse tous les mouvements, tous les gestes d’une femme, une paix intérieure qui s’extériorise par une harmonie de l’allure même, eh bien ! je vous garantis que celle-là est une sacrée vraie femme. Une femme, elle ? Ah ! oui, et drôlement !

— Alors, pourquoi l’avez-vous traitée sans politesse ?

— Ah ! que voulez-vous ? Parce que je suis un crétin !

Mme Rousselière s’absenta pour les grillades de viande, revint, servit son fils et lui dit :

— Il faudra lui faire des excuses.

— Si vous croyez facile de faire des excuses à une femme comme Braspartz, qui, sous ses dehors impassibles, est une entêtée Bretonne, pas très loquace, mais enfermée dans ses idées, et qui vous glace par sa douceur même et sa réserve…

— Quel âge ? demanda la mère impassible, qui poursuivait son enquête.

— Quel âge ? Je ne sais. Elle fait très jeune malgré ce petit rien de majesté, de sérénité qui lui donne son prestige dans le bureau. Attendez… je crois me souvenir que l’année dernière, à la Sainte-Catherine, les dactylos lui avaient fabriqué un ravissant bonnet, parce que, soi disant, elle avait coiffé cette sainte…

— Vingt-six ans maintenant, pensa tout haut la Provençale.

Là-dessus, la mère et le fils n’échangèrent plus que d’insignifiants propos, auxquels leur pensée secrète demeurait à demi étrangère.

Sur ces entrefaites, Geneviève Braspartz s’était mêlée au flot compact de la foule qui, avec la volonté désespérée de regagner à tout prix la table de famille, s’enfouissait et se recroquevillait dans le métro. Ici l’on montait vers Montmartre. Debout, oppressée et meurtrie entre deux femmes puissantes qui l’écrasaient, son charmant petit feutre solidement assujetti sur les rouleaux épais de ses cheveux, elle dépassait de quelques centimètres le niveau de cette masse humaine, où bien des regards quêtaient celui de ces beaux yeux humides et sans cesse émouvants. Mais elle, inattentive à cette sensation qu’elle créait partout où elle passait, se demandait seulement ceci :

« Pourquoi m’en veut-il ? Car il m’en veut. C’est indéniable. Un homme ne parle pas à une femme comme il m’a parlé s’il ne ressent pas contre elle une grosse rancune. Serait-il jaloux de mon inscription au tableau ? Ces messieurs n’aiment pas beaucoup qu’une femme, dans une administration, grimpe plus vite qu’eux… »

Et à cette pensée qu’elle dépassait Rousselière au point de lui donner de l’envie, un léger sourire flottait au fin bout de ses lèvres et se perdait dans sa joue. Les gens, qui avaient tous les yeux sur elle, malgré les cahots du véhicule endiablé, ne doutèrent aucunement qu’elle ne pensât à un grand amour dont elle aurait reçu tout à l’heure l’aveu. Mais il ne s’agissait que des ambitions de Geneviève qui étaient bien frémissantes en elle. Et rien. ne consacrait mieux la réussite qu’elle poursuivait depuis ses dix-huit ans, depuis son bachot, depuis ses certificats de licence en droit obtenus successivement et d’emblée, que cette croyance qu’un collègue enviait ses succès. Sur ce point des succès, elle ne craignait aucune femme. Mais à l’égard d’un homme la supériorité était plus rare, plus difficile, plus éclatante. Cependant, ce n’était pas sur Rousselière qu’elle l’aurait désirée…

Elle éprouvait une grande sympathie depuis sa nomination comme rédacteur dans ce bureau, pour ce collègue méridional si enjoué, si direct, parfois si fier. Sa réserve à elle, sa discrétion de Bretonne, qui étaient grandes, trouvaient dans la verve de Denis un contraste plein d’agrément.

Elle songeait ainsi assez mélancoliquement,

Car que faire au métro à moins que l’on n’y songe

lorsque le nom de sa station sembla venir au-devant d’elle, sur le mur. Le temps que la rame eût dégorgé son trop-plein, elle parvint à l’air libre qui soufflait sec en ce matin de février sur les hauteurs de Montmartre. La maison des Braspartz était ce grand caravansérail encore revêtu des couleurs de la brique neuve et de la pierre jeune, rue du Mont-Cenis. Elle y fut en trois secondes et l’ascenseur, avec un long soupir, la déposa devant la porte où le paillasson était marqué d’un « B » vert.

Des hurlements sortaient du salon. Elle n’y prit point garde. De cette pièce, la plus vaste de l’appartement, les Braspartz qui ne roulaient point sur l’or et se tassaient dans un appartement trop exigu, avaient fait la chambre de leurs quatre fils, Pierre qui préparait Saint-Cyr, Henri qui étudiait l’art dentaire, Marc et Jean encore au lycée. Quatre lits de fer et une table en sapin verni noir, toute irisée de taches d’encre séchées, avec six chaises de paille dont il n’était point une qui ne fût défoncée, et une vaste armoire bretonne en chêne sculpté comme on en fabrique à Quimper la meublaient, contrastant avec l’or des moulures au plafond. « Maman ! Maman ! vociférait le jeune Jean, encore dans sa treizième année, Pierre est en train de me casser les deux poignets ! » Mais placide à son fourneau, la bonne Mme Braspartz surveillait dans la poêle une magnifique friture de pommes de terre n’ayant cure des tortionnaires ni du martyr. Elle en avait vu d’autres avec ces quatre galopins qui, par ailleurs, s’adoraient et ne pouvaient se passer les uns des autres. Il en fallait davantage pour troubler cette Bretonne pur sang, qui, fille d’un notaire de Quimperlé avait, en 1903, épousé Braspartz, le premier clerc de son père. Après la grande guerre, l’honnête Braspartz qui l’avait faite en soldat têtu et impassible, non sans quelques balles et éclats d’obus çà et là, trouvait devant lui cinq enfants et qu’il fallait éduquer. Quimperlé offrait peu de ressources. Refusant l’étude de son beau-père, il obtint une situation de maître-clerc chez un moyen notaire parisien. Le taciturne Braspartz fut bien un peu éberlué par la vie des affaires à Paris. Mais nul être ne s’adapte mieux à la nouveauté ou à l’imprévu que le Celte. Loin de perdre pied dans l’étude enfiévrée de son nouveau patron, si différente de celle qui sommeillait sous ses panonceaux, place du Mail, à Quimperlé, il y apporta un ordre et une tranquillité qui subjuguèrent ses adversaires, c’est-à-dire ses subordonnés.

Cependant, malgré l’augmentation de leurs ressources, la volonté où étaient ces parents de donner une carrière sérieuse à chacun de leurs cinq enfants les obligea à de sévères restrictions. On dut freiner sur chaque dépense : appartement, frais vestimentaires, service. Et Mme Braspartz si bien secondée dans sa ville natale par deux « bigouden » à la coiffe seyante, dut se mettre à la cuisine, sans attendre aucune aide de Geneviève qui préparait alors son premier bachot.

— Pauvre maman ! soupira celle-ci, qui, en ouvrant la porte de la cuisine, aperçut sa mère au milieu des vapeurs de la graisse bouillante.

— Quoi ? dit la mère philosophe, me trouverais-tu plus heureuse à me prélasser dans un salon ?

Car elle combattait chez sa fille la tendance à déprécier les besognes ménagères où Geneviève ne voyait qu’empêchements et obstacles à sa carrière véritable.

— Tu sais, reprit celle-ci, que les garçons s’entretuent en ce moment dans leur chambre.

— Hé ! riposta avec douceur cette femme tranquille, tu sais bien qu’ils en ont l’habitude, mon enfant.

Le couvert était déjà mis dans la salle à manger qui servait aussi de salon, et M. Braspartz en attendant le rôti et les frites fumait silencieusement l’énorme pipe d’écume de son aïeul, pêcheur à Concarneau, pipe qui, paraît-il, contenait encore de beaux rêves.

Puis ce fut la déflagration des quatre garçons envahissant la salle à manger tout en continuant de se houspiller. Ils s’étageaient en tuyaux d’orgue depuis le futur officier jusqu’au galopin qui faisait sa quatrième au lycée ; moins élancés que leur sœur ; de rondes têtes bretonnes ; des taches de rousseur ; des yeux bleus au regard direct. Le rôti les calma. Ils mangeaient avidement et en silence. M. Braspartz et Geneviève parlaient de l’Exposition coloniale qui allait avoir lieu cet été. Il n’est pas un Breton qui n’ait comme une fenêtre ouverte du côté des océans, du côté des îles mystérieuses. Eux-mêmes, prisonniers de la mer dans leur presqu’île, sont rappelés sans cesse au souvenir des terres lointaines par les bruits de l’Océan, ses souffles, ses ravages ou les sirènes de ses cargos, de ses transports, de ses cuirassés. Les fiancés de leurs filles sont tous aux « colonies ». Leurs visions à elles sont peuplées de cocotiers, de nègres et d’alligators, réminiscences des cartes postales de leurs bons amis.

Le principal du notaire breton transplanté à Paris, aussi bien que sa fille adorée devenue plus Parisienne que nature, n’entendaient point ce mot de « colonies » sans devenir rêveurs. Les voyages que seule avait faits bien secrètement leur imagination déchaînée, ils allaient pouvoir les réaliser au Pavillon du Sénégal ou à celui de Madagascar, et M. Braspartz, bien informé, répétait tout ce qu’il avait lu dans son journal sous cette rubrique : « L’Exposition coloniale. »

Mais peu à peu, le visage de Geneviève, qui rayonnait d’ordinaire une illumination intérieure, une animation d’enthousiasme, se rembrunit, se fit nuageux. C’est qu’elle avait ressassé un beau projet depuis des semaines. Et c’était justement de visiter avec Denis Rousselière cette Exposition magique, cette terre d’illusion, cette géographie artificielle, cet exotisme improvisé, cette féerie de l’Afrique ou de l’Asie plus troublante encore d’être reconstituée aux barrières du pauvre Paris si quotidien ! Il lui semblait que, dans la poésie de ces paysages de rêve, ils se seraient plus facilement expliqués sur la nature de cette sympathie qu’elle sentait entre eux. « Je ne tiens pas du tout à me marier, disait-elle toujours. J’ai une vie agréable, intéressante et qui me suffit. » Cependant, depuis quelque temps, elle faisait à cette déclaration une restriction mentale : « Pourtant, s’il s’agissait de Rousselière… » Sans plus. Mais, à chaque fois que cette pensée lui venait, c’était comme une épingle qui fixait, qui attachait plus solidement en elle un espoir encore bien nuageux. Aujourd’hui, à sentir un tel déchirement parce que Rousselière avait été discourtois, elle pouvait mesurer combien, à son insu, cet espoir lui collait à l’âme puisqu’elle souffrait tant de toutes ces pauvres épingles arrachées d’un coup.

« Tant pis ! se disait-elle, rude comme les filles de cette génération ; tant pis pour moi. Je n’étais qu’une sotte de me laisser emporter par mon imagination comme les jeunes filles du temps de ma mère. Je ne vais pas me mettre à faire une crise de chagrin d’amour, peut-être ! »

— Après tout, cette Exposition, déclara-t-elle d’un ton dédaigneux qui échappait au sujet de sa phrase pour ne concerner plus que Denis Rousselière, ce sera peut-être bien banal…

Penses-tu ! lança le plus jeune frère. On y verra des anthropophages dévorer leurs camarades sous les yeux du public. Oui, ma chère !

De deux jours, ni dans le service, ni dans les couloirs, ni à la sortie des bureaux, Geneviève Braspartz n’aperçut Rousselière. Il l’évitait visiblement. « C’est bien fini entre nous », songeait-elle plusieurs fois dans une heure. Et, à chaque fois, c’était la pointe d’une épine au fin bout de son cœur. « Holà ! se disait-elle alors, pas de sentiment. Au fond, je men moque de cette petite trahison. Je ne tiens pas du tout à me marier. Je suis partie pour une belle carrière. De bonne heure, je prendrai ma retraite. Je voyagerai. Je jouirai d’une seconde jeunesse… »

Le troisième jour après le conflit, elle bâtissait ainsi le schéma de son existence, lorsqu’à midi, l’heure où les dactylos coiffent leur machine de son casque puis se polissent les ongles frénétiquement, Denis Rousselière entra dans la longue galerie qui constituait le bureau. Il avait à la main un dossier-prétexte, chercha des yeux « Braspartz », parut tranquillisé de la voir encore au travail et achevant une lettre ; s’approcha, prit son air le plus administratif, l’aborda d’un air gêné :

— C’est à moi aujourd’hui de venir prendre votre avis, mademoiselle, Voyons… dans le cas où, dans une commune, un accident d’automobile a occasionné la détérioration d’un monument public, et où l’auteur et en même temps la victime de cet accident plaide que c’est le monument public, insuffisamment signalisé, qui causa le sinistre, pensez-vous que ce type-là… je veux dire que l’État. Et puis zut ! Ce n’est pas pour cela que je viens, j’aime mieux vous l’avouer. Je me moque bien de l’interprétation de cette défense. Une seule chose m’occupe et me lancine depuis l’autre jour. J’ai été odieux avec vous ; mais si, odieux, ne protestez pas. Je ne sais ce qui me le poussait à vous être désagréable.

— Vous l’avez été en effet, mais cela n’a aucune importance.

— Pour vous, peut-être. Pour moi, c’est autre chose. Je suis très malheureux, mademoiselle.

— Mais il n’y a pas de quoi, monsieur. Vous m’avez dit que je faisais du sentiment dans les affaires administratives. Ce n’est pas mon genre, à ce qu’il me semblait du moins. Mais vous avez bien fait de me mettre en garde contre la sensiblerie… à tout hasard. Je vous en remercierais même au besoin.

— Je ne voudrais pas que vous me preniez pour un bureaucrate desséché, hypnotisé par ses dossiers, incapable de voir dans les êtres qui l’entourent ici autre chose que des machines à dresser des états, des statistiques ou à compulser des textes de jurisprudence. Tout cela est un rôle que ces acteurs, mes collègues, revêtent huit heures par jour et qu’ils laissent au vestiaire lorsqu’ils viennent y chercher leur chapeau et leur par-dessus. Faites-moi crédit assez pour croire qu’au contraire la curiosité me presse sans arrêt de leur personnalité véritable, de leur vie intérieure réelle, de ce qui fait leur « moi » caché, mais seul intéressant. Ainsi vous, mademoiselle Braspartz, qui êtes si énigmatique…

— Moi, énigmatique ? interrompit Geneviève, en riant assez fort pour donner le change sur l’anxiété qui lui serrait le cœur à mesure que son camarade parlait. Je suis plus claire que le jour ! La fille la moins compliquée, je vous le garantis…

— Vous dites cela ! Mais vous avez une intelligence trop subtile, trop diverse pour ne pas réprouver en vous-même bien des contradictions. Et je vais me confesser à vous. Je crois que l’autre jour, à propos de ce fameux dossier, j’ai voulu vous pousser à bout pour vous forcer de vous découvrir à mes yeux.

— Et peut-on savoir ce que vous avez trouvé ?

— J’ai compris d’abord que j’étais dégoûtant de m’attaquer à une jeune fille comme vous pour me livrer à mes petites expériences psychologiques. Et aussi autre chose… C’est que vous saviez assez bien clore le bec aux maladroits. Je vous entends encore me « sonner » de votre air illisible en prononçant : « Soyez tranquille, je ne recommencerai pas ! »

— Ah ? demanda Geneviève, qui avait repris son léger sourire affectueux. Je l’ai bien dit ?

— D’une façon cinglante. Un petit coup de cravache, là, vlan ! On le sent passer… Dites, mademoiselle Braspartz, voulez-vous me pardonner mon incorrection de l’autre jour ?

Ils étaient seuls maintenant dans la grande galerie vitrée ; la dernière dactylo venait de fermer la porte pour s’en aller déjeuner.

— J’ai peur de vous en vouloir encore un peu, dit la jeune fille, loyalement.

Il réfléchit une seconde :

— Écoutez, en ce moment, il est midi un quart, ma mère m’attend pour déjeuner et vos parents vont s’inquiéter de votre retard. Mais accepteriez-vous de prendre une tasse de thé avec moi rue de Rivoli, en sortant du bureau ?

Avant de répondre, Geneviève fixa sur son camarade ses beaux yeux bruns doux et luisants pour une dernière interrogation. Jouaient-ils le jeu de deux jeunes êtres qui se recherchent pour des plaisirs intellectuels ? Était-ce plus encore ? Quelque chose de plus mystérieux, de définitif, d’éternel ? Rousselière aussi la regardait, attendant avec anxiété son acceptation ou son refus. Il craignit le refus, s’imagina qu’elle allait dire non et que tout serait fini entre eux. Une petite larme se forma presque imperceptible au coin de ses yeux vifs de Provençal qui la dévoraient.

— Eh bien ! oui, certainement, dit-elle de cet air bon garçon qu’elle prenait souvent avec ses collègues sympathiques. À ce soir !

Et, sur une poignée de main assez brutale, ils se séparèrent.

Ce fut dans une pâtisserie, face aux Tuileries, que le traité de paix fut signé entre ces deux puissances belligérantes, si frémissantes du désir de se rapprocher pour toujours. La nuit était venue. Les arbres du noble parc voisin s’effaçaient dans les ténèbres où leur silhouette sombrait, tuée par l’illumination violente des lustres. Ici Rousselière paraissait sensiblement plus ému encore que le matin. C’est que, depuis ce matin, le sentiment qui l’envahissait avec une force proportionnelle aux heures l’avait sourdement manœuvré. Toute son existence lui était apparue doublée par celle de Geneviève Braspartz. Il l’avait déjà en quelque sorte épousée dans cet avenir. Il avait vécu ce long mariage. Il s’était vu merveilleusement heureux jusqu’à la vieillesse dans ce beau foyer qu’ils allaient fonder tous les deux. L’époque serait paisible, sans guerre dévastatrice comme celle qui lui avait pris son père ; leur maison, différente de celle qu’il avait connue auprès d’une mère veuve et solitaire : toute bruissante d’enfants rieurs et chanteurs. Filles et garçons appelés par eux à la vie y seraient des sources intarissables de joie, d’intensité dans l’existence. Leur maison serait tout un monde, et eux, ses créateurs. Et ce miraculeux programme était dépendant d’un mot sorti des lèvres qu’il voyait présentement devant lui, peintes d’un carmin bien discret, à peine allongées d’une esquisse de sourire, retenant encore, dans leur fragilité de fleur, l’immense secret d’une âme de jeune fille.

Mais comme toujours en pareil cas, ces deux êtres, si tenaillés qu’ils fussent par le désir de s’affronter enfin directement et une fois pour toutes, recouraient à des biais comme pour se leurrer l’un l’autre, se dépister l’un l’autre, camoufler leurs intentions véritables, se donner le change.

— Vous savez la nouvelle, Rousselière ? demanda Geneviève, les yeux rieurs, en piquant de la fourchette dans un gâteau rose.

— Non, je ne sais pas la nouvelle.

— Eh bien ! mon cher, Denise, la « fille aux cheveux de lin », la dactylo qui travaille dans mon bureau vous la connaissez bien, tout le monde la connaît ; elle vient de m’apprendre son mariage.

— Avec Charleman ?

— Avec Charleman. Vous le saviez ?

— Charleman m’avait parlé d’elle.

— Ça, reprit Geneviève, c’est une affaire !

— Pas une affaire d’argent, en tout cas !

— Je suis si contente pour Denise ! continua Geneviève. Cette pauvre gosse n’avait pas deux sous d’esprit administratif. Elle était tombée dans le bureau comme un oiseau abattu par l’orage. Mais entre nous, elle avait un bien mauvais typing.

— Charleman en est fou, reprit Denis rêveur.

Il y eut un petit silence. Quelque chose d’indéfinissable entre eux. Geneviève vit palpiter les cils de son jeune collègue sur des yeux de velours qu’elle n’avait jamais connus dans cet émoi. Elle-même ne savait au juste pourquoi l’amour de Charleman pour une dactylo la touchait si fort. Peut-être du fait que c’était Denis qui parlait de cet amour. Elle réagit contre le trouble qui les prenait tous les deux :

— Pauvre gosse ! Il était temps qu’un chevalier vînt la délivrer de cet enfer que représentait pour elle l’administration ! C’était pitié de la voir faire ses pensums ! Car, vous savez, elle va quitter le bureau.

— Cela va de soi, dit Rousselière. Charleman ne l’entendait pas autrement. Ces deux êtres-là ne vont plus vivre que l’un pour l’autre.

Geneviève but une gorgée de thé pour masquer son émotion, car elle n’avait pu méconnaître le sens du regard dont le jeune rédacteur l’enveloppait en prononçant cette banale formule de l’amour absolu : « Vivre l’un pour l’autre. » Elle se débattait contre un pouvoir insidieux qui s’emparait d’elle, un fluide qui venait plutôt de ce regard que des mots dont l’usage a affadi le sens. Pour y échapper, elle affecta une sorte de poussée de sens critique :

— Rousselière, croyez-vous que deux êtres puissent vivre toute une vie l’un pour l’autre ?

— Chère Braspartz, c’est tout le programme du vrai mariage. Et sachez bien que pour l’ensemble de notre pays, ce programme vaut. En France, derrière quelques scandales illustres qui créent une illusion parce qu’ils accaparent l’attention, compte tenu de la statistique judiciaire qui fait état d’un nombre assez élevé de divorces, il y a la masse immense de la société française composée des ménages dont personne ne parle, parce qu’ils ne présentent aucun intérêt de scandale. Des époux qui vivent l’un pour l’autre, dans les campagnes, dans la classe ouvrière des villes, dans la classe moyenne, dans la bourgeoisie petite ou haute, ils pullulent, Braspartz, ils pullulent ! Il y faut avant tout un bon départ. Partir loyalement, la main bien dans la main, sans arrière-pensée d’égoïsme, et zou ! comme on dit chez nous, on va ainsi, on fait son voyage appuyé l’un sur l’autre. C’est la vie profonde, ardente, que le monde ne connaît pas plus que les sources souterraines, mais qui, comme ces sources-là, fertilise le sol, fait la richesse morale de notre peuple.

Denis Rousselière s’était animé en parlant de tout son entrain méridional jusqu’à vibrer de ses propres paroles. Geneviève l’écoutait, bouleversée, parce qu’elle voyait bien, à ne pas s’y tromper, que c’était à elle que s’adressait cette « invitation au voyage ». Mais ce coup de surprise la prenait trop au dépourvu. Elle était trop jalouse de ses secrets intérieurs pour avouer, pour laisser seulement supposer à ce garçon l’enchantement qu’étaient pour elle ces aveux inexprimés. Et si elle s’illusionnait ? Et si c’était une simple théorie à laquelle sa personne, à elle, Geneviève demeurait étrangère ?

Elle regarda l’horloge inscrite dans une glace irradiée des feux du magasin, vit qu’il était sept heures. Son compagnon suivit ses yeux :

— Demeurez encore un peu, Geneviève ! pria-t-il d’un ton qui n’était pas équivoque. On est bien ici, ne trouvez-vous pas ?

— Je trouve ; mais je ne veux pas inquiéter mes parents.

— Bien des fois le travail vous a retenue plus tard au Ministère. Ils ne peuvent se tourmenter.

— Cinq minutes encore ! accorda-t-elle, et son cœur battait malgré son visage impassible.

— Voulez-vous que nous revenions ici quelque-fois après le bureau ?

— Peut-être, dit-elle, réticente et comme si elle redoutait le définitif.

Il lui versa du thé chaud, la força de choisir un autre gâteau. Il ne disait plus rien, la regardant comme dans un ravissement. Et ce silence instruisait bien plus sa camarade de cet orage insidieux de l’amour qui naissait en lui que toutes les plus claires allusions du monde. Ce furent ainsi de longues minutes qu’ils passèrent sans rien dire. Puis, brusquement, Geneviève se leva.

— Cette fois… prononça-t-elle sans finir sa phrase.

— Je vais vous accompagner jusque chez vos parents…

— Non, Rousselière, non ; merci. Je suis en retard déjà. Nous nous attarderions encore. Et puis nous avons fait ce soir déjà beaucoup de chemin l’un vers l’autre. Voyez-vous, il ne faut rien précipiter. Réfléchir beaucoup…

Ils se quittèrent devant la bouche du métro voisin. Une poignée de main rapide et Rousselière murmura :

— Braspartz… vous avez compris, n’est-ce pas ?

— Ah ! je vous en supplie ! ne nous hâtons pas. Réfléchissons.

Autour d’elle, tout prenait un aspect irréel de songe. Le métro glissait vers la Butte sans plus de bruit qu’un ascenseur. Les voyageurs étaient des ombres. La maison de la rue du Mont-Cenis, toute perforée de lumières, un décor de théâtre. Quand Mme Braspartz ouvrit la porte, Geneviève entendit sa mère murmurer :

— Quel dommage, ma fille ! tu arrives en retard ; tu n’as pas été présente à la belle surprise préparée par ton père ! Mais, va voir la chambre des garçons !

De cette pièce noble de l’appartement venait en effet un charivari. Les quatre frères de Geneviève y étaient rassemblés avec leur père. Le lustre y était allumé et un magnifique tapis marocain de haute laine, tout neuf arrivé, déroulé au beau milieu des quatre lits, rendait à ce salon désaffecté son ancien air luxueux. Ses couleurs ivoirines, le moelleux de son point créaient ici une nouvelle atmosphère douillette, et le bon M. Braspartz y enfonçait gravement ses deux pantoufles, arrachant à la vieille pipe du grand-père de Concarneau ses bouffées odorantes.

Jean, le lycéen de quatorze ans, se précipita alors la tête la première au milieu du tapis neuf, s’y dressa sur ce chef bien rond et tout le corps s’y déroula dans une cabriole experte. Marc, son aîné, celui qui travaillait son premier bachot, voulut en faire autant et s’y prit de travers, de sorte que les grands, Henri qui travaillait l’art dentaire et Pierre qui préparait Saint-Cyr, vociférèrent, lancèrent des cris sauvages et se précipitèrent pour le rosser. Impassible et la pipe toujours aux dents, le vieux clerc de notaire déclarait à sa fille :

— C’est grâce à une affaire de l’étude : une affaire de succession de mineurs très embrouillée que j’ai réglée ici, le soir, et qui m’a valu un peu d’argent. Il fallait un tapis ici. J’y songeais depuis longtemps. Tu comprends, à cause du bruit des garçons qui incommode les locataires, en dessous… Ces gaillards-là, il faut pourtant les laisser s’amuser…

— C’est un trop beau tapis pour eux, papa !

— Non, déclara le père Braspartz. Ça sera plus doux quand ils se ficheront par terre.

Peut-être parce que les heures précédentes avaient travaillé à l’extrême la sensibilité de Geneviève, elle ne put entendre cette phrase paternelle sans en être remuée. Elle dut rentrer de force des larmes qui lui perlaient aux yeux : « Ça sera plus doux quand ils se ficheront par terre ! » Ce souci de l’oiseau pour sa couvée, du fauve pour sa nichée, cet instinct, cette tendresse de l’homme rude se mariant aux petits soins méticuleux et passionnés de la mère, cette conjugaison des deux amours autour du nid qui lui donnent sa tiédeur lui apparurent tout à coup. C’était cela la douceur de la famille. Elle n’y avait jamais songé. Elle avait au contraire parfois ressenti de l’ennui dans cette famille. Maints dimanches, elle s’était dit : « Heureusement, demain, j’ai le bureau ! » C’est que l’atmosphère vraie de cette petite société essentielle lui échappait. Il fallait une scène comme celle qui se déroulait là sous ses yeux pour que son cœur bougeât et qu’elle connût la beauté spirituelle d’une telle communauté. À ce moment, Mme Braspartz, le visage rougi par les ardeurs du fourneau, entr’ouvrit la porte avec sa tranquillité coutumière ; son regard cueillit un à un chacun de ses enfants et elle dit comme toujours :

— Venez à table, mes petits.

Geneviève se sentit une écharde dans le cœur à la pensée qu’elle quitterait sans doute bientôt cette petite société, ce petit temple où s’était épanouie sa jeunesse, ces jeunes frères qu’elle avait portés, bébés, dans ses bras, qu’elle ne verrait pas devenir de jour en jour des hommes, ce père et cette mère si magnifiquement unis…

Lorsque ces sept-là furent attablés autour d’une joyeuse nappe rose inondée de lumière, Geneviève embrassa les siens d’un tel regard que Marc, en attendant la soupe, s’exclama :

— Qu’est-ce qui se passe, ma vieille branche ? On dirait que tu fais du drame.

— Mais pas du tout, répliqua-t-elle. Je pense au contraire que c’est bien bon d’être ainsi réunis autour d’un vieux papa si chic et d’une maman qui nous régale d’une si bonne cuisine.

Pendant qu’en secret elle pensait : « S’ils savaient que peut-être je les quitterai bientôt ! »

Puis on parla de l’Exposition coloniale.

Elle avait dit à Rousselière dès le lendemain de leur poétique rencontre à la pâtisserie des Tuileries :

« Il faut que nous nous connaissions mieux ; que nous causions longuement, que nous soyons sûrs de pouvoir nous entendre. »

Et, au ministère, où leur bureau s’excitait déjà passablement sur le roman de Denise et de Charleman, que toutes les dactylos suivaient des yeux, on commença de remarquer assez vite que Rousselière attendait Braspartz matin et soir au coin du boulevard. L’austérité bien connue de la jeune rédacteur, à laquelle on n’avait jamais pu imputer l’ombre d’un flirt, donnait beaucoup d’importance à ces rencontres quotidiennes qui annonçaient l’entente définitive de ces deux êtres d’exception.

« Tenez, tenez ! disaient une ribambelle de ces petites expéditionnaires curieuses et fureteuses en se hâtant vers leur crèmerie, à midi, les voici ! Rousselière est sur la bordure du trottoir, et Braspartz apparaît. Elle arrive sans se presser, ma petite. Elle se plaît à le faire attendre !… »

Lorsqu’ils s’étaient rejoints, souvent ils étaient si émus, si frémissants qu’ils ne savaient plus que se dire. Les confidences psychologiques dont chacun s’était flatté à l’avance de combler l’autre afin de l’édifier sur son propre compte, ne parvenaient plus à prendre forme dans leur esprit. Leurs entretiens n’étaient que bâtons rompus. Un soir, Denis déclara :

— Je voudrais que vous connaissiez ma mère…

— Ne serait-ce pas plutôt votre mère qui voudrait me connaître ? repartit malicieusement la jeune rédacteur. D’elle, la méfiance est si compréhensible à l’égard de l’intruse dont vous lui avez peut-être parlé !

Il rit, dit qu’il n’était question que de curiosité sympathique.

— Elle fait confiance à la jeune fille inconnue qu’elle sait que j’aime, dit-il. Mais moi qui suis si passionnément fier de vous — et aussi un peu fier de maman, — je voudrais vous amener un soir à la maison.

— Ce soir, si vous voulez, dit Geneviève.

Dix minutes plus tard, Mme Rousselière, la veuve du félibre, avait la surprise d’ouvrir la porte à cette grande Braspartz dont son fils lui rebattait les oreilles et qu’elle reconnut sans hésiter. Elle l’enveloppa d’un regard rapide, très pénétrant et, avec son originalité de Méridionale sans détour

— Eh bien ! il avait raison, mademoiselle ! Vous êtes charmante, et plus encore que je n’osais le croire. Soyez la bienvenue dans ce qui reste ici de la maison des Rousselière. Vous y serez aimée.

Geneviève, accoutumée à la réserve bretonne, qui semble toujours à court de mots pour exprimer ses profonds et durables sentiments, fondait de joie à la chaleur d’un tel accueil. Gênée par ce rôle de bru future qu’on présente, elle but du thé que Mme Rousselière improvisa, goûta ses gâteaux à l’angélique et au miel tout en expliquant à cette mère passionnée qu’au ministère elle remplissait les mêmes fonctions que son fils, mais dans un service différent.

— Ce qu’elle ne vous dit pas, ajouta Denis, c’est qu’elle est inscrite au tableau d’avancement pour passer sous-chef, alors que votre fils n’a jamais été fichu d’y faire mettre son nom. Vous l’y remplacerez, mon chéri, et tout s’arrangera !

Geneviève dressa la tête, ne comprenant pas cette phrase ambiguë. Il y eut un petit silence dans l’étroit salon où la bouilloire du thé chantonnait sur le poêle de faïence provençal et où les lampes voilées répandaient un silence plein de douceur. Au mur, des paysages dorés de soleil, pris dans certaines montagnes affreusement arides des Alpes-Maritimes, évoquaient la vie passée de cette femme, sa jeunesse, son mariage avec le poète, l’enfance de Denis dans ce Midi ardent, tous ces souvenirs qu’elle, Geneviève la Bretonne, épouserait un peu en épousant Denis. Mais que voulait dire cette femme qui l’attirait et l’effrayait en même temps, quand elle déclarait que Denis la remplacerait, elle, Geneviève Braspartz, au tableau d’avancement ?

Mme Rousselière ne lui donna pas le temps d’approfondir cette énigme. Elle parlait beaucoup de Denis, de Geneviève aussi, qu’elle louait comme une jeune déesse à qui l’on rend hommage, lui tournant mille compliments délicats, renchérissant, eût-on dit, sur la cour que lui faisait Denis : « Vous vous habillez divinement bien. Ce noir si sobre, comme cela doit faire bien au bureau ! Comme cela s’accorde bien à des fonctions déjà importantes. Vous avez des cheveux ravissants : ils ont des reflets fauves comme les fourrures riches. Tout cela fait un ensemble de sobriété, de bon goût qui donne la note de votre valeur. Je serai très fière de vous. D’une bru comme vous ! »

— Mais nous ne sommes pas encore fiancés, reprenait Geneviève en riant. Mes parents ne connaissent pas Denis, ils ignorent nos projets.

— Vraiment ? Pas possible ? Mais demain, mes chers enfants, oui, demain, je mets mon chapeau neuf et mes gants frais pour aller chez vos parents faire une demande en règle.

Geneviève lui plaisait, l’attirait, la retenait, c’était visible. Elle exultait du bonheur de Denis. Puis elle comprit que celui-ci devait désirer de demeurer un peu de temps seul, dans l’intimité de son foyer, de jeune homme, avec celle qu’il aimait tant. Elle se leva, s’excusa d’être rappelée à la cuisine par les apprêts du dîner, exposa, avec une liberté qui avait son élégance, la modicité de sa situation actuelle, et serrant les mains de Geneviève, la laissa enchantée d’une belle-mère si enthousiaste.

— Je l’aimerai, je vous le promets, Denis, dit Geneviève, à peine Mme Rousselière eut-elle fermé la porte. Elle est délicieuse votre mère ! Le garçon étouffait de bonheur. Son bonheur était complet, total puisque ses deux grands amours, loin de se combattre comme il le redoutait, s’enchaînaient pour ainsi dire l’un à l’autre, formeraient une sorte de mystère humain qui braverait les vieux slogans selon lesquels belles-mères et belles-filles sont contraintes à s’entre-déchirer.

— … Cependant, ne put retenir plus longtemps Geneviève, qu’a-t-elle donc voulu dire en déclarant que vous me remplaceriez au tableau ? A-t-elle l’intention d’en effacer mon nom ?

— Mais, chérie, quand nous serons mariés, je compte bien que vous abandonnerez l’administration ; que vous ne continuerez pas la course à l’avancement, la course aux rivalités, la course même à la ponctualité journalière. Je ne vous vois pas dès le petit matin fuir en hâte notre foyer, délaisser notre intérieur, l’asile de notre vraie vie, de notre vie profonde, façonné par notre amour pour notre amour, afin de courir à cette autre vie du bureau, artificielle, mesquine, déformante, où se déplacera l’axe de vos pensées, de vos sentiments. Avez-vous pu, avez-vous pu imaginer, Geneviève, que je vous laisserais vous fatiguer, vous épuiser, vous dessécher durant toute votre existence dans ces besognes ingrates, dans ce commerce des échanges administratifs dont la langue même présente une affreuse barbarie ? Et cela pendant que notre intérieur, devenu une auberge de passage, tomberait à une sorte d’abandon, ne serait plus enfin ce lieu sacré que les Français évoquent lorsqu’ils disent « la maison » ?

Il avait parlé d’abondance, heureux que Geneviève ne l’interrompît pas une seule fois, s’imaginant que sa catilinaire lui closait la bouche et que ses arguments la subjuguaient. Il ne la voyait pas, — dans ce petit salon tiède où palpitait tout le passé des Rousselière, dans cette pénombre où les abat-jour laissaient son visage, atterrée, confondue, incapable de proférer un mot de protestation. Elle restait les lèvres mi-ouvertes, haletante, sans voix. Enfin, il l’entendit murmurer faiblement :

— Rousselière, c’est vous qui me parlez ainsi ! C’est vous qui exigeriez le sacrifice de ma carrière, de ma situation, de mon aisance personnelle, je dirai plus, de ce qui fait ma personnalité, ce quelque chose d’indéfini qui se sent dans le bureau lorsqu’on dit : « Demandez l’avis de Braspartz ? » Savez-vous ce qu’une jeune fille a pu travailler, lutter, vaincre d’embûches et de « bûches » tout court pour en arriver là où je suis ? Huit années d’efforts et qu’un homme ne pourra jamais imaginer, surtout si la jeune fille est fière comme une Bretonne et nette comme une Enfant de Marie… Et aujourd’hui que j’arrive au but, où il se peut qu’avant six mois j’aie ce poste qui me donnera de l’autorité sur tout le service, poste auquel jusqu’ici peu de femmes parviennent, mais qui m’a été formellement promis par le directeur du personnel, je lâcherais toutes les amarres qui me tiennent là, je renierais une carrière qui ne s’arrêtera peut-être pas au grade de sous-chef ? Je renoncerais à la fortune que la conjugaison de nos appointements respectifs apporterait à notre ménage ? Je redeviendrais une femme comme ma pauvre maman, esclave de sa maison, de sa cuisine, de son ménage ? Ah ! non, Rousselière, non, je ne vous comprends pas. Vous qui prétendez m’aimer…

— C’est parce que je vous adore, Geneviève, que je ne puis supporter la perspective de cette vie où vous continueriez le travail extérieur ajouté aux besognes de la maison. Une existence double qui divise une personnalité féminine, c’est exténuant.

— Comme les hommes comprennent mal ces choses ! Mais mon cher, je pourrai me payer une excellente domestique qui tiendra très bien au foyer la place que vous voudriez m’y assigner. Exigeriez-vous de ne pas goûter à une autre cuisine que la cuisine faite par mes mains de Rédacteur désaffectée ? Si encore nos deux professions se trouvaient séparées et que j’eusse un emploi éloigné du vôtre ! Mais nous serons dans la même Administration, Rousselière, dans la même Direction : et si l’envie vous prend, au long du jour, d’apercevoir le visage que vous avez la gentillesse d’aimer, si le temps vous dure de le retrouver, vous n’aurez qu’une porte à pousser, cher ami, et vous obtiendrez le sourire désiré. Voyons, est-ce que ce ne sera pas une existence charmante ?

— Vous me confondez, Geneviève ; vous m’affolez. On dirait à vous entendre que la vie essentielle, la vie primordiale, c’est au Ministère qu’elle réside ; que la vie professionnelle dans laquelle je ne vois qu’un moyen, est pour vous le but, alors que le Foyer, comme son nom le dit, c’est le centre capital d’où nous tirons notre chaleur, notre lumière, notre feu vital. Le Foyer dans l’Antiquité : trois pierres au fond d’un âtre sur lequel planaient les divinités domestiques, les âmes des ancêtres. Et, comme gardienne de la flamme, la Femme, prêtresse de la famille, dont la présence donnait au Foyer la puissance d’une forteresse mystérieuse. Vous savez, chérie, depuis l’Antiquité, beaucoup de choses ont changé, mais pas ça. Il faut toujours une femme à la maison.

— Ah ! Fils du félibre ! vous êtes terrible ! Je parle raison et vous faites de la poésie. Je vois la réalité, et vous poursuivez un rêve. Il faut pourtant que nous parvenions à nous entendre, puisque nous voulons bien fermement lier nos vies. Ne soyez pas absolu. Moi aussi j’ai le culte du Foyer. J’ai aimé celui de mon enfance. J’adorerai le nôtre, celui que construira notre union, qui l’abritera ; qui la symbolisera même si vous voulez. Mais ne me forcez pas à le voir comme une prison qui m’enchaînera, jugulera tous mes efforts. Je me fais forte de vous organiser une vie matérielle très agréable dans une maison où je ne serai pas éternellement enfermée, mais où je ne rentrerai chaque soir en votre compagnie qu’avec plus de joie. Bon sang ! ce n’est pas sorcier de diriger un intérieur quand on a su choisir une domestique intelligente et sûre. Et voyez comme vous êtes injuste, aveugle même, Rousselière ! Nous serons beaucoup moins séparés si je continue mes fonctions. Nous ne serons même plus séparés du tout. Et vous venez me demander de renoncer à ma carrière au nom d’une union plus absolue ! Mais je reconnais bien là les exigences de l’homme du Midi qui entend demeurer le seul pourvoyeur de la famille, parce que le pourvoyeur est aussi le dominateur. Pouvez-vous croire que j’aie pensé à de telles choses ! s’écria Denis avec tristesse. J’ai fait un rêve seulement. J’ai rêvé ma vie près de vous ; je l’ai rêvée comme une réaction contre le bureau que je déteste. Je vous ai vue arrachée à cette existence factice, barbare, poussiéreuse, et devenir la reine chérie d’un petit domaine à nous tout seuls : notre maison. J’ai rêvé d’être attendu par vous, peut-être derrière un rideau, comme en province, ou guettant seulement le bruit de l’ascenseur…

Geneviève ne put s’empêcher de sourire.

— Moi pareillement j’ai fait des rêves. Les Bretons en font aussi, et de plus nuageux peut-être que les vôtres, Méridionaux ; mais sept ans de la vie administrative, cela tue les rêves, mon pauvre Rousselière !

— C’est bien ce que je reproche à la vie administrative, interrompit Denis.

— … Et je vois la vérité en face. La vérité, c’est que nous n’aurons pas trop de nos appointements conjugués pour mener une vie aisée, large, agréable, sans ces petits calculs froids, desséchants, qui diminuent tant de pauvres femmes.

— Ah ! ne dites pas cela, Braspartz chérie ! Braspartz rebelle ! J’ai vu ma mère, jeune encore, transplantée d’une jolie villa provençale où elle commandait à un petit valet de chambre et à deux délicieuses vieilles bonnes qui la servaient comme une princesse de conte de fées, vers ce pauvre appartement exigu de la rue de Varenne où je n’ai dû ma formation intellectuelle, ma préparation à la vie qu’au sacrifice de son luxe, de ses loisirs, de sa personne entièrement vouée dès lors aux soins matériels du ménage et de la cuisine. À quatorze ans, j’ai trouvé cela naturel. À seize ans, j’ai commencé d’en pleurer le soir quand je rentrais de l’Institut catholique. Mais à dix-huit, j’en suis venu à me mettre à genoux devant elle, parce que j’avais compris que cette créature souriante, gaie, d’esprit toujours pétillant, avait accompli un miracle spirituel sous le couvert de ce travail matériel et patiemment consenti. Son fils avait grandi à un foyer aussi riche, aussi somptueux en clarté et en chaleur qu’il ne l’eût fait dans la villa provençale des Alpes-Maritimes. Ses calculs sur le prix de la livre de beurre ou de bifteck, ses perquisitions au marché pour avoir à meilleur compte les beaux fruits de chaque saison a elle comblait ma gourmandise, ses mains ravissantes noircies après les casseroles, son teint doré qui se cuivrait de rouge aux ardeurs du fourneau, rien de tout cela n’a diminué ma mère. Geneviève. Ah ! si loin de là, au contraire ! La trouvez-vous mesquine ou desséchée, dites ?

Geneviève, les yeux rivés à la petite lucarne rougeoyante du-poêle, ne répondait pas. Ce n’était pas Mme Rousselière qu’elle voyait en pensée, mais sa pauvre maman dévouée tout entière à cette puissante couvée de jeunes qui s’ébattait dans l’appartement de la rue du Mont-Cenis. Ah ! certes non, elle ne pouvait à propos de cette mère maintenir un tel terme. Ni diminuée, ni desséchée. Mais sacrifiée, écrasée, comment le nier ?

Et elle finit par répondre à Rousselière :

— Votre mère est toujours une grande dame, mais la mienne a sombré dans le dévouement absolu. Elle s’y est noyée. Elle n’existe plus ; elle est un pauvre cœur donné ; une personnalité disparue ; un « Moi » qu’on chercherait en vain. Elle oublie formellement de s’acheter un chapeau à Pâques et à la Toussaint comme on fait en Bretagne, mais j’entends sans cesse parler du ressemelage des souliers de mes frères et des complets à renouveler pour les deux derniers qui grandissent trop vite. On dirait qu’elle n’épargne et ne retient d’une main que pour mieux dépenser de l’autre toujours ouverte. C’est affolant.

— Vous avez trois frères ? demanda Rousse-Bière.

— J’en ai quatre.

— C’est bien de la chance, reprit le fils unique.

Geneviève allait se récrier, lorsque lui revint l’image de ce qu’elle appelait « la soirée du tapis marocain » où l’essence de la vie familiale lui était comme montée au cerveau, liqueur capiteuse. Cette joie spéciale à vivre, à s’ébattre ensemble, de plusieurs êtres issus du même sein, cette sécurité absolue, cette tiédeur de l’amour d’un père et d’une mère qui vous enveloppe, cette confiance, cette foi réciproque des frères et des sœurs, société dont aucune, hélas ! ne peut reproduire la pureté ni la chaleur, tout cela laissait en elle un souvenir si doux qu’elle ne pouvait le trahir.

— Oui, c’est de la chance, opina-t-elle, sincère avec elle-même, quoique ça soit parfois bien bruyant !

— Oh ! ce bruit ! soupira Rousselière, comme il m’a manqué souvent !

Il y eut entre ces deux êtres tout frémissants du désir de se révéler l’un à l’autre, quelques minutes de silence comme des nations entières en gardent quelquefois. Ils sentaient tous deux qu’ils allaient aborder le plus grand problème de la vie conjugale.

— Geneviève, dit enfin Rousselière, nous aurons une belle famille nous aussi, n’est-ce pas ?

Elle sourit :

— Mais j’espère, dit-elle, c’est chic une vraie famille.

Alors lui qui se sentait reprendre avantage :

— Mais dans ce cas, chérie, il vous faudra bien renoncer à votre carrière administrative !

— Et pourquoi ? Ce sera justement pour moi la nécessité de maintenir mes appointements, de les augmenter au besoin en faisant du zèle. Je sais par expérience ce que sont les dépenses d’une grande famille. Il n’en sera pas trop de nos gains réunis pour y faire face.

— Et quand nous aurons un petit enfant ?

— Je ferai comme Mme Dupont, comme Mme Collard, comme Mme Malet, nos trois sténos qui ont eu des bébés l’année dernière et qui après leur congé de convalescence ont repris leur service, mon cher. Cela n’est pas plus difficile que ça.

— Mais les bébés, alors, ils s’élèvent tout seuls ?

— Ah ! l’on trouve toujours dans les familles une grand mère, une vieille tante, une parente dévouée pour venir s’occuper du nouveau-né. Ou bien l’on choisit une domestique très experte qui s’entend aussi bien que la mère à l’élevage du nourrisson. Les choses finissent toujours par se tasser, Rousselière, voyez-vous. Il ne faut pas faire du drame à l’avance. Les femmes du ministère qui ont des enfants sont nombreuses.

— J’estime déplorable qu’une mère n’élève pas ses gosses elle-même et je vous garantis, Geneviève, que chez moi les choses se passeront normalement.

— Vous voulez dire que votre femme sacrifiera son avenir qui ne s’annonce pas mal, il me semble pour des besognes d’emmaillotage et de biberonnage dont n’importe quelle boniche peut se charger ? Eh bien ! mon cher, ne comptez pas sur moi pour un tel héroïsme maternel. Si j’ai des enfants, je les aimerai autant que n’importe quelle mère aime les siens. Je les adorerai. Mais je ne leur sacrifierai pas sottement ma carrière — ce qui serait mal discerner leur intérêt, d’ailleurs.

Rousselière sentit un frisson lui courir l’échine. Son radieux bonheur d’il y a un instant arrivait à un abîme au-dessus duquel il oscillait suspendu. Il ne s’en fallait que d’un mot et tout s’anéantissait. Or, ce mot, c’était le mot d’ordre de ses convictions, de sa foi sociale, le fruit de ses méditations de jeune homme qui depuis le service militaire prépare et vit son futur foyer. D’office, l’Administration lui en avait constamment fourni le thème. Combien de jeunes mères avait-il vu disparaître un temps du bureau puis reparaître fraîches et rajeunies au bout de leur congé pour reprendre leur assiduité. Et il se demandait toujours de quelle manière on avait escamoté l’enfant, au profit de qui l’on s’en était débarrassé, qui l’élevait ? Cette innovation dans les mœurs de la petite bourgeoisie française lui paraissait lamentable. Une fois, par surcroît, il avait eu le spectacle d’une de ces jeunes femmes en pleurs, s’était informé du sujet de son chagrin. Il s’agissait de son petit bébé de six à sept mois qu’elle avait perdu. Sa douleur apitoyait tout le service. Un tel malheur peut frapper, à la vérité, la mère la plus assidue aux soins que réclame un nourrisson. Mais personne ne manqua, dans le personnel masculin, de l’imputer ici à l’absence maternelle, au défaut des soins de la mère, « Ces femmes-là seraient mieux autour de leurs marmots », grognaient les vieux expéditionnaires. L’histoire revenait aujourd’hui à la mémoire de Rousselière et mettait en jeu ses convictions, ses principes sous une certaine forme de fanatisme.

— Chérie ! murmura-t-il — et sa voix tremblait, suppliante, car il jouait son bonheur — si je posais à notre mariage la condition expresse que vous resterez tenir la maison, vous faisant mettre en disponibilité par l’Administration, que diriez-vous ?

La figure de Geneviève se décomposa :

— Quoi ! Quoi ! Que me dites-vous, Rousselière ? M’imposer de renoncer à mon métier ? Abdiquer tout ? Anéantir le résultat de tant d’efforts ? C’est à ce prix que vous m’offrez l’honneur de faire la route avec vous ? Et c’est à prendre ou à laisser. Merci, Rousselière. Merci. J’avais compris que vous m’aimiez. Excusez-moi. Mettons que nous n’avons rien dit ce soir. Vous expliquerez à votre mère que… nous nous étions trompés, que vous vous étiez mépris sur mon compte. Moi, je me raconterai à moi-même que je m’étais méprise sur vous, et cela me consolera. Au revoir. À demain là-bas. Nous nous retrouverons. Il n’y aura rien de changé.

Geneviève était là, debout devant le poêle provençal dont le feu se mourait. Elle n’avait pas encore disparu. Il pouvait encore la retenir. Un désespoir inconnu montait de tout son être, l’envahissait. Et il n’avait qu’à dire : « Geneviève, vous ferez comme vous voudrez », pour que cette créature unique, cette belle et fière Braspartz, l’admiration, le culte de tout le bureau, devînt son bien propre et sa compagne de toujours. Mais il lui parut que sa conscience, les règles de vie qu’il s’était faites étaient en jeu. Geneviève sentit le mouvement qui, un instant, entraîna le jeune homme vers elle ; crut voir ses bras se tendre pour l’arrêter avant la fuite définitive. Mais il prononça seulement d’une voix sourde :

— C’est cela. Nous demeurerons camarades.

Ils se serrèrent la main, mollement. Denis accompagna Braspartz jusqu’à l’escalier. Elle n’avait pas descendu dix marches qu’il la rappela : « Geneviève ! Geneviève ! » Mais sans doute Geneviève ne l’entendit-elle pas…