Madame sous-chef/7

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Librairie Plon (p. 166-185).

VII

— Un peu avant le jour de l’An le bruit courut au bureau que la sous-Chef, rhumatisante, avait dû demander sa mise à la retraite. La direction du personnel n’attendait que cette démarche pour prendre une mesure qui devenait urgente. Mais, qui remplacerait la vieille demoiselle ? Tout un mouvement allait être déclenché, dans les bureaux, remous par remous, échelon par échelon, dès l’enlèvement de ce pauvre pion usagé sur l’échiquier. « Ça va faire une poussée, » disaient les dactylos. Mais les grands chefs gardaient un silence d’augures. Le mystère régnait. Les vieux rédacteurs, ceux qui étaient au tableau depuis des années, se regardaient de travers.

Geneviève, qui avait repris sa belle santé et sa vigueur à présent, affectait le plus de sérénité, bien que ce fût la plus nerveuse. Janvier passa sans nomination, mais, en fait, sous les ordres du Chef de bureau, c’était elle qui, dans la cage de verre, au fond de la galerie, assumait l’intérim. Le bébé qu’elle attendait ne devait naître qu’à la fin de mai ; tout promettait que, jusque-là, elle pourrait ne faillir à aucune tâche administrative, Elle se tenait donc prête à n’importe quelle éventualité.

À la maison, Denis semblait prendre un intérêt plus vif à cette partie d’échecs, qui allait peut-être combler les désirs ambitieux de sa femme. Il paraissait plus serein. Non pas que les conseils de Denise eussent fortement porté sur sa disposition intérieure à l’égard de Geneviève. Il n’avait rien perdu de cette causticité secrète des maris mécontents qui tournent à mal les moindres intentions de celle dont ils instruisent le procès. Mais il évitait tout blâme, tout reproche direct. Il y avait en lui une source cachée de contentement qui venait d’infiltrations éloignées de son foyer, mais qui lui rendait cette humeur charmante des premiers temps de son mariage. Geneviève s’étonnait de ne plus entendre de reproches. Elle était loin de soupçonner qu’elle le devait à Denise Charleman.

Pour que Geneviève se reposât le dimanche, les Rousselière n’allaient plus ce jour-là dîner à Montmartre. « Si l’on invitait les Charleman ? » demanda deux ou trois fois Denis à sa femme. « Mais bien volontiers, » concédait Geneviève, d’un caractère toujours égal, toujours semblable à elle-même. Dès le vendredi, Denis se chargeait de l’invitation. Le dimanche, elle accueillait ses amis avec sa loyale sympathie, leur faisait fête. Il y avait un joli festin. « Poulut » servait avec dignité. Le petit Pierre, à table, flirtait avec la petite Charleman, de quelques mois son aînée. On racontait quelques potins du bureau. Geneviève rapportait un bruit qui avait couru, suivant lequel on nommerait au poste vacant un inconnu de la quatrième Direction. « Mais voyons, madame, c’est impossible ! disait Charleman ; cette situation-là vous revient ; elle vous appartient d’avance ! » — « Oh ! vous savez, reprenait la jeune femme, dans l’administration, on ne peut compter que sur ce que l’on tient. » Et Denis regardait Denise, qui demeurait silencieuse, mais lui adressait un petit sourire encourageant de confesseur affectueux. Ces deux-là ne disaient pas grand’chose, mais croyaient se comprendre. C’est-à-dire que la limpide Denise s’imaginait avoir rendu ce mari tenté à l’amour de sa femme, tandis que le mari tenté se flattait que la claire Denise eût deviné le culte qu’il lui avait voué. En fait, on ne pouvait imaginer plus obscur malentendu, fossé plus profond que l’erreur qui séparait ce Denis de cette Denise. Mais chacun se croyait d’accord avec l’autre.

— Si je n’ai pas ce poste-là avant la naissance de mon bébé, calculait Geneviève, c’est fini. On ne nomme pas sous-Chef une mère de famille nombreuse, et, comme c’est de quoi je prends le chemin à ce rythme — : Deux enfants en trois années de mariage ! — Je suis bien exposée à demeurer ma vie entière Rédacteur à la troisième Direction. À moins de passer avant d’avoir avoué ma seconde maternité.

Son grand souci moral elle ne l’extériorisait pas. Elle n’en fatiguait pas son mari. Elle était assez forte pour le porter seule — craignant d’ailleurs d’être peu comprise de ce compagnon qui faisait si bon marché des ambitions de sa femme. Puis la pensée de ce nouveau petit enfant commençait à l’attendrir elle-même : « Si ce terrible petit être me joue le tour d’arrêter mon essor, de barrer pour toujours ma carrière, se disait-elle maintenant, est-ce que je lui en tiendrai rancune ? Est-ce que toute ma vie je l’en rendrai responsable ? Ah ! sûrement non ! Avant tout, ce sera mon petit à moi ; c’est-à-dire, comme Pierre, plus que tout ! Mais je voudrais leur créer à tous les deux une existence large et facile, faire ma vie, enfin, comme je l’ai rêvée à dix-huit ans !

Ce fut vers la mi-février qu’un huissier du Cabinet, pénétrant un matin dans la galerie du troisième bureau, chercha des yeux quelqu’un, puis s’avança vers Mme Rousselière, plus cérémonieux qu’un sous-préfet, pour la prier de se rendre chez le Directeur du Personnel qui avait à lui faire une communication.

Geneviève regarda une seconde ce messager aux parements et aux revers brodés d’argent et chargé de sa chaîne symbolique, comme pour s’assurer de sa réalité en chair et en os. Non, elle ne se faisait pas illusion. Cet huissier était bien réel, et elle, complètement éveillée. La minute, tant de fois imaginée avait sonné. Celui qu’on nommait au ministère « le Potentat », ce Directeur, l’arbitre de leurs destins à tous ici, avait, dans le secret de son omnipotence, fixé le nouveau cours de la vie administrative chez la jeune femme. Encore quelques minutes et la piste glorieuse ou la piste obscure allait s’ouvrir devant ses pas. Si peu nerveuse qu’elle fût, son cœur battait tellement qu’elle ne put se lever immédiatement.

— C’est bien, dit-elle, je m’y rends tout de suite.

Et elle fit semblant de ranger quelques papiers.

Le Potentat était avant tout un homme du monde, qui la fit asseoir avec déférence, et comme il avait conçu la plus haute estime pour cette collaboratrice exemplaire qu’il ne voyait jamais, qu’il ne connaissait presque que de nom, mais dont les échos de la troisième Direction lui avaient représenté la brillante réputation, il se fit particulièrement aimable pour envelopper de solennité — en fait de certains retardements — l’annonce qu’il lui préparait. Il savait, par exemple, que Mme Rousselière avait assumé en quelque sorte le service de la sous-chef défaillante. Que malgré les mérites de la vieille demoiselle, celle-là ne s’était pas montrée inférieure à celle-ci. Suivirent les regrets exprimés sur l’état de santé de la dite demoiselle et sa retraite forcée ; l’éloge funèbre ; les fleurs sur le cercueil. Mais on en revenait déjà au fonctionnement administratif du Ministère :

— Ce départ, madame, vous le concevez, va créer un mouvement assez important dans le personnel. Pour remplacer notre sous-Chef, je ne vous cacherai pas un instant que c’est à vous que nous avions pensé tout d’abord. Il s’agissait en effet d’un service que vous connaissez à la perfection et dans lequel vous avez fait vos preuves. Le troisième Bureau n’a plus de secrets pour vous. Malheureusement, il est tant soit peu connexe avec le quatrième. Et il n’est pas jusqu’à la topographie des deux locaux qui ne crée, par le seul fait de leur voisinage, une certaine communauté, et je dirai même une interpénétration de l’un à l’autre. Le fait que M. Rousselière appartient comme rédacteur au quatrième bureau l’aurait mis — en raison de ces circonstances et à tout instant, — dans le cas de rendre sensible l’infériorité administrative de sa situation vis-à-vis de la vôtre, madame ; ce qui eût pu vous gêner l’un et l’autre si, par exemple, un désaccord s’était élevé entre les deux bureaux. Je ne parle pas de l’effet produit sur le personnel expéditionnaire…

« Ce point a fait l’objet d’une assez longue conférence entre le ministre et moi. Cas psychologique assez délicat, vous le concevez, madame… »

Et le Directeur du personnel daigna sourire.

Geneviève se crut engagée à l’imiter. Elle n’en avait nulle envie. Son anxiété était vive. Était-elle nommée ou non ? Voilà ce dont elle était préoccupée. Voilà ce que ce diable d’homme, avec toute son onction et son extrême politesse, ne lui avait pas encore laissé savoir. Elle était audacieuse, un peu poussée à la nervosité par les circonlocutions du grand patron :

— Monsieur le Directeur, finit-elle par dire plaisamment, il fallait nommer aussi M. Rousselière. Cela eût ménagé les… convenances, les préjugés qui ne veulent pas qu’en aucun point une femme puisse dépasser son mari !

— Ah ! Ah ! Ah ! dit avec réticence le Potentat, qui condescendit à ne pas se fâcher parce que c’était cette petite Rousselière à qui, pour sa valeur on passait des libertés, vous en demandez trop, chère madame ! Votre mari est fort intelligent disent ses notes, mais il ne possède pas à un très haut point l’esprit administratif. Il fait un rédacteur passable, malgré sa fantaisie ; il serait un chef détestable. Son père était poète, je crois ?

— Oui, c’était le félibre Rousselière.

— Mauvaise hérédité, voyez-vous, madame, pour un fonctionnaire des bureaux de l’État. Votre mari est, je le sais, un homme charmant. Mais il devrait s’appliquer davantage à posséder l’esprit administratif. Dites-le lui de ma part. Dites-lui aussi que pour lui éviter ce que la nomination de sa femme comme sous-Chef à ses côtés pourrait avoir de blessant à l’égard de ses susceptibilités, nous avons fait une mutation entre le ministère et nos services annexes de Boulogne, où se trouve le contentieux. Un sous-Chef de Boulogne viendra remplacer ici notre regrettée collaboratrice, et vous-même, madame, êtes nommée à ce poste de Boulogne. Cela dit au nom du ministre, laissez-moi en mon nom personnel y ajouter mes félicitations. Vous serez une très jeune sous-Chef. Vous battez le record de l’âge. Vous n’avez usé d’aucune intrigue. Cette nomination va à votre seule valeur. Votre nouveau poste se trouvera voisin, si je ne me trompe, de votre domicile, circonstance que, comme mère de famille, vous apprécierez, j’en suis sûr.

Geneviève ne répondit rien. Le grand patron la crut accablée par le bonheur. En fait, elle venait de recevoir un coup de massue. Seule une vérité l’avait atteinte dans le discours académique du Directeur : son travail, sa vie de bureau allait être arrachée à celle de Denis. C’était le divorce dans leur labeur. Elle avait trop goûté pendant trois années l’âpre plaisir de partir dans le petit matin aux côtés de ce mari si cher afin d’aller gagner son pain près de lui, dans la même atmosphère, pour ne pas connaître un effondrement à la nouvelle que tout cela, cette communauté d’existence, cette union de deux êtres cheminant sous le même joug et au long du même sillon allait se terminer. Mais ce n’était pas du tout ce qu’elle avait rêvé ! Mais elle aurait voulu pouvoir protester ! Mais n’était-il pas temps encore de refuser ce bel avancement qui ruinait son bonheur intime ?

— Vous semblez surprise, madame, ne put s’empêcher de remarquer le Directeur.

— Surprise… Oui, monsieur ; c’est cela surprise. Je ne m’attendais pas à cette mesure particulière… Je vous remercie d’y avoir songé.

Un mot flottait sur ses lèvres, prêt à s’envoler : « … Mais je refuse. Je ne puis accepter… » Le dirait-elle ? Tout à coup, elle vit en imagination une petite carte de visite portant cette inscription :

MADAME DENIS ROUSSELIÈRE
Sous-Chef de Bureau au Contentieux
Ministère X

Et elle ajouta seulement tout haut, en se retirant :

— Je vous suis infiniment reconnaissante.

Jamais peut-être elle n’avait mesuré à quel point elle aimait Denis. Denis ce mari exquis ; Denis ce bon camarade de ses journées ; cet ami délicat de leurs tendres nuits ; le compagnon léger de son travail ! Jamais elle n’avait non plus si bien compris à quel point il l’avait rendue heureuse. Certes, il y avait bien ses protestations un peu vives parfois contre une profession laquelle Geneviève s’accrochait avec tant d’ardeur. Mais bien des maris n’en eussent-ils pas dit davantage contre le métier de leur femme ? C’était l’état de défense naturel à l’homme contre tout ce qui menace ses droits sur sa compagne. Au fond, quelle liberté il lui laissait ! « Je fais tout ce que je veux, en réalité, » réfléchissait-elle avec un élan de reconnaissance. Et voici qu’allait commencer le divorce de leurs journées, la dislocation de cette charmante union dans le travail professionnel. Finis, finis à jamais leurs longs cheminements par les mêmes rues, les mêmes avenues ; la course au métro, accrochés au bras l’un de l’autre. Et elle le revoyait en pensée, lorsque dans la rame cahotante la foule séparait leurs deux êtres, les arrachait l’un à l’autre, cherchant son regard pour s’entendre encore avec elle, même de loin. Finies les bonnes histoires de leurs bureaux respectifs mais si voisins, qu’ils se racontaient l’un à l’autre ; cette communauté absolue dans le travail, dans la même atmosphère administrative, dans la poussière des mêmes cartons verts ! Denis ne connaîtrait même pas son bureau de sous-Chef !

Toute sa joie s’évanouissait. Ses vanités flattées n’étaient plus qu’un bouquet fané. Le plus cruel allait être d’informer Denis de cette catastrophe.

Quand elle revint au bureau, midi allait sonner. On la vit si préoccupée que les jeunes dactylos qui n’avaient pas laissé inaperçue tout à l’heure la venue de l’huissier, arrivé ici de l’Empyrée ministériel pour la quérir, comme dans un conte de fée, en vue de sa haute destinée, se dirent entre elles :

— Qu’est-ce qui arrive à Mme Rousselière ? Veux-tu parier ma petite, que le poste de sous-chef lui a encore passé sous le nez ?

Quand, à midi, elle eut rejoint son mari dans l’escalier princier qui descendait à l’ancienne cour d’honneur, Denis ne put retenir un « Eh bien ? » tout frémissant de curiosité, car il n’ignorait déjà plus, grâce au manque d’étanchéité des deux services, la venue de l’huissier, l’appel dont elle avait été l’objet le matin.

— Je suis nommée, répondit-elle tout simplement, tout bas, sans joie, sans vanité non plus, sans nul triomphe.

— Tu es sous-Chef, Geneviève, et tu n’es pas venue me le dire sur-le-champ ? prononça le mari qui, en dépit de la crise secrète qu’il traversait et de ses griefs entretenus avec un soin malsain à l’égard de cette femme trop entière, ne pouvait se défendre d’une bouffée d’orgueil marital. À ton âge ! Pas trente ans et déjà madame sous-Chef ! Nous allons apprendre cela à ma mère, tout à l’heure, en déjeunant, comme ça !…

— Ah ! ne te presse pas de lui apprendre une nouvelle qui n’est pas si bonne, en définitive…

— Que veux-tu dire ? Es-tu nommée, ne l’es-tu pas ?

— Je suis nommée. Mais à Boulogne, au Contentieux de Boulogne.

— Bouffre ! lança tout bas le Provençal.

Geneviève eut une légère surprise de ne pas déchaîner chez son mari une réaction plus violente. Elle crut d’abord qu’il n’avait pas réalisé la séparation qu’un tel changement comporterait dans leurs deux existences. Elle voulut préciser ; lui expliqua, en y mettant beaucoup de délicatesse, qu’il n’était pas d’usage dans l’administration de maintenir deux époux à la même Direction lorsque l’un des deux changeait de grade.

— Alors tu comprends, mon pauvre chéri, que je ne puisse me réjouir à plein d’un avancement qui va nous séparer ainsi.

Denis la surprit bien en déclarant, très affectueusement du reste :

— Mais, chère amie, songe combien ce sera près de chez toi. Dix minutes de marche et tu seras à ton bureau ! Quelle différence avec le présent état de choses ! Il te sera facile de venir déjeuner à la maison, de retrouver Pierre à midi. Et puis le Contentieux ! Être nommée à ton âge sous-Chef au Contentieux, c’est énorme ! Je sais que tu es licenciée en Droit. Mais ta jeunesse ! Ta féminité ! Ah ! tu peux te flatter d’une réussite, Madame Sous-Chef !

Pas un mot sur leur séparation. Pas un regret pour les courses qu’ils faisaient ensemble matin et soir en devisant sur les potins du Ministère dont leurs deux cerveaux étaient pareillement farcis. Pas un reproche pour avoir accepté le virtuel divorce professionnel. Pas une prière pour qu’elle le refusât pendant qu’il en était temps encore. C’était là justement ce que la jeune femme attendait qu’il exigeât son refus devant un avancement mis à un tel prix. Mais non ; rien que de l’indifférence. À croire qu’il n’avait pas compris…

Elle en eut un petit frisson.

— Alors, chéri, demanda-t-elle, le cœur serré, tu n’es pas fâché que j’aie accepté !

— Mais, Geneviève, refuser, tu ne le pouvais pas !

Au long du déjeuner habituel chez sa belle-mère à qui l’on apprit la grande nouvelle et qui se crut obligée à faire de charmants compliments à « Madame Sous-Chef », sans qu’on sût au juste ce qu’elle pensait de l’événement, Geneviève connut un étrange malaise. C’était comme si, métamorphosé en une seconde, son mari lui était apparu sous des traits inconnus. Un étranger. Denis n’était plus l’être familier que chaque minute de leur vie tirait d’un passé d’où leur intimité absolue, leur connaissance mutuelle étaient issues. Ses traits demeuraient les mêmes. Mais derrière ces traits était une âme étrangère que Geneviève ne se souvenait pas d’avoir jamais frôlée. Sensation abominable comme le froid d’un amour mort.

Tout le jour, malgré le travail qu’il lui restait à liquider avant de quitter le troisième bureau, elle fit des suppositions diverses. « L’orgueil masculin est bien agrippé aux êtres qui s’en croient le plus libérés, se disait-elle. Denis doit souffrir dans cet orgueil. Il n’est pas jusqu’aux précautions administratives prises par les chefs pour ménager ses susceptibilités qui n’aient accusé cette sorte de disgrâce maritale. On marque le coup. Aux yeux du personnel expéditionnaire, de la dernière des demoiselles dactylos, il reste avéré qu’on opère cette mutation pour lui éviter une sorte de subordination à sa femme. Cela revient à proclamer cette virtuelle subordination. »

Et Geneviève, avec cette candeur des intellectuelles invétérées qui font porter en faisceau sur leur profession toutes les lumières dont elles disposent, laissant dans la pénombre le domaine bien plus vaste des sentiments et des intuitions où triomphent leurs sœurs plus modestes, attendait le tête-à-tête du soir avec son mari pour dissiper le malentendu.

Ce fut là, dans le silence nocturne de leur chambre où ne pénétraient plus les bruits du jour, où le souffle de leur petit enfant endormi ne s’entendait même pas, qu’elle exigea l’explication.

— On dirait que tu m’en veux de ce qui m’arrive, Denis.

Il se mit à rire de bon cœur.

— Mais je suis ravi au contraire, ma chère femme. As-tu pu me croire jaloux de ton sensationnel avancement ? Grands dieux ! comme je suis loin d’un tel sentiment ! Mon métier, tu sais bien que je l’exerce sans la moindre passion, sans ambition, sans convoitises. Je ne demande qu’à y vivre en paix en gagnant mon pain. Être sous tes ordres, même, chérie, j’avoue que j’aurais trouvé ça très « rigolo ». Je suis navré qu’on nous sépare, crainte de blesser mon orgueil. C’était une précaution bien inutile ! Mais je me réjouis pour ta santé, pour ton état présent d’un poste situé à proximité de la maison.

Cette explication parut à Geneviève sincère et raisonnable. Mais elle ne reconnaissait plus le Denis qu’elle aimait, et elle en éprouvait de la gêne.

Denis se crut redevenu célibataire. Il partait le matin, allégrement, pour le Ministère, faisait, pour le plaisir, une partie du trajet à pied, sautait dans un autobus de rencontre, arrivait encore en devançant l’heure au bureau, traitait ses dossiers plus légèrement que jamais, sachant que désormais il ne monterait plus et finirait comme rédacteur ainsi qu’il avait commencé ; sortait avec Charleman, montrait avec lui de l’enjouement, une sorte d’espièglerie. Parfois, Charleman demandait :

— Montes-tu avec moi serrer la main de Denise ?

— … C’est que ma mère m’attend pour déjeuner.

— Bast ! cinq minutes ! Denise est si seule toute la journée, et je ne suis pas, pour la distraire, un sacré Méridional comme toi !

Et Denis se laissant convaincre avec un certain délice, grimpait quatre à quatre pour entrevoir la princesse aux cheveux de fée « qui berçait son cœur orphelin ».

Celle-ci, les yeux obturés, bien incapable de comprendre avec son inexpérience de petite fille quel rôle singulier elle jouait dans la vie de ce jeune mari désenchanté, l’accueillait gentiment :

— Comment va Mme Sous-Chef ?

— Bien il me semble. Je la vois très peu vous savez. Je saute du lit, le matin, qu’elle dort encore, car mon trajet est fichtrement plus long que le sien.

— Mais le soir vous vous retrouvez au dîner ?

— Oh ! le soir, elle reste encore sous l’influence occulte des dossiers passionnants, oui passionnants, qu’on débrouille au Contentieux et pendant le repas les étale encore, imaginaires, sous mes yeux.

— Vous me faites l’effet d’un très méchant mari. Vous ne savez pas profiter de votre bonheur. Vous avez une femme si intelligente ! si intelligente ! Vous pouvez le soir, passer des heures bien intéressantes avec elle. Il n’est que de mettre une conversation en train. Moi je suis très bête et j’en souffre. Jean doit s’ennuyer avec moi. Il ne le montre pas, le cher ami ! Mais j’en suis sûre. Souvent il parle et je ne le comprends pas tout à fait. Je n’ose le lui avouer. Il va, il va et je ne puis le suivre. C’est de la philosophie, la destinée humaine, le progrès humain ; ou de la poésie : tout ce qu’il voit dans un rayon de soleil, sur un mur, dans un filet d’eau. Que voulez-vous que je dise là-dessus moi qui ne suis qu’une sotte ? Il s’écrie parfois : « Mais tu ne m’écoutes pas, Nisette, tu ne me suis pas ! » Alors, je pleure et il rit en m’embrassant.

Denis, qui trouvait adorable cette humilité, riait aussi de bon cœur. « Mais vous êtes la finesse même, voyons ! Un pauvre homme comme moi, qui ne suis pas très heureux, n’a pas commencé de vous expliquer son cas et ce qu’il endure que vous avez tout entrevu, tout compris.

— Pas du tout. Vous vous trompez. Je n’ai rien compris à votre malheur imaginaire. Je ne l’admets pas. Je ne vous plains pas du tout.

— Écoutez, Denise, aujourd’hui je n’en ai pas le temps, mais une autre fois je vous expliquerai ce que l’on m’a fait endurer.

Et il courait chez sa mère goûter à quelque surprise culinaire, à quelque chatterie provençale en parlant de la petite Mme Charleman « qui possédait une personnalité si curieuse, si extraordinaire ».

Un autre jour, il disait à Denise :

— Je ne pense pas qu’il y ait un homme plus heureux que votre mari. Il peut rentrer chez lui à quelle heure du jour que ce soit, il ne trouvera pas la maison vide. Et quand, du bureau, il rêve à son foyer, il le voit toujours vivant, animé par la présence de celle qui est la gardienne de la flamme. La flamme elle-même ! Pour moi, la semaine dernière j’ai été pris d’une migraine affreuse au ministère, j’ai dû avoir un taxi pour rentrer à la maison. Là je n’ai trouvé que Mme Poulut qui sortait pour promener le petit Pierre et m’a laissé me débrouiller pour le thé pour la bouillotte électrique, pour tout, en déclarant aigrement : « Bienheureux ceux qui peuvent se mettre au lit quand ils sont fatigués. Moi je suis lasse et je trotte quand même. » Ce soir-là, Geneviève, retenue par le Directeur du Contentieux, n’est rentrée qu’à huit heures du soir. J’avais 40°. J’espérais un mot d’elle, un mot gentil pour n’avoir pas été présente, prête à me secourir, car j’étais vraiment malade comme un chien. Savez-vous ce qu’elle m’a dit, Denise ? Elle m’a déclaré légèrement que ce ne serait rien.

— Et ce ne fut « rien » en effet, constata Denise, avec son fin sourire. Vous voyez donc qu’elle avait raison.

— Vous soutenez toujours Geneviève vous qui avez si bien compris le devoir de la femme dans le mariage, alors qu’elle l’a méconnu !

— Quand on a eu l’honneur et la chance d’épouser une femme d’exception comme la vôtre, on peut bien le payer de quelques sacrifices d’égoïsme. Dans la vie, voyez-vous, Rousselière on n’a rien gratuitement.

— Admettons !… Mais moi, Denise, je paie trop cher.

L’annexe du Contentieux était un grand pavillon cubique de briques roses et de pierres de taille à proximité du Bois. Quand le printemps, encore une fois, commença de surgir du sol, des frondaisons, des vents tièdes, des eaux du fleuve, de celles de la pluie et finalement, du soleil vainqueur en mars-avril, Geneviève éprouva une vague de tristesse à refaire quatre fois par jour ce trajet de la maison au petit Hôtel administratif. La bouffée d’orgueil qu’elle avait connue en s’emparant de sa nouvelle autorité dans ce ravissant bureau qu’on lui avait aménagé, meuble de chêne clair, table de verre, fauteuil de travail américain étudié pour le plus grand délassement des membres, fauteuils modernes et légers réservés aux visiteurs, tableaux surréalistes aux murs, achetés à de jeunes peintres aux récentes Expositions par l’Administration des Beaux-Arts — ce suprême contentement du succès qui allait parfois jusqu’à l’enivrement chez la jeune femme, se blasèrent peu à peu avec la satiété de son modeste mais réel pouvoir. Elle pensait davantage à ce petit enfant qui allait naître. Une fille, s’imaginait-elle. Elle ne niait plus le mouvement instinctif qui semblait déjà tendre ses bras pour la posséder seule, la nourrir, la baigner, l’habiller, éveiller ses premiers sourires. L’idée d’abandonner tant de fraîcheur, de délicatesse, de faiblesse à Poulut, comme il avait bien fallu le faire pour Pierre, allait à l’encontre de son puissant instinct. Mais il fallait être raisonnable…

Bien souvent aussi, quand seule à son bureau elle enfonçait son soulier dans la laine épaisse d’un tapis marocain étendu là pour son usage personnel lors de sa nomination, elle se remémorait, avec ces teintes ivoirines, celui dont M. Braspartz avait doté naguère la chambre des garçons rue du Mont-Cenis. Elle se revoyait, comme si ce souvenir vieux de trois ans datait d’hier, ouvrant la porte du salon et frappée par la surprise de ce tapis de luxe, don du vieux papa. Elle l’entendait encore répondre à son reproche d’avoir sacrifié à ces garnements une pièce aussi riche :

— Ma fille, ça sera plus doux quand ils se ficheront par terre…

La bonne soirée qui avait suivi !

Comme sa maison à elle ressemblait peu à ce foyer-là si bruissant de gaieté ; si plein de chaleur affective, si clair de tendresses conjuguées ! Le tapage des garçons, l’effort du vieux père qui rentrait le soir de l’étude épuisé d’avoir travaillé pour sa nichée, la vigilance de la mère qui créait un tel bien-être bourgeois dans cet intérieur à l’apparence bohême, tout cela lui revenait à la mémoire sous la vision d’un petit paradis. Certes, son intérieur actuel était plus élégant que celui de sa jeunesse. L’appartement de la Porte de Saint-Cloud ravissait tout le monde. Mais on disait « l’appartement », non pas « la maison » comme rue du Mont-Cenis. Peut-être quand sa petite fille serait née, grâce à un enfant de plus, à une famille plus étoffée, y trouverait-on davantage une impression de nid…

Au sujet de son mari elle éprouvait aussi un sentiment singulier, comme dans un rêve un peu fiévreux où quelqu’un n’est ni absent, ni tout à fait présent. Chaque soir pourtant, il rentrait du bureau avant sept heures, un peu en retard seulement les jours où la fantaisie lui était venue d’une promenade à pied pour le retour chez lui. Il la prenait aux épaules et la serrait pour de longs baisers, comme toujours. Parfois même, il plaisantait, disait : « Bonjour madame Sous-Chef ! Comment avez-vous passé la journée, madame Sous-Chef ? » Mais à table il fallait lui arracher les paroles. Et « Tu as vu ta mère ? Comment se portait-elle ? » Et : « As-tu rencontré Charleman ? » Elle essayait aussi de l’intéresser aux occupations de sa propre journée : « Tu sais que je suis en train de débrouiller un dossier que votre bureau m’a envoyé, relatif à un certain procès de l’Administration des Domaines et du Timbre, contre les riverains de la Loire qui réclament la possession des levées de terrain opérées en vue des inondations. La Préfecture intéressée vous l’avait envoyé…

— Oui, repartait distraitement Denis ; je sais. J’ai vu la lettre. C’est moi qui ai dit au Chef : « Monsieur, il faut adresser cela à ma femme. »

— Et que t’a-t-il répondu, le Chef ?

Denis souriait indulgemment :

— Il m’a répondu « Brigadier, vous avez raison. »

Et puis, livré à lui-même, il retombait dans un mutisme presque somnolent. Un jour, elle attaqua résolument avec lui la question du bébé attendu qu’elle ne voulait pas confier à Mme Poulut en surcroît du petit Pierre. « La pauvre femme en perdrait la tête, tu comprends, Chéri. D’ailleurs, elle m’en a avertie : « Deux enfants, Madame, je ne pourrai pas les élever tout en faisant la cuisine. Il faudra que Madame prenne quelqu’un d’autre pour la maison. »

Dans ces conditions, le désir de Geneviève était de chercher une nurse très experte comme l’École de Genève en forme pour toute l’Europe, et de garder en qualité de domestique la pauvre Poulut au visage ingrat, mais qu’on aimait bien et qu’il était impossible de mettre dehors.

— Comme tu voudras, répondait Denis, qui faisait figure d’un mari bien décidé à contresigner toutes les volontés édictées par sa femme. Mais que penses-tu de mon idée ? La trouves-tu bonne ?

Excellente. Tu pourras te défaire entièrement du souci des enfants au profit d’une personne qui sera spécialiste de l’élevage des bébés. Rien ne te donnera plus de liberté d’esprit pour ta vie de bureau qui, je l’imagine bien, en effet, n’est pas de tout repos.

Geneviève aurait dû être heureuse d’entendre de tels propos. Il semblait qu’enfin Denis se rangeât à son sentiment, comprît les exigences de son impérieuse profession, lui reconnût le droit d’exception que, quoique mère de famille, elle réclamait pour elle-même. Elle aurait dû triompher, se sentir au terme de ses désirs puisque non seulement son ambition avait atteint tous ses objectifs, mais qu’encore toute critique, tout blâme semblaient s’être éteints chez ce compagnon de sa vie qui ne discutait plus rien, acceptait tout, fermait les yeux pour dire : Amen. Cependant, elle ne se réjouissait pas. Ce manque de réaction chez son mari lui causait une inquiétude, une angoisse même indéfinissable. Toujours cette impression de cauchemar où la présence même de l’être qu’on a en face de soi est mise en question.

Geneviève ne reconnaissait plus Denis.

Néanmoins, il fallait que tout allât son cours. Et une correspondance s’établit entre Geneviève et la Suisse pour assurer dès le mois de mai la venue de la jeune « spécialiste des bébés ». On reçut même une photographie, celle d’un visage suave et souriant qui plut à Geneviève. Alors on avertit Mme Poulut de la remise de ses fonctions qu’elle serait bientôt forcée de faire en faveur de cette jolie demoiselle, afin de se cantonner dans la cuisine et le ménage. Ce fut une tragédie bien amère où la principale actrice versa des torrents de larmes et fit même aux Rousselière une scène où le pathétique atteignit Racine pour la véhémence des sentiments.

On lui arrachait les soins nobles du plus bel enfant du monde pour la refouler vers la cuisine et les bas travaux, exclusivement cette fois !

Pierre dont l’intelligence était fort éveillée et qui aimait « Poulut » avec une admiration sensible, poussa d’affreux cris en la voyant dans ce rôle violent.

Puis, tout se calma peu à peu. Poulut se résigna à l’inévitable, consolée à l’idée de ne pas quitter ce robuste enfant de la santé duquel elle se disait l’auteur.