Monsieur Dominique/3

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Mégard et Cie, libraires-éditeurs (p. 78-97).

III.

Par un caprice du printemps, le lendemain de ce jour pluvieux se leva éclatant de soleil, radieux. Les tulipes de M. Dominique s’apprêtèrent dès le matin à étinceler en cette journée de leur dernière beauté. D’abord, à l’aube, la rosée les sema de perles, puis le soleil croissant peu à peu en chaleur les redressa, les colora, les rendit fières et pimpantes comme de jeunes tulipes… Si M. Dominique était de bonne heure descendu au jardin, il lui aurait été réservé une grande surprise ; mais, par extraordinaire, il ne sortit pas de sa chambre avant une heure avancée de la matinée.

Il se passe quelque chose d’étrange chez lui ;. il n’a point soigné sa barbe depuis trois jours ; le livre vert où il lit ses poésies git dans un coin tout poussiéreux, et voici qu’aujourd’hui ses tulipes rayonnent sans qu’il daigne, même par sa fenêtre, leur accorder un regard. Il n’est pas jusqu’à Septentrion qui ne ronronne et ne fasse le gros dos à ses côtés sans qu’il y prête la moindre attention. Il est pensif, il est distrait, il est rêveur ; et ce qui l’absorbe à ce point, on le devine : c’est le souvenir de Mme Béatrix.

Depuis trois jours, M. Dominique vit dans une perpétuelle alternative ; il est indécis, il se pose à tout moment cette question : Ai-je eu tort ? ai-je eu raison ?

Évidemment, il a eu tort, comme le lui dit la voix saine et pleine de vérité que tous les hommes, ou à peu près, entendent au fond de leur cœur, quand ils ne l’étouffent pas, et qu’on appelle le bon sens. Il a eu raison, lui dit la voix de son amour-propre, qui se comptait dans l’observance du principe qu’il a lui-même posé : Pour être heureux, il faut vivre en dehors de la société humaine. De ces deux voix qui lui tiennent ces discours exactement opposés, naît un conflit intérieur qui agite M. Dominique et le rend incapable de rien faire…

Cresphonte passe sa tête crépue dans l’ouverture de la porte ; il n’entre ni ne sort ; son perpétuel sourire court sur ses grosses lèvres, il veut dire quelque chose et ne l’ose pas ; car depuis deux jours son maître est d’une massacrante humeur.

— Entre, Cresphonte, dit à la fin M. Dominique. Que me veux-tu ?

— Bon nègre a trouvé quelque chose près de la porte, quelque chose pour massa, peut-être ?

Et pendant qu’il parle, ses mains noires chiffonnent derrière son dos la pauvre lettre de M Béatrix, qui touche à la fin de ses vicissitudes.

— Donne, Cresphonte, et dépêche-toi…

M. Dominique a d’abord la velléité de jeter l’enveloppe et l’épître au fond du panier où gisent déjà ses mauvais essais de poésie qu’il a lacérés ; puis il réfléchit, il raisonne, il décachète et regarde la signature :

« Ta sœur
« Béatrix »

— Encore elle ! se dit-il à demi ému, à demi fâché. Me laissera-t-elle en paix ? Que me veut-elle encore ?

Le nègre, curieux, ouvrant larges ses yeux blancs, attend que son maître lui rende compte de cette chose extraordinaire, et telle que lui, Cresphonte, n’en a jamais vu de pareille : une lettre dans la maison de M. de Kerdiou.

— Va-t’en, Cresphonte, dit celui-ci, qui a besoin d’être seul, et pour cause.

Quand son fidèle serviteur est parti, M. Dominique lit mot par mot la triste lettre où se sont versés les chagrins de sa sœur. D’abord la phrase navrée du commencement : « Tu viens de me causer la plus grande peine que j’aie ressentie depuis mon veuvage. » Et il ajoute, tout courroucé : Pourquoi es-tu venue ?

Mais il continue :

« Francisque m’ayant laissée sans fortune, j’étais venue te demander de m’aider dans la difficile lâche d’élever mes enfants. Maintenant que la porte m’est fermée, je ne sais plus que devenir. »

Voilà où M. Dominique se déconcerte. Froissé de voir que sa sœur a aimé son ennemi, il a bien voulu la repousser ; il a même entendu se passer de son affection ; mais s’il la sait malheureuse et privée de ressources, c’est tout différent ; il sent tomber sa colère.

Il poursuit :

« Je ne peux pas travailler de mes mains, et mon savoir n’est pas au niveau de celui d’une institutrice. Je te garde mon affection, etc… »

Ah ! le moment est venu d’évoquer le souvenir de la petite sœur d’autrefois, si bonne, si douce et si aimante ! Combien de fois avait-elle compati, comme une vraie mère, à ses chagrins d’enfant ! Combien de fois l’avait-elle consolé, avait-elle réparé ses sottises de gamin indiscipliné ! Au village natal, et dans la grande maison de pierre qui regardait l’Océan, un mot était du matin au soir sur ses lèvres : Béatrix !

Et maintenant la voilà dénuée de tout bien et réduite presque à tendre la main à ce frère ingrat qui la repousse durement par un procédé des plus révoltants et plus qu’impoli.

— Je suis un monstre ! je suis un monstre ! se dit le pauvre M. Dominique, le front entre ses mains, le cœur amolli, des larmes plein les yeux ; et de tous les hommes que je hais, le plus haïssable, c’est moi. Mais que faut-il faire ? de n’ai donc rien compris à la vie ? Tout ce que j’ai pensé jusqu’à ce moment me parait absurde. — Ma pauvre Béatrix !

Par bonheur, M. Dominique est un homme loyal ; il a su profiter des défauts d’autrui, en extirpant les mêmes en lui ; il veut que ses actes soient conformes à ses pensées, contrairement à la manière de beaucoup, et du moment où ses torts lui apparaissent clairement, il se décide immédiatement à les réparer.

Et, sans se livrer plus longtemps à d’inefficaces remords, il se lève, ouvre son secrétaire, qu’il fouille jusqu’aux entrailles, se rend un compte exact de sa fortune, chiffre et calcule pendant quelques instants, garde pour lui un tout petit pécule, met à part quelques papiers qui représentent le reste, et il écrit sur une enveloppe :

Madame Lange.
Auberge du père Pascal.
Sainte-Solange.

Serait-ce tout par hasard, monsieur Dominique ? Lorsque vous jetez à Septentrion ce qui va faire son repas, il est bien rare que vous n’accompagniez pas votre libéralité d’une caresse, parfois très tendre, tout au moins d’une bienveillante parole, qui est alors pour le bon animal un surcroît de bonheur… Il serait affligeant pour votre pauvre sœur de recevoir cette aumône humiliante, sans même la marque de sympathie que vous accordez à votre chat noir.

Voilà ce que dit au cœur de notre ermite une voix ténue et persistante, qui ne veut pas se taire, et qui, toute tenue qu’elle soit, le force d’ouvrir son portefeuille et de mettre la main à la plume pour écrire.

Et il écrit :

« M »

De quoi va-t-il faire suivre cette majuscule ? Va-t-il dire : Madame ; va-t-il dire : Ma chère Béatrix.

Telle est la question.

« Madame », ce serait bien ridicule de la part d’un homme qui, repentant d’un manque d’égards, consent à rendre un grand service à sa sœur, qu’il a offensée ; et « ma chère Béatrix », ne serait-ce pas abdiquer toute la règle de conduite qu’il s’est imposée ?

— Mais pourquoi pas ?… Oui, pourquoi pas ? se dit-il tout à coup. Béatrix n’a-t-elle pas le cœur le plus parfait qu’il soit donné d’avoir ? Pourquoi n’irais-je pas dans cette auberge où elle a conduit sa lignée ? Pourquoi n’irais-je pas lui pardonner ses fautes involontaires et imaginaires ? Pourquoi ne lui rendrais-je pas mon affection ? Mon cœur bien examiné, je hais tout le genre humain…, mais pas elle…

Et, aux regards ahuris de Cresphonte, M. Dominique titre d’un placard un large chapeau tant soit peu démodé, s’en coiffe, saisit une canne, compatriote du nègre ; son portefeuille, et sort !!!

Mais il arrive justement qu’à cette heure, les petits paysans sortent de l’école ; ils bourdonnent comme une ruchée d’abeilles, ils se battent ou bien ils chantent, et, tout en occupant ainsi les loisirs de leur promenade, gagnent la porte de M. Dominique, qui franchit au même instant le seuil de sa demeure.

C’est d’abord un grand ébahissement parmi les enfants, dont bourdonnement, chants et batailles s’arrêtent net pour faire place à un silence prolongé ; puis les chuchotements viennent ; chez les petites filles surtout, on surprend des phrases dites à mi-voix :

— C’est lui ! c’est lui ! C’est M. X… Je vais aller prévenir maman… Comme il est grand !… Mais il n’est pas vieux du tout.

Ici, c’est la petite Crispin, la fille du barbier, qui a l’extrême chance de voir M. Dominique s’approcher d’elle et de l’entendre dire d’une voix ni douce, ni dure :

— Mon enfant, pourriez-vous m’indiquer le chemin qui mène à l’auberge du père Pascal ?

La fillette, rouge et tremblante, range sous l’un de ses bras tous ses livres de classe pour étendre l’autre dans une direction vague.

— Par là, monsieur, dit-elle.

Mais les garçons, moins timides, se massent autour du groupe.

— On prend ce chemin-là, crient-ils, puis on tourne à droite, puis on tourne à gauche, au second chemin. Si monsieur le désire, on va conduire monsieur.

Et, sans attendre la réponse, ils s’élancent tous en avant vers le vieux toit ardoisé de l’auberge, ruisselant de soleil, et panaché d’une belle spirale de fumée blanche qui monte dans le ciel bleu.

Mlle Sauge et Mme Crispin se trouvaient justement dans la grande salle avec la mère Pascal, quand M. Dominique, maîtrisant mal son émotion, et tout pâle sous son vaste chapeau, poussa la petite barrière devant laquelle se ḍandinaient les canards. Nécessairement, les voyageurs partis la veille, la sœur de M. X. et ses enfants, faisaient les frais du bavardage, et ce fut bien préparées à l’événement que les commères se penchèrent par la fenêtre basse pour voir arriver le nouveau venu.

— Un monsieur ! dit la mère Pascal.

— Par ma foi, s’écria Mlle Sauge, on dirait que c’est…

— Parlez donc, mademoiselle Sauge, interrompit Mme Crispin ; on ne sait jamais ce que vous voulez dire, et vous vous arrêtez toujours trop tôt.

— On dirait vraiment que c’est M. X. en personne…, acheva M Sauge.

― M. X. ! s’écria mère Pascal, troublée.

— Pourrais-je voir M. Lange ? demanda

M. Dominique en s’avançant.

— Connais pas, monsieur, répondit mère Pascal, toute rouge.

— C’est une jeune femme qui a beaucoup d’enfants.

— Ah ! j’y suis ! Monsieur veut parler d’une dame voyageuse qui a logé à mon auberge. Elle est partie hier, monsieur.

— Partie hier ! reprit M. Dominique furieux. Elle est partie !…

— Ah ! j’ai fait mal, se dit mère Pascal à part, j’ai fait bien mal ! Si je n’avais point lu la lettre, il serait venu à temps.

— C’est cela, madame Béatrix, se récrie M. Dominique à part, vous excitez ma pitié, vous me faites rompre toute ma ligne de conduite, et à l’heure où je quitte mes habitudes pour venir à vous, vous êtes loin déjà ; et peut-être me narguez-vous dans votre pensée. — Merci, dit-il à Mme Pascal. C’est tout ce que je voulais savoir.

Il sort.

Pendant que Mme Crispin et Mlle Sauge causaient dans un coin d’où elles ne pouvaient pas être vues, mère Pascal, qui s’était avancée sur le seuil de pierre pour répondre à M. Dominique, le voyait maintenant s’éloigner plein de colère, et d’une telle colère, qu’elle tremblait encore, rien que d’avoir vu le fulgurant dalat de ses yeux. Elle comprenait bien maintenant les suites de son Indiscrétion : M. X. s’était laissé toucher par la lettre ; mais au moment où il venait pour la réconciliation, la petite dame était partie, à tout jamais ruinée, mère Pascal ne le savait que trop bien.

Mais il n’est jamais trop tard pour réparer ses torts. M. Dominique, tout frémissant de rage, ne marche pas vite, et il n’a pas encore atteint le tournant du chemin. Si elle allait tout lui avouer ? Cela arrangerait l’affaire. Seulement, c’est bien dur d’avouer de telles choses, non plus à présent à un bon vieillard indulgent comme le curé, mais à un personnage à l’abord rude et méchant qui glacerait d’effroi les plus hardis, et dans son âme de vieille aubergiste se livre un combat dont elle n’a jamais enduré le pareil. Elle se dit qu’elle tient le bonheur de la petite dame si douce, de tous ses petits enfants, et de ce bébé malin qu’on appelait Bob, et qui avait pris en affection sa bonne et large figure avenante. Au souvenir de Bob, mère Pascal n’y tient plus ; elle ne veut pas que l’enfant souffre de sa faute, elle éclate en sanglots, et se précipite sur les pas de M. Dominique…

Ce ne sont point de doux sentiments qui agitent sur ce chemin l’âme du misanthrope ; toutes ses vieilles idées de solitude, d’isolement, lui reviennent en foule, et il ne regrette qu’une chose : c’est d’être sorti de son ermitage pour une sœur qui le méritait si peu. Oh ! l’humanité !!!

— Pardon, monsieur, gémit derrière lui une voix lamentable.

Il ne se retourne même pas, redoutant de se trouver face à face avec un échantillon de l’exécrable race.

— Pardon, monsieur, réitère mère Pascal, car c’est elle ; permettez-mol de vous donner une petite explication… C’est ma faute, monsieur, c’est ma faute, je vous le jure, si la petite dame est partie ; je suis la seule coupable ; écoutez, monsieur, je vous supplie d’écouter… J’ai lu la lettre, j’ai lu la lettre !

Cette fois, le bruit amer de ses sanglots force l’attention de M. Dominique, qui tourne enfin la tête.

— Qu’avez-vous ? dit-il, sans rien perdre de son flegme.

— La petite dame m’avait donné la lettre avant-hier, reprend la vieille, un peu rassurée par le semblant de bienveillance qu’a montré M. Dominique, et je l’ai gardée, je l’ai lue, je ne l’ai mise qu’hier chez vous, monsieur. Ah ! ne me dites rien, je suis trop malheureuse, Pauvre petite dame, si bonne !

Maintenant M. Dominique ne sait plus à quelles pensées s’abandonner. Pensées de colère envers la bonne femme coupable, ou bien pensées de miséricorde en l’entendant avouer si humblement sa faute ? Du reste, toute cette histoire est pour lui très vague ; il ne comprend pas la vérité d’une façon bien nette ; il entrevoit seulement que sa sœur a été victime d’un malentendu, et avec un grand sang-froid, il demande à la mère Pascal de plus amples explications.

Alors, sous le dévorant soleil de midi, qui dessèche tout alentour et inonde d’une blanche et éblouissante lumière la route crayeuse, la bonne femme fait son récit, l’aveu complet de sa faute, qu’elle mêle de ses larmes, pendant que M. Dominique, inaccessible aux brûlants rayons de l’astre royal, l’écoute debout, immobile, sans un mouvement, dans l’inaltérable placidité de son calme.

Quiconque eût pu néanmoins lire à ce moment dans l’âme du misanthrope se fut dit : Voilà un visage bien menteur.

Car more Pascal n’est pas seule à ressentir les coups du remords, M. Dominique les éprouve aussi cruellement : encore un nouveau tort envers sa sœur, encore de nouvelles calomnies, encore son injustice à lui qui se croit le juste par excellence…

Il a accusé Mme Béatrix, et cette vieille est l’auteur de tout le méfait.

Bien plus, l’aubergiste bavarde, curieuse, n’est pas loin de lui montrer l’espèce humaine sous un nouvel aspect.

— Quelle humble confession ! se dit-il tout ému, sans vouloir le paraître. Quelle touchante abnégation ! Pauvre vieille ! Est-ce que par hasard tous les hommes lui ressembleraient, sans que je m’en fusse jamais aperçu ?

- Vos principes ! vos principes ! crie dans sa cervelle la vilaine voix de l’amour-propre et de l’orgueil.

Et alors il transige, il accorde la voix de son cœur et celle de son orgueil ; il se dit que Mme Béatrix et la mère Pascal, deux âmes excellentes, font exception au reste de l’humanité. À celle-ci, il conserve sa vieille haine, à celles-là il accorde sa sympathie.

Je vous remercie, madame Pascal, dit-il complaisamment ; vous avez largement réparé vos torts ; et moi, je vais réparer les miens. Mme Lange}, me dites-vous, a pris le train pour Paris ?

— Oui, monsieur ; hélas ! oui, pauvre petite dame !

— Vous a-t-elle par hasard donné son adresse ?

— Non, et je n’aurais jamais osé la lui demander, monsieur.

— C’est bien. Je la retrouverai. Au revoir, madame Pascal.

— Bien obligée, mon bon monsieur ! reprit la vieille en s’essuyant une dernière fois les yeux.

Septentrion s’agitait fiévreusement sur la natte congolaise de la salle à manger. Cresphonte, qui venait d’accommoder la morue de son maître aux petits oignons fins, s’arrachait les cheveux en voyant que celui-ci ne revenait pas, et que les oignons cuisaient outre mesure. Dans le jardin, les tulipes épuisées ouvraient béantes sous le soleil leurs corolles multicolores ; les mouches au corselet mordoré bourdonnaient autour des murs blancs, et M. Dominique n’arrivait, pas…

Enfin la porte de la grille grinça, le sable craqua sous l’élégante chaussure du maître de céans, dont la personne apparut bientôt aux regards consolés de Cresphonte, et la morue fumante fat servie sur la table de chêne, pendant que tulipes et mouches étincelaient toujours sous le soleil de feu, sans avoir obtenu un seul regard de M. Dominique.

— Cresphonte, dit-il, mangeons vite, mon ami, et fais en sorte d’agir promptement. Nous avons beaucoup à faire.

Le brave nègre répondit par une grimace d’assentiment, et, sans demander plus d’éclaircissements, obéit, au point qu’il faillit dix fois s’étrangler en mangeant la part de son repas.

Quant à son maître, il ne fit que goûter à la cuisine tant soignée ; il avait devant les yeux une perspective troublante et bien faite pour ôter l’appétit à un misanthrope doublé d’un ermite : la perspective à bref délai d’un voyage à Paris.

Ah ! Septentrion pouvait étaler devant lui sa luisante fourrure et ses grâces félines ; ses yeux verts aux reflets mystérieux n’attiraient pas le moindre regard de son maître, et ce fut en pure perte qu’arrondissant l’échine, il s’approcha pour recevoir une caresse de son meilleur ami.

Cresphonte passa bientôt la moitié de son être par la porte entr’ouverte et dit :

— Bon nègre a mangé, bon nègre a bu, bon nègre attend les ordres de massa.

Et M. Dominique, qui s’oubliait parfois jusqu’à causer raisonnablement à ce grand gamin, répondit :

— Mon ami, nous allons faire nos malles et partir pour Paris, où il faut que je retrouve ma sœur et ses enfants. Tu m’accompagneras nécessairement ; car, si tu restais seul, je te sais capable d’incendier mon ermitage. Nous aurons grand’peine dans cette ville pour retrouver M Béatrix ; mais nous y arriverons, dussions-nous traverser le flot humain qui se ment là-bas.

— Le flot humain qui se ment là-bas ! répéta le nègre avec un rire de joie qui découvrit sa belle mâchoire ivoirée.

Ce fut bientôt, dans la maison tranquille, un grand désordre qui remplit tous les appartements. Il s’agissait d’agencer sous un petit volume les différents objets indispensables à un voyage qui menaçait d’être long. Cresphonte y mit le meilleur vouloir du monde ; il était dévoué à son maître à la façon des chiens caniches dont la fidélité ne se dément point, qui ont le cœur plein d’amour, et ne se permettent jamais que des peccadilles légères et bien vite oubliées.

Quand M. Dominique demandait un surcroît de peine ou de travail, sa bonne figure aimante rayonnait de joie, et ses bras nerveux se tendaient d’eux-mêmes à la besogne.

Enfin les paquets furent faits, les malles fermées. M. Dominique, vêtu d’un costume très soigné, quoique trop vieux d’une année, et Cresphonte, dont les vêtements de toile blanche rehaussaient le teint luisant, sortirent hors de l’enceinte des sapins…

Le soleil était moins chaud ; les mouches dorées avaient suivi ses rayons et s’ébattaient maintenant autour du pignon ; les tulipes, desséchées par cette précoce chaleur trop intense qui avait bu leur sève, resserrèrent leurs fibres, et, mourantes, penchèrent leurs corolles sur leurs tiges, qui ne devaient plus se redresser…

M. Dominique ferma la grille.