Madame sous-chef/2

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Librairie Plon (p. 41-65).

II

Les cloches de Saint-François-Xavier emplissaient de leur allégresse vibrante, qui ébranlait les nerfs des passants, le quartier napoléonien de Paris et ses grandes perspectives harmonieuses si chargées d’ordre, de raison, de sérénité autour du tombeau d’un empereur. En même temps, c’était l’éveil du mois d’avril dans les arbres avec les bourgeons gonflés et les batailles de moineaux. Par-dessus le-tonnerre des tramways et des voitures, une cadence supérieure semblait régler les bruits, c’était toujours ces cloches dominantes qui chantaient dans le soleil. Elles chantaient pour deux jeunes êtres modestes et charmants qui unissaient leurs vies ce jour-là, Denise, « la fille aux cheveux de lin » et Jean Charleman, le fils du notaire de province. Qui n’aimait pas Denise, dans le bureau, et qui n’aimait pas Charleman ? Tout le ministère, pour ainsi dire, se trouvait à l’église. Dans les chuchotements des rangées de collègues qui ne semblaient guère se soucier de la présence divine, on n’aurait, par contre, pas entendu un propos d’envie ou de critique touchant ce jeune homme et cette jeune fille dont, chose merveilleuse, le bonheur réjouissait chacun. Dans le chœur, d’un côté se pressait la famille du notaire tourangeau — robes un peu désuètes, demoiselles d’honneur un peu guindées — mais qui baignait dans une sérénité de vieille France croyante et sûre. De l’autre se tenaient les grands industriels déchus, parents de Denise : là, les hommes restaient fringants et le menton dressé en dépit de leurs petits emplois actuels de courtiers de commerce ou de démarcheurs de banque ; et les femmes savaient toujours porter leurs fourrures et leurs bijoux sauvés de l’adjudication.

Au bénitier, en entrant, Denis Rousselière, levant les yeux, se trouva devant Geneviève qu’il n’avait pas vue entrer. Dès que ces deux-là se retrouvaient aux abords du Ministère ou dans les couloirs du service, en dépit de la rupture formelle qui anéantissait tous les projets échangés dans la poétique soirée de la rue de Varenne, ils devenaient aussi frémissants l’un que l’autre. Le goût qu’ils avaient l’un pour l’autre, leur admiration réciproque, cette folle estime propre à l’amour qui ne se lasse pas d’admirer l’être choisi même dans ses défauts, s’emparait de nouveau de lui comme d’elle, Denis avait beau se dire qu’il haïssait l’orgueil de Geneviève, et Geneviève l’obstination stupide de Denis, une force aveugle unissait en secret leurs âmes. Leurs regards se fuyaient et, en même temps, eux défaillaient du désir de se presser les mains, de marcher l’un vers l’autre en écrasant tout ce qui s’opposait à l’union absolue de leurs vies. Après tout, il ne tenait qu’à eux !…

Ce jour-là, leur rencontre avait été trop soudaine pour que la raison devançât leurs réflexes. Ce fut la première fois depuis six semaines qu’ils se sourirent. Et l’échange d’un sourire est une valeur qu’on ne peut plus reprendre. À l’orgue, les harmonies du violon étaient trop douces ; dans l’église, l’atmosphère trop apaisante ; le bonheur de Charleman et de Denise trop éclatant en regard des duretés de leur renoncement. Denis, qui était un grand chrétien, offrit l’eau bénite à Geneviève, Tous deux se marquèrent de la Croix. Ils pénétrèrent dans les rangs des assistants, s’agenouillèrent l’un près de l’autre.

« Le mariage, disait maintenant le prêtre à l’autel, est l’union la plus absolue des âmes. L’Apôtre Paul va jusqu’à l’assimiler aux noces spirituelles de l’Église universelle et du Christ qui sont intimement inséparables. Une même chair. Une même âme. Deux êtres ? non, un être double qui s’exprime deux fois. C’est un grand mystère. C’est souvent un grand miracle. Il n’y a rien de plus touchant que le couple humain ainsi conçu. Rien de plus mystérieux. Rien de plus noble. Il est construit sur le principe du renoncement de l’un en faveur de l’autre. Il est un holocauste de l’un à l’autre. Et il est aussi une récompense constante de l’un à l’autre. La Société du mariage est comme le principe, l’œuf de toutes les associations ; mais il reste la plus pure, la plus idéale, la plus substantielle de toutes les sociétés humaines… »

Denis et Geneviève qui, côte à côte, entendaient ensemble ce discours nuptial, en ressentaient plus d’émotion que personne ici et que les intéressés eux-mêmes. Ils retenaient le souffle de leur poitrine et le moindre mouvement qui eût pu les trahir. Incapables même de s’entre-regarder, de soutenir les yeux de l’autre. Devant eux, là-bas, au pied de l’autel, sous la forme d’un nuage blanc bien vaporeux, la petite Denise si frêle, si douce, si soumise figurait bien l’épouse idéale qui renonce tout égoïsme dans le mariage ; et le loyal Charleman, follement amoureux de Denise, l’homme intrépide qui n’a fait ni calcul bas, ni projet d’ambition personnelle en bâtissant sa petite cité intime. Quand le prêtre se tut après les compliments d’usage, Denis et Geneviève, d’un réflexe commun et incoercible, bannissant cette fois toute hésitation, se tournèrent l’un vers l’autre et se sourirent.

Que voulait dire ce sourire ? Est-ce que Geneviève cédait enfin aux raisons de Rousselière ? Est-ce que Rousselière se rendait aux raisons de Geneviève ? Ni l’un ni l’autre n’était en mesure de percer les pensées de son adversaire. Ils obéissaient à un tout puissant réflexe, simplement. Celui qui abdiquerait ses conceptions de vie serait celui qui aimerait davantage. Mais à partir de cet instant, de ce regard, de cet éclair, chacun sut parfaitement que l’autre ne pouvait plus ne pas lui appartenir.

Ce furent ensuite les cérémonies sacrées de la messe, les saints mystères que Denis, muni d’une formation spirituelle plus robuste que Geneviève, suivait plus étroitement. Puis la cohue du défilé à la sacristie. Les chefs de bureau coudoyaient les expéditionnaires et les dactylos. Arrivé devant les jeunes mariés, le directeur du personnel, fort littéraire, leur tourna en trois phrases un petit compliment ravissant où il exprima ses regrets de perdre Denise bien qu’il fût avéré qu’elle tapait en dépit du bon sens et que son renvoi eût été plus d’un coup mis en question. Elle partait aujourd’hui. Mais c’était pour les Îles Fortunées et, oubliant son mauvais typing, on ne songeait qu’à son petit visage de fée qu’on ne verrait plus. Pouvait-on demeurer sans en exprimer un regret ? Le plus joli fut que le regret était sincère.

Lorsque après la bousculade de la sortie, Rousselière et Geneviève se retrouvèrent au soleil sur les marches de l’église, lui, pris d’un émoi qui le faisait trembler, s’adressa à sa camarade.

— Alors ?…

— Alors, répondit la jeune fille en détournant les yeux vers le boulevard, je viens de passer les plus affreuses semaines de ma vie.

— Si vous aviez souffert autant que moi, reprit durement Rousselière, il y a longtemps que vous seriez venue me trouver bien simplement pour me dire : Je mets notre amour au-dessus de tout ; je renonce ; mes ambitions ne sont rien auprès de la joie dans l’amour.

— Mais Rousselière, pourquoi n’auriez-vous pas eu le même geste ? Je l’attendais, il ne me semblait pas que vous pussiez faire si bon marché de ma promesse, de moi-même.

Ce garçon si sensible avait devant les yeux la figure même de son bonheur, cette belle et fière Braspartz qui lui renouvelait là, sous cette forme, ses premiers propos d’accordailles. Il ne s’en fallait que d’un mot de lui pour que demain on publiât leur mariage. Elle le tentait volontairement, consciemment. Elle se flattait de l’obtenir sans débours, sans renoncement, gratuitement, pendant que lui paierait son bonheur du sacrifice de ce qu’elle appelait son orgueil de pourvoyeur du foyer.

Rousselière acculé à cette minute ultime où Geneviève allait lui échapper pour toujours perdit cœur. Il lisait une prière dans ses yeux humides au surplus. Elle l’aimait. Il n’en pouvait douter. Pas assez pour lui sacrifier ses ambitions. Assez pour souffrir beaucoup de renoncer à lui. Un homme très épris ne peut en demander davantage. Lui, se sentait assez de tendresse pour passer à cette compagne orgueilleuse le caprice de garder sa personnalité intangible, sa situation, ses gains personnels. Il se rapprocha un peu d’elle, prit ses mains, la contemplant d’un regard qui était le don complet de toute son âme.

— Chérie, lui dit-il, ce sera comme vous voudrez. Vous continuerez votre carrière administrative puisque vous y tenez tant. Je n’ai pas le droit de forcer votre volonté. Nous nous marierons comme les autres, comme M. et Mme Fournier du troisième bureau. Comme M. et Mme Langlois. Nous tâcherons de faire mieux qu’eux. J’avais rêvé… Mais vous aussi vous aviez rêvé… Vous, c’était d’une belle carrière. Vous l’aurez, chérie, et vous vous souviendrez que c’est moi qui vous l’ai quelque peu donnée en ce jour du mariage des petits Charleman. Charleman a plus de chance que moi. Sa femme ne sera qu’à lui. Mais la mienne aura été la plus aimée.

Devant un tel afflux de bonheur, Geneviève ferma les yeux. Sa reconnaissance pour Rousselière lui gonflait le cœur. Elle n’avait osé croire à un si prompt revirement, à un sacrifice aussi rapide. Elle ne put dire qu’un mot :

— Merci de m’avoir enfin comprise.

Elle se trompait. Rousselière cédait sans avoir compris. Il ne devait même jamais tout à fait comprendre.

— Vous savez, Rousselière, avait dit Geneviève dès le lendemain, comme à midi ils faisaient un tour aux Tuileries, mes parents sont un peu vieux jeu. Je crois qu’ils apprécieraient assez une demande en mariage en règle faite par madame votre mère en grand tralala. Moi, je suis majeure et je trouve la cérémonie inutile, mais ça leur fera plaisir.

Et Denis ayant assuré que ce protocole ne déplairait aucunement à sa mère qui gardait une tendresse aux vieilles traditions, il se chargea d’arranger les choses pour le prochain dimanche, seul jour où le principal du notaire parisien se trouvait à la maison. À Montmartre, la chambre des garnements, comme disait Mme Braspartz, fut reconstituée dans son état primitif de salon : les lits drapés comme des sofas et le beau tapis marocain meublant la pièce, avec le grand guéridon du milieu en bois des îles, rapporté sous Louis XVI par un ancêtre Braspartz, officier de la Marine royale.

Quand la veuve du félibre, accompagnée du fiancé et jouant son rôle un peu comme une comédie, avec toute sa verve et tout son cœur ivre de joie maternelle, pénétra dans cette belle pièce où les quatre garçons figés en tuyaux d’orgue se présentaient comme à une revue militaire, où les parents, avec ce quant-à-soi breton sans raideur mais sans laisser-aller, livraient leur bonhomie simple et touchante, elle réalisa soudain la grandeur, la qualité d’une alliance qui se noue entre deux familles du vieux terroir français où l’on sent l’honneur et la netteté. Les Braspartz faisaient « province » beaucoup plus qu’elle, la souple Provençale devenue vite Parisienne. Mais on devinait le granit de leurs âmes, quelque chose d’incorruptible, de pur, d’inattaquable, comme leurs rochers. Étourdiment, Mme Rousselière se mit à parler du beau temps qu’il faisait à Paris ce printemps-là. Ce fut la plus timide, c’est-à-dire Mme Braspartz, qui remit la conversation sur sa vraie voie. Elle disait toujours ce qu’il fallait. Et tout en lançant un regard sévère à Marc, le lycéen, qui grattait de ses talons les moulures de sa chaise en étouffant un fou rire, elle prononçait :

— Nous sommes très honorés, mon mari et moi du choix que monsieur votre fils a fait de notre grande Geneviève. Elle nous parlait souvent de lui, le soir, après le bureau, comme d’un collègue bien aimable. Nous étions loin de nous douter que la sympathie de ces deux jeunes gens les conduirait droit au mariage. Mais quand notre fille nous a rapporté leurs accords, nous savions déjà qu’il s’agissait d’un garçon de beaucoup d’honneur, de droiture et de mérite, et nous avons remercié Dieu.

Là-dessus, la Provençale reprit la piste et s’élança de tout son enthousiasme dans l’éloge de Geneviève : « Quoi ? quoi ? Mais c’était eux les Rousselière qui se sentaient orgueilleux d’une telle alliance ! Mlle Braspartz, avec sa merveilleuse intelligence, son noble caractère, la carrière brillante qu’elle poursuivait, représentait un parti bien enviable. Elle, la mère de Denis, était déjà fière de sa future bru qui portait avec tant de simplicité et de gentillesse ses dons de femme supérieure. »

Ici, Mme Rousselière mourut d’envie de placer un petit couplet sur le timide désir qu’avaient eu son fils et elle de voir la fiancée renoncer en se mariant à sa vie de bureaucrate. Mais Denis, plus généreux, l’avait adjurée avant le départ : « Je vous en supplie, ma chère amie, pas une allusion à l’abandon de sa carrière ! Elle y tient trop ! J’ai cédé. Je ne veux plus marchander davantage. Trop heureux d’obtenir une telle compagne, devrait-elle devenir ministre et me dépasser cent fois. » Ces paroles, un coup d’œil de Denis qui jouait nerveusement avec ses gants, les rappela opportunément à l’esprit prompt de la mère qui fit le rétablissement immédiat en déclarant, malgré qu’elle en eût, qu’une telle femme saurait très bien cumuler ses devoirs de maîtresse de maison et de fonctionnaire de grande classe. Elle parla si bien que Geneviève ne put contenir son élan affectueux. Rien n’aurait su la toucher plus que de tels propos qui en même temps servaient son amour et son farouche entêtement. Elle se leva brusquement et vint à la mère de Denis :

— Oh ! madame, que vous êtes bonne et que je vous aimerai !

Le plus ému fut le principal du notaire. Ce descendant de marins tombé dans la basoche, quand il vit sa fille chérie caressée et mignotée par cette charmante dame du Midi, ne put retenir ses larmes. On le vit passer rapidement sur ses petits yeux perçants d’homme de quart hérités de ses ancêtres son grand mouchoir d’autrefois, pendant que sa « bonne femme », comme il disait avec respect et tendresse, allait à la cuisine chercher le plateau de thé tout préparé.

Ce fut un très bel après-midi, une de ces rencontres qui laissent dans la mémoire des gens un noble tableau serein et riant. Tous ceux qui avaient servi à le composer devaient éternellement s’en souvenir et le revoir — lumineux et plein de promesses heureuses — au milieu des drames de la vie. Geneviève et sa mère passaient le thé. Parce que les hommes sont curieux les uns des autres, Rousselière s’accrocha à son beau-père de demain et n’en démordit plus. Le vieux clerc de notaire parla des parties de pêche qu’on fait du côté de Douarnenez ; Denis, des promenades aux Îles d’Or, joie de ses vacances. Ils discutaient des engins et des appâts, — et c’était à qui des deux possédait la mer la plus poissonneuse, — pendant que Mme Rousselière, en souvenir de Denis enfant, faisait mille frais pour les frères de Geneviève, les apprivoisait, se laissait raconter par Pierre, l’aîné, celui qui préparait Saint-Cyr, l’inauguration de l’Exposition coloniale.

Quand les Rousselière prirent congé, on avait fixé la date du mariage pour le début de juillet à cause des vacances dont pourraient jouir à cette époque les jeunes époux fonctionnaires ; et l’on était allé jusqu’à délimiter sur le plan de Paris les quartiers où il conviendrait de chercher l’appartement conditionnel de leur union.

Alors, pour ces deux-là, le temps, les heures se mirent à fuir, à voler comme si un vent impétueux les emportait dans la tempête. Pour chacun d’eux, le bureau n’était plus que l’occasion de retrouver l’autre. Leur fièvre de se rencontrer était contrariée et desservie par leur nervosité et leur désir même. C’était à qui arriverait le premier dans la cour pour ne pas perdre la joie de monter l’escalier ensemble. Ils en venaient ainsi à devancer l’heure de dix ou douze minutes. Et une fois là, comme leur pudeur répugnait à donner en spectacle une longue attente, le premier arrivé montait seul très lentement et prenait place à sa table, se résignant à la brève et furtive poignée de main de celui qui allait venir…

Tout le jour, Denis Rousselière se tenait à l’affût d’un motif, d’un prétexte qui lui permît d’entrer dans le bureau de Geneviève. Réciproquement, Geneviève voyait souvent la nécessité d’aller consulter le chef du bureau de Denis. Sept à huit dactylos ne pouvaient alors s’empêcher de suspendre leur typing pour des regards furtifs sur le visage que faisaient ces deux-là en se revoyant ainsi, d’aventure. Leur amour, qu’ils s’efforçaient d’envelopper et de dissimuler dans une discrétion et une pudeur orgueilleuses, éclatait aux yeux de toute une administration comme une scène sur un théâtre. Mais naïvement, ils se croyaient protégés derrière une sorte de nuage féerique. Et l’on ne parlait que d’eux.

Dans l’intervalle des heures de travail ils se livraient ensemble à la chasse aux appartements, sport charmant dont ils se flattaient de jouir beaucoup. Ils furent vite déçus. C’était la grande crise des loyers. Les quartiers qu’ils s’étaient d’avance dévolus avec assurance ne leur offraient que de petits logements sans air ni confort. Il fallut élargir le rayon fixé. Ils tombèrent un soir orageux de juin sur une maison neuve de la Porte de Saint-Cloud qui sentait délicieusement le plâtre et la peinture. C’était fort loin du ministère mais il y avait encore un soleil horizontal et brûlant dardant obliquement sur le balcon au septième d’où l’on apercevait les coteaux de Meudon. L’appartement comprenait une vaste pièce inondée de lumière et plusieurs petites auxquelles il était licite de donner tous les noms étrangers que l’on voudrait, mais où l’on pouvait loger une famille entière. Une sorte d’angoisse commençait à les tourmenter sourdement à la pensée de ne pouvoir jamais se marier faute de maison. Celle-ci, par ce ciel fantastique où roulaient en même temps le soleil et de noirs nuages, leur sembla étrange, pleine de poésie, presque féerique. Ils s’entreregardèrent, mordus tous deux du même désir de louer sur-le-champ.

— C’est à une demi-heure du Ministère, objecta cependant Rousselière.

— Nous déjeunerons ensemble au restaurant, repartit Geneviève.

— C’est dommage, soupira le fiancé ; on est si bien chez soi.

— Vous êtes drôle, dit Geneviève. Moi, le restaurant, j’adore cela.

— Alors, on signe ?

— Nous ne trouverons jamais mieux — et il ne nous reste plus qu’un mois avant d’emménager.

Ils signèrent, plus enivrés de bonheur que jamais depuis que leur idéale vie conjugale avait trouvé son théâtre et qu’ils pouvaient mieux la rêver en meublant celui-ci. Geneviève se fit donner le guéridon en bois des îles un peu écorniflé par les garnements quand ils progressaient par sauts périlleux dans le salon de la rue du Mont-Cenis. Denis eut la stèle de chêne et le buste du félibre Rousselière qui la couronnait. Après le bureau, ils filaient là-bas, déballaient les envois du marchand de meubles que la concierge avait fait monter dans la journée. Quelquefois, Geneviève, de lassitude, s’arrêtait :

— Je suis trop heureuse, Denis. Il me semble que je vais en mourir.

— Mais non, chérie, vous allez en vivre, au contraire.

Alors, ils allaient se blottir dans un large fauteuil encore parsemé des débris d’emballage, face au soleil couchant, dans le studio ; et ils se tenaient les propos légers et incohérents de l’amour.

Quand tout fut prêt, Geneviève sentit une folle joie — si grave et profond que fût son esprit — à la pensée de vivre dans un logis aussi ravissant où il n’était pas une chaise, pas un bibelot qui ne lui plût parfaitement. Elle le dit à Denis qui objecta :

— C’est un peu lourd pour notre budget.

— Voyons, avec ce que nous gagnons tous les deux, ce semblant de luxe nous est permis !

— Mais si, par une circonstance imprévue, vous deviez quitter votre poste ?

— Vous pensez que je me ferais, à l’occasion, mettre à la porte du bureau ? demanda-t-elle en éclatant de rire.

— Ce n’est pas d’une telle histoire que je parle. Mais, votre santé… les enfants…

— Taisez-vous, monsieur ! ordonna-t-elle, péremptoire. Je vous ai dit une fois pour toutes que je saurai m’arranger pour être en même temps une bonne mère et un ponctuel chef de service !

— Oh ! oh ! vous vous voyez déjà chef de service !

— Moi ? répliqua-t-elle en jouant la modestie, il faudra bien que j’y passe à mon tour de bête. Et puis, défense d’aborder ce sujet ! C’est une vieille question déjà réglée.

Et se penchant bien tendrement, elle lui mit un sceau sur les lèvres.

L’appartement prêt, elle chercha une domestique. Plusieurs jeunes filles comparurent devant elle dans un bureau de placement. Parce qu’elle était sous son air ferme de Bretonne très humaine et très attentive au sort des autres, elle aurait aimé choisir une enfant bien pauvre à laquelle pour un travail assez léger elle eût accordé de jolis gages et une vie douce, avec l’impression de ne pas la réduire à l’esclavage, mais de lui donner du bonheur. Elle trouva en effet une petite Parisienne de Puteaux, assez coquette, qui entrait en service par dépit de ne pas avoir réussi dans la couture où elle n’avait jamais su faire un ourlet droit. Rieuse, ouverte, elle plut à Geneviève. Celle-ci avait mené à bien la construction de son foyer. Tout attendait le nouveau couple. Ils allaient pouvoir s’épouser.

Deux jours avant la cérémonie, en sortant le soir du bureau seul, parce que Geneviève avait déjà pris son congé, Rousselière fut accroché par Charleman qu’il suivit machinalement. Le temps était doux, gris et humide. Le jeune rédacteur venait de se sentir envahi par une bizarre mélancolie, cette anxiété qui saisit souvent l’homme sur le point de s’engager dans une voie neuve et obscure, lorsqu’il sent fondre sur lui l’invisible essaim des responsabilités et les énigmes de l’avenir inconnu. Plus que la femme dont l’imagination meuble suivant ses désirs les perspectives de cet avenir, il en fait surgir les éventualités redoutables, les malheurs tapis dans l’ombre. Ainsi se demandait-il impitoyablement si Geneviève l’aimerait toujours. Si leur amour ne rencontrerait pas en elle un rival terrible dans l’ambition. Si lui-même, le fils du poète, indolent et, fantaisiste, « mauvais » en rédaction administrative, ne se trouverait pas en danger de jalouser une épouse si bien douée, à l’avancement rapide. Il entrevoyait un rôle un peu ridicule. Il serait le mari de « Braspartz… »

— Viens, lui avait dit Charleman. C’est ton dernier jour de liberté et nous t’aurons à nous seuls. Les chaînes vont venir. Oh ! tu sais, vieux, on les aime drôlement ces chaînes-là. Elles sont des caresses sur nos épaules. Elles collent à nous comme notre chemise. Tout ce que l’on a donné de soi, de sa personnalité, de son indépendance, de son caprice, de sa fière solitude à l’être qu’on chérit vous revient sous une forme magnifique et vous enrichit. Il n’y a que les amitiés qui y perdent un peu. Et encore ! Ainsi tu ne peux croire comme je suis heureux de t’amener ce soir à Denise. Tu la verras un peu lasse et souffrante, Comment, je ne te l’avais pas dit ? Mais oui, mon cher, un bébé pour le commencement de l’année prochaine, C’est curieux l’impression que vous donne dès maintenant cet être nouveau qu’on a appelé à la vie. J’imagine déjà ce gosse qui va venir, que ma chère petite Denise va me donner. Ça, c’est une chaîne aussi entre femme et mari, tu sais !

Ils arrivaient boulevard des Invalides. Ce fut Denise qui leur ouvrit la porte : elle les avait vus venir, épiant du balcon de sa chambre le retour de son mari. Elle ne fut donc pas surprise de se trouver devant Rousselière. « Comme c’est gentil d’être monté ! » dit-elle en serrant ses mains. Elle avait toujours son auréole de fée autour d’un visage à peine pâli ; mais comme dans un miracle, son affreuse timidité d’autrefois avait été remplacée par une douce placidité, une simplicité, une aisance éclose en elle, tardivement née de sa première éducation mondaine. Rousselière fut charmé de n’avoir plus à hésiter devant elle comme devant un pauvre petit animal sauvage pris au piège. Elle parla de Geneviève. « Ainsi, c’est après-demain que vous épousez Mlle Braspartz. Vous avez de la chance, savez-vous ! C’est quelqu’un de rare, d’élevé, d’exquis. Ah ! son prestige là-bas sur les dactylos ! Nous raffolions d’elle. Nous aurions voulu copier son allure, sa belle démarche, sa prestance. Le cas exceptionnel que les chefs faisaient d’elle nous inspirait à son égard une sorte de culte. J’en ai connu qui singeaient sa façon d’être, espérant lui ressembler… Mais je bavarde et il faut que j’aille ajouter une assiette au couvert, car vous allez dîner avec nous.

Là-dessus, 11 y eut les petites et affectueuses luttes d’usage. L’ami, attendu chez lui, brûlant d’ailleurs d’accepter l’invitation, la refusait tout d’abord, crainte d’encombrer l’autre ami. L’autre ami insistant à son tour avec tant de sincérité que l’invité faiblissait, se défendait moins fort, cédait enfin avec une joie impossible à cacher. Sur quoi Denise Charleman disparaissait vers la cuisine pour improviser un plat d’œufs et fouetter un peu de crème en vue du dessert.

Rousselière demeuré seul avec Charleman, pensa tout haut :

— Toi aussi, tu as de la chance. Un peu plus que moi sur ce point des retours à la maison où ta femme t’attend. Il y a là comme un vieux rite ancestral, éternel. Un moment de la journée exquis après la petite séparation du travail. Je t’ai vu en frémir de joie tout à l’heure quand tu embrassais ta petite Denise avec une sorte de recueillement. Moi… j’aurais bien désiré que ma femme abandonnât sa carrière. Qu’elle ne connût plus cette existence de hâte, d’agitation, de fièvre : la course au Ministère. Le pire est pour nous que notre appartement se trouve au bout de Paris. À midi, nous déjeunerons au restaurant. Je n’aime guère Ça… Enfin, malgré les refus de Geneviève, je me trouve exceptionnellement heureux d’avoir obtenu une telle créature ; qu’elle veuille bien être la compagne de ma vie. Évidemment, nous ne nous quitterons pas beaucoup. Mais je la vois mal continuer cette existence dans l’état où se trouve ta femme, par exemple.

— Ah ! laisse donc ! s’écria Charleman, affectant de la désinvolture. Tu sais bien que tout s’arrange : dans la vie, mon cher !

Le dîner de ces trois personnes fut une réunion parfaite, sereine, délicate. Denise faisait divinement la cuisine. Il y eut un potage de velours. Mais des œufs à une certaine sauce flamande corsée d’une pointe de moutarde et dont la jeune femme s’était rappelé la recette employée jadis à Lille, firent surtout l’admiration de l’invité. Et il se régala de la crème de Chantilly, louant l’hôtesse et confessant sa propre gourmandise. Une paix profonde régnait dans cette salle à manger. Du boulevard montait une chaleur un peu lourde des soirs d’été parisiens où la trompe des klaksons va se mourant à mesure que tombe le crépuscule. Charleman était pour Rousselière un ami sûr, comprenant tout. La femme de cet ami représentait pour le jeune homme l’idéal de l’épouse et il sentait très bien qu’ils tomberaient d’accord sur tout, elle et lui. Il n’était pas jusqu’à cette similitude de leurs noms, Denise, Denis, qui ne créât entre eux un lien pur comme une parenté. Serait-il jamais aussi heureux avec Geneviève que Charleman l’était avec cette douce et poétique jeune femme ? « Pourtant, songeait-il en prolongeant sa cigarette après le dîner, je n’aurais jamais eu l’idée d’épouser Denise ; tandis qu’au seul nom de Geneviève Je suis bouleversé de la racine des cheveux à la pointe de mon soulier ! »

Les trois amis ne se quittèrent pas sans une pointe d’émotion en se disant adieu jusqu’au surlendemain.

Rousselière se hâtait d’aller rassurer sa mère, rue de Varenne, et pour l’instant se rassurait lui-même sur l’inquiétude où il l’avait laissée. Après tout elle avait l’habitude depuis quelques semaines de l’attendre en vain jusqu’à huit heures passées. Tant de fois les Braspartz avaient retenu à dîner ce fiancé dont tout le monde raffolait ! « J’ai une mère gentille, se disait-il. Elle comprend tout ! »

Il ne la voyait pas dans l’étroit salon d’où le buste du félibre, avait disparu, tassée comme une vieille femme au creux d’un petit fauteuil, les coudes aux genoux et ses deux poings serrés sur ses yeux. C’était, ce soir, le dernier dîner qu’ils devaient faire en tête-à-tête, le lendemain les Braspartz fêtant chez eux le mariage civil.

Au coup de la sonnette, elle se détendit comme un ressort d’acier, se passa rapidement sur les paupières la houppette à poudre, ouvrit la porte devant l’ingrat qui disait :

— Pardonnez-moi, mon amie chérie, je suis bourrelé de remords. Mais les Charleman m’ont retenu à dîner. Vous comprenez, c’était la dernière fois…

— Si je comprends ! dit la mère.

Après quatre jours de festivités, de congratulations, de chemin de fer, de repos à l’hôtel, de bousculades en autocars, de paysages filant au long des vitres, enfin des agitations d’un songe fait en pleine fièvre, d’une sorte de sommeil sous 39° 5 de température, Geneviève et Denis s’éveillèrent un matin face à face, étendus à même le sol dans une calme lande, sur une falaise dominant un lac bien houleux — qui n’était autre que la baie de Douarnenez, au fond de laquelle dort, dit-on, la Ville d’Ys engloutie, dont les cloches sonnent encore les jours de tempête.

Aujourd’hui, par ce matin léger, bleu pâle, plein de papillons jaunes s’ébattant en grand silence sur le vert bronze des ajoncs, dans cette plaine exhaussée de vingt mètres, les cloches ne sonnaient pas, mais l’on voyait de l’autre côté du golfe pointer là-bas le clocher de Douarnenez et les hautes cheminées des sardineries.

Ce mari et cette femme de quatre jours se regardèrent soudain avec des yeux surpris, ayant tout à coup, pour la première fois dans cette sérénité, pris conscience de la nouvelle vie qu’ils commençaient à deux. Oui, ils étaient bien ce Provençal et cette Bretonne qui grattaient naguère ensemble du papier non loin l’un de l’autre dans un ministère parisien. Ce passé leur semblait bien loin, ils le reconnaissaient à peine. Mais ses images les aidaient à se ressaisir.

— Quand je pense, disait Geneviève, que j’avais rêvé de te connaître et de me lier avec toi au cours d’une visite à l’Exposition coloniale ! C’était un peu sot, n’est-ce pas ? Ces paysages artificiels, malgré tout l’art qu’ils représentent, ne pouvaient nous marquer que de leur illusion.

— Moi, reprenait Denis, singeant la mine d’un mari brimé, j’avais bien d’autres ambitions. C’était que notre amour eût son grand berceau, son point de départ dans ma Provence. Je sais un certain petit village perché avec sa ronde de cyprès et la tour carrée de son église sur la fine pointe d’un cône rocailleux, à cent mètres du ruban de la route. Il date du temps où l’on bâtissait haut par crainte des Sarrazins. Une poésie là dedans, chérie, ah ! tu ne doutes pas !

— Elle n’est pas belle, ma Bretagne, renchérissait Geneviève comme en s’excitant ; elle n’est pas belle ? Répète-le encore, Méridional obstiné !

— Je ne regrette rien. Et tu m’aurais entraîné en voyage de noces à Bécon-les-Bruyères que j’aurais trouvé Bécon-les-Bruyères le plus beau pays du monde, et que je n’aurais rien envié d’autre puisque j’ai à moi désormais la femme chérie, l’unique, à qui personne ne ressemble et qui répand comme une nuée lumineuse autour d’elle sur tout ce qui l’environne, qui dore tout ce qu’elle approche.

— Cher Denis, tu es un amour de me dire ces jolies choses. Tu es le fils d’un poète. Cela se voit bien. Moi, je ne sais pas. Nous autres Bretons, nous ne pouvons pas très bien nous exprimer. Il faut, vois-tu, que tu apprennes à lire en moi tout ce que je ne dis pas.

— Et que voudrais-tu me dire ?

— Que le sentiment que j’éprouve pour toi est immense. Qu’il m’anime toute. Qu’il m’étouffe parfois un peu car je ne sais pas l’extérioriser. Tu le devineras, n’est-ce pas, cher Denis ?

Denis se sentait inondé de bonheur. La vie intérieure de Geneviève entrait en lui, le pénétrait. Elle se traduisait presque par cette nature sévère aux couleurs sombres, aux chemins durs et pierreux où les charrettes des paysans, en allant chercher les ajoncs coupés, avaient laissé depuis l’hiver dernier de terribles rigoles. Quelque chose de fort, d’austère, d’inflexible. Mais quel mystère, quelle source continue d’impressions caressantes, prenantes, irrésistibles ! Et l’on n’aurait su dire pourquoi l’on était à ce point attiré, absorbé…

Et il eut le caprice de rester ainsi longtemps allongé à côté de sa « femme nouvelle », les yeux clos et sans mouvement sur cette aride terre des Druides où il communiait mieux avec elle.

Elle voulut lui montrer Quimperlé au nom léger et charmant et la jolie maison à panonceaux où était née sa mère, sur le mail aux grands ormes ; la ville haute et la ville basse, le viaduc et les filles aux yeux bleus si doux sous leur coiffe vaporeuse. Puis Châteaulin dont elle disait que c’était, en miniature, la plus belle sous-préfecture de France, avec son canal de cristal bordé d’arbres et de montagnes japonaises, son pont arqué, sa grand’place et son marché de chaque jeudi où l’on voit onduler en masse les coiffes blanches qui ont forme d’un petit avion.

— Ma chérie, reprenait Denis quand la fierté de son pays enflammait ainsi Geneviève, que dirais-tu si tu voyais Saint-Paul-du-Var ou Saint-Martin-de-Vésubie ! L’année prochaine, il faudra que je te fasse connaître mon pays brûlant comme la Palestine, tourmenté comme un conte fantastique et parfois doux comme un tableau du Poussin. Et tu sauras ce qu’est la grande émotion donnée par la nature !

Ainsi chacun des deux cherchait instinctivement à assimiler l’autre dans ses goûts, ses préférences, ses impressions. C’était l’ambition inconsciente de l’amour qui s’essaye en aveugle et comme à tâtons à ne faire avec soi, de l’être aimé, qu’un seul être et qui se chagrine, s’affecte, se désespère quand la personnalité de l’autre, ses goûts, ses préférences, ses manières d’être, de sentir surtout, s’avèrent différentes, parfois opposées ou hostiles, en tous cas, fuient, se dérobent, lui échappent.

Mais ces luttes secrètes pour s’emparer de l’âme aimée tout entière n’étaient pas si sensibles à leur conscience que l’ombre d’un nuage qui glisse sur un champ d’avoine verte.

« Ah ! si tu connaissais ma Provence ! » se contentait de dire Rousselière. « Ah ! si je pouvais te montrer ma Bretagne tout entière ! » soupirait Geneviève. Et leurs deux personnalités au lieu de se fondre, s’avéraient plus différentes et semblaient au contraire fortifier chacune leurs positions.

Avant le milieu d’août ils reprirent le train de Paris. Une grande douceur leur était promise là. Ils allaient enfin prendre possession de leur nouveau royaume de cinquante mètres carrés suspendu entre ciel et terre, face au soleil couchant. Le petit matin frisquet où, en débarquant à la gare d’Orsay, ils se firent conduire chez eux, marqua peut-être le plus beau de tout leur voyage de noces. Non, jamais ils n’auraient cru, quand ils se promenaient là-bas, serrés l’un contre l’autre dans les garennes humides où il y a toujours une fontaine aux pieds d’une statue granitique de la Vierge, que leur appartement leur réservait une telle surprise, constituait une telle réussite. C’était pourtant sobre et modeste. Quatre meubles éparpillés dans plusieurs petites pièces. Mais les peintures s’harmonisaient avec la belle lumière de ce logis aérien qui dominait tout le quartier. Geneviève avait tout choisi, tout disposé heureusement ; et le cadeau des petites dactylos du bureau, qui s’étaient saignées pour « Braspartz » — un beau cheval cabré en faïence blanche — mettait, dès l’antichambre, une atmosphère de fierté dans la maison.

Puis, c’était plein de fleurs. Cela, une vraie surprise ! Ils se regardèrent attendris et chacun d’eux s’écria :

— C’est maman !

Mais de deux jours, ils ne devaient savoir de laquelle des deux mères il s’agissait.

La jeune Ninette, la domestique arrêtée, avait préparé le chocolat, s’excusant de ce qu’il fût un peu brûlé. Mais le train de Monsieur et Madame avait eu du retard, et le fourneau électrique était un sournois. Elle plaidait gentiment sa cause, nullement timide, avait déjà revêtu sa robe noire, avec le petit tablier blanc des bonnes maisons, et tenait la tête légèrement inclinée sur l’épaule comme elle l’avait vu dans les magazines qui couraient l’atelier où elle était, naguère encore, cousette.

— On sera bien chez nous, murmura Denis, quand ils furent seuls dans la salle à manger.

— Je ne te le fais pas dire ! triompha Geneviève.

De tout ce jour, las de leur nuit en chemin de fer, ils ne se décidèrent pas à quitter leur appartement. Denis y était le moins disposé. Ce dieu humait les parfums de son nouveau temple, se traînait d’un fauteuil dans l’autre, essayait chaque pièce pour venir échouer dans la grande chambre-salon. Geneviève en profitait pour guider la cuisinière improvisée. Elle la plaignait un peu d’être entrée en service après avoir goûté les gaietés de l’atelier de couture, se promettait de lui faire une existence bien douce. L’enfant avait d’ailleurs un perpétuel sourire qui l’enchantait. Madame n’avait pas abandonné la sauce et quitté la cuisine qu’elle entendait Ninette y fredonner déjà.

Le second jour, les nouveaux mariés devaient déjeuner chez la mère de Denis et dîner chez les Braspartz.

La veuve du félibre fut payée d’un mois bien mélancolique où elle n’avait pas eu le courage de quitter son foyer dévasté, lorsqu’elle vit arriver tout frémissant d’une jubilation qui valait bien le sacrifice du bonheur maternel, et dans sa fierté de jeune mari vainqueur, celui pour lequel vingt années elle avait uniquement vécu. Il lui dit en la prenant dans ses bras :

— Et ces belles fleurs ! Vous nous avez comblés, ma chérie !

— Vous avez compris que c’était moi ? À quoi, mon garçon ?

— Au parfum, dit Denis, les yeux un peu plus humides que de coutume.

Et il se détourna vers la fenêtre pour qu’on ne vît pas que la solitude de sa mère venait de lui apparaître, et qu’il souffrait un peu oh ! très peu, mais cependant sensiblement de son terrible bonheur à lui.

Geneviève ne laissait pas inaperçu le sacrifice de cette femme qui lui avait abandonné son enfant. Mais elle était trop heureuse pour le ressentir cruellement. « Après tout, se disait cet esprit rationnel, c’est la loi universelle. L’homme abandonnera son père et sa mère… Ma belle-mère est gentille. Nous l’inviterons souvent. Nous irons la voir. Elle ne s’ennuiera pas de son fils. D’ailleurs c’est entendu avec Denis. Je le suivrai en tout là-dessus. Même si cela me coûte quelque-fois un peu et dussé-je frustrer à l’occasion mes propres parents. » Et elle se disait ces choses en savourant le petit déjeuner fin préparé par la veuve du poète, avec des épices, « de bonnes herbes », des parfums venus de « là-bas » : safran, cannelle, zestes de citron et d’orange, angélique, fenouil, cependant que le jeune mari reprenait toute sa verve pour évoquer devant sa mère le pays celtique, le vert sombre de ses paysages, le gris si doux de ses clochers à jour…

Après le repas, ils s’installèrent dans le salon.

— Nous ne vous dérangeons pas, ma mère ? demanda la bru à Mme Rousselière, interloquée de voir cette jeune bureaucrate s’emparer d’un ouvrage de broderie — un tapis aux couleurs vives qu’elle achevait pour la salle à manger.

— Vous savez donc tout faire ! s’exclama la belle-mère, négligeant même de répondre qu’au lieu de la déranger, on l’arrangeait délicieusement ! Quelque chose de rigide, une résistance comme métallique au sacrifice qu’on lui imposait de son enfant fléchit soudain chez elle. Dans un éclair elle venait, ayant perdu son fils, d’adopter le bonheur de celui-ci comme un rejeton, un orphelin de son propre bonheur défunt. On la vit sourire en contemplant le couple de cette jeune femme tirant l’aiguille et du jeune mari câlin qui caressait jusqu’à la robe bien aimée. Elle commençait à prendre goût à ce festin qu’est le bonheur de ceux qu’on aime plus que soi.

Elle ne fut laissée seule que le soir — et rassérénée.

Alors ce fut le tour de la rue du Mont-Cenis. Ici, le petit drame sentimental fut d’une trame moins ténue, moins douloureuse, moins sombre. On n’y voyait pas de cœur meurtri par une chute dans la solitude complète. Un peu de bonheur disparaissait seulement. Une lumière s’éteignait dans la maison. Il y ferait moins clair. Mais on y entendrait toujours le vacarme des garnements, et l’on y verrait toujours de vieux époux s’épauler l’un l’autre. Geneviève rapportait par douzaines des photos du Finistère. Les garçons s’y jetèrent avidement. Dans ces quatre paires d’yeux avides, de miraculeux agrandissements photographiques s’opéraient par un beau mystère. Des cartes de 5 x 7 devenaient le Mail de Quimperlé dans toute son ampleur, l’architecture géante de son viaduc, la haute fusée du Kreisker de Saint-Pol-de-Léon qu’on voit de dix lieues à la ronde, ou bien la lande immense que l’aîné des garçons, celui qui préparait Saint-Cyr, regrettait toujours. M. Braspartz était devenu rêveur. Il parlait peu, demanda seulement aux jeunes mariés s’ils avaient visité Concarneau. Ses yeux bleus tapis au fond de leurs orbites s’allumèrent d’une candeur joyeuse quand Rousselière lui eut répondu qu’ils y avaient passé tout un après-midi dans le vieux port, parmi les filets qui séchaient.

— C’est joli, Concarneau… prononça-t-il lentement en hochant la tête…

Et toute sa mélancolie de déraciné émergea de son âme comme au gré d’un remous la proue d’une barque engloutie.

Geneviève, en conciliabule avec sa mère, recherchait au fond des armoires des objets de toilette oubliés.