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Madame sous-chef/8

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (p. 186-249).

VIII

Malgré les prémonitions de Geneviève ce fut encore un garçon, qui déçut un peu son monde, Mais la bonne Mme Braspartz qui s’y connaissait en psychologie familiale, assura que c’était mieux ainsi « car entre deux frères rapprochés par l’âge, disait-elle, il se noue des amitiés qui se prolongent ensuite toute une vie ». On le décréta un admirable bébé, rond, potelé, la poitrine large, de petites cuisses fuselées à ravir. « Voyons ! disait en riant Geneviève à ses visiteurs de la clinique, pour un enfant de bureaucrate, il n’est pas trop mal réussi mon Jacques ! »

Mlle Hedwige arriva de Genève en tous points semblable aux conventions : exactement ce que l’on attendait d’elle. Cette gouvernante était silencieuse, discrète, attentive, ponctuelle, effacée comme une ombre et autoritaire comme un manuel. Lorsque la mère et l’enfant revinrent à l’appartement et la trouvèrent installée dans la chambre d’amis, dont on allait faire la chambre des bébés, Geneviève s’efforça de la mettre à l’aise. Mais elle s’aperçut bientôt que c’était peine perdue, car la jeune Suissesse y était déjà de toute sa personne, sans la moindre outrecuidance, sans l’ombre d’une faute de goût, s’exprimant d’ordinaire par un flottant et léger sourire qui plissait à peine sa joue en fleur.

— Elle est charmante, Mlle Hedwige, disait Denis, mais tout de même un peu automatique.

— Que veux-tu mon cher, reprenait Charleman qui était venu saluer le nouveau-né, c’est la série…

— Vous la jugez très faussement, tranchait là-dessus Geneviève. Vous ne voyez pas que c’est une jeune fille qui cache soigneusement sa personnalité derrière sa fonction ? Nurse elle est, professionnellement, nurse elle doit uniquement paraître à nos yeux. Le reste d’elle-même ne nous appartient pas.

Le drame, à ce moment, se joua principalement dans la substance encore si tendre du cœur du petit Pierre qui passait des mains rhumatisantes de sa chère Poulut aux gestes parfumés de lavande de la jeune étrangère. Son petit nez épaté collé à la porte de la « nursery », comme on nommait sa nouvelle chambre, le visage ruisselant de pleurs, il demeurait avec une persévérance inlassable des quarts d’heure entiers à appeler d’une poitrine convulsée de lourds sanglots : « Poulut ! Poulut ! » La méthode de Mlle Hedwige qui était de s’appuyer sur l’action du temps lui commandait de rester alors insensible à la violence de ses scènes, pendant lesquelles, sans la moindre impatience, elle finissait d’ourler les choses du trousseau de Jacques laissé inachevé par Mme Sous-Chef avant son départ pour la clinique.

Parfois les cris déchirants de l’aîné alarmaient cette dernière qui ne pouvait s’empêcher d’accourir.

— Que Madame ne s’inquiète pas, déclarait alors la placide Hedwige. C’est Pierre qui appelle son ancienne bonne.

Mais pour inappréciable que fût la blessure au fond de cette petite âme de deux ans, la mère qui sommeillait souvent chez Geneviève se réveillait devant une telle douleur. Elle s’emparait, sous les yeux de la gardienne, de son gros poupon de fils, se laissait aller peu à peu à le dévorer de baisers et finalement l’emportait dans ses bras.

— Où va Madame ? interrogeait Mlle Hedwige en se planquant contre la porte.

— À la cuisine, mademoiselle, montrer à ce pauvre petit que sa bonne n’est pas loin.

— Il ne le faut pas, Madame. Il doit s’habituer à mes soins. Il doit oublier sa bonne. C’est une affaire de ténacité pendant quelques jours seulement.

Deux ou trois fois Geneviève, dominée par le principe souverain à ses yeux de la méthode, avait déposé à terre le malheureux bébé et s’était retirée le laissant aux prises avec le système éducatif de Mademoiselle. Mais, comme la scène se renouvelait, elle ne put retenir sa pitié pour son enfant.

— Vous voyez bien, mademoiselle, qu’il souffre autant et plus même qu’une grande personne.

Et, dans un coup d’État sensationnel, enlevant son fils, elle l’emporta vers la cuisine :

— Tenez, Poulut, je vous ramène votre petit Pierre !

Mme Poulut versa d’abondantes larmes, frotta son vieux museau hérissé de poils contre le tendre visage. Et Pierre la caressait de sa main courte et potelée, répétant dans son extase : « Poulut ! Poulut ! C’est Poulut ça ! »

— Je remercie Madame de me l’avoir amené, put enfin dire la vieille bonne. Cette « personne » est d’un caractère jaloux. Elle m’en veut de l’amitié que l’enfant me montre.

— Mais non, ma pauvre Poulut ! Elle n’en veut à qui que ce soit. Elle n’en est pas capable… Elle exécute seulement à la lettre son métier de gouvernante, qui lui donne tout pouvoir sur les enfants sans que nous autres, parents ou domestiques, nous ayons à nous en mêler.

Geneviève s’était émue cette fois véritablement devant les grosses larmes de la vieille femme. Toute sa bonté foncière, que la vie au dehors passée dans les combats sournois que comportent les grandes agglomérations humaines avait jugulée et comme masquée, reprenait ses droits, l’heure venue :

— Madame Poulut, ne craignez rien. Vous savez que Monsieur et moi vous estimons beaucoup. Vous ne perdrez pas tout à fait Pierre. Nous exigerons que l’enfant qui vous aime tant, pour qui vous avez eu un tel dévouement, vous rejoigne et vous retrouve tant que son petit cœur le désirera. Puis-je vous dire mieux ?

Ce décret de la mère de famille, cet ukase apaisa Poulut, qui déclara sentencieusement :

— Madame est juste.

Geneviève fut très frappée de ce mot juste. Oui, elle voulait l’être. Elle s’appliquait à vivre d’une façon conforme aux justes droits de chacun et d’elle-même. Y parvenait-elle vraiment ? Elle en était sûre jusqu’ici. Juste envers elle-même, s’étant octroyé, non sans luttes, le libre jeu de son développement personnel. Juste envers les autres, également, mettant, au bureau, une application de tout son être à ne léser aucun droit particulier tout en défendant les droits de l’État lors des litiges dont les pièces venaient à sa connaissance. Juste envers les siens, à qui elle se regardait complaisamment donner d’elle tout ce qui leur était nécessaire — car elle se flattait d’avoir toujours tenu une exacte balance entre son foyer et sa profession. Ainsi, également, pouvait-elle se témoigner qu’en retour des libertés que son mari lui avait consenties dans sa vie de chaque jour, elle lui accordait un respect absolu de sa vie personnelle, de sa vie intérieure qui avait bien des chambres secrètes, elle s’en rendait compte, surtout depuis que ce congé de trois mois, accordé à la suite de la naissance de Jacques, la laissait à la maison…

C’étaient de petites choses qu’elle n’eût pas remarquées naguère encore, lorsqu’elle se rendait chaque jour au Pavillon du Contentieux, bercée par le rythme des affaires courantes, goûtant une espèce d’engourdissement laborieux à l’expédition des dossiers, — commerce agrémenté parfois de petits litiges avec le chef de Bureau. Le désœuvrement des semaines actuelles lui laissait bien de ces loisirs dans lesquels la pensée se joue comme au gré d’un labyrinthe.

Tout d’abord, au début de son congé, Geneviève n’avait pas mis en doute que son mari ne s’arrangeât pour revenir chaque jour ou du moins fréquemment déjeuner à la maison afin de profiter de sa présence, comme il s’était tant de fois vanté de pouvoir le faire si elle avait abandonné l’Administration. « Au besoin, répétait-il alors je sauterais dans un taxi et arriverais te surprendre. » Libre à lui d’en agir ainsi aujourd’hui. Elle ne bougeait plus de la maison. Elle avait pour un temps assumé ce fameux rôle de gardienne du foyer dont il lui avait tant rebattu les oreilles. Que ne réalisait-il son rêve ?

C’était l’occasion.

Il savait bien qu’il la trouverait toujours même en arrivant très tard. Faute d’y songer peut-être ? Ce n’était pourtant pas à elle de lui rappeler ses rêves d’autrefois. Et pendant de longs jours, le déjeuner servi, elle tardait à gagner la salle à manger pour donner encore à Denis le temps d’arriver peut-être. Après cinq ou six minutés quand elle s’y décidait elle refusait de s’avouer sa déception :

— Le déjeuner eût été un peu court pour deux, se disait-elle.

Le soir, son attente se compliquait d’une appréhension un peu pénible.

— Quel visage vais-je lui voir à son arrivée ? Car c’était là son tourment inavoué : l’inconnu qui se cachait maintenant derrière le visage si enjoué naguère de ce fils de poète. Geneviève avait nettement conscience de ne plus y lire comme autrefois. Oh ! ce n’était pas qu’il ne fût toujours charmant et toujours enjôleur. Dès l’arrivée il entourait de ses bras, avec une facilité que lui conférait la parité de leurs tailles, les belles épaules robustes de sa femme. « Vous êtes bien jolie, ce soir, madame ! » Ou bien : « Bonsoir, la plus aimée de tout Paris ! » Mais Geneviève, la Bretonne profonde ne se laissait pas piper au son des mots. Elle le scrutait. Voyait à sa joue dorée un petit pli. Dans ses yeux de sombre velours une absence d’étincelle. — Comme des étoiles qui manquent dans un nocturne ciel d’orage.

— Pas d’ennuis là-bas ? Non ? demandait-elle.

« Là-bas » c’était le bureau. C’était l’endroit où se continuait sans elle une vie dont elle se trouvait un temps exclue ; dont, à vrai dire, elle s’ennuyait un peu. Elle eût aimé que Denis, avec son esprit piquant, lui en offrît au retour, des rapports, des visions, des potins. Mais il disait souvent la même phrase :

— La vie continue son train chez nous.

Ou parfois :

— On dit que dans ton ancien bureau le nouveau sous-Chef est tracassier. Le nôtre est toujours le même. Quand on approche de six heures il ne manque jamais de vous appeler pour une lettre à écrire d’urgence.

Les journées semblaient longues à Geneviève. Mlle Hedwige promenait au Bois dans un nouveau carrosse à deux places qu’on venait d’acheter, les petits Rousselière. De la cuisine, dans un bruit d’assiettes lavées et brassées, arrivait le son cuivré de la voix de Mme Poulut qui chantait mélancoliquement :

Ma mère avait un grand jardin
Rempli de lys et de jasmin.

Geneviève profitait de ses loisirs pour reviser l’armoire à linge. Elle s’installait devant la corbeille à ouvrage où posait tantôt un fin mouchoir, tantôt un drap bien lourd. Elle s’ennuyait de Denis. Impossible de se le dissimuler.

— Comme le mariage approfondit et accroît insensiblement l’amour ! se disait-elle. Certes j’aimais Denis quand je l’ai épousé. J’étais comme éblouie par sa juvénilité extrême de Méridional qui, malgré ses quatre ans de surcroît sur moi, lui conservait encore une sorte d’adolescence rayonnante, le matin mythologique d’un jeune homme. Aujourd’hui, mon Dieu ! qu’est-ce que mon amour incertain de jeune fille, cette séduction du fiancé, du jeune mari auprès de cette force pleine de mystère, plus puissante qu’un orage, qui m’enchaîne chaque jour plus à ce compagnon que je ne pourrais perdre, me semble-t-il, sans mourir. » Combien de fois, au milieu du fastidieux devoir des reprises et des ourlets, jetait-elle un regard sur son poignet où battait l’heure. « Dès six heures et demie, il peut être ici, pensait-elle, mais à la grande rigueur ! » En effet, six heures et demie et même sept heures passaient sans que Denis parût. Mademoiselle à ce moment avait fait dîner Pierre et couchait les deux enfants. La mère prenait alors la liberté d’assister à ce cérémonial bien que l’on n’aimât pas beaucoup cette présence ni les embrassements de Pierre et de sa maman. « Ce n’est pas utile, » déclarait la jeune fille. « Si, mademoiselle Hedwige, ne put retenir un jour Geneviève, il est utile et même nécessaire à un petit enfant de sentir de la tendresse. La preuve en est qu’ils la recherchent. C’est le fondement de leur vie affective naissante. » — « Lorsque Madame aura repris son poste au bureau il faudra bien qu’il se passe d’elle. Le plus sage est donc qu’il ne s’habitue pas trop aux caresses de Madame. »

Le propos fut assez désagréable à « Madame » mais elle ne le releva pas n’ayant pas à cet effet les arguments suffisants.

Un soir au dîner, face à Denis, Geneviève ne put retenir :

— Figure-toi que ce matin j’avais commandé des pigeons à la casserole, convaincue, je ne sais pourquoi, que tu allais me faire la surprise de revenir pour déjeuner. Te rappelles-tu qu’autrefois c’était ton grand cheval de bataille ce déjeuner de midi que tu aurais fait le tour de force de venir partager avec moi, si j’étais demeurée à la maison ? Alors ce souvenir m’est revenu. Je ne sais pourquoi. Comme ça ! Je t’ai attendu, attendu… avant de me décider à me mettre à table.

Denis eut un sursaut de vivacité :

— Comment ! C’est toi qui me reproches maintenant de ne pas accomplir des miracles, des prodiges de vélocité pour essayer de mettre plus d’intimité dans notre vie, alors que toute ta ligne de conduite depuis trois ans tend à sacrifier cette intimité, à ne plus faire de nous que des époux d’occasion qui n’ont plus en commun que leur sommeil ?

— Chéri, ce n’est pas moi qui ai choisi d’aller à ce Pavillon du Contentieux. J’ai dû m’exécuter devant la faveur qu’on m’accordait. J’aurais préféré demeurer avec toi au Ministère.

— Oh ! le Ministère ce n’était pas non plus l’intimité ! Mais que veux-tu — et le mari avait la figure d’un homme plus ennuyé que fâché, — on s’habitue à tout. On s’arrange de tout. Je ne t’en veux plus !

— Tu m’en as donc voulu ?

— Oui…

Ce « oui » tomba tout seul dans le silence comme un rayon, une projection dardée soudain sur le passé, sur l’union de ces deux époux, les trois années si placides en apparence, si menacées au fond d’un insidieux désaccord et qui contenaient toute l’histoire de leur vie conjugale. Geneviève frémit. Dans ce charmant compagnon qu’elle jugeait fort sensible, plutôt trop sensible, mais tout de même un peu léger, un drame secret s’était donc joué à son côté sans qu’elle le soupçonnât ? Il avait bien eu contre la carrière de sa femme, contre les ambitions de sa femme, contre les abandons du foyer reprochés à sa femme entêtée des révoltes de Méridional demeuré toujours un peu Romain. Elle n’avait pas cru que ces légers différends allassent jusqu’à une rancune profonde comme celle qui apparaissait soudain à ses yeux. Denis, en faisant cet aveu, en confessant ces mouvements mauvais et secrets où il avait comme haï sa compagne, avait aussi changé de visage. L’expression de ses yeux de velours avait passé à la dureté glaciale ; ses maxillaires, toujours rasés de si près et qui conservaient les rondeurs de la jeunesse, se crispaient nerveusement. Cela ne dura pas très longtemps. Ce n’étaient que les réflexes du souvenir. Il ne s’agissait pas d’un cœur né pour haïr. Peut-être aussi la douleur et l’angoisse qui passèrent sur les traits de Geneviève lui inspirèrent-elles un peu de pitié car, comme s’il regrettait déjà d’être allé trop loin, il eut un gros soupir d’enfant chagriné et dit :

— Ne te tourmente pas, ma pauvre femme. Je me suis fait à cette vie. Mes mouvements de révolte sont passés. J’essaye de comprendre les satisfactions que peuvent te procurer tes dossiers administratifs ; — sans y parvenir, je me réjouis de ces satisfactions.

Il y eut un silence pendant lequel, avec peu d’appétit, ils achevaient les pigeons du matin. Pour échapper au froid de ce silence, Geneviève dit n’importe quoi :

— Ta mère allait bien lors de votre déjeuner ?

Denis redressa la tête brusquement :

— Je n’ai pas déjeuné chez ma mère ce matin. Je suis allé chez les Charleman.

Pourquoi ces mots si naturels, ces mots fréquents sur les lèvres de Denis : « Je suis allé chez les Charleman » avaient-ils laissé au fond de l’âme de Geneviève l’impression d’un léger glaçon qui s’obstine à ne pas fondre ?

Elle n’aurait su le dire. Six jours ne s’étaient pas écoulés depuis qu’il en avait déclaré autant. Parfois il avait été jusqu’à y déjeuner deux fois dans la même semaine. La phrase : « Les Charleman sont charmants » était comme un slogan adopté chez les Rousselière, un peu en manière d’aimable plaisanterie. Ce ménage, Geneviève le voyait comme une de leurs habitudes. Quand elle poussait un peu son jugement critique à leur sujet, un mot lui venait à l’esprit à quoi elle ne s’attardait pas, le trouvant inélégant appliqué à de si gentils amis : « Ils n’ont rien d’extraordinaire. » En fait, ils étaient accueillants, courtois, affables et montraient une extrême finesse naturelle. « Bien que, ne pouvait s’empêcher de penser Geneviève, Denise fût totalement inintelligente… »

Sur-le-champ, le soir où, Denis fit cet aveu, bien qu’elle en eût ressenti un singulier bouleversement, elle n’en manifesta rien. Il lui fallait le temps de s’examiner, d’étudier ce qui se passait en elle au sujet des Charleman. Elle attendit vingt-quatre heures pour lancer à Denis :

— Tu parais te plaire beaucoup chez nos amis du Boulevard des Invalides. Ils ne sont pourtant ni très cultivés, ni très originaux, malgré leur excessive gentillesse.

— Possible… dit Rousselière, rêveur, et continuant de fumer sa cigarette. Mais ils forment une sorte de poème vivant, de symphonie bien accordée qui me plaît.

— Denise est un peu simple d’esprit, continua la jeune femme, impatiente de le pousser à bout, de le forcer à se découvrir, et il n’est pas de conversation possible avec elle.

— Comme tu te trompes ! se récria Denis. Son âme est une petite source bien claire de sagesse, de jugement, de bons conseils.

— Tu lui en demandes donc quelquefois ?

— Et de qui d’autre pourrais-je en recevoir ?

— De qui ? prononça Geneviève, horriblement blessée ; tu demandes de qui ? Est-ce que tu n’as pas à côté de toi une compagne qui s’est toujours crue le miroir de tes pensées, la sœur même de ton esprit, un esprit accordé au tien et qui est allé plus profond dans ton âme que n’importe lequel ? Est-ce que je n’étais pas là, moi, ton associée la plus intime, moi la responsable de ton bonheur, moi « ta moitié de ménage », comme on dit chez nous ; moi ta femme, Denis, ta femme !

Rousselière ne méconnut pas la plainte sourdement pathétique, l’accent passionné qui frémissait, mal contenu sous ces mots. L’amour de Geneviève, qui lui avait refusé jusque-là tout sacrifice, toute satisfaction de ses volontés, toute adaptation à ses vues, se manifestait ce soir, à contretemps, mais bien émouvant chez une si fière créature. Ses paupières battirent un peu. Il n’avait probablement jamais reçu de cet amour une expression aussi directe, aussi intense. C’étaient de tels mots qu’il avait tant de fois désiré entendre. Ils venaient, hélas ! aujourd’hui à retardement et résonnaient dans un cœur qui n’avait plus d’échos à leur prêter.

— Mais non, ma petite Geneviève, répondit-il assez cruellement. Tu n’étais jamais là, justement ! Et si ta forme extérieure se trouvait présente, d’aventure, c’était pour le dîner rapide du soir où je te retrouvais enfiévrée encore de tes combats administratifs du jour, soulevée par des questions litigieuses qui occupaient trop ton esprit pour que mes modestes peines de cœur de pauvre homme tourmenté pussent l’atteindre. Je savais d’avance que cela arriverait. J’ai tort de me plaindre puisque j’avais consenti, afin de t’obtenir, qu’il en fût ainsi dans notre vie conjugale. C’était accepté. J’aurais dû me contenter du peu de toi-même que tu me donnais, m’estimer heureux d’une fraction de ta vie. Mais plus nous vivions ensemble, plus je mesurais ce qui, de toi-même, me manquait. J’en ai pâti pour moi. J’en ai pâti pour les enfants. Ce n’est pas de cette manière que j’aurais voulu les voir commencer leur petite vie. Pierre a déjà connu de grands chagrins. On désire le bonheur total pour ses enfants plus que pour soi-même. Ah ! pardonne-moi, Geneviève ! C’est une faiblesse de ma part de retomber dans ce sujet, puisque les choses se sont passées comme j’avais admis qu’elles fussent. Mais justement, ces choses que je ne puis ni te reprocher à toi, ni confier à ma mère qui doit à tout prix me croire heureux, ni cependant garder au fond, de moi-même parce qu’elles m’ulcèrent à la fin j’éprouve un peu de douceur à les cacher — au gré de ma mélancolie, comme un pauvre trésor lamentable mais cher — dans un cœur ami. Ne va pas chercher autre chose, Geneviève, dans ce qui m’attache à Denise. Je ne t’ai pas trahie, ma chérie. Je n’ai pas d’amour pour elle. C’est une petite fille pleine de raison. Je l’ai nommée Notre-Dame du Bon Conseil. Elle est beaucoup plus qu’un enfant et beaucoup moins, — si ce n’est bien davantage, — qu’une femme. Sa science de la vie est inconcevable. Elle me dicte toujours la conduite la meilleure à tenir. Il s’en est fallu d’un ordre d’elle pour qu’au printemps dernier je ne me fasse nommer en Algérie.

Le visage de Geneviève s’était lentement décomposé. Il portait toutes les traces de son angoisse qui s’accusaient à mesure de cette cruelle confession. Jusqu’ici elle n’avait pas interrompu Denis une seule fois ; mais, enfin, elle ne put se contenir :

— Tu as songé à me quitter ? Tu es allé jusque-là, toi, Denis ?

— Oui, j’y ai songé.

— Et c’est un ordre de Denise Charleman qui t’a retenu ?

— C’est un avis de Denise, comprends-moi bien, Geneviève. Si je suis resté, ce ne fut pas pour obéir à Denise, ni pour lui complaire, ni pour lui témoigner une soumission amoureuse. Mais parce qu’elle m’a démontré qu’on ne défait pas ainsi son foyer ; qu’il faut maintenir à tout prix son foyer, même précaire.

— Denise a donc déclaré notre foyer précaire ?

— Non, c’est moi. Elle, Denise m’a fait comprendre la vérité, a savoir que, a priori, je serai toujours beaucoup plus malheureux loin de toi que, même privé de toi dans un foyer que tu présides toujours.

Geneviève éprouvait un effondrement total de l’orgueilleux bonheur connu jusqu’ici. La confession de Denis, d’une si cruelle sincérité, ravageait toutes les illusions sur lesquelles cette jeune femme entière et avide avait fondé sa tranquillité béate. Cette domination amoureuse sur Denis qu’elle croyait détenir par les habitudes de la vie conjugale et de l’amour, c’était une autre femme qui l’exerçait. Et quelle femme ! Denise Charleman, cette cervelle d’oiseau ! Voilà près de qui il allait chercher ses directives, les décisions maîtresses de sa vie ! Elle eut à ce moment une minute de tel accablement qu’elle lança vers la porte un regard de prisonnier qui cherche une issue. Quelque chose d’intolérable pesait sur elle a quoi elle avait l’anxiété de ne pouvoir échapper. Elle se raidit cependant pour marquer beaucoup de sang-froid, de calme, de sérénité et prononça :

— Je dois beaucoup de reconnaissance effectivement à Denise Charleman grâce à qui j’ai conservé un mari qui voulait me fuir.

— Ma pauvre chère femme, repartit Denis témoin du bouleversement de Geneviève et qui commençait à craindre d’être allé trop loin dans l’absolue sincérité, — sans doute, même sans Denise, n’aurais-je jamais eu le courage de te quitter. Car je te demande, après tout ceci, de retenir une chose : c’est que je n’aime pas Denise et que je t’aime toujours.

— La seule femme qu’on aime, murmura-t-elle d’une voix sourde, c’est celle à qui l’on ouvre tout son cœur.

— Tu as raison, dit Denis. Et c’est bien pourquoi, ce soir, je t’ai fait lire dans le mien en pleine lumière. Désormais tu as ma vérité tout entière. Oui, je t’ai confessé ma confiance dans la femme de notre ami, et le besoin que j’ai de sa douce sagesse, et même l’apaisement que j’ai souvent goûté près d’elle quand j’avais de grosses révoltes d’homme contre toi. Ce n’était rien de mal, mais j’ai voulu que tu ne l’ignores pas.

— Je t’en ai beaucoup de reconnaissance, dit la jeune femme toute tremblante et qu’en un pareil moment rien n’aurait su apaiser. Mais pourquoi, avant d’aller à Denise Charleman, n’es-tu pas venu à moi d’abord, tout naturellement comme à ta seule confidente ?

— Geneviève ! inconsciente Geneviève ! Tu oublies que bien des fois j’ai eu la faiblesse en effet de reprendre avec toi ce sujet, — cette pierre d’achoppement qui, avant notre mariage avait déjà fait buter nos projets d’union. Non ! je ne pouvais plus passer ma vie à te supplier pour une grâce que tu étais formellement résolue à ne jamais me consentir. J’ai décidé de te laisser jouir en paix des satisfactions que te donne ta brillante carrière, Pourquoi insister davantage ? Ne trouve pas mauvais, en revanche si, dans la société d’une autre femme — une femme que je vois d’ailleurs le plus souvent en compagnie de son mari, j’apaise quelquefois mon cœur un peu… agité.

À un entretien si redoutable et qui avait conduit cette femme et ce mari au fin rebord d’un abîme, il ne pouvait être donné de conclusion, si ce n’est l’affreux silence de leur nuit blanche qui suivit. Dire un mot de plus, vain et inutile, ils se le défendirent. Le mari, lui, avait soulagé sa rancune accumulée depuis trois années. Mais Geneviève sombrait dans cette noire confidence d’une trahison larvée dans laquelle, sans faute apparente, même, avec une certaine innocence virtuelle, c’était à une autre femme que Denis avait apporté le plus intime de son cœur. Leur sort, au cours de cette nuit où leurs deux personnes immobiles et muettes, semblaient s’ignorer mutuellement, mais où un orage roulait dans leurs deux poitrines, était bien inégal. La douleur de l’un s’était soulagée de tant de reproches étouffés depuis trois années, s’était vengée, même, en se vantant d’une amitié amoureuse et ambiguë. Mais la douleur de l’autre, soudaine, imprévue, était dans toute la violence de son éclatement. Geneviève, au cours de sa vie heureuse de fille gâtée, de fonctionnaire adulée, d’épouse choyée, n’en avait jamais connu de telle. « Je ne pourrai jamais la supporter ! » disait-elle au Seigneur, comme une victime, comme la proie d’une injustice détestable, d’un châtiment immérité.

Elle qui n’aurait pu concevoir qu’un homme autre que Denis l’intéressât, même une seconde, était mise devant cette évidence que de l’aveu même de Denis, Denise servait de miroir à sa vie intérieure, à sa vie cachée la plus profonde. Sa véritable existence, la plus noble, celle de son esprit, de son âme était axée sur cette insignifiante jeune femme dont les moindres propos devenaient des oracles pour lui. Combien une grossière et banale infidélité eût été moins cruelle à Geneviève !

— Seigneur ! disait-elle à Dieu, s’exaltant dans sa douleur, vous êtes témoin que par toute ma vie laborieuse, appliquée à bien faire, scrupuleuse même, je n’avais pas mérité cela !

Ainsi son orgueil offensé avec son amour se lamentait-il et se tordait-il dans ces heures ténébreuses où l’on ne peut trouver de réconfort que dans les sérénités hélas ! bien éloignées d’elle en ce moment, — du plan surnaturel.

Elle fut livrée à elle-même toute la nuit. On la laissa se débattre dans ce premier grand duel qu’elle eût eu jamais avec une intolérable épreuve. Elle goûta vraiment l’horreur du désespoir aux côtés de ce compagnon comme insensible et que, à sa respiration, elle devinait éveillé. Cela dura jusqu’aux blancheurs d’une aube hâtive de juin. C’est seulement quand l’aurore s’éveilla dans la nature qu’une voix répondit enfin à sa désolation. Une voix à peine perceptible qui disait dans les profondeurs obscures de sa conscience :

— Es-tu sûre de n’avoir jamais eu tort ?

Malheureusement pour ces deux blessés dont les plaies morales ne cessaient de saigner depuis l’affreuse nuit, ils ne purent se permettre cette année les vacances en Bretagne ou en Provence comme les précédentes années. Denis croyait fermement que dans les paysages arides, violents, magnifiques de la vallée du Var il se serait apaisé et que l’amour souverain d’autrefois sourdrait pour lui de la terre ensoleillée, des senteurs violentes du thym et du genévrier. Geneviève aspirait au grand calme mystique des campagnes bretonnes où elle se serait retrouvée elle-même au lieu de l’automate désorganisée qu’elle se voyait devenir.

Mais ils avaient fait des comptes serrés, Mlle Hedwige leur coûtait fort cher. Les frais de clinique avaient été lourds. Leurs disponibilités ne leur permettaient plus un vrai voyage. Ainsi malgré les avantages matériels considérables acquis par Geneviève avec son titre de sous-Chef, ils durent se contenter cette année d’une pauvre quinzaine dans une hôtellerie sylvestre de Seine-et-Marne, en pleine banlieue.

Quand ils partirent pour cet essai de villégiature, deux semaines ne s’étaient pas écoulées depuis la soirée qui avait mis à découvert soudain, les ruines de leur bonheur. Par une muette entente, jamais ils n’avaient rappelé les redoutables vérités qui avaient éclaté d’elles-mêmes ce soir-là. Cependant, à la ponctualité que montrait Denis en rentrant dans les plus stricts délais après la fermeture des bureaux, il était loisible pour Geneviève de constater qu’il n’était pas retourné une seule fois chez les Charleman. Au plus creux de cet abîme de désolation où cette fière épouse était tombée, ce ne fut pas tout à fait un soulagement, mais une sorte de muette amende honorable du coupable qui l’apaisa un peu. Dans le train qui, l’espace d’une demi-heure les transporta à travers des bois opulents jusqu’à leur nouvelle résidence — Mademoiselle portant Bébé, et le jeune Pierre déjà dressé à ne rien dire, à ne jamais bouger, immobile aux côtés de son père — Rousselière rêvait.

C’était un peu son habitude. Il rêvait à ce qu’eût été le départ pour ces piètres vacances (qui n’en représentaient pas moins une évasion de leur vie quotidienne), s’il n’avait pas fait à Geneviève les tristes aveux dont leur vie conjugale était maintenant empoisonnée. Le plus triste était qu’aujourd’hui, sa femme crût à une véritable infidélité de son cœur. Cette infidélité n’était pas. Ah ! il n’avait qu’à contempler à ses côtés cette « grande Braspartz », telle qu’elle apparaissait dans ce compartiment, les yeux clos pour donner l’illusion du sommeil et qu’on la laissât ainsi en paix, son beau profil serein détendu dans le repos, si maîtresse d’elle-même, si capable — cette tourmentée — de ne rayonner que du calme, pour que son être entier s’élançât vers elle, emporté par une force plus puissante que tout. Par contre, il ne se voyait pas sans frémir enfermé pour quinze jours dans ces bois — vers lesquels en compagnie de Geneviève il partait avec une inexprimable émotion, une indéfinissable, et fragile, et vacillante espérance, — pour y être réduit à la compagnie de Denise. Le bon sens de Denise, le sens commun de Denise étaient avérés. Il avait été satisfait et même réconforté bien des fois de la sentir d’accord avec lui. Et quand il en voulait à Geneviève, il aimait mieux, son orgueil préférait en quelque sorte trouver des excuses à sa femme sur les lèvres de cette gentille Denise plutôt que dans sa propre raison. Après cela, il fallait tirer l’échelle. Et il reconnaissait que quinze jours de solitude avec cette femme-enfant lui eussent été impossibles.

Mais Geneviève profonde, Geneviève à l’âme insondable, Geneviève cette créature diverse, multiple dont on n’avait jamais fini de faire le tour et qui était sa possession, son bien propre, il aurait pu vivre dans un désert avec elle toute une vie sans en épuiser les ressources. Et quand Geneviève dans ce compartiment cahoté fermait les yeux, affectait de dormir, jouait l’indifférence et l’ennui, si ses paupières s’ouvraient à l’improviste, elle était sûre de trouver le regard anxieux, le regard inquiet, le regard mélancolique de Denis attaché sur sa personne…

Et Denis se demandait à cet instant, voyant que Geneviève se rembrunissait : « Sortirons-nous jamais de cette impasse ? »

Alors il s’empara de Pierre, lourd poupard bien membré qui commençait à faire « grand garçon » ; le prit sur son genou, le projeta en l’air dans un triple galop.

— Que Monsieur veuille bien remettre Pierre sur la banquette. Il faut qu’il apprenne à bien se tenir en voyage.

— Mais, mademoiselle Hedwige, nous avons la chance d’être seuls dans le compartiment, nous pouvons en profiter.

— C’est pour le principe, Monsieur. Un enfant doit s’accoutumer à voyager sans que les grandes personnes s’occupent de lui.

Rousselière dont le sang était vif mourait d’envie de faire une scène à Mademoiselle. Mais il craignit de contrarier Geneviève. Il ne l’avait que trop abreuvée de chagrin jusqu’ici. Le temps était venu de faire pénitence. Et il remit l’enfant à sa geôlière. Mais il ne put s’empêcher de quêter là-dessus le regard de sa femme. À cette minute, sur les lèvres de chacun d’eux flotta l’ombre d’une pauvre sourire bien hésitant, bien fugace, à peine perceptible, mais qui était leur première entente depuis la nuit cruelle.

Tous deux commençaient à trouver Mademoiselle insupportable.

Dans une solitude verte de sous-bois, l’hôtel, qui était une ancienne gentilhommière du dix-huitième siècle, dressait sa façade pierre gris tourterelle. C’est avec peine qu’ils avaient pu y retenir deux chambres. Tout était plein, et de Parisiens déchaînés qui, dès leur arrivée, vêtus de costumes de plage prenaient l’apéritif à la terrasse sous des parasols rayés rouge. Geneviève et Denis se jetèrent un coup d’œil désappointé. Voilà donc ce qu’ils étaient venus chercher ici ? Où était la baie sévère de Douarnenez ? Où, la grande solitude de la Vallée du Var ? La gaieté vulgaire qui régnait ici les glaça. Ils essayèrent en vain de se faire servir leurs repas dans leur chambre. C’est par la salle à manger forcée qu’ils durent passer. Elle fut dès le déjeuner affreusement bruyante. Un reste de gaminerie qui subsistait chez Denis lui permit cependant de prendre plaisir à la figure offusquée de Mlle Hedwige quand ces gens qui, dans un restaurant de Paris, eussent en silence décortiqué leur côtelette ou discrètement escamoté les feuilles huileuses de leur laitue, renversaient ici un saladier entier dans l’assiette de leur voisine, tandis que les dames passaient les os à leurs petits chiens gâtés qui se les disputaient hargneusement sous les tables, d’où de gros rires qui fusaient de partout. De ce laisser-aller de Parisiens en vacances, Mlle Hedwige semblait souffrir plus qu’elle n’eût su l’exprimer.

La gouvernante devait cependant subir une plus rude épreuve quand les Rousselière lui déclarèrent l’après-midi qu’ils emmèneraient Pierre avec eux dans une promenade. « Un caprice de parents ignorants de la pédagogie, » songea-t-elle méprisante. Ah ! bien autre chose et de plus dramatique ! une timidité qui les prenait soudain de se trouver seul à seul dans ce silence des bois, sacré comme celui d’un temple. Geneviève et Denis avaient peur de ce tête-à-tête dans la nature qu’ils eussent confronté avec ceux des vacances précédentes, du temps où il n’y avait entre eux qu’un amour sans fêlure. Ils avaient peur de retomber dans ces chambres souterraines de leurs âmes où l’on découvre parfois d’affreuses vérités tapies sournoisement. Ils redoutaient l’un près de l’autre, la solitude où les cœurs se dénudent, apparaissent tels qu’ils sont. Et c’était une protection qu’ils cherchaient près de leur petit garçon de deux ans qui les sauverait de l’intimité redoutable.

Cette protection qui leur appartenait de droit, ils ne l’obtinrent que de haute lutte contre la jeune fille douce et terrible qui déclara que si son autorité se trouvait mise en échec, elle ne pourrait continuer à élever les enfants de Monsieur et de Madame. Épuisés mais vainqueurs et se souciant peu de la menace de Mlle Hedwige, ils s’en furent droit devant eux sous de très vieux arbres, sous le vélum vert et léger des frondaisons, le long des petits sentiers à peine séchés depuis les pluies du printemps, emmenant avec eux leur enfant de deux ans qu’il leur semblait avoir retrouvé après qu’ils l’eussent perdu.

Il parlait presque couramment déjà, merveilleusement développé par les soins dits inintelligents de Mme Poulut. L’ascendance méridionale l’avait plus marqué que la bretonne. Bien campé sur des talons fermes, fait d’une chair drue et serrée, les bras potelés, il avait le visage doré et les cheveux aile de corbeau de sa grand’mère Rousselière. Mais par un de ces charmants miracles d’une hérédité double, sous ses boucles de soie noire, voici qu’après deux générations revivaient — don du vieux pêcheur de Concarneau — l’azur des yeux celtiques.

C’était un petit enfant plein d’attraits que Geneviève un peu ivre d’orgueil devant lui se reprochait, à tort, de surestimer. Doux et caressant, malgré ses vivacités, il semblait déjà réfléchir et posséder un petit quant-à-soi qu’il ne livrait pas à tout le monde. Délivré de sa geôlière ce jour-là, bien à l’aise entre ces deux êtres tutélaires dont une voix sûre lui disait qu’ils étaient sa propriété absolue, il faisait, tout en cheminant la main dans leurs mains, ses petites remarques botaniques : « Ça c’est une fleur. Ça c’est une feuille, » ce qui suggérait à Denis qu’il avait de la précision dans les idées : héritage latin. Le père et la mère allaient droit devant eux, dans une paix qu’ils n’avaient pas connue depuis bien des jours. Ce fut Geneviève qui s’aperçut la première d’une certaine fatigue dans les petites jambes du bébé. D’un réflexe, elle le saisit dans ses bras, redisant l’expression bretonne :

— Viens ! Mignon à moi !

En vain Denis voulut-il s’emparer de ce fardeau. « Ce poupard était trop lourd pour elle, déclarait-il ; elle allait s’épuiser. » Mais impossible de le lui arracher.

— J’ai tant de plaisir, déclarait-elle, à l’emporter avec moi dans ces beaux bois, comme une femme primitive !

Et l’enfant qui ne s’était jamais vu à pareille fête se redressait, vainqueur, fier de se trouver enfin dans ces bras après lesquels, dans son inconscience passée, il avait souvent pleuré sans le savoir. Le parfum des cheveux de sa mère sentait bon. Là joue de sa mère sur laquelle il collait la sienne était douce. Il n’éprouvait plus de fatigue, se trouvait bien, le déclara à sa façon :

— Elle est gentille, maman ! Mademoiselle est méchante !

— Comment ? Comment ? s’écria Rousselière qui, à ce mot tressaillit comme éveillé d’un sommeil. Elle est méchante, Mademoiselle ? A-t-elle fait du mal à Pierre ? A-t-elle fait pan-pan ?

— Non, pas pan-pan. Pierre aime pas Mademoiselle.

On n’eût pas mieux défini une antipathie irraisonnée !

Geneviève éprouva, à cette confidence sans détour de son petit garçon une contrariété visible. En réalité, il existait entre elle et son mari un procès clandestin, mais terrible, où lui était le demandeur et elle la défenderesse. L’une des têtes du procès se trouvait justement le cas de leurs enfants confiés sans cesse à des nourrices étrangères. Elle attendait que Denis éclatât là-dessus. Mais il avait déjà porté bien des coups sur ce point qu’il avait regrettés ensuite. Cet homme, plein de sensibilités diverses, gardait surtout au fond de lui la crainte de perdre totalement l’amour de sa femme. Il serrait les lèvres pour que n’en sortît pas un mot malheureux.

— Pierre aime maman ! continuait avec une conviction bien masculine le petit homme, comme pour jeter une chaîne subtile à celle dont il s’emparait à cette minute avec l’instinct de la reprendre pour toujours, de l’accaparer…

Ces chaînes étaient, au fond délicieuses à la jeune mère orgueilleuse. C’était la première fois que son petit garçon — qui chaque jour à cet âge acquérait de nouveaux moyens d’expression — prenait conscience de nouveaux sentiments, lui faisait une confidence, lui laissait voir son cœur puéril.

Elle eut un petit rire guttural très doux, comme un chant de tourterelle, lui donna un baiser vorace :

— Tous les jours, tant que nous serons ici, mon petit trésor, tu te promèneras ainsi avec ta maman, comme aujourd’hui !

Et comme pour prendre un engagement plus solennel, elle se tourna vers Denis avec ce mot de femme du peuple française qui surprenait sur les lèvres de Mme Sous-Chef :

— N’est-ce pas, papa ?

Le mari sursauta légèrement, comme arraché à une somnolence :

— Mais oui, certainement, ce seront toujours deux bonnes semaines gagnées sur le sort,

Il eut peur d’en avoir, pour si peu, encore trop dit ; il interrogea le visage de Geneviève : elle ne montrait aucun courroux.

Tant que dura la présente lunaison, ils eurent de belles journées, partaient ainsi tous les trois dès le déjeuner, allaient goûter dans une autre « hostellerie » à trois ou quatre kilomètres de là, avec Pierre tantôt aux bras de Geneviève, tantôt à califourchon sur les épaules de Denis, tantôt trottinant sur les bas-côtés de la grand route sylvestre empestée d’odeur d’essence, envahie par la ruée des voitures, assourdissante des cascades de klaksons. On prenait le thé dans une salle de verdure, sous de vieux hêtres au feuillage de mousseline d’avant le grand Roi. Pierre sidérait ses parents par chaque nouvelle expression de ses sentiments, de ses petites pensées courtes mais aiguës. Ainsi, quand il se trouvait béat, en train de boire une tasse de lait devant une table habillée d’une nappe rose, s’interrompait-il pour dire avec une pointe d’anxiété :

— Mademoiselle va pas venir, non ?

Ou bien :

— Pierre partira avec maman ? Pas rester tout seul ici ?

Denis bourrait une pipe, se renversait au dossier du fauteuil rustique et, lançant de petites auréoles de fumée vers la voûte verte :

— Est-ce que Geneviève n’entend pas tout cela ? se demandait-il. Est-ce qu’elle n’est pas assez subtile pour prendre à tous ces indices le degré de la fièvre inquiète qui mine ce pauvre gosse : cette crainte latente de sa gouvernante, cet accablement d’une si sèche autorité, cette privation de l’enveloppement maternel irremplaçable ? Comme il s’accroche à sa mère ! Quelle puissance d’appel dans ces deux petits bras qui se tendent ? Se peut-il qu’elle résiste encore ?

Mais voilà : ces instants si alourdis par le drame de sa vie conjugale, si pathétiques de poser une fois de plus le problème de la double existence pour Geneviève, se passaient dans ce décor léger d’opéra-comique, dans ce mélange de la nature et de l’auberge qui leur ôtait leur gravité. La jeune femme mettait ses soins à paraître leur dénier toute importance. Sa physionomie un peu plus fermée que de coutume refusait tout aveu. Dès que le soleil déclinait, elle reprenait Pierre dans ses bras et il s’y blottissait comme un être qui a peur. Puis on refaisait la route qui menait à l’hôtel.

Malheureusement, la seconde semaine fut pluvieuse. Les parents demeuraient une partie de leur journée dans la chambre. Mlle Hedwige promena de nouveau dans leur carrosse à double place les deux enfants bien abrités de la pluie. Ce ne fut pas sans les pleurs amers du petit Pierre qui se souvenait des radieuses promenades au cou de sa maman. La première fois qu’on le ceintura dans la caisse de la voiture il poussa d’affreux cris. Mademoiselle triompha :

— Madame se rend compte du résultat obtenu par ses promenades en compagnie des grandes personnes !

— Évidemment, pensa Geneviève, Mlle Hedwige a raison, j’ai été faible avec mon petit. J’ai cédé à un entraînement de l’instinct. C’est lui qui en souffre aujourd’hui.

Mais cette réflexion, elle ne la confia pas à son mari, sachant trop bien ce qu’il aurait objecté.

Son tout petit garçon la connaissait à peine. Un jour qu’elle eut le caprice, en dépit de Mademoiselle, de lui donner son biberon, il fit une scène et le refusa. Pierre ne laissa pas la chose inaperçue. Scandalisé, il mit son petit doigt en l’air :

— Jacques méchant ! Jacques vilain ! Pierre pas vilain. Aime maman !

Alors le cœur de Geneviève fondait. Cette mère sevrée s’emparait de son trésor méconnu, serrait son tout-petit sur sa poitrine, lui disant ces douceurs qui viennent toutes seules aux lèvres des femmes.

Mais quand arrivait le soir et que Mlle Hedwige s’enfermait dans la chambre voisine pour le petit repas de Pierre et le coucher des deux bébés, la mère qui lisait auprès de son mari aux dernières lueurs de la fenêtre laissait tomber le livre quand elle entendait la voix de son enfant qui disait de l’autre côté de la cloison :

— Maman ! Maman ! Pierre veut maman ! Maman coucher Pierre !

Tout l’être physique de la jeune femme, dans un élan, sous un ressort bondissait à cet appel. Mais elle se dominait. « Je ne suis pas, se disait-elle, sous la dépendance d’un mouvement irréfléchi de la nature. Si je cède ici à Pierre, lui-même en pâtira le jour où j’aurai repris mon service. C’est à moi de décider si je le sacrifierai à mon plaisir, à mon désir d’un jour, de quelques jours de vacances… »

Et puis un soir, elle faiblit à l’appel de son petit enfant. L’instinct vainquit ses raisonnements…

Jusqu’à la fin de leur villégiature manquée, et même après le retour à Paris, jusqu’au bout de son congé qui allait expirer, un peu mécontente d’elle-même, excusant sa faiblesse sur cette hypothèse que, rassasié de ses soins, de ses caresses, en ayant comme une satiété, Pierre ne les demanderait plus quand elle aurait repris ses fonctions de sous-Chef, Geneviève conserva l’habitude de faire dîner et de coucher elle-même son petit garçon tous les soirs.

Denis Rousselière observait sa femme sans qu’on pût deviner ce qu’il pensait.

Elle comptait les jours qui la séparaient de ce retour au Contentieux de Boulogne. Elle s’analysait : « Est-ce que je m’ennuie du bureau ? Est-ce que je redoute d’y revenir après ces trois semaines d’inaction ? » Et au mouvement de plaisir qu’elle connaissait alors, rien que de songer à ce charmant cabinet dans le grand pavillon cubique, elle comprenait à quel point le temps lui durait d’y retourner. Elle pensait au fauteuil américain, à la table de verre, aux armoires et aux cartonniers de chêne clair, aux tableaux surréalistes qui éclairaient les murs de leurs arcs-en-ciel coupés d’équerres diaprées. Elle pensait aux Rédacteurs à qui elle dictait ses ordres. « Bien madame, c’est une affaire entendue, madame, » répondaient-ils en s’inclinant très bas, — principalement les plus anciens qui savaient mieux porter le faix de la discipline et de la hiérarchie.

Deux chefs et quatre sous-chefs dans cette annexe, se réunissaient parfois en conférence au sujet de certaines affaires litigieuses. Les chefs étaient docteurs en droit. Mme Rousselière, elle, n’avait que sa licence. Elle le regrettait. La veille de sa rentrée en fonctions, elle décida d’aller rue du Mont-Cenis rechercher ses vieux bouquins de droit du temps de ses examens, ayant résolu d’approfondir certaines questions qui la trouvaient en infériorité.

— Alors, ma pauvre enfant, lui demanda Mme Braspartz, qui se trouvait seule à la maison, tu reprends demain le collier de misère ?

— Mais maman, repartit Geneviève en riant, ce serait plutôt un collier d’aisance, étant donné ce qu’il me rapporte !

— Oui, mais les frais occasionnés par cette bonne d’enfants doivent être bien lourds, sans compter Mme Poulut. Je crois que, tout compte fait, tu aurais encore un gros profit à demeurer chez toi.

— Voyons, maman, tu n’y réfléchis pas ! Les chiffres parlent tout seuls ! On dirait que tu t’entends avec Denis pour discuter l’opportunité de ma situation ! Se serait-il plaint ici de ma carrière quelquefois ?

— Peux-tu supposer, Geneviève ! Denis est un bon mari, ma fille et qui ne cesse de chanter tes louanges. Au surplus, doux et réservé. Cependant ce sont ces maris-là qu’il est le plus dangereux de contrarier, et non pas ceux qui passent leur colère en cassant la vaisselle ! Avec des hommes comme le tien, le lien brisé se renoue plus difficilement.

— Mais enfin, maman, comment peux-tu penser qu’il puisse y avoir désaccord entre nous ?

Un sourire plissa les yeux de la vieille dame de Quimperlé :

— Ma fille, il n’est pas besoin d’être devin pour savoir que Denis n’aime pas beaucoup ton métier. Voici trois ans et demi bientôt que vous êtes mariés ; lai surpris plus d’une allusion sur ses lèvres à ce sujet. Et, ma foi, je n’ai jamais trouvé qu’il eût tort ; ni toi, raison de le contrarier Sur ce point-là. Car enfin vous êtes des époux mariés seulement la nuit. C’est bien peu pour l’intimité des cœurs.

— Mais maman, nous avons nos soirées, nos bonnes soirées !

— Oh ! mes pauvres enfants ! je parierais cher qu’elles ne doivent pas être bien longues vos soirées, fatigués comme vous l’êtes tous les deux !

— Enfin, quel — danger terrible vois-tu suspendu sur notre union ?

— Mais ma chérie, simplement qu’il t’aimât moins…

Geneviève reçut un choc cruel. Immédiatement l’image de Denise Charleman s’interposa comme dans un film entre la vision de son mari et elle-même. Ah ! elle ne le savait que trop. Le danger était là. L’obsession aussi. On aurait dit que cette Mme Braspartz toute occupée des soins de sa lourde maison, le balai à la main quand ce n’étaient les casseroles, était douée d’une illumination intérieure qui lui révélait l’invisible. Ces perceptions occultes sont communes chez les âmes bretonnes en qui les pressentiments, les presciences, les prémonitions abondent. Mordue aussitôt par la curiosité, le besoin d’éclairer son soupçon, la jeune femme s’écria, feignant le défi :

— Tu crois qu’il aurait cessé de m’aimer, lui, Denis ? Allons donc !

— Ma fille, je ne crois rien. Je crains seulement. Il ne faut pas se fier aux eaux dormantes.

Geneviève respira. Mme Braspartz avait parlé dans l’abstrait. Il n’était pas question de Denise. Sa mère n’avait rien deviné de précis !

— Comme je suis devenue jalouse ! pensa-t-elle seulement.

Et délivrée de son inquiétude, elle se rendit à son ancienne armoire de jeune fille où les garçons avaient mis du désordre et où elle eut quelque peine à retrouver ses bouquins de Droit. Sur la route du retour, des sentiments assez incohérents agitaient son cœur. Le premier l’emportait avec une secrète frénésie vers le cabinet où elle siégerait demain, où elle reprendrait sa vraie personnalité si effacée, si estompée dans les petits tracas de la maison depuis trois mois ! Mais un autre mouvement plus secret, aux plus creux d’elle-même, la rejetait avec une légère angoisse vers les puissances mystérieuses de ce foyer dont elle allait se délier par force : son tout petit bébé si attendrissant de faiblesse, son petit Pierre qu’elle ne déshabillerait plus le soir, qu’elle ne balancerait plus dans ses bras maternels… Denis !… Ah ! Denis !…

Elle voulut marquer d’un petit signe affectueux ce dernier repas de son congé. « Je suis sûre, se dit-elle, que Denis ya me rapporter des fleurs. Moi, je vais choisir quelques gâteaux ! » Et craignant d’arriver la dernière, c’est en toute hâte qu’en sortant du métro elle fit un détour vers la pâtisserie.

— Monsieur est-il rentré ? fut la première chose qu’elle demanda à Mme Poulut.

— Non, Madame, Monsieur a fait comme Madame ; il s’est mis un peu en retard.

Mais une petite voix triomphale s’écria dans la chambre des enfants :

— Maman ! C’est maman !

— Oui, mon trésor ! c’est maman qui arrive pour te déshabiller.

Le gros poupard était assis raisonnablement à sa petite table et mangeait seul sa bouillie pendant que Mlle Hedwige arrangeait Jacques au fond de son berceau.

— Je m’occuperai encore de Pierre pour la dernière fois ce soir, décréta Geneviève.

Mademoiselle fit la moue, mais elle ne protestait plus, sachant que sa revanche approchait.

Pour Geneviève, assise sur une chaise basse, le buste penché en avant, les deux bras tendus, elle lançait à son petit enfant l’appel éternel des mères. Une fraîche cascade de rires lui répondait et Pierre se précipitait à corps perdu vers ces bras en berceau qui allaient se refermer si délicieusement sur lui.

— Pauvre chéri, dit-elle en le serrant, tu ne te doutes pas que c’est la dernière fois !

Car au Contentieux sa fonction la retenait à son bureau bien après le départ des employés, et Pierre dormirait demain soir à l’heure où elle rentrerait.

Et elle le mangeait de caresses que Mlle Hedwige affectait de ne pas regarder comme s’il se fût agi de baisers coupables.

Quand il fut au lit et qu’il fallut le quitter, on vit « Mme Sous-Chef » s’en aller à reculons vers sa chambre pour voir son petit jusqu’au bout et lui faire de la main de longs « au revoir ! »

Denis n’était pas rentré.

Geneviève, tout en feuilletant les livres de Droit rapportés de Montmartre épiait, inquiète, les bruits de l’ascenseur. Quand huit heures et demie sonnèrent, elle s’accorda le droit d’être affreusement alarmée. Un accident stupide de la rue, le choc d’une motocyclette folle, la roue d’une auto, le tram qu’on veut prendre en marche et qui vous traîne, ce sont chaque jour à Paris des réalités…

— Oh ! Denis ! Denis ! soupirait-elle avec une passion que la crainte de le perdre déchaînait sans entraves.

Ce fut à neuf heures seulement qu’elle entendit ce grattement léger d’une clef dans la serrure qui peut être tellement ineffable quelquefois ! Elle ouvrit la porte de l’antichambre. Denis s’y défaisait de son pardessus, il avait le visage un peu défait, les paupières rougies.

— Comme tu m’as fait peur ! murmura-t-elle.

Il hésita quelques secondes, puis délibérément, pareil à quelqu’un que l’on pousse à bout :

— Tu m’excuseras. J’étais chez les Charleman.

Geneviève reçut sans rien en laisser paraître le choc de cette phrase. Depuis la terrible soirée où il lui avait avoué cette confiance un peu équivoque, cet abandon de son âme qu’il faisait à Denise, les vacances étaient survenues qui avaient émoussé dans le cœur de la jeune femme l’acuité de la banale jalousie, D’un commun accord, ces deux êtres aussi subtils et délicats l’un que l’autre s’étaient interdit de revenir sur cette pénible confession. Grande sagesse dans un pareil cas où le vrai remède est le silence. Mais voici que pour une seule phrase de Denis, toute l’amertume refoulée jaillissait de plus belle. Denis arrivait tout frémissant encore d’un entretien ou il avait porté à une femme étrangère les secrets d’un cœur qui n’appartenait qu’à elle Geneviève. Il pouvait toujours renouveler ses protestations de fidélité : « Il n’aimait que Geneviève. L’autre n’était qu’une petite fille bien raisonnable qui lui montrait sa voie lorsqu’il se sentait par trop troublé. » Geneviève n’en constatait pas moins qu’elle ne suffisait plus à sa vie intérieure. Or, pour une femme comme elle, cette restriction équivalait à une ruine de son pouvoir sur celui qu’elle aimait.

— Tu es retourné vers Denise ? dit Geneviève, en s’efforçant d’être très calme. Pourquoi ?

— Je ne m’étais pas engagé à ne pas la revoir. D’autant qu’il y a près d’elle mon meilleur ami, Charleman lui-même.

— Charleman, tu peux le rencontrer à loisir au ministère.

— Je l’admets. Pour Denise, vois-tu, ma pauvre chère femme, il fallait que je lui parle ce soir, J’étais trop bouleversé.

— Pourquoi bouleversé ?

— Ah ! ne me le fais pas redire ! N’est-ce pas demain que tu quittes à nouveau la maison ? Jusqu’aujourd’hui, j’avais encore espéré que tu prendrais enfin une autre décision. Que tu envisagerais ta place ici, et que disparaîtrait cette Hedwige que Pierre et moi nous détestons autant l’un que l’autre. Oui, à certains indices, je ne sais pourquoi je m étais mis en tête que tu me ménageais cette surprise…

— Toujours ton imagination de méridional ! Alors voyant que la dernière minute arrivée je ne parlais pas de démission il fallait bien que tu ailles chercher un appui, un réconfort dans ta déconvenue près de ta confidente, ta meilleure amie, la femme qui possède les secrets de ta conscience ? Et peut-on savoir ce qu’elle t’a conseillé, et quels ordres tu as reçus d’elle pour guider ta conduite vis-à-vis de moi ?

— Mais… Geneviève… quelle personnalité importante prêtes-tu donc à cette pauvre gosse de Denise ? Tu la vois édictant pour moi des règles de vie ? faisant l’importante ? jouant l’Égérie ? Ah ! ma pauvre femme, c’était bien plus simple que cela ! Tu veux savoir ce qu’elle m’a dit. Tu le veux ? Eh bien ! d’abord, elle a ri, ri comme une petite fille. Elle s’est un peu moquée de moi parce qu’ayant le bonheur de t’avoir pour compagne, toi la femme la plus douée de tout le ministère, je voudrais te traiter comme n’importe qui. « Ah ! j’aurais voulu vous voir empêtré d’une pauvre créature comme moi ! » s’est-elle écriée. « Vous vous seriez copieusement embêté, mon pauvre Rousselière ! Songez à ce qu’est pour un homme la société, le commerce journalier d’une créature comme Geneviève dont on n’a jamais fini de faire le tour ! » Elle a même ajouté : « Vous ne méritiez pas votre bonheur, puisque vous ne savez pas le goûter. » Puis ensuite, elle m’a dit des choses plus profondes qu’il ne faut pas vouloir adapter toutes les modalités de la vie à sa conception du bonheur mais au contraire modifier sa conception du bonheur selon les formes de sa vie.

— Tu as pleuré, Denis, je le vois à ton visage. J’ai de la peine que tu sois allé pleurer près d’une autre femme.

— Est-ce que je pouvais pleurer près de toi, qui n’aurais pas compris ?

— J’ai beau n’être pas jalouse, te voir ouvrir ton cœur intime à la petite Mme Charleman ne peut m’être très agréable.

— Je t’offre ma sincérité, la plus grande marque d’estime et d’amour qu’un mari puisse donner à sa compagne.

Ils dînèrent en silence. La joie que Geneviève avait jusqu’ici trouvée dans la perspective de rejoindre son luxueux cabinet du Contentieux s’était éteinte. Pour la première fois depuis trois ans et demi, le désir qu’avait son mari de la voir démissionner agissait sur elle, non plus comme un caprice de celui-ci, mais comme un cas de conscience présenté par elle-même.

Le retour de Mme Rousselière au Contentieux prit très discrètement, très délicatement un aspect de fête. Il y avait de belles roses dans un vase sur sa grande table de travail. Le vieil huissier imposant du Directeur, avec sa chaîne, ses écussons d’argent au col, sa forte corpulence et ses cheveux blancs rejetés en arrière, se pencha confidentiellement pour lui dire quand elle arriva :

— De la part des garçons de bureau.

— Oh ! S’écria Geneviève, comme c’est gentil ! comme je suis touchée !

Ses yeux luisaient de plaisir ou d’émotion, on ne savait. D’ailleurs, tout le monde lui faisait fête. Elle avait été suppléée durant son congé par le chef, aidé d’un rédacteur venu du Ministère. Tout le jour, elle travailla en collaboration avec celui-ci, qui lui exposait les affaires en cours. C’était un jeune Parisien assez complimenteur et aimant à plaire. Il admirait la vivacité d’esprit de Geneviève qui, à la lecture d’une ou deux pièces du dossier, reconstituait tout le corps du litige. « Mais vous êtes étonnante, madame ! Vous avez compris avant qu’on vous dise un mot ! » Geneviève, ravie au fond, disait que c’était simplement une grande habitude des affaires administratives. Qu’il n’était que de commencer jeune.

À la sortie de midi, le chef vint la complimenter pour l’heureuse naissance de son enfant. Elle dit avec un grain d’orgueil que c’était son deuxième garçon. Le chef s’exclama que les femmes étaient admirables, sans qu’on sût si c’était de mettre au monde deux fils ou de siéger en même temps avec autorité au bureau du Contentieux. Elle n’en finissait pas de serrer des mains et de recevoir des congratulations que le charme personnel de cette belle jeune femme, d’abord si sympathique, rendait plus chaleureuses dans leur sincérité.

En moins de dix minutes, elle avait atteint la maison, pressée de retrouver ses deux petits chéris. Mais là, une déconvenue l’attendait. Ce fut l’austère Poulut qui lui ouvrit la porte et qui lui déclara à l’instant où la jeune femme ôtait son chapeau dans l’antichambre :

— J’annonce à Madame que je m’en vais. Tant que Madame était là, cela pouvait encore marcher avec la demoiselle, la… la… nurse comme vous dites. Maintenant que Madame a repris son boulot je ne me sens pas d’humeur à tourner comme un toton sous les ordres de cette méchante fille, qui ne me permet même pas d’embrasser à mon plaisir mon cher trésor, mon petit Pierre. Même pas de le soulever dans mes bras. Les bas ouvrages, c’est bon pour moi. Mais une caresse d’un petiot que j’ai autant dire élevé, c’est trop pour Mme Poulut. Et bien ! Mme Poulut à compris. Elle va s’en aller. Ça lui sera dur, mais chacun a sa dignité. Madame saura faire la part des choses.

— Poulut, répondit à ce discours, Geneviève consternée, vous me désolez. Lorsque je quittais la maison, ma sécurité c’était de vous savoir près de Pierre pour tempérer les sécheresses de Mille Hedwige. Vous étiez si bonne pour lui que j’étais plus tranquille. Vous partie, que va-t-il devenir ? Patientez encore quelque temps…

— Non, Madame. Ce que Mme Poulut a dit est dit. Je retrouverai peut-être une autre place auprès de jeunes enfants. Je ne retrouverai pas un autre Pierre. Tant pis. Chacun a sa dignité. Je ne subirai pas plus longtemps Mademoiselle.

C’était une catastrophe. Cette espèce de gendarme poilu et moustachu, à l’air terrible, était irremplaçable pour le dévouement aux enfants et la grande sagesse de vieille femme avec laquelle on la voyait diriger leur petite conscience. Tout ce que Geneviève obtint fut qu’elle fît ses huit jours — car elle entendait bien partir sur-le-champ.

À peine retournée à son bureau, dès ce premier après-midi, la jeune femme dut donc téléphoner à son chef pour l’avertir qu’une course urgente l’appelait à Paris dès cinq heures. Quelle humiliation pour elle que cette irrégularité dans le service ! Et le premier jour de sa rentrée en fonctions ! Mais le comble fut que de son expédition dans les bureaux de placement elle rentra les mains vides, c’est-à-dire sans avoir trouvé une cuisinière acceptable — car il s’agissait bien d’une cuisinière. Mademoiselle l’avait nettement signifié : « Je ne veux pas d’une personne qui se mêle avec moi des enfants. Je vous prie, Madame de bien poser vos conditions : la nouvelle servante ne sortira pas de la cuisine, sauf le matin pour le ménage. »

Quatre fois durant ces huit jours, Geneviève, à sa grande confusion, dut renouveler ses absences du bureau. À la fin de la semaine elle ramena une jeune femme veuve et sans travail. Encore l’avait-elle trouvée chez un commerçant du quartier.

Alors Poulut s’en alla.

Ce fut un petit drame assez désolant. Lorsque coiffée d’un drôle de chapeau et sa valise à la main elle vint dans la chambre des enfants faire ses adieux à Pierre, il comprit qu’elle partait et rugit qu’il ne le voulait pas. Mlle Hedwige déclara que c’était là une scène regrettable et complètement inutile. Geneviève le pensait également mais n’avait pas osé le dire par égard pour le dévouement de Mme Poulut, au départ de laquelle il convenait d’accorder certains effets tragiques. Néanmoins, le désespoir de son petit garçon lui creva le cœur. Et brusquant les adieux de la vieille femme dévouée qui partait chassée par le système et les principes d’une jeune fille de bonne volonté, elle prit son fils et l’emmena dans sa chambre pour le calmer.

— Mon pauvre petit, lui disait-elle tout bas pour se consoler elle-même bien plus que pour consoler cette peine enfantine, je ne veux pas que tu sois malheureux. Voyons ! tu es un petit garçon gâté ! Tu retrouves le soir un papa et une maman qui t’adorent. Tu as une jolie chambre, de beaux joujoux. Mademoiselle est gentille…

Mais là son fils l’arrêta, — suivant point par point les phrases berceuses par lesquelles cette mère endormait sa propre inquiétude, il n’accepta pas la dernière.

— Non, pas gentille, Mademoiselle. Méchante Mademoiselle, Très méchante !

Ce fut pour Mme Sous-Chef ce qu’est pour un commerçant le premier signe irréfutable qui apparaît de la faillite : malgré sa bonne volonté, ses tours de force incessants, le premier point de son programme qui était le bonheur, le bienêtre, la douceur de vivre procurés à ses enfants, à ce petit Pierre surtout dont l’organisme spirituel était déjà si développé et la sensibilité si vive, oui ce point principal qui lui tenait le plus au cœur accusait un terrible déficit. Pierre souffrait ; d’une façon chronique aurait dit un médecin ; alors que né dans le plus simple foyer d’une femme du peuple, bercé, choyé, entouré dans la chambre commune il se fût épanoui. Pour le tout petit qui annonçait une nature identique, il en serait de même.

Toute la consciente sagesse de Geneviève, l’ordonnancement si méthodique de sa vie avait abouti à ce premier résultat de créer à ces petites âmes si délicates un début de vie douloureux.

Il y avait peut-être un remède : toutes les jeunes filles dressées par de savants médecins à l’élevage des jeunes enfants n’avaient pas le tempérament obtus et entier de Mlle Hedwige. Les Rousselière n’avaient pas eu de chance. Il leur était alloué en partage une personne systématique, aux vues bornées. Il en était assurément de joviales, de charmantes et qui ne possédaient pas un horaire en guise de conscience. Mais n’aurait-il pas fallu changer, en même temps que la gouvernante, la nature frémissante de Pierre, ce petit-fils du félibre ? Le mal venait moins de la pauvre Hedwige, fille de bonne volonté, que des exigences de ce petit enfant passionné.

Et ici, par le rapprochement même qui s’imposait à ses yeux entre le petit garçon et Denis lui-même, Geneviève revoyait cette figure un peu dolente du jeune mari où les yeux ne pétillaient plus comme autrefois d’un soleil intérieur, et elle était bien forcée de se demander : « Et lui, est-il heureux ? Et s’il l’était vraiment irait-il chez Denise ? »

Et elle réfléchissait qu’elle-même, au Contentieux, avait plaisir à bavarder avec le jeune rédacteur qui l’avait remplacée lors de son congé et que c’était bien la dernière chose dont Denis eût pu être jaloux. Puis, là-dessus elle regarda sa montre. Il n’était que quatre heures. Elle avait le temps d’aller faire acte de présence au bureau. Elle s’habilla rapidement, et, après avoir donné des ordres à la nouvelle cuisinière, partit avec une hâte, un contentement ineffable, vers cet asile de sa vie sereine, de sa vie intellectuelle qui ne connaissait pas d’orages, pas d’embûches, pas de doutes, pas de cas de conscience terrifiants.

Si l’on peut appeler bonheur, pour un être, le contentement dans l’harmonie entre la vie extérieure et la vie intérieure, Geneviève Rousselière sous-chef à trente ans, mariée au plus tendre des compagnons, mère de deux petits enfants robustes et bien faits, connaissant toutes les joies de l’amour-propre, d’une robuste santé, d’une relative aisance n’était pas heureuse.

Le spectre de la faillite, la faillite d’un bonheur dont elle avait construit le rêve pour les siens, surgissait à chaque instant des événements mêmes de sa vie. Ainsi le soir, après la fermeture des bureaux, alors que l’imposant pavillon de pierres blanches et de briques roses s’était vidé de ses employés, une sorte de fatalité la retenait à son cabinet. Tantôt une conversation téléphonique avec le chef, avec les bureaux de Paris. Tantôt un appel du Directeur. Tantôt un visiteur. Et s’il faut tout dire, même lorsqu’une circonstance inopinée ne survenait pas pour la clouer à son fauteuil, une certaine langueur, une paresse formelle à quitter ces lieux qui lui plaisaient tant, l’engourdissait, lui faisait entreprendre une des besognes du lendemain sous le prétexte du zèle toujours nécessaire. Si bien que, à peu près quotidiennement, elle ne rentrait chez elle qu’après son mari, revenant lui du centre de Paris.

Alors elle trouvait Denis accoudé au balcon du studio. L’automne sévissait déjà. C’était le plein crépuscule. Les frondaisons des bois de Saint-Cloud et de Meudon, rousses et cuivrées, semblaient parcourues d’un terrible frisson. Un brouillard montait de la Seine.

— Qu’est-ce que tu regardes ainsi, chéri ? lui demandait-elle.

— Cette mélancolie… répondait-il, la main tendue vers le grand panorama inscrit dans la baie de cette pièce si claire.

Elle avait un petit sourire indulgent comme on en a pour les poètes, ces gens ennuyeux que la vie déçoit toujours.

D’ordinaire, Mlle Hedwige, pour prévenir une offensive de la mère, accourait alors victorieuse :

— Que Madame n’entre pas. Les enfants dorment.

Mais un soir, Mademoiselle eut beau affirmer que Pierre dormait, Geneviève entendit formellement ses cris. Elle se précipita.

— Madame a grand tort d’y aller, déclara la jeune fille, fort contrariée, Madame démolit toute ma pédagogie.

— Vous n’empêcherez pas une mère… s’écria Geneviève.

Mais, sur le seuil de la pièce, elle s’arrêta net en voyant l’enfant dans son petit pyjama rose, effondré sur le pan de bois de son lit, suffoquant de trop âpres sanglots.

— Mon pauvre trésor ! lança Geneviève, qui le saisit et le ramena dans ses bras jusque dans sa chambre.

Bercé, câliné, caressé, ce corps puéril, si plein déjà de forces terribles, s’apaisa progressivement, tandis que redoublait chez la mère la curiosité de ce qu’il y avait eu.

— Mlle Hedwige a été méchante envers Pierre ? interrogea-t-elle, pleine de passion et de sourde colère contre Mademoiselle.

Pierre ne pouvait encore articuler quoi que ce fût de son vocabulaire restreint, mais il secouait la tête avec une sorte de frénésie, comme s’il défendait son petit point de vue propre à lui, pauvre bébé brimé.

— Mamoiselle Hedwige pas méchante ! finit-il par dire à la longue, quand le doux mouvement de roulis que lui imprimait sa mère eut ensommeillé ses violences.

Mais il ajouta terriblement :

— Maman méchante. Maman plus coucher Pierre. Maman vilaine. Pierre aime plus maman !

Cette fois la grande Braspartz, l’as du Ministère, Mme Sous-Chef, comparaissait devant son plus terrible juge. Elle fut comme écrasée, réduite au silence. En somme, cette vague de reproches, soulevée dans la petite âme d’un bébé véhément, se traduisait par ceci : Tu n’existes pas entièrement pour moi. Tu es toi-même d’abord par le culte de ta personnalité. Moi, j’exige d’être tout pour toi.

— C’est exactement comme Denis, ne put-elle s’empêcher de conclure. Et lorsque le petit Jacques prendra conscience de ses désirs, de ses exigences, et si j’ai d’autres enfants, ils seront tous ainsi comme une meute autour de moi à me tracer le cercle de feu de leurs besoins, de leurs appétits, de leur avidité dont ils voudraient me faire prisonnière. Mais cependant, bien que je me sente la servante de leur bonheur à tous dont j’ai en main la responsabilité, je possède il me semble encore le droit de vivre et d’aller jusqu’au bout de moi-même !

Tout en berçant sur ses genoux l’agitation de son petit garçon, elle regarda l’heure :

— Denis est chez Denise, je suppose, se déclara-t-elle, en voyant qu’il avait encore dépassé le moment normal du retour.

C’était une imagination qui lui était toujours douloureuse, bien que, par largeur d’esprit, par supériorité d’intellectuelle, par horreur du lieu commun dans le sentiment, elle se prétendît affranchie de toute jalousie sur ce point-là, désormais. Ainsi dans le même instant ses deux plus grands amours accusaient autour d’elle ce repli simultané, on eût dit concerté, qui la laissait comme entourée d’un vide vertigineux.

Il lui restait son cabinet du Contentieux, avec les roses des garçons de bureau un peu flétries maintenant dans le vase mais qu’elle avait défendu qu’on jetât, la clarté, la sérénité de cette belle pièce revêtue de boiseries claires, comme un appartement de jeune reine dans un palais, et les compliments — un peu outrés — du chef…

Un gros soupir se forma dans sa poitrine serrée d’une dramatique tristesse. Sur ses genoux son petit garçon apaisé jouait négligemment busqué derrière le quant-à-soi mystérieux d’un homme — avec les perles qui garnissaient la robe de sa mère.

— C’est très mal, Pierre, de ne pas aimer sa maman, dit-elle enfin.

— À présent, Pierre aime maman !

— Pierre aime maman parce que maman l’embrasse. Un petit garçon gentil aime sa maman même quand elle ne l’embrasse pas.

— Et un petit garçon gentil, il aime aussi Mlle Hedwige ?

C’était une question de casuistique que posait là sa petite conscience dans l’éveil même de son matin.

— Mais oui, dit Geneviève qui ne put retenir un élan de passion maternelle vers tant de fraîche lumière humaine et l’embrassa convulsivement ; un petit garçon gentil aime toujours sa gouvernante.

— Alors Pierre n’est pas gentil.

Un pas retentit. La mère frémit que ce ne fût l’indésirable Hedwige venant réclamer sa proie. Mais non. C’était le retour du jeune mari qui ouvrit bientôt la porte de la chambre.

— Pierre est-il malade ?

— Non, dit Geneviève sans explication. Il vient seulement de faire une scène. Et toi, mon ami, tu t’es encore un peu attardé chez les Charleman ? Rousselière, surpris par l’air si singulier qu’il lui voyait, demeura plusieurs secondes avant de suivre sa question. Il était comme devant un visage qu’on ne parvient pas à reconnaître. Il finit par dire légèrement :

— Hé non ! je n’étais pas chez les Charleman, voyons ! Mais voilà notre camarade Clément a su ce matin qu’il allait être inscrit au tableau. Et nous étions là trois vieux amis qu’il a emmenés à l’apéritif à la sortie de ce soir, pour fêter l’aubaine.

— Ah ! Clément va être au tableau ? répéta Geneviève, ressaisie tout à coup par l’ambiance bureaucratique, très intéressée malgré tout par la nouvelle et supputant les années de travail de leur camarade au ministère Mérite ? Piston ?

— On dit les deux, repartit Denis qui n’aimait pas jouer les mauvaises langues. Et pendant ce temps, ajouta-t-il, Mme Sous-Chef seule ici échafaudait un petit roman sur mon retard, l’imputait au pouvoir dangereux d’une femme dont elle a tout à craindre…

— Ah ! fit la « grande Braspartz » avec un mouvement de révolte, ne plaisante pas sur ce sujet, Denis, il m’est pénible.

Il y eut ensuite un long silence pendant lequel Denis se défaisait de ses vêtements du dehors. Sa femme continuait de bercer l’enfant qui s’apaisait complètement sur ses genoux et peu à peu glissait au sommeil. Lorsque, les lèvres mi-ouvertes, il cessa presque de rendre visibles les signes de respiration et que la fraîcheur de sa chair eut pris l’immobilité d’un végétal où se fût caché un immense mystère, Geneviève, avec mille précautions, se leva et l’emporta vers la chambre où Hedwige lui fit un accueil ennemi. Sans y prendre garde, elle posa son fils dans son lit. Il ouvrit les yeux, la vit, les referma dans la béatitude.

Le lendemain, elle avait été seule à table au déjeuner, Denis, depuis la mauvaise saison, retournant chez sa mère pour le repas de midi. La veuve du poète récupérait ainsi quelque peu son bien perdu. Geneviève qui, ce jour-là exigea que Pierre vint jouer avec elle au studio, dès qu’elle fut sortie de table, fit avec un demi sourire une comparaison entre les deux maternités blessées et frustrées qui se dédommageaient ainsi par des reprises individuelles.

Une certaine violence dans la joie qu’avait le petit garçon l’enchantait. Elle y décelait un des traits bien personnels du caractère de Denis, cette véhémence par exemple qu’il montrait dans le moindre de ses petits plaisirs comme dans son chagrin le plus bouleversant. Ce serait un Rousselière. Il apparaissait que le petit frère eût plus de sang breton. Elle préférait retrouver son mari qu’elle-même dans sa progéniture. Agenouillée par terre au côté de ce petit-fils de félibre, elle remontait sans se lasser le ressort intérieur d’une petite auto mécanique qui tournait ensuite en rond comme une folle pour aller immanquablement buter à tous les meubles et se retourner sur le dos, encore épileptique. Ivre de bonheur pour cette partie de plaisir offerte inopinément par une mère fugitive, l’enfant trouva mauvais qu’elle prît fin. Mais Geneviève sut lui faire comprendre qu’elle se renouvellerait, et promit même de rentrer assez tôt le soir pour le mettre au lit. La nurse, mortifiée, entendit également une leçon. Et Mme Sous-Chef se mit en route avec un léger retard pour le Pavillon de Boulogne.

Elle n’était pas au milieu de la place qu’elle rebroussa chemin jusqu’à l’immeuble. Après tout, elle avait le temps ! Son poste lui laissait bien des libertés ! Et puis, pourquoi se gêner ? Personne ne lui ferait d’observation si elle ne prenait possession de son fauteuil qu’à deux heures et demie.

— Monsieur, demanda-t-elle au concierge, est-ce que votre petit appartement du troisième se trouve toujours libre ?

— Non, je l’ai loué depuis six jours, dit le préposé. Mais j’en ai la réplique au quatrième, avec une plus belle vue et qui correspond un peu à celui de Madame. Madame Rousselière veut-elle le visiter ?

— Oui, dit Geneviève d’une voix bien assurée. J’aimerais le voir.

— Si quelqu’un en a envie, dit dans l’ascenseur le concierge, qu’il se dépêche, car l’affiche ne restera pas longtemps en l’air. De si belles petites pièces, avec du papier de première ! L’eau courante chaude et froide ! Vide-ordures automatique…

… Il n’avait pas fini de le décrire qu’on l’avait atteint. La porte fut ouverte sur une enfilade de petites pièces vides. C’était très exigu. Une drôle de chambre en forme d’équerre (carré qui trouvait son complément dans l’appartement voisin à l’angle de l’immeuble), une autre plus normale, une salle à manger assez vaste, une cuisine semblable à celle des Rousselière.

— Et comme loyer ?

— Ces appartements-là, déclara le concierge qui se donnait des airs d’augure, c’est la moitié sou pour sou de ceux du type de Madame.

— Je vous remercie beaucoup, dit Geneviève impassible.

Un quart d’heure plus tard, encore un peu essoufflée, elle siégeait à sa table de sous-Chef dont les garçons avaient enfin fait disparaître les fleurs défraîchies. Sur le buvard, deux gros dossiers envoyés par son chef attendaient, pleins d’inconnu — d’intérêt surtout pour elle. Son métier l’amusait. Chaque affaire nouvelle soulevait sa curiosité, son désir de voir juste, de discerner qui avait raison : l’État ou le particulier. Aujourd’hui pourtant, elle ne se pressa pas de desserrer la sangle qui liait cette masse de papiers. Sa belle main longue, délicatement charpentée, où brillait l’anneau d’or qu’y avait un jour passé Denis jouait, avec de longs retardements sur leur surface parcheminée où s’étalait un titre en belle ronde : un seul mot. Ici, « Terrains ». Là, « Alluvions ». Un grand silence régnait dans tout le Pavillon. Un léger bruit de pluie sur les feuilles de marronniers venait du petit parc…

— Mon Dieu, mon Dieu ! murmurait-elle d’une voix qui ne vibrait pas, est-ce que je n’éprouverai pas de tout cela un regret mortel ? Est-ce que mes journées ne seront pas interminables ? Est-ce que l’ennui n’empoisonnera pas ma vie ? Est-ce que je conserverai mon équilibre, ma saine raison dans ce désœuvrement intellectuel ? Est-ce que ma maison que j’aime tant retrouver aujourd’hui, libre et maîtresse de moi comme je le suis, ne m’apparaîtra pas comme une prison que je haïrai et dont force me sera de m’évader ? Ou bien est-ce que mon amertume ne se retournera pas contre mes tyrans, ceux qui m’auront défaite, vaincue, réduite à leur pouvoir, eux, les deux tout petits, inconscients ; Lui, le grand, dans la plénitude de sa vigueur, qui prétend avoir autant de droits qu’eux mon sacrifice, à tous mes renoncements, à ma présence assidue, à la totale abnégation enfin que la faiblesse enfantine des autres pourrait être fondée à exiger.

— Essaye, disait, elle ne savait d’où, une voix en sa conscience.

— Oui, continuait-elle. Est-ce qu’il n’y a pas en moi des forces inconnues qui se réveilleront et s’en prendront aux auteurs d’un tel dessein, et leur réclameront leurs dettes vis-à-vis de moi, car ils m’auront tout dérobé, ma chair, mon sang, mon cerveau, mon plaisir de vivre, ma liberté, mes activités et, ce à quoi je tenais le plus, ma personnalité ! Est-ce que malgré moi tout cela ne s’insurgera pas un jour pour dresser contre eux des barricades terribles ?…

Sur sa table de verre un chuchotement nasillard, à peine perceptible retentit. Un petit personnage parlant avait dit quelque chose. C’était le téléphone. La main qui portait l’alliance de Denis s’empara de l’écoutoir…

— Madame Rousselière, murmurait aimablement le chef, avez-vous pu prendre connaissance des dossiers que j’ai fait déposer sur votre bureau en votre absence ?

Elle fut d’abord décontenancée, mais opéra vite le rétablissement : sa main droite dessanglant les paperasses pendant que la gauche soutenait l’écoutoir, elle amusa un instant le patron par une histoire de son petit garçon qui l’aurait apparemment retardée, tandis que ses yeux, d’une si singulière acuité, parcouraient à la volée. les feuillets de la première liasse. « Terrains ». En cinquante secondes, grâce à sa puissance de vision, elle avait pris par cinquante points contact avec les documents et savait de quoi il s’agissait.

— D’abord, dit-elle d’un ton assuré, il me semble que le rapport de l’agent-voyer est lumineux.

— Je suis tout à fait de votre avis, dit le chef de bureau. Ce rapport est un modèle.

— … Mais avant de vous exposer mon impression. sur cette première affaire, — je ne parle pas du dossier « Alluvions » que je n’ai pas encore eu évidemment le temps d’ouvrir, je vous demande encore une heure.

— Accordé, voyons chère madame ! ou plutôt, je vous en prie, prenez tout le temps que vous voudrez. Vous savez bien quel hommage je rends à votre application consciencieuse…

Geneviève raccrocha avec un petit sourire désabusé, un mouvement de l’épaule pareil à celui d’un porteur de faix qui se décharge. Ses lèvres murmurèrent sans voix :

— Dans un mois, tout pourra être démoli. Ici, c’est le camarade de Denis, celui qui est au tableau depuis trois ans, qui prendra la place, très vraisemblablement. Un peu lourd d’esprit, mais sérieux. Mlle Hedwige liquidée, Ouf !… L’emménagement dans l’appartement restreint du quatrième pourra se faire à demi-terme, le 15 novembre. Tête du concierge quand il verra cette chute des Rousselière ! Le dernier palier, l’exécution de là cuisinière, pourra être atteint avant le 1er janvier. Alors ce sera la bienfaisante torpeur du travail manuel qui sauvera la situation, étouffera clandestinement les vieux regrets, les rêves mirifiques, endormira les brûlures de l’orgueil rongé — comme chez maman. Petite fille, autrefois, j’avais toujours, paraît-il, une chanson aux lèvres. Je retrouverai les chansons bretonnes, pour chanter en travaillant comme les bonnes et les peintres en bâtiment. Les journées s’étireront ainsi jusqu’aux deux retours quotidiens de Denis. À cette pensée de Denis qui serait placé bientôt devant la réalisation de son idée fixe, Geneviève eut au cœur une petite secousse.

À vrai dire, son vainqueur, dans la défaite présente, dans son abdication qui lui paraissait si peu glorieuse, ç’avait été le petit Pierre et non pas celui qui avait combattu près de quatre années sans l’obtenir. C’était de ne plus pouvoir admettre le chagrin de son petit garçon qu’elle se rendait. Mais quelle serait la réaction de son mari devant l’accomplissement de son passionné désir ?

Est-ce qu’il était temps encore ? Est-ce que Denise Charleman ne lui avait pas jeté des chaînes déjà incrustées dans son être quoique bien subtiles ? Est-ce qu’il comprendrait la tragédie silencieuse du cœur de sa femme, et que ce métier à quoi elle renonçait lui collait pourtant à l’existence comme la peau aux os ?

Est-ce qu’elle connaîtrait encore de lui l’abandon absolu d’autrefois, et ces expressions continuelles et charmantes d’une passion dont elle était loin de se sentir lasse ? Est-ce qu’il ne trouverait pas son sacrifice tout naturel ? Enfin, est-ce qu’il n’était pas trop tard ?

Elle eut un petit frisson de doute, de désespoir. Tout perdre, — et ne rien gagner peut-être ! Et pas une lumière autour d’elle, hormis celle de Dieu qu’elle avait implorée mais qui ne se faisait pas encore sentir objectivement.

Elle ouvrit le dossier « Terrains », déploya une série de plans du géomètre-arpenteur et de l’arpenteur-vérificateur, avec les feuilles de conclusions des experts. Qu’était devenu le temps où plus une affaire était ardue, plus elle excitait ses méninges ? Aujourd’hui cet enchevêtrement d’intérêts opposés, ceux de la commune, ceux des particuliers, ceux de l’État — dans l’espèce, les siens — lui semblait inextricable.

— Je connais bien un grand sage, se dit-elle à point nommé (et il ne s’agissait pas de terrains communaux), qui pourrait me donner l’impulsion définitive en avant ou en arrière, avant d’abandonner une piste qui me tient encore si fort. Un grand sage qui ne parle pas beaucoup mais qui ne s’est jamais trompé. C’est mon vieux papa, cette âme de navigateur tombé dans la basoche. Les gens ne connaissent en lui que la basoche. C’est l’envers de lui-même. L’endroit reste toujours cette sensibilité des marins à la vue profonde. Il pense beaucoup plus qu’il ne parle. Je l’ai vu nous regarder si souvent, Denis et moi, quand nous dînions rue du Mont-Cenis ! J’aurais tant voulu savoir ce qu’il pensait à notre sujet ! Mais voilà : comment lui arracher sa vérité ?

Une heure plus tard, elle sautait dans un taxi pour se faire conduire à l’étude paternelle dans le huitième.

Son père eut certainement un grand choc au cœur en la voyant entrer, à cause de cette crainte instinctive d’un malheur menaçant que le Breton porte en soi. Mais il l’embrassa en lui disant : « Bonjour, ma petite fille ! » aussi tranquillement que s’il eût attendu sa visite. Et quand il eut demandé les nouvelles d’usage, voyant que tout le monde se portait bien, il repartit :

— Je suis bien content, alors.

— Mon vieux papa, déclara Geneviève à ce moment, je ne t’ai pas souvent demandé ton avis jusqu’ici, ayant l’habitude de trancher moi-même les questions qui se posaient devant ma route. Mais celle qui se présente aujourd’hui à moi entraîne de telles conséquences que j’hésite encore. Il s’agit ni plus ni moins que de savoir si je vais ou non demeurer dans l’Administration.

Elle crut qu’il allait sursauter. Il demanda seulement, sur ces notes chantantes de l’accent breton qui sont si péremptoires, qui vont si loin au delà des mots prononcés qu’elles contiennent la réponse affirmative à la question posée :

— À cause de ton mari ?

— Oui, à cause de Denis et aussi de mes petits garçons.

Et il y eut un silence bien lourd.

M. Braspartz ne demanda pas d’explication à Geneviève sur les exigences que Rousselière aurait exprimées à ce sujet, sur les conflits probables qui avaient amené la jeune femme à cette extrémité. Il prenait la question telle qu’on la lui présentait, faisant lui-même le point dans les laboratoires de sa vie secrète intense. Son chef bien rond, encore chevelu, — les cheveux demi-ras comme au temps de son service militaire dans l’infanterie coloniale, — les traits fortement sculptés dans cette pierre des têtes bretonnes construites en noblesse, il dardait sur cette belle fille qui était la sienne un regard bleu si lourd qu’il la bouleversa.

— Oui, oui, se contentait-il de dire,

Geneviève paraissait toute palpitante. Elle en était à son dernier coup de dés. Elle avait secrètement espéré que ce clerc de notaire pratique la retiendrait au bord de l’abîme où son imprudence généreuse la poussait : « Malheureuse ! ne fais pas cela ! Quoi ! renoncer à une situation si belle, si rare, acquise à un tel prix ! Et cela à l’heure où l’existence matérielle devient difficile. Ce serait une folie. Reste au Ministère, ma fille, reste ! »

Mais il laissa tomber justement les mots contraires :

— Ah ! Tu feras bien d’abandonner ta situation. C’est mieux pour une femme mariée d’être à la maison.

Un silence. Puis ce fut le mot inévitable :

— Vois donc ta mère !

Hélas ! Geneviève n’avait que trop vu sa mère. C’est justement ce qui la faisait frémir aujourd’hui. Les larmes lui vinrent aux yeux. Sa gorge se serra. Elle prononça en détournant un peu la tête :

— J’ai tant peur de m’ennuyer, mon vieux papa !

— Non ! affirma-t-il tranquillement, avec une divine assurance, une certitude inspirée. Une femme ne s’ennuie jamais, ma petite fille.

— Mais songe à ces appointements qui disparaîtront de notre budget.

— Ah ! ce n’est pas l’argent qui compte le plus. Ce que tu joues en ce moment est bien autre chose !

Que savait-il ? Qu’avait-il aperçu du comportement de leur jeune ménage avec ses yeux ingénus de vieil homme lucide ? Peut-être Denis s’était-il ouvert secrètement à lui : Peut-être par perspicacité, par clairvoyance, par subtilité, par divination avait-il suivi depuis trois ans le drame caché de leur ménage. Avait-il su que Denis l’aimait moins ? Qu’elle allait le perdre peut-être ? Ils devaient en parler la mère et lui, le soir, à la chandelle. Il lui faisait l’effet d’un qui en savait plus long qu’elle sur son propre compte. Mais comment tirer un commentaire de ce taciturne ?

— Cela va se décider demain ; ce soir peut-être, papa, dit-elle d’un ton désespéré comme pour l’attendrir, tempérer sa rigueur.

— Eh bien ! ma petite fille, je suis content. Il le fallait, vois-tu. Nous ne t’avons pas donné de dot. Nous t’aiderons un peu. Tout ira très bien, tu verras. Je suis content.

C’est ainsi que sans plus de débats, ni plus de drames, fut résolue l’abdication de Mme Sous-Chef.

Dieu ! Qu’elle avait hâte à présent de retrouver cette sorte d’appui fraternel cet épaulement de deux âmes jumelées que, dans le mariage, en dehors de l’amour, il est si doux à une femme de sentir près de son mari ! Geneviève avait toujours été la compagne bien amoureuse de Denis. Ce soir, elle se sentait sa sœur, la sœur pure et généreuse qui était sortie d’elle-même, de son égoïsme, de sa personnalité pour s’associer à des vues, à des conceptions qui n’étaient pas les siennes, mais celles de ce frère intime. Ce n’était pas dans un entraînement passionné qu’elle se sacrifiait elle-. même comme les héroïnes des grandes tragédies classiques. C’était froidement, lucidement, consciemment, pour être plus totalement mère, mais aussi pour être davantage dans le mariage l’amie, la compagne, la sœur de son mari. Tout le contrepoids nécessaire à son abnégation elle le trouvait dans l’espoir d’une vie plus heureuse qu’elle allait donner à Denis.

Grâce au taxi, elle fut la première à la maison. Mlle Hedwige avait baigné les enfants, mais le petit Pierre n’avait pas encore dîné. Il montra beaucoup de joie. Mais c’est Geneviève qui en eut le plus dans cette seconde presque sacrée où elle le souleva dans ses bras et le regarda comme si elle le recevait pour la seconde fois. Elle lui dit mentalement :

— Cher trésor ! tu es à moi désormais !

Et Mlle Hedwige ne se douta pas qu’il s’écoulait là une seconde bien solennelle.

Il lui semblait que Denis n’arriverait jamais. Elle aurait gagé qu’il allait s’attarder chez les Charleman. Mais non. Voici qu’elle entendait l’ascenseur et le bruit si désiré de la clef dans la serrure, et un pas bien connu dans l’antichambre. Jamais une fiancée n’attendit son promis avec une telle fièvre. Toute la nouvelle partie de sa vie dans laquelle désormais elle s’élançait, s’appuyait comme sur un pivot à ces moments extraordinaires qu’elle allait vivre.

Denis rentrait un peu las, un peu recru de monotonie. Il ne sut pas lire l’extraordinaire regard dont Geneviève le caressait.

— Tu es fatigué, chéri ?

— Un peu, oui. Oh ! je ne sais pourquoi… Le temps…

Et il laissa tomber sa tête lourde sur l’épaule de sa femme. Ces minutes d’abandon ne lui étaient plus habituelles. Il s’en défendait ou n’y songeait pas. On ne sait. Il semblait toujours depuis quelques mois qu’il y eût entre eux quelque chose de commandé. Un mélange de résignation et de regret. Même à ce moment, il se redressa brusquement :

— Excuse-moi, ma chère femme, je suis un peu lâche ce soir.

— Il ne faut pas être lâche, Denis ; la vie requiert du courage.

— Je sais bien.

Il la trouvait étrange. Il ne lui connaissait pas cette fièvre secrète qui semblait la brûler, ni cette joie apparente qui se repaissait déjà de celle dont, encore un instant, elle allait le combler. Il lut le journal pendant qu’elle présidait au petit dîner de Pierre. Ils ne passèrent à la salle à manger que longtemps après huit heures. Ils prirent le potage en silence. Denis n’avait pas assez à dire et Geneviève beaucoup trop. Ce fut quand la cuisinière eut apporté les œufs à la crème que Geneviève déclara simplement :

— Je suis allée cet après-midi visiter le petit appartement du quatrième, Oh ! on ne saurait s’y perdre ! Chaque pièce est un mouchoir de poche. Deux bouts de chambre, une jolie salle à manger, une belle cuisine claire et c’est tout. Mais je crois qu’avec certaines combinaisons, nous pourrions nous en contenter.

Elle parlait encore qu’elle vit devant elle un visage décomposé, un regard égaré qui se fixait sur elle, lui lançait une interrogation poignante.

— Oui, reprit-elle, affectant plus de calme. qu’elle n’en possédait intérieurement ; de la salle à manger on ferait l’équivalent du studio. Dans la cuisine, avec deux grands paravents, on voilerait le fourneau électrique et l’évier pour improviser une amusante petite salle à manger japonaise. Resterait la chambre des enfants et la nôtre.

Denis était tout frémissant, se demandant quel jeu jouait sa femme. Il crut à une plaisanterie de cet esprit divers, un peu paradoxal, un peu compliqué et qu’il fallait quelquefois lire à l’envers.

— Quel besoin de louer ce quatrième ? demanda-t-il, croyant prendre le même ton et voulant éviter d’être dupe au cas où elle se serait bornée à s’amuser de lui, à lui démontrer peut-être ainsi l’impossibilité d’un changement si radical dans le train de leur vie, au cas où elle renoncerait à sa carrière.

Mais Geneviève répondit le plus naturellement du monde :

— Il le faudra bien, Denis, si je lâche l’Administration.

— Tu as l’intention de lâcher l’Administration ?

De plus en plus il croyait pénétrer dans une mystification un peu cruelle qu’aurait inventée sa femme pour lui prouver par des arguments positifs, l’inanité de ce qu’il désirait suprêmement.

— Ma lettre est faite pour demander ma mise en disponibilité.

— Geneviève !!! prononça-t-il sourdement.

Son visage s’était décomposé. Son cœur battait la chamade. Avec des yeux nouveaux, des yeux béants, des yeux avides de savoir, il regardait cette grande Geneviève, cette grande Braspartz comme on disait autrefois au bureau, qui lui apparaissait soudain dans la pathétique attitude d’une Reine que l’on force d’abdiquer. Il lui semblait maintenant avoir trop demandé d’elle. Il était effrayé de ses propres exigences qu’il mesurait ce soir seulement. Ce soir, en appréciant le sacrifice accompli, il se sentait comme honteux d’avoir osé le souhaiter. Voilà donc ce qu’il avait voulu, la réduire à n’être plus que la femme de Rousselière, le Rédacteur ?

— Eh bien ! chéri, interrogea-t-elle, tu n’es pas plus satisfait que cela ?

Il ne bougeait pas, demeurait toujours comme insensible devant elle. Alors elle vit de lourdes larmes rouler sur son visage doré de Provençal. Il était incapable de dire un mot. D’un geste il pria sa femme de faire desservir, s’essuya le visage pour que la cuisinière ne vît pas l’état où il se trouvait. Et quand il fut de nouveau seul à seul avec Geneviève, il murmura sur un ton que celle-ci ne devait jamais oublier :

— Ma grande Braspartz !

C’était son propre frémissement devant le sacrifice dont il semblait ne mesurer qu’aujourd’hui la profondeur et la cruauté. Il n’avait pas encore compris jusqu’ici que ce qu’il réclamait inlassablement depuis des années c’était l’anéantissement de la vraie Geneviève. Il restait confondu.

— Ma femme chérie, articula-t-il tout bas, si à ce prix tu devais moins m’aimer, je préférerais…

— Mais, mon pauvre chéri ! et Geneviève se leva pour venir l’entourer de ses bras, ne comprends-tu pas que c’est justement afin que nous puissions nous aimer davantage si je lâche tout !

— Tu regretteras, chérie ! j’ai peur que tu ne regrettes…

— Écoute, dès maintenant, dès ce soir, j’ai cessé déjà de rien regretter. Je n’aurais jamais cru que ce fût si facile… Sans cela, voici longtemps…

Ils étaient l’un devant l’autre comme au premier jour de leurs noces.

Un changement de ministre, un renversement du Cabinet laisse bien peu de traces dans les bureaux en regard du bouleversement des esprits que déclencha dans ce département-là le bruit de la démission de Geneviève Rousselière. « Pour une fois que nous avions une femme de valeur !… » déclara le « Potentat » furieux. Une plantonne bougonna : « Les bons s’en vont !… » Les petites dactylos, leur bâton de rouge au bout des doigts, interrompaient la rectification de leur lèvre inférieure pour opiner : « Et puis voilà, Rousselière elle était chic, il n’y a pas à dire. » Au Pavillon du Contentieux, le chef ne décoléra pas de huit jours. Les garçons de bureau, échangeant confidentiellement leur manière de voir dans l’antichambre, disaient : « Une belle femme, c’était avec cela, et qui savait jusqu’au latin ! Pourtant, pas plus fière qu’une expéditionnaire ! »

Seul, le camarade au tableau depuis trois ans se réjouit, car il apprit bientôt qu’il remplaçait Mme Rousselière à Boulogne.

Le premier effet du coup d’État de Geneviève fut le départ de Mlle Hedwige. Comme un condamné, elle fut comblée d’honneurs et d’égards jusqu’à l’issue fatale. Geneviève elle-même l’accompagna jusqu’à la gare de Lyon, après que Denis lui eut adressé un petit discours où il avait loué sa science éclairée de la puériculture. Denis lui aurait décerné tous les compliments, toutes les flatteries, puisqu’au bout de tout, elle s’en allait. Denis était gai, rieur, allègre. Tout lui était raison de joie ; tout, motif à exciter sa verve méridionale. Geneviève, plus rieuse aussi, depuis qu’elle ne mettait plus le masque administratif, l’appelait « Mon Triomphateur ». Mais lui se moquait bien que son bonheur éclatât aux yeux de tous. C’était même sans le vouloir qu’il revêtait parfois, devant Geneviève, une sorte d’humilité, d’effacement, comme si c’était aujourd’hui qu’il la trouvait trop grande pour lui.

— Elle est encore d’une bien autre étoffe que Denise ! disait-il alors avec une confusion assez pénible.

Il se souvenait avec honte d’avoir rabaissé Geneviève devant Denise, de les avoir comparées l’une à l’autre en ravalant Geneviève à un personnage de sécheresse et de vanité. Ah ! est-ce qu’aujourd’hui la gentille Denise, avec toutes ses vertus domestiques, Denise dont il avait construit une figure idéalisée en perfection, tenait une seconde en parallèle, avec sa femme héroïque, sa femme si simple dans son renoncement !

— Mais je t’assure, Denis, lui disait celle-ci, que Je n’ai rien fait d’extraordinaire. D’avance, oui, J’avais drôlement redouté cet abandon. J’avais bien tort ! Je goûte maintenant dans mes occupations ménagères toutes sortes de petites joies nouvelles — et si faciles !

— Tu ne regrettes rien, dis-le moi, ma grande Geneviève ?

— Que pourrais-je regretter, chéri, quand je te vois si content !

Ce furent d’abord les surprises que lui réservait le déménagement : ce changement d’étage — et d’étiage social qui devait être, leur semblait-il, aux yeux de tous le signe sensible d’un certain déclassement, Geneviève fut bien surprise, étonnée même, d’y trouver en s’installant tout à son aise, avec un sentiment de vacances perpétuelles, de liberté, de loisir indéfini, une joie d’enfant. Elle avait tant de goût, tant de sens de l’harmonie des choses extérieures, que de ces quatre pièces, elle fit une résidence commode, charmante, qui donnait une impression de bien-être. Cela se construisait petit à petit, comme un nid d’oiseau. Elle était en même temps bien accaparée par ses enfants avec lesquels jamais elle ne se lassait de jouer. Pierre atteignait trois ans, le petit Jacques son dixième mois. Geneviève se payait aujourd’hui de tant de départs matinaux dans le petit jour de l’hiver, dans les premières heures du soleil d’été, où elle s’était raidie pour les abandonner à des étrangères. Ah ! cette impression de loisir qui lui revenait sans cesse maintenant, qui lui permettait tous les plaisirs, tout le contentement, toute l’aise, toute la liberté du chez-soi ! Que de jeux, chaque matin, avec ces petits êtres dont le rire perlé cascadait d’un bout à l’autre de la maison. C’étaient des parties de cache-cache derrière les paravents, derrière les portes, des jeux de ballon dans la chambre, des chansons…

— Maman est gentille à présent, proclamait Pierre qui parlait comme un homme aujourd’hui. Elle ne quitte plus ses petits enfants.

— Oui, mais maman n’en finit pas de poser ses rideaux, mon chéri. Et les courses ? Et le déjeuner de papa ?

Quand tout fut à peu près bâti, Mme Rousselière vint déjeuner un dimanche, invitée à planter la crémaillère. Elle arrivait assez perturbée, avec l’idée de toucher du doigt sans doute, dans ce nouveau lieu de vie pour ses enfants, une dénivellation sociale, de trouver une Geneviève harassée de travail matériel, négligée peut-être, dépassée en quelque sorte par une nouvelle condition trop dure.

L’aspect ravissant du petit appartement, surtout cette idée géniale d’avoir édifié un minuscule réfectoire dans la cuisine (cuisine toute revêtue de porcelaine d’ailleurs), grâce à ces paravents clairs, frêles murailles de papier, qui captaient et enclosaient la lumière de la fenêtre, lui arracha une exclamation : « Mais vous êtes étonnante, Geneviève. Mais vous êtes une fée ! On sent un je ne sais quoi de confortable, d’aisé, de sûr dans votre maison. Et toujours si calme vous-même, vous donnez l’impression d’une femme qui n’a rien fait de sa matinée. Vraiment, ces intellectuelles sont extraordinaires ! »

— Ma mère, répondait la jeune femme, je suis si riche de temps aujourd’hui ! Songez que toutes les heures du jour sont à ma disposition. Le temps est à moi, j’en use comme d’un trésor sans cesse renouvelé, inépuisable.

Denis regardait sa femme comme dans une extase. Il ne savait pas, non, il ne savait pas jusqu’ici le trésor qu’il possédait dans le champ de cette âme. Il ne connaissait pas Geneviève. Elle n’était pas non plus allée jusqu’au bout d’elle-même. C’est aujourd’hui seulement qu’elle lui était révélée avec toutes ses perfections. Et il se jugeait indigne d’elle pour l’avoir méconnue. On alla prendre le café dans le studio né de l’ancienne salle à manger. Une baie plus grande que la pièce, eût-on pu dire, tant elle était disproportionnée avec les dimensions de celle-ci, n’ouvrait plus ici, comme là-haut, sur les perspectives des collines boisées, mais sur celle d’un grand mur coupé des fenêtres obliques d’un escalier. Pendant que Geneviève préparait le plateau, Mme Rousselière, seule avec son fils, murmura :

— Mon cher ami, je suis bouleversée. Votre femme est merveilleuse, à se mettre à genoux devant elle. Cette créature-là possédait donc tous les dons ! Et le plus beau cette bonne grâce qui fait les choses comme en se jouant. On se demande si ce n’est pas dommage… Oui ; à quoi ne serait-elle pas arrivée au Ministère ! Et puis après tout, tant pis. Il se trouvera toujours un homme intelligent pour la remplacer, alors que près de vous et de vos enfants, personne au monde ne pouvait tenir son rôle. Denis était un peu trop ému, un peu trop accablé encore par l’étendue de son bonheur. L’obsession d’avoir envié Charleman à cause de Denise le tourmentait sans cesse.

— Est-ce qu’elle ne regrettera pas ? demandait-il à sa mère. Est-ce que toutes les jouissances intellectuelles, les succès qu’elle connaissait là-bas ne reviendront pas hanter ses souvenirs ? Et moi, est-ce que je suis digne d’un tel sacrifice ? Est-ce que j’en valais la peine ? Est-ce que par ma pression tenace je ne lui ai pas, à la longue, extorqué cette abdication ? En avais-je le droit ?

— Si cette idée vous tracasse, dit la mère au sourire triomphant, vous avez encore la ressource de vous convaincre que c’est à vos petits enfants qu’elle a consenti son renoncement. Vous étiez trois ici à l’appeler au nid. Dites-vous bien cela, mon garçon.

Geneviève revenait avec le café. Les petits dormaient encore. On emplit les tasses, on fuma des cigarettes. Ce furent des minutes heureuses et silencieuses où ces êtres, qu’aucune arrière-pensée ne divisait plus, se voyaient pour ainsi dire en pleine lumière jusqu’au fond de l’âme. Lorsque le petit Jacques ayant poussé quelques cris, Denis se leva pour aller le calmer, Geneviève à son tour resta en tête à tête avec sa belle-mère, qui lui demanda :

— Vrai, ma fille, vous ne regrettez rien ?

— Oh ! non, ma mère, je vous l’affirme, je n’ai jamais été si heureuse.

— Vous êtes heureuse ? répéta la veuve du félibre comme pour la pousser à une confession plus absolue.

— Oui, je suis heureuse, bien heureuse, ma mère.

— Geneviève, dit la Provençale se mordant la lèvre, car elle était terriblement émue et n’en voulait rien laisser paraître, à partir d’aujourd’hui ne dites plus « ma mère ». Dites « Ma chère amie », comme Denis, car je suis votre meilleure amie et je voudrais vous devenir chère.

Elles s’embrassèrent là-dessus, longuement. Le mari rentrait dans la pièce, il resta cloué une seconde. Puis l’on but une seconde tasse de café.

Geneviève prononça à mi-voix :

— Ma chère, ma très chère amie, je suis heureuse.

FIN

paris. — typographie plon, 8, rue garancière. 1943. 55370.
Autorisation n° 11 190.