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Monsieur Dominique/2

La bibliothèque libre.
Mégard et Cie, libraires-éditeurs (p. 33-77).

II.

Lorsque le père Pascal, l’aubergiste, a vu arriver cette nombreuse famille de gens comme il faut, lui qui ne nourrit d’habitude que les maquignons allant à la foire vendre ou acheter leurs chevaux, il s’est mis en grand embarras. Il est gros, court, trapu et rouge, tel que doit être tout aubergiste d’une histoire vraisemblable. Tout troublé devant Mme Béatrix, il propose en balbutiant une omelette au lard et les restes d’une andouille ; et pour coucher, la grande chambre d’en haut.

Mme Béatrix ne veut pas être difficile ; elle accepte tout avec résignation, sans perdre un coup d’œil de sa maternelle vigilance sur les dix enfants qui l’entourent. Cécile et Agnès, qui ont respectivement treize et douze ans, et qu’amusent, sans les tourmenter, les péripéties de ce voyage, bavardent comme deux petites pies.

— As-tu va le nègre ?

— Oh ! oui. Ce nègre n’a-t-il pas dit que nous étions des tigres ? Pauvre petit Bob qui avait peur !

Petit Bob n’a plus peur ; mais, comme il aime passionnément l’omelette au lard, il se délecte en mangeant celle-ci, sans songer à Cresphonte.

— Mangez, mes enfants, dit Mme Béatrix.

Et de fait, ils ne s’en font pas faute ; omelette, tard, andouille, gros pain épais et dur disparaissent avec une extrême rapidité. Le père Pascal, ravi de voir cette consommation inespérée, s’avance avec la mère Pascal sur le seuil de la salle.

— Une jolie famille ! hasarde Mme Pascal.

— Une jolie famille reprend plus fort M. Pascal.

— Madame est sans doute en voyage ? dit la bonne femme, qui s’enhardit.

— Oui, nous voyageons, répond Mme Béatrix, très triste.

Si madame veut voir du pays, c’est l’endroit

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pour ça. Pour du pays, il y a du pays tout autour, et on le voit aussi loin qu’on peut le voir !

— C’est vrai cela ! s’écrie l’espiègle Cécile, qui du chemin de fer a vu s’étendre jusqu’aux horizons les plus reculés les interminables plaines de la Sologne. Seulement, il n’est pas très accidenté votre pays.

— Oh ! vous savez, mademoiselle, les accidents…, dit l’aubergiste.

— Oui, les accidents…, reprend sa femme.

Une pause, pendant laquelle les fourchettes s’agitent.

— Madame a va l’église ? demande la mère Pascal, en entrant définitivement dans la salle du repas.

— Non.

— C’est dommage. Madame a-t-elle va la mairie, où il y a de grands arbres devant, et l’école, où il y a des enfants dedans qui apprennent à lire ?

— Non, nous n’avons rien vu…

Et la rusée bonne femme, qui garde pour la fin le bon morceau, avec la petite histoire curieuse à raconter, demande avec un sourire énigmatique :

— Madame n’a pas vu la maison de M. X. ?

— M. X. Qu’est-ce que ce M. X. ?

— Je vois que madame ne sait pas… Eh bien ! M. X. est un original accompli, qui demeure sur la route de l’école, derrière les sapins. On ne l’a jamais vu dans le pays que le jour où il est arrivé, au dernier automne. Et c’est pour cela qu’on l’a ainsi baptisé ; car personne ne sait son nom ; et de son domestique, qui est noir comme le diable, on ne peut tirer un traitre mot.

— C’est mon oncle, c’est mon oncle, disaient à mi-voix Cécile, Agnès et Luce.

Mme Béatrix ne répondait pas ; les commérages de la bonne femme venaient d’éveiller en elle une foule de pensées peu consolantes, et si absorbantes, que petit Bob, assis à ses côtés, tendait vainement son assiette pour manger encore.

— Si j’avais su, se disait-elle, si j’avais pu seulement deviner cet accueil, prévoir que toute étincelle d’affection était éteinte chez Dominique, oh ! je n’aurais pas épuisé mes dernières ressources dans ce coûteux voyage. Mais il me semblait que j’allais trouver là le frère d’autrefois, bon et tendre, complaisant et affectueux comme il l’était dans notre enfance… Je croyais qu’en me voyant, il aurait tout oublié ; et puisque mon pauvre Francisque n’est plus là !…

Et furtivement elle essuyait les larmes qui coulaient malgré ses efforts, et qu’elle aurait voulu cacher à la curiosité des aubergistes.

— Voulez-vous nous mener à notre chambre ? dit-elle enfin, comme si une résolution subite venait de naître en elle. Levez-vous, mes enfants.

C’était une longue pièce bâtie en manière de corridor, semée de fenêtres tout le long des murs ; un lit fourré dans une alcôve, quelques chaises de paille éparses rangées en bataille, et c’était tout. Alentour, des portes s’ouvrant sur de petites chambres étroites : celles que Pascal destinait aux enfants.

Lorsque Mme Beatrix eut installé tant bien que mal les fillettes dans les chambres adjacentes, elle revint dans la grande pièce carrelée et nue avec les garçons, qui s’en furent faire du tapage dans un coin.

Sur la cheminée il y avait un encrier ; dans son sac, du papier et une plume ; elle s’installa sur le rebord de la fenêtre ouverte et écrivit :

« Auberge du père Pascal,
« Mon cher Dominique,

« Tu viens de me causer la plus grande peine que j’aie ressentie depuis mon veuvage.

« Francisque m’ayant laissée sans nulle fortune, j’étais venue, triste et sans secours, te demander de m’aider dans la difficile tâche d’élever mes nombreux enfants ; et maintenant que ta porte m’est fermée, je ne sais plus que devenir.

« Je ne puis point travailler de mes mains, et mon savoir n’est pas au niveau de celui d’une institutrice.

« Je ne t’en veux pas, et je te garde toujours mon affection, qui ne changera pas. Mais pourquoi me fuir à ce point ?

« Ta sœur
« Béatrix. »

La jeune femme, ayant achevé, pleurait amèrement, quand la porte s’ouvrit, et que parut Cécile. Son visage gai, franc et ouvert, s’altéra subitement devant le chagrin de sa mère ; elle s’approcha, l’enlaça dans ses bras…

— Ma pauvre maman, vous pleurez donc toujours ! dit-elle très tendrement.

— Puis-je faire autrement, Cécile ?

— Eh oui, maman, il ne faut jamais se décourager. Regardez-moi, est-ce que je pleure ? Au contraire, je ris et je chante avec les petites sœurs, et je mets de la gaieté tout autour de moi.

— Tu es jeune, Cécile, et cela t’est facile ; tu ne vois les choses qu’à demi, et encore sous leur plus beau côté.

— Pardon, maman, je vois très clairement notre situation, et je m’en afflige intérieurement ; mais je ne vous en afflige pas. À quoi me servirait de pleurer comme vous ? J’espère que l’avenir sera meilleur, je me sens prête à employer ma force et ce dont je suis capable ; je ne crains ni la fatigue ni le travail ; je le désire plutôt, s’il peut être utile à ceux que j’aime. Voilà le secret qui me rend joyeuse. Pourquoi n’emploieriez-vous pas ma petite recette ?

— Recette de jeunesse, ma fille, qui réussit à treize ans et échoue à mon âge, où l’on a vu beaucoup de tristes choses. Va remettre cela à la maîtresse d’auberge, ma chérie, ensuite tu reviendras m’aider à coucher tes petits frères, qui sont harassés et dorment jusque dans leurs jeux.

Et Mme Béatrix remit à la fillette l’enveloppe cachetée portant cette adresse :

Monsieur Dominique de Kerdiou,
à Sainte-Solange.

La fillette, l’ayant embrassée une dernière fois, prit la missive et descendit à la salle des repas, où elle entendait la voix criarde de la mère Pascal.

C’est que dans ladite salle se tenait une grande réunion, et surtout une conversation très animée, menée par ladite dame Pascal.

Après avoir fait une course par delà le village, e conducteur de l’omnibus avait de nouveau traversé Sainte-Solange, et force lui avait été d’entrer chez Pascal, à seule fin d’y prendre un léger rafraichissement, la champagne fine, qu’un rayon de soleil de mai venait dorer jusque dans la vitrine.

Dans la salle, il y avait déjà deux ou trois voisines, qu’avait attirées la présence d’une étrangère. Mme Pascal présidait, et tous les bonnets blancs s’agitaient et se trémoussaient sur ces vieilles têtes dans un bavardage sans fin.

— Monsieur Théodore ! ah ! bonjour, monsieur Théodore ! Il va nous donner un petit renseignement, n’est-ce pas, monsieur Théodore ?

— À vos ordres…, à vos ordres, répondit la conducteur.

Mme Pascal prit la parole.

— N’est-ce pas vous, monsieur Théodore, qui avez conduit dans le village une petite dame, avec quasi un petit pensionnat ?

Le conducteur, comme un homme initié aux mystères, se contenta de faire de la tête un petit signe affirmatif.

— Sauriez-vous par hasard… son nom ? quelle sorte de monde c’est ?… Ça a bon genre, n’est-ce pas ?

M. Théodore, qui trinquait en ce moment avec le père Pascal, posa sur la table le verre aux bords épais, et répondit, sachant bien l’effet qu’allait produire sa phrase :

Quel monde c’est, je l’ignore. Mais ce que je sais, c’est que j’ai conduit toute la famille chez M. X.

Il y eut dans la salle une formidable exclamation :

— Chez M. X. !!!

— Oui, chez M. X. À la gare, la petite dame m’a demandé : « Voulez-vous me conduire chez M. de Kerdiou ? J’ai dit : « Je ne connais pas M. de Kerdiou. » Alors, elle a ajouté : « J’ai pourtant su qu’il demeurait à Sainte-Solange. C’est bien ici Sainte-Solange ? » J’ai dit : « Oui. » Elle m’a dit : « C’est un homme qui vit seul avec un nègre. » J’ai répondu : « Ça doit être M. X. » De fait, M. X. vit seul avec un nègre.

— De fait…, reprirent en chœur les commères.

Puis les chuchotements recommençaient bas et discrets, de voisine à voisine, montant ensuite progressivement, et devenant assourdissants comme un chant de petite poule criarde.

— Comment s’appelle-t-il donc, dites-moi, monsieur Théodore ?… La petite dame vous a-t-elle dit quelque chose, vous a-t-elle donné un bon pourboire ? C’est peut-être sa femme…

La porte, s’ouvrant pour laisser passer la petite taille fine et élancée de Cécile, arrêta net le bavardage. Elle s’avança gentiment vers la mère Pascal en tendant la lettre.

— Tenez, madame, dit-elle, maman vous prie de bien vouloir mettre cette lettre à la poste, ou de la faire parvenir à destination, s’il n’y a pas de bureau de poste à Sainte-Solange.

La bonne femme, troublée, agitée, prit la lettre sans trop savoir ce qu’elle faisait, partagée entre le désir de faire causer Cécile et la crainte de trop brusquer les choses et de ne rien apprendre du tout.

— Soyez tranquille, mademoiselle, on fera la commission, dit-elle.

Mais à peine la fillette fut-elle sortie, que tous les bonnets blancs s’approchèrent, s’entre-choquèrent même en se pressant pour voir l’adresse ; beaucoup de ces vieilles femmes ne savaient pas lire ; rien n’y faisait. Enfin, M Pascal, pour laquelle déchiffrer l’écriture était un problème compliqué, s’y appliqua tant, qu’elle parvint à épeler : Monsieur de Kerdiou. — Sainte-Solange.

— C’est M. X., dirent toutes les commères, la lettre est pour M. X.

— Oui, oui, pour M. X.

Père Pascal, qui était un brave homme et fumait sa pipe par la fenêtre ouverte, sans trop se soucier de tous ces bavardages, prit enfin la parole.

— Faut porter la lettre à son adresse, en ce cas.

— Oui, oui, oui, mon homme, on fera la commission, je l’ai dit, reprit sa femme avec l’air le plus dégagé du monde.

Et elle glissa la missive dans sa longue poche noire.

— C’est égal, dit une naïve vieille, je voudrais bien savoir ce qu’il peut y avoir là-dedans… Un brin de curiosité, pas vrai, mam’șelle Pélagie ?

Et Mlle Pélagie de répondre avec dignité :

— Oui, mais ce serait indiscret…

— Prêtez donc l’enveloppe, pour voir, madame Pascal, dit une troisième ; peut-être bien qu’à travers le papier, on pourrait lire, s’il est mince ; et ce ne serait pas pécher, puisque la petite dame aurait pris du papier où tout le monde pourrait voir l’écriture.

— Ça c’est vrai…

Par malheur pour les curieuses, le papier était épais et ne permettait pas à l’œil de le traverser. Les secrets de M Béatrix y étaient bien gardés sous l’enveloppe…

— Êtes-vous sûre que c’est bien cacheté, madame Pascal ? Si la petite dame avait oublié, c’est que tout le monde pourrait prendre connaissance… On sait bien ce que c’est une lettre pas cachetée.

— Oh ! oui, une lettre pas cachetée…

Mais, hélas ! Mme Béatrix n’avait rien oublié, pas même cette dernière précaution, et les bonnes femmes déçues durent s’en aller de fort mauvaise humeur, sans avoir rien appris sur M. X. ni sur son étrange visiteuse.

L’heure du souper venait de sonner ; les clients du père Pascal arrivèrent en grand nombre ; car l’auberge était bien achalandée. Pendant quelques heures encore, M. Pascal fut absorbée par les soins du ménage.

— Et la lettre ? demanda le brave aubergiste, quand tout le monde fut parti.

— Je vais la porter, répondit la femme.

En effet, elle prit un grand châle et s’achemina vers la route de l’école.

Le soleil était couché depuis un bon moment déjà ; mais il laissait derrière lui, dans l’air, une bonne atmosphère chaude où l’on se sentait à l’aise, et dans le ciel une faible lueur qui éclairait encore à demi la campagne.

Chez M. Dominique, Cresphonte dormait dans son hamac, Septentrion ronronnait sur le tapis de son maître, et celui-ci, dérogeant à ses habitudes, rêvait à sa fenêtre, sans songer à se mettre au lit, comme il le faisait d’ordinaire à cette heure…

Pensait-il à ses tulipes, ou bien à sa douce sœur, qu’il avait si cruellement repoussée ? Nul n’aurait pu le dire.

Sur le chemin, dont sa large jupe gris fer balayait la poussière, Mme Pascal, la lettre à la main, marchait à tout petits pas. Et son faible cerveau supportait mal l’assaut de pensées qui s’y livrait.

C’est qu’en effet, dans sa vieille main ridée et frémissante d’émotion, elle tient un paquet de secrets, la clef de beaucoup de mystères peut-être, et voilà que là-bas apparaissent les sapins de M. X., qui dans le crépuscule deviennent tout noirs. Et quand elle sera rendue là, elle devra glisser cette aubaine extraordinaire, cette lettre, dans la boîte du courrier de l’étrange personnage ; et elle n’aura rien su, rien, rien, des secrets qu’elle tient dans sa main.

La lettre dit peut-être ce qu’est M. X., et ce qu’est l’étrangère. Que de choses intéressantes, émouvantes, Seigneur !

Et la bonne femme tremble comme la feuille des hêtres là-haut, sous le souffle du soir. Son cœur bat, elle n’a plus la force d’avancer ; il y a sur le bord du chemin une hale, et au pied de la haie un talus gazonné et moussu ; c’est là


Illustration. La mère Pascal.


qu’elle se laisse choir, n’ayant plus qu’une force, celle de déchirer avec l’épingle de son châle le fragile papier…, trop fragile, hélas ! qui voilait les confidences de Mme Béatrix.

Et maintenant, les lunettes sur le nez, fiévreuse, palpitante, sous le jour qui décroît trop vite, et qui déjà se mêle aux ténèbres, lettre par lettre, elle déchiffre la page pleine de souffrances qu’a écrite Mme Béatrix, où les larmes de la jeune femme laissent encore de petites taches rondes.

Elle sait enfin trois choses : l’étrangère est la sœur de M. X ; sa position est précaire ; M. X. n’a pas voulu la voir.

Et comme toujours, après une mauvaise action, le premier regret qu’on se permette est celui-ci : « Pour si peu, ce n’était pas la peine, » l’infidèle ménagère, qui n’a point la conscience tranquille, et qui attendait de ce papier plus de révélations, se dit :

— Que cela ! rien que cela !

Et elle ajoute :

— Qu’est-ce que je vas faire maintenant d’une lettre décachetée ?

La remettre de cette façon à la porte de M. de Kerdion, ce serait dévoiler sa faute ; ce qu’il lui faut, c’est une nouvelle adresse, et elle n’a jamais su tenir une plume…

— Qu’est-ce que je vas faire ? qu’est-ce que je vas bien faire ? se dit-elle, en se mettant en marche vers l’auberge, avec la missive bien cachée au fond de sa poche.

— La commission est faite ? demande le père Pascal, dès qu’elle arrive.

— La commission est faite, répond la bonne femme, dont le cœur est agité de remords.

La nuit est complète maintenant ; à l’auberge, tout le monde est au lit ; les dix enfants rêvent de très jolies choses. Mme Béatrix, le cerveau bourrelé d’inquiétudes, veut se calmer, et se dit que peut-être la lettre écrite adoucira M. Dominique ; que, le lendemain, elle le verra arriver plein de regrets et de bons propos pour l’avenir. Pensant à cela, elle se décide à demeurer à Sainte-Solange un jour encore, juste assez de temps pour que Dominique se repente. S’il n’est pas venu, elle reprendra tristement la route de Paris. Là, elle fera… quoi ?

Alors les tourments, les questions troublantes reviennent en foule, comme ces vilaines petites bêtes qu’on appelle moustiques, et qui, dans les chaudes soirées d’été, vous harcèlent de leur bourdonnement et de leur aiguillon, pour vous empêcher de fermer les yeux.

À l’étage supérieur, dans les mansardes ou couchent les aubergistes, tandis que le sommeil du juste a clos les paupières du père Pascal (car c’est un juste que le père Pascal, qui vend de l’eau-de-vie saine et point frelatée), sa femme, elle aussi, est accablée par les petits moustiques piquants du remords ; elle s’agite en vain sans pouvoir s’endormir.

— Méchante et curieuse vieille, lui dit sa conscience, ne sais-tu pas que chaque homme possède un droit inviolable plus sacré que son vêtement, plus sacré que sa maison, que son bœuf ou son âne, que sa fortune, plus sacré que tous ses biens enfin ? C’est le secret qu’il veut garder. Si quelqu’un le lui découvre, il ne lui appartient plus, ce secret est dérobé, et celui qui l’a dérobé est pire qu’un voleur.

— Ah ! si c’était à recommencer ! gémit la vieille.

Puis une idée coupable lui vient.

— Si je brûlais la lettre, personne ne saurait rien, et la petite dame croirait que M. de Ker… de Ker… M. X., enfin, ne veut point lui répondre, et je serais tranquille.

Et la conscience, qui ne perd pas : si vite ses droits, de lui répondre :

— Ne t’avise pas, mère Pascal, d’ajouter cette nouvelle faute à l’autre, et n’omets pas ce message dont dépend peut-être l’avenir de cette pauvre famille. Efforce-toi plutôt d’effacer ce que tu as déjà fait, quand même tu devrais pour cela confesser ta faute à tout venant.

— Confesser ma faute à tout venant ! soupire la bonne femme, que terrasse la fatigue et que gagne enfin le sommeil.

Le lendemain matin — le temps s’était gâté pendant la nuit — il tombait par instants de grosses averses ; le ciel était couvert ; il y avait de la tristesse partout, dans les arbres ternes, dans la rivière troublée, dans les toits ruisselants, même chez les petits enfants qui s’en allaient silencieusement à l’école, longeant les haies et les murs pour chercher un abri contre la pluie.

La mère Pascal avait ce matin la tête à l’envers et la mine grincheuse. Elle fit pour ses hôtes, en guise de chocolat, une sorte de brouet noir qu’on ne put avaler, ce qui excita chez les enfants la meilleure humeur du monde ; elle dressa la table en dépit du bon sens ; elle hâta son ménage, qu’elle interrompait de temps en temps pour glisser furtivement sa main dans sa poche et entendre le bruissement du papier sous ses doigts ; puis, lorsque tout fut fait tant bien que mal, sans même avoir le soin de redresser son bonnet, elle prit sa course dans le village telle qu’une affolée.

Comme elle traversait un étroit sentier, elle aperçut au loin la silhouette noire du bon curé de Sainte-Solange qui s’en allait voir ses malades. Alors elle hâta le pas et le rejoignit au bout de cinq minutes.

— Comme vous êtes haletante ! mère Pascal, dit le prêtre.

— C’est que, monsieur le curé, j’ai longtemps couru pour vous rejoindre.

— Bon ! je vois que vous avez à me parler. Qu’y a-t-il donc de nouveau à l’auberge ?

— Dame ! monsieur le curé, il y a de nouvelles gens une petite dame et ses enfants ; et c’est à cause de cela que vous me voyez dans un grand embarras et dans une grande contrariété… Il y a une petite chose qui me gêne, et que je ne voudrais dire à personne qu’à vous, monsieur le curé, parce que… les jeunes se moqueraient de moi…, et que vous…, enfin…, vous…

— Parce que je suis vieux, et qu’à mon âge,

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on n’a point le rire facile, n’est-ce pas, mère Pascal ? Vous avez eu raison de venir. Voyons, contez-moi votre embarras.

— C’est que, monsieur le curé, je voudrais vous dire l’affaire en deux mots.

— Vous ferez bien, car Gaspard le paralytique m’attend, et je suis très pressé.

— Voilà, monsieur le curé : la petite dame, qui a une gentille façon, comme ses petits enfants, du reste… Tout ça c’est simple, c’est bon ; ça n’a pas l’air trop riche ; mais c’est pomponné, c’est frais comme des roses, de vrais amours, quoi !

— C’est cela qui vous embarrasse, mère Pascal ?

— Pas précisément ; c’est-à-dire que là-dedans, il y a quelque chose de touchant à mon embarras ; je vous en fais juge, monsieur le curé ; car tout le monde sait bien que vous êtes un homme de conseil, un homme qui ne parle pas en l’air, mais qui pèse ses paroles…

— Mère Pascal, dépêchez-vous, je vous en conjure !

— Oui, monsieur le curé, vous êtes pressé, je le comprends ; quand on est charitable, et qu’on s’occupe des besoins de tout le monde, on a beaucoup à faire… Donc voilà l’affaire en trois mots… La petite dame se trouve, par le plus grand hasard, être la sœur… Ah ! devinez, monsieur le curé ; je parierais cent poulets contre. vous un, que vous ne trouverez pas de qui…

— Vous me damnez, ma pauvre femme !…

— Eh bien ! je vois que vous donnez votre langue au chat, et je vais vous le dire. Donc, la petite dame est la sœur de M. X.

— Ah !

— Et elle m’a envoyée porter une lettre à son frère…

— Onze heures sonnent, mère Pascal.

Encore quatre mots, et je finis… Seulement… c’est que… la chose est un peu délicate pour moi… C’est un brin gênant de vous dire ça… Et si vous pouviez lire dans ma cervelle… vous verriez qu’en ce moment j’ai une terrible tentation de vous laisser là tout seul sur le chemin, et de retourner à l’auberge sans que vous ayez rien su.

— Voyons, ma pauvre femme, vous avez, je le pense, un trouble de conscience, un petit péché de curiosité peut-être ?

— Ah ! mon bon curé, vous avez deviné juste ; oui, oui, j’ai lu la lettre, j’ai déchiré l’enveloppe, et dedans la petite dame disait à son frère que…

— Chut ! chut ! mère Pascal, pas d’indiscrétion maintenant.

— Oui, c’est vrai, Seigneur ! Qu’allais-je faire ! Mais comment me tirer de là ? Voilà maintenant la lettre sans enveloppe… Mon Dieu ! que je suis malheureuse !

— Ma pauvre femme, ne pleurez pas ; je consens à réparer votre faute, à la condition d’une promesse de votre part. Vous allez vous engager à ne parler à personne de ce que vous avez lu…

— Pas même à Mlle Pélagie, notre voisine, qui est si discrète, monsieur le curé ?

— Pas même à votre chien, pas même à votre chat ! Et si votre bonnet savait le secret, mère Pascal, il faudrait le brûler !

— C’est convenu, monsieur le curé, et je vous le promets, foi d’honnête femme ; je sais bien que cela sera dur par instants d’entendre jaser les voisines sans pouvoir mettre son mot et dire ce qu’on sait ; mais je sens bien que j’ai en tort, et ce sera pour expier…

— Bon, c’est cela, c’est très bien ; dans ce cas, passez tantôt chez moi, dès que vous pourrez ; je vous écrirai l’adresse, et vous irez accomplir votre message. Maintenant, allez en paix. Le pauvre Gaspard doit trouver le temps long, s’il m’attend.

La mère Pascal, les larmes aux yeux, mais le cœur plein d’une juvénile allégresse, s’en fut par les sentiers de Sainte-Solange jusqu’à l’auberge, où elle arriva rayonnante.

Dans la chambre longue d’en haut, où l’humidité du dehors entrait comme un souffle froid par les fissures et les disjointures des fenêtres, Mme Béatrix surveillait d’un œil triste les jeux des petits garçons. Assises à ses côtés, Cécile, Agnès, Agathe et Luce cousaient différents objets de toilette, ou plutôt étaient assises pour coudre ; car, pendant que Cécile s’appliquait docilement à son ouvrage, ses trois petites sœurs, le nez en l’air, regardaient les solives du plafond.

— C’est ennuyeux de travailler en voyage, disait Luce ; si l’on voyage, c’est une distraction ; alors, pourquoi gâter tout le plaisir par ces ourlets longs et fatigants ? Maman, donnez-nous donc congé.

— Ma petite fille, il faut travailler en ce monde ; tous, grands et petits, y sont obligés : nous surtout, nous avons le travail pour partage ; si tu ne sais pas coudre, que feras-tu, quand tu seras grande ?

— J’apprendrai.

— Mais il sera trop tard alors ; et si dès maintenant tu n’es pas habituée au travail, l’avenir arrivé, tu ne pourras, non point apprendre, mais employer ton savoir.

— Ah ! que c’est ennuyeux de travailler !

— J’ai fini, dit à ce moment Cécile ; voudriez-vous me dire si le point est bien fait ?

— Un peu irrégulier, ma fillette, reprit Mme Beatrix ; mais j’y vois des progrès ; maintenant tu peux t’amuser un peu, te distraire avec tes frères.

— Mais, maman, si vous le permettez, je prendrai le travail de Luce, et je l’achèverai d’abord.

— Non, je ne le veux pas ; car Luce est une petite paresseuse, qui me fait de la peine par sa nonchalance ; j’ai peur de ne la voir jamais raisonnable.

Mais Luce, piquée par la bonté de sa sœur, avait repris son aiguille, et, rouge comme une petite pivoine, cousait, le nez sur son ouvrage, avec une ardeur que personne ne lui connaissait.

Comme tout le monde était sage, et que la bonne mère sentait sa surveillance inutile, elle s’achemina vers le palier où étaient disposés les sacs de voyage et y ramassa quelques objets épars dans la chambre.

— Ma pauvre Cécile, il nous faudra partir ce soir, je le crains bien, dit-elle. Voici que le père Pascal nous appelle pour déjeuner ; il est donc midi ; depuis hier, ton oncle aurait eu cent fois le temps de venir : c’est que ma lettre ne l’a point touché… Pauvre Dominique, faut-il que son cœur se soit endurci ! Et comme on a dû le faire souffrir pour le changer à ce point !

— J’ai en tout à l’heure une idée lumineuse, maman, reprit alors la fillette, et c’est pour cela que je me suis tant appliquée à ma couture. N’y a-t-il pas, à Paris, des magasins de lingerie où l’on fournit du travail ? Je trouve cela très beau de travailler pour vivre, cent fois plus beau que de passer son temps dans l’oisiveté ; pourquoi ne me servirais-je pas de mes mains et de mes petits talents pour vous être utile ?

Mme Béatrix pleurait tout à fait maintenant, elle embrassa tendrement sa fille.

— Tu me donnes l’exemple du courage, ma chérie, dit-elle ; la même idée m’est venue ; mais ce ne sera pas toi qui useras tes petites mains sous l’aiguille ; je suis au monde pour vous, et cette charge doit m’échoir ; à toi d’achever sérieusement tes études, de devenir une jeune fille accomplie ; alors seulement, quand ce point essentiel sera acquis, je te permettrai de m’aider.

— Ces dames et ces messieurs sont servis, dit le père Pascal en montant l’escalier en toute hâte. J’avais crié cela d’en bas tout à l’heure ; peut-être que ça aura froissé madame ; mais madame sait ce que c’est quand on n’a pas d’aide, qu’on fait tout soi-même ; j’étais en train de faire frire du poisson, et j’ai eu peur qu’il ne prenne un coup de feu……

— Cela ne fait rien, mon ami, reprit Mme Béatrix, en essuyant ses yeux tout rougis par les larmes, cela ne fait rien.

Et elle appela tous ses enfants, qui s’arrachèrent péniblement à leurs jeux, pendant que l’aubergiste, qui était descendu, disait à sa femme :

— Faut être gentils et comme il faut pour cette pauvre petite dame ; je crois qu’elle a des chagrins.

— Dame ! répétait la bonne femme, gardant pour elle le mystère qu’elle seule savait.

Au déjeuner, en dépit du poisson gratiné que le brave aubergiste avait soigné tout particulièrement, on ne mangea pas les petits garçons étaient encore fatigués ; Luce, Agathe et Agnès, qui avaient très mal travaillé le matin, n’avaient point le cœur tranquille comme il doit l’être pour que l’appétit soit bien ouvert. La raisonnable Cécile, qui, tout en ne s’affligeant pas outre mesure de la situation de sa mère, partageait néanmoins ses inquiétudes, regardait comme elle par la fenêtre, aux rideaux levés, si l’oncle Dominique n’apparaissait pas dans la cour de l’auberge, pleine de poules et de canards.

À la grande joie de mère Pascal, qui comptait les minutes, en attendant le moment où sa conscience serait enfin libre, le repas fut donc vite achevé. Sans rien ranger, laissant sur la grande table à tréteaux le couvert en désordre, elle courut chez le curé.

L’affaire ne fut pas longue ; il prit une grande enveloppe et une plume ; puis, contrefaisant son écriture de sa main qui tremblait bien un peu, traça ces mots en lettres fines et déliées, pour imiter à peu de chose près une jeune main de femme :

« Monsieur de Kerdiou, à Sainte-Solange. »

Puis il cacheta la lettre et la remit à la bonne femme.

— Voilà, mère Pascal ; maintenant hâtez-vous, et surtout n’oubliez pas votre promesse de ne rien dire…

— Ah ! mon bon monsieur, vous ne me connaissez pas !

Les nuages gris dentelés roulaient dans le ciel leurs dessins bizarres : silhouette de cheval fantastique, chaînes de montagnes, géants, arbres et paysages, le tout entrecoupé de coins bleus, par où, à certains moments, le soleil lançait quelques pâles rayons sur les toits mouillés et les buissons dégouttants de pluie. Sous son grand parapluie rouge, cependant, mère Pascal bravait pluie et soleil, et ses pieds cuirassés de sabots s’enfonçaient lourdement dans les chemins pleins de boue qui menaient du presbytère à la maison des sapins où logeait M. Dominique.

La voilà arrivée ; il n’y a personne sur la route, personne derrière la grille ; aucun œil ne la voit. Elle glisse la missive sous la porte, afin qu’elle soit bien en vue, et que Cresphonte ne puisse s’empêcher de la ramasser ; puis, plus paisible maintenant, et du reste un tant soit peu essoufflée par la rapidité de sa course précédente, elle revient chez elle à petits pas, en dépit de l’ondée qui s’apprête.

Au fond d’un sentier apparaît cependant un groupe agité, surmonté de parapluies qui se heurtent et s’accrochent l’un à l’autre, tandis que le groupe marche. Sous les parapluies on voit cinq bonnets blancs : c’est la bouchère, c’est Mlle Pélagie, la voisine de l’auberge ; Mme Crispin, la femme du barbier ; Mlle Sauge, l’herboriste, et Mme Lanne, une rentière, c’est-à-dire la réunion qui se pressait la veille chez les Pascal. Les bonnes commères ont aperçu leur amie ; aussi hâtent-elles le pas pour la rejoindre.

— Ma chère voisine, comment vous portez-vous ? demande M. Pélagie.

— Avez-vous toujours votre petite dame ? ajoute M Lanne.

— Ça doit bien manger, tous ces enfants-là dit la bouchère

— Ils sont habillés avec beaucoup de goût ; je les ai même trouvés élégants, observe Mme Crispin.

— Seulement, quand ils ont passé devant ma maison, je les ai vus, et je leur ai trouvé l’air bien délicat, remarque Mlle Sauge.

Mère Pascal écoutait sans rien répondre, encore sous le coup des conseils de M. le curé.

— Ils sont toujours à l’auberge, dit-elle enfin ; ce sont d’agréables clients.

— La petite dame est-elle retournée chez M. X. ? interroge Mme Lanne.

— Je ne sais pas…

— C’est étrange, insinue Mlle Sauge, cette inconnue, ce M. X., qui ne voit personne et qui reçoit toute cette famille.

— Mais il ne l’a pas reçue, reprend mère Pascal.

— Ah ! ah ! il ne les a pas reçus, s’écrient toutes les voix. Comment le savez-vous ? Vous savez ?… Qu’est-ce qui vous l’a dit, madame Pascal ?

— Je sais, enfin, je crois…, je suppose… Mais je ne puis rien dire…, vous savez.

— Vont-ils rester longtemps à Sainte-Solange ? demande la bouchère.

— Je ne sais pas.

— À mon avis, dit Mme Crispin, ce sont les anciens maîtres du nègre, sans doute.

— Au mien, ajoute Mlle Pélagie, ce sont sûrement les enfants et la femme de cet homme mystérieux, qui vit sans doute séparé de son épouse…

— La petite dame paraît-elle heureuse, madame Pascal ? interroge Mlle Sauge.

— Ça dépend… Elle le paraît, et elle ne le paraît pas ; on ne peut jamais connaître au juste la pensée des gens.

— Assurément, répond M Lanne.

— C’est drôle que vous ne sachiez rien, madame Pascal, dit Mlle Sauge. Si la jeune dame était descendue chez moi ; si seulement elle y était venue, soit pour une commande, un fortifiant à l’usage des enfants, soit pour m’acheter de ce sirop que je fabrique avec la menthe sauvage, je vous assure que j’en aurais connu sur elle plus long que vous.

— Il est des moments dans la vie, mademoiselle Sauge, où l’on doit savoir tenir sa langue, répond la mère Pascal avec dignité ; et moi, j’aime la discrétion avant tout.

— La discrétion ?… s’écrient toutes les voix. Tenir sa langue… Vous savez donc quelque chose ? La petite dame vous a fait ses confidences ?

— Ah !… enfin…

— Ça ne m’étonne pas, mère Pascal, observe Mlle Sauge. Vous avez une bonne figure qu’on aime à regarder, et qui invite à la confiance. Et puis, on voit que vous êtes une honnête femme, une femme de cœur, qui ne parlerez qu’à des personnes discrètes… Assurément, à la place de l’étrangère, j’en aurais fait autant…

— Moi aussi ! moi aussi ! répondent toutes les voix. Cette bonne madame Pascal !…

— Oui, oui ; mais vous êtes toutes comme moi ici : vous ne répéteriez à personne d’indiscret un secret qu’on vous aurait dit.

— Ah ! pour sûr !

— Aussi bien, si vous saviez ce que je sais, ce serait quasiment comme si j’étais seule à le savoir.

— Absolument.

— Dans ce cas-là, je puis parfaitement vous dire quelque chose qui va joliment vous étonner ; devinez…

— Quoi ? quoi ?…

— La petite dame est la sœur de M. X., finit par dire mère Pascal.

Qui eût pu l’arrêter sur cette pente ? Mère Pascal y glissa comme y eussent glissé beaucoup d’autres. Elle raconta tout ce qu’elle savait ; elle n’omit rien et servit ce régal à ses bonnes amies comme l’écho d’une confidence de Mme Béatrix.

Bientôt après, les commères, rajustant leurs bonnets et fermant leurs parapluies à la faveur d’un rayon de soleil passager, s’éparpillèrent dans le village, vers la boucherie, vers l’herboristerie ou le magasin du barbier, le cœur encore tout ému, et plus intriguées que jamais par les étranges allures de M. Dominique.

Mère Pascal, agitée, troublée, sentant ses torts sans vouloir s’y arrêter, l’esprit tendu, rentra à l’auberge. Il y avait grand bruit au premier étage. Le léger trottinement du petit Bob eût ébranlé le plancher flexible ; aussi, quand tous les enfants y couraient en faisant de grands embarras, était-ce une véritable oscillation.

Voilà ce qui était arrivé. Après avoir mûrement réfléchi, après avoir longuement calculé avec Cécile que M. Dominique serait maintenant venu, s’il avait du se laisser ébranler par la lettre de sa sœur, Mme Beatrix avait décidé le départ immédiat, afin qu’on pût être à Paris dans la nuit.

L’auberge, toute modeste qu’elle fût, était trop onéreuse pour sa maigre bourse, et le retour était urgent.

Aussitôt c’avait été la débandade de tous les enfants, qui entassaient pêle-mêle dans les valises tous les objets du voyage, et qui paraissaient avoir envie de s’y fourrer eux-mêmes, tant ils se penchaient tous ensemble vers l’ouverture des sacs. Puis, quand l’un de ces sacs fut plein, débordant, le petit Bob, d’un geste triomphant, ferma la serrure d’un tour de clef, et dans la poche de son pantalon, haut d’une main, glissa ladite clef, comme un homme qui a fait ses malles.

— Au revoir, monsieur Pascal ; au revoir, madame Pascal, dit bientôt la voix de Mme Béatrix au bas de l’escalier. Nous allons nous rendre à la gare à pied, je vous remercie… Combien vous dois-je, mes amis ?

— Ah ! madame, c’est que… vous êtes nombreux.

— Eh ! je le sais bien, mon brave homme ! Veuillez me répondre, je vous prie ; car, si nous ne prenons pas l’omnibus, nous voici déjà un peu en retard.

— Eh bien ! madame, ce sera… Voyons…, je ne voudrais pas vous désobliger. Si vous ne trouvez pas que 30 fr. soient trop.

— Non, vous êtes raisonnable… Je vais vous payer tout de suite… Tiens ! où est donc mon porte-monnaie ?

Mme Béatrix avait beau chercher dans toutes ses poches, la bourse ne voulait pas se montrer. M. Pascal, un peu anxieux, sous un air indifférent, sentait naître en lui comme une pointe d’inquiétude.

— Ça ne fait rien, madame, ça ne fait rien, répétait-il.

Et dans le fond de la cuisine, d’où elle suivait la scène, mère Pascal, en essayant la vaisselle, se disait :

— J’ai tout de même eu tort… Oui, j’ai eu tort… M. le curé avait raison, j’aurais dû me taire… Voilà que je suis encore toute drôle, toute gênée par ce que j’ai dit. Si on lui faisait grâce des 30 fr., pauvre petite dame !… Je n’aurais pas du parler… Ah ! si je n’avais pas eu affaire à une bavarde comme Mlle Sauge !

— Cécile, dit Mme Béatrix, va dans la chambre d’en haut, et regarde une dernière fois si mon porte-monnaie n’est pas resté dans quelque coin. Mon ami, je suis désolée de vous faire attendre ; puis l’heure s’avance, et je crains de manquer le train.

— Ça ne fait rien, madame, ça ne fait rien, disait le bonhomme, dont la face rouge commençait à s’altérer.

— Oui, si on lui faisait grâce des 30 fr., songeait sous son large torchon mère Pascal… Et pourtant, 30 fr…, c’est une somme pour nous… C’est un peu trop de donner 30 fr… Mais non, j’ai eu des torts, je le sais bien. Ah ! il me prend l’envie d’aller tout lui dire, avant qu’elle s’en aille… Elle a tout de même une figure qui me revient…

Cependant, quoique l’idée lui en vint, mère Pascal se gardait bien d’aller faire son aveu de repentante aux pieds de Mme Béatrix, ce qui eût simplifié bien des choses, et de lui faire grâce de sa dette.

J’ai regardé partout, maman, dit Cécile en descendant l’escalier, je vous assure que votre porte-monnaie n’est point là-haut. Les petits l’auront peut-être mis dans leur valise.

Et tout le monde de se précipiter sur la valise, de fouiller et de déranger, pour trouver l’introuvable bourse qui contenait la fortune de la famille voyageuse. Il fallut ensuite remettre tant bien que mal les objets en place, sans avoir vu l’ombre du porte-monnaie.

Il restait dans le coin un petit sac auquel personne ne prenait garde, mais que la mère Pascal avait aperçu de ses yeux de presbyte.

— Madame n’a point vu là-dedans, dit-elle, aussi désireuse que sa cliente de trouver l’objet tant cherché.

— C’est vrai ; ouvrons le petit sac. Où est la clef ? mais où est la clef ?

— Hue ! hue ! criait à quelques pas de là le petit Bob, à cheval sur une valise.

— Où est la clef ? répétaient en chœur tous les enfants.

Enfin, quand le bébé fut las de sa chevauchée imaginaire, il se leva très gravement, tira de sa poche l’étroite petite clef et la tendit à sa sœur aînée.

— La voilà, dit-il.

On ouvrit le sac, sans songer à gronder Bob. L’enfant y avait enfermé le plus de choses possibles, qui débordèrent aussitôt, et le portemonnaie roula sur le pavé rouge, aux acclamations de tous les enfants.

— Le vilain petit garçon, dit Mme Béatrix, en remettant l’argent à l’aubergiste.

Mère Pascal, poussée par un héroïque mouvement, fit un pas en avant ; mais elle recula bientôt, décidée à ne rien avouer du tout. Tous les enfants coururent l’embrasser, ainsi que le père Pascal ; mais à ce moment, le coucou sonna trois heures, et Mme Beatrix eut un cri d’étonnement.

— Trois heures, mes pauvres enfants ! Le train part dans vingt minutes, et nous sommes bien loin de la gare. Comment allons-nous faire ? Ah ! pourquoi n’ai-je pas commandé l’omnibus ?

— Pauvre petite dame ! pauvre petite dame ! gémissait le brave aubergiste ; ils n’arriveront jamais, c’est certain…

— Mais, maman, si nous nous hâtions, disait Cécile, qui ne doutait de rien, peut-être que…

— Attendez ! s’écria le père Pascal, l’esprit illuminé par une géniale pensée. Ohé ! Lambert.

Lambert était un fermier de Sainte-Solange qui avait fait son foin de bonne heure, et qui le rentrait, voyant le mauvais temps ; il passait à ce moment avec sa charrette pleine devant l’auberge, et se rendait à sa ferme voisine de la gare…

— Ohé ! Lambert, cria donc le père Pascal, en courant à la porte ; pouvez-vous m’obliger et faire monter dans votre voiture des clients qui sont pressés pour l’heure du train ?

Le père Pascal était un ami de longue date, auquel on ne pouvait rien refuser, étant donné surtout qu’il offrait annuellement à Lambert un litre de sa plus fine liqueur.

— Qu’ils montent, qu’ils montent, si cela vous oblige, et je vais fouetter mes bêtes, qui ont l’air de traîner le sabot ce soir.

Quelle fête pour les enfants ! M Béatrix prit place sur le siège à côté du fermier ; Cécile, Agnès, Agathe, Luce, montèrent avec Bob sur le foin de la première charrette, les cinq autres garçons sur la seconde. Tous avaient l’air triomphant des moissonneurs qui ont achevé leur journée et qui reviennent chez eux sur le char de leur travail, orné des trophées de blés liés en gerbes. Seulement, ici, le blé était du foin, et les moissonneurs, de petits Parisiens bien mis, qui excitèrent au passage la plus grande curiosité de Mlle Sauge et de Mme Crispin, lesquelles vinrent sur leurs portes les admirer.

Lambert, qui « tenait à obliger M. Pascal », ne voulut rien recevoir de Mme Béatrix. Les enfants riaient aux éclats ; la locomotive sifflait, prête à s’ébranler.

Tout ce monde grimpa à grand’peine dans un compartiment de troisième classe. Et aussitôt les massifs véhicules s’élancèrent en longue file sur les rails minces qui serpentaient à travers la Sologne. Les arbres et les toits de Sainte-Solange disparurent vite ; Mme Béatrix s’essuya les yeux et leur lança un dernier regard.