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Monsieur Dominique/4

La bibliothèque libre.
Mégard et Cie, libraires-éditeurs (p. 98-148).

IV.

Il y a foire aux chevaux dans une grande ville voisine, et il est vraiment indescriptible le tumulte que soulèvent les maquignons solognais qui viennent d’embarquer leurs bêtes pour le dernier train de marchandises, dans cette gare si tranquille d’ordinaire de Sainte-Solange.

C’est une marée de blouses bleues, hérissée de fouets menaçants, qui houle dans la salle trop étroite ; ils ont le verbe haut et la mine resplendissante, qu’illumine encore le dernier petit verre rapidement avalé chez le père Pascal : ils crient, se démènent, s’agitent, et, dans cette cohue, font des transactions anticipées sur le marché de la grande ville ; ils se serrent le bras, se tapent sur l’épaule, font les bonnes gens, et. s’entrevoient le mieux du monde.

L’apparition de Cresphonte et de son maître sur la pelouse arrondie qui ceignait la gare n’interrompit en rien les petits marchés à prix. doux qui se faisaient là ; mais pour arriver jusqu’au grand maître, à l’ordonnateur des trains, le chef de gare, M. Dominique, qui laissa sur le seuil son nègre entouré par tous ses colis, dut se frayer passage dans la foule à grand renfort de coudes. Dieu sait combien ces efforts lui coutèrent, et la colère sourde qu’il sentait en lui contre ces gens, qui avaient à ses yeux l’immense tort d’être des hommes.

Le chef de gare lui déclara avec une exquise politesse que, devant cet encombrement, il était dans l’impossibilité d’accéder à sa demande et de lui accorder un compartiment seul.

— Si vous m’aviez prévenu plus tôt, monsieur, ajouta-t-il avec un doux sourire, je vous aurais retenu ce que vous eussiez voulu… Mais, hélas ! maintenant, il est trop tard.

— Hypocrite ! impertinent ! grommelait entre ses dents M. Dominique, furieux de penser que, dans son compartiment de chemin de fer, il allait incessamment se trouver vis-à-vis de visages humains tout autres que celui de Cresphonte.

Au signal donné, la marée maquignonne envahit les voitures ; les fouets des plus agiles cinglèrent au passage les rubicondes joues des retardataires ; les meilleurs amis échangèrent quelques coups de poing ; mais l’on s’installa malgré tout, et M. Dominique, accompagné de son fidèle nègre, put trouver place dans un wagon de première, et sa bonne étoile, qui l’avait guidé merveilleusement, permit qu’il se trouvât face à face avec un sourd-muet.

Le type de la race était bien là, mais comme une image sans importance ; puis, du reste, M. Dominique put échapper à sa vue en plongeant ses regards au fond de cette placide nature qui se déroulait kilomètres après kilomètres jusqu’à des distances incalculables, tapissée de champs verts et de routes jaunes.

Il y avait loin de là aux luxuriants paysages congolais qu’il avait jadis contemplés dans la patrie de Cresphonte ; mais comme dans la cervelle humaine tout se juge par différence, c’était plus large, plus grand, plus ensoleillé que le rideau de sapins qui, constamment dressé devant lui, lui voilait Sainte-Solange ; aussi M. Dominique admirait-il naïvement cette terre unie comme une mer d’huile.

Lorsqu’il eut gagné la grande ville, où les sifflets de la machine excitaient les hennissements des chevaux sous la remise enfumée, ce fut un autre désordre : le désordre de la descente ; bousculade aux portières, où chacun voulait passer le premier ; bousculade sur la voie, où tous se pressaient pour fuir d’imaginaires accidents ; bousculade sous la remise noircie, où tout propriétaire voulait aller palper, une dernière fois, les flancs gras ou maigres de ses chevaux. Le sourd-muet avait suivi ses compagnons, et M. Dominique put un instant se croire débarrassé de tout importun ; aussi bien le flot humain qui, une heure auparavant, l’avait mis à la torture, s’éloignait bruyamment vers le champ de foire de la ville, et c’était pour lui une délivrance dont il jouissait avidement.

Déjà la portière avait été fermée, déjà la locomotive soufflait vers le ciel bleu ses gros flocons de fumée, déjà on sentait dans les entrailles du train ces trépidations sourdes qui sont le signe précurseur du départ, quand la figure d’un homme pressé se montra à la vitre du wagon…

M. Dominique brulait d’envie de crier a complet » ; mais il était la vérité incarnée, et il ne l’osa pas ; poussé même par un souvenir de vieille courtoisie, il ouvrit la portière, sans toutefois rien perdre de sa mauvaise humeur.

Le nouveau venu était grand et mince, sec comme du bois mort ; il dominait de la tête la haute taille de M. Dominique, et dut ôter son chapeau et courber complètement le dos pour pénétrer sous le châssis de la portière. Il avait la mine affable, des yeux jeunes, une peau ridée, le front élevé et la chevelure abondante. Contre le long manteau de voyage qui flottait autour de sa maigre personne, il serrait une grande caisse noire mystérieuse, dont la poignée de cuivre reluisant, forgée et finement ciselée sous le règne de S. M. Louis XII, sentait le luxe et le bon goût.

Il glissa la caisse sous la banquette, s’assit avec un salut d’homme bien né à l’adresse de son vis-à-vis ; il sourit à Cresphonte, qui le regardait complaisamment, et, pour finir, se croisa les bras et les jambes.

On suffoquait dans ce wagon, sur lequel le soleil dardait depuis le matin, et dont les capitons absorbaient la chaleur au point d’être tièdes. La monotonie de la Sologne avait vite lassé notre misanthrope et semblait offrir peu d’intérêt à son nouveau compagnon de route ; ils étaient donc l’un devant l’autre à la manière de chiens de faïence, M. Dominique absorbé par ses propres pensées et renfermé dans sa maussaderie, l’étranger rongé par le plus grand ennui qu’on puisse ressentir sur la terre.

Par bonheur, il avait l’humeur heureuse, il sortit de cette équivoque situation par un franc rire, en disant !

— Morbleu ! monsieur, ne trouvez-vous pas que la parole ayant été donnée à l’homme pour s’en servir, on doit parler en chemin de fer pour abréger la route ? Car cette vapeur a des lenteurs qui me crispent.

M. Dominique, qui, lui, ne partageait pas cette opinion, et qui ne se souciait pas de se fatiguer l’imagination pour causer avec cet homme parfaitement inconnu, et très probablement aussi pervers que ses semblables, répondit froidement :

— Cela dépend, monsieur.

— Il est certain, reprit le voisin, que la conversation est assez difficile entre gens antipathiques ; mais il y a des banalités qui passent sur tout. Dites-moi, par exemple, monsieur, que la Sologne est plate, et qu’elle ne produit que de médiocres récoltes ; mol, je vous répondrai qu’avec un engrais bien préparé, on pourrait lui faire donner des blés dix fois plus abondants ; car je suis chimiste de profession, et d’âme surtout, monsieur, et j’éprouverais un grand plaisir à vous entretenir de cette science.

— Que diable va-t-il me demander, pour être si affable ? se disait, pendant ce temps, M. Dominique. De quel service a-t-il besoin ?…

— Oui, continua le savant, j’aime ma science, qui est la science des choses, et la science universelle, puisqu’elle s’attache à tout, qu’elle déchiquette tout comme une grande curieuse et qu’elle est victorieuse des secrets intimes de la nature. Nous avons tout analyse, jusqu’à la chair de l’homme, jusqu’aux infimes microbes ! Vive la chimie, monsieur !

— Je n’aime pas ça, dit avec dédain M. Dominique, qui, décidément, n’était pas en phase d’amabilité.

— Parlons d’autre chose, reprit alors le vieux savant, qui ne se décourageait de rien, parlons… Voyons, que pouvez-vous bien aimer ?… Les races humaines, pout-être ? Vous avez à un bien beau nègre…

— Avez-vous donc dans votre balle quelques marchandises à me proposer, monsieur ? demanda ironiquement le philosophe.

Blessé par le sarcasme, le savant, voyant qu’il se trouvait en face d’un original, laissa deviner son mécontentement, et garda un silence froid qui mit M. Dominique dans la situation d’un homme qui vient de se méprendre.

Pour comble d’impolitesse, il s’endormit aux yeux de son voisin, sans avoir fait un effort pour chasser le sommeil. Le malheureux savant, qui suait et soufflait, sous la chaleur extrême du wagon, et à qui du reste l’ennui pesait plus encore que la chaleur, ne tarda pas à ronfler de la plus belle manière.

Cresphonte, resté seul au sentiment de la réalité, jeta un coup d’œil satisfait sur les deux blancs qui, béatement étendus, se laissaient bercer par les secousses du train, qu’amollissaient les draps épais et tout le capitonnement des wagons de première classe. Puis, avec une souplesse de chat, après s’être assuré que les deux hommes dormaient bien, coulant son corps noir et souple sous la banquette, il glissa jusqu’à la botte de cuir à poignée ciselée qui, depuis l’arrivée du chimiste, excitait prodigieusement sa curiosité, et l’attira à lui.

Ce que le nègre espérait, c’était de trouver dans l’étrange colis d’exquises choses qui flatteraient sa gourmandise, peut-être des cigares qu’il aimait passionnément. Il agissait par petits mouvements lents et silencieux, s’agenouilla devant la boîte, essaya de tous les moyens pour l’ouvrir, enfin poussa un bouton qui, sous la pression, fit remonter légèrement le couvercle.

Il avait les gestes fiévreux, les lèvres tremblantes, et des convoitises plein le regard, quand, hélas ! la boîte, s’ouvrant toute grande, n’étala devant lui que des fioles symétriquement rangées avec de minuscules appareils de forme étrange, et quelques petites boîtes qui, placées à propos, comblaient les vides.

Il passa dans ses cheveux laineux sa main encore toute frémissante, hésitant, mais bien décidé à ne pas arrêter là ses investigations ; enfin, sans prendre garde au soleil couchant qui, par la vitre ouverte, dardait ses derniers rayons encore brûlants sur le front de son maître, il ôta d’un étui un flacon de couleur sombra et l’ouvrit pou : voir ce qu’il contenait.

Il ne vit rien, il n’eut le temps de rien voir ; mais une formidable explosion pulvérisa en une seconde les vitres, la lampe du plafond, les fioles de la boîte, dont quelques-unes s’enflammèrent.

M. Dominique fut réveillé et se trouva avec un large éclat de bouteille au-dessus de l’œil, le visage et les mains ensanglantés. Cresphonte, trop violemment jeté à terre, était grandement endommagé. Le savant, seul préservé, tremblait d’émotion et donnait le signal d’alarme.

Le train stoppa dans une solitude ensoleillée du plateau d’Orléans, où la longue file des glaces étincela pendant quelques instants de reflets rouges.

On descendit de voiture M. Dominique, dont la blessure avait un aspect grave, et le pauvre Cresphonte, gémissant à grand’peine qu’il était mort et bien mort cette fois. Le chimiste réorganisa sa boîte d’un coup de main, la prit de nouveau et déclara au chef du train qu’il se chargeait des voyageurs blessés.

Il y avait à quelques pas de là la maisonnette de la garde-barrière ; on y transporta M. Dominique et Cresphonte. Le vieux savant, qui paraîssait très riche, distribua de l’or à tout le monde. Les blessés, tout pantelants, furent couchés dans des lits blancs, où l’on sentait la lavande, et pendant que l’inconnu veillait à leur chevet, le train reprit sa course rapide vers la capitale.

Heureusement, le poste de garde-barrière avait été confié en cet endroit à une femme compatissante, qui mit sa maisonnette entière à la disposition des blessés. Le savant prit dans la malencontreuse valise une bouteille contenant un liquide avec lequel il lava la plaie de M. Dominique, qui paraissait très affaibli par la perte du sang qui s’échappait de sa blessure. Il frictionna ensuite le pauvre nègre, qui s’était évanoui, et demanda à la maîtresse du logis de lui procurer tout de suite un médecin pour ses malades.

— Impossible, monsieur, dit la brave femme ; le train de cing heures va passer, il faut que je sois là.

— Qu’à cela ne tienne. Qu’y a-t-il à faire ? Dites-le-moi, je vous prie.

— Mais, monsieur…, il faudrait pousser les portes de la route, et puis tenir le drapeau pour montrer que la voie est libre.

— C’est parfait, dit le chimiste. Courez au premier village venu, ramenez-moi un médecin coute que coûte ; je remplirai votre office… Allez vite.

Et comme elle obéissait, le vieux monsieur, songeant enfin à lui, se débarrassa de son long manteau, et vint prendre un peu de repos auprès do Cresphonte, qui revenait doucement à la vie. Le bon visage jovial du savant s’animait de joie en voyant ces progrès vers le mieux ; il frottait doucement les mains du nègre tout en murmurant :

— C’est étrange comme les circonstances de la vie vous prennent au dépourvu. Qui m’eût dit tout à l’heure, lorsque je montais dans ce wagon, que j’en descendrais bientôt pour servir de garde-malade à ce malotru de voyageur ? Je vais le laisser dans ce silence qui le repose. Mais me voici enchaîné dans les mailles des événements. Et le congrès de Paris ! et mes collègues de l’Institut ! Diable ! on ne peut pourtant pas laisser mourir les gens à la façon des chiens sur les grandes routes. Et puis, après tout, c’est un peu ma faute… avec celle du nègre… Je comprends ; il a voulu voir…, il a ouvert la boîte, et a exposé la fiole au soleil hors de son étui, et le mélange détonant s’est combiné… Quel tapage, grand Dieu !

— Le train ! gémit faiblement, dans l’ombra des rideaux, la voix de M. Dominique.

Malgré le grand abattement où le plongeait son extrême faiblesse, il avait entendu les pour parlers entre l’obligeant inconnu et la femme garde-barrière, et sa pensée inquiète, que tourmentait la fièvre, lui représentait l’image de mille accidents, tandis que le vieux savant songeait nonchalamment aux vicissitudes de cette vie.

— Le train ! s’écria à son tour ce dernier en regardant sa montre, qui marquait cinq heures et quelques minutes.

Puis, se précipitant au dehors, il ferma avec grand bruit les barrières de fonte au nez d’un cheval dont le cocher voulait encore traverser la voie, saisit le drapeau, et vint se placer triomphant devant le passage du train qui s’annonçait au loin par un sourd grondement.

On se mit aux portières pour regarder le chimiste, très connu dans le pays, l’homme à l’allure élégante dont la boutonnière portait une belle rosette au magique effet, et qui tenait entre ses mains fines le trophée de l’humble fonctionnaire qu’il remplaçait pour un instant. Et plus d’un esprit se creusa dans la suite pour avoir la clef de l’énigme.

Lorsque le train ne parut plus dans le lointain que comme un joujou mécanique, le chimiste, qui tenait encore raide et ostensiblement le petit drapeau rouge, ouvrit les portes et revint dans la cabane, où il trouva un nouveau personnage.

C’était une grande et belle fille, une fancuse qui revenait de sa journée, hålée du soleil. Ses cheveux, hérissés en broussaille sur son front. par le vent, étaient encore bien lissés sur la nuque et luisaient comme un casque au soleil. Elle s’était mise sur le seuil de la porte, étonnée, perplexe, ne sachant ce que voulaient dire l’absence de sa mère et la présence de ces malades couchés dans leurs propres lits à toutes les deux… Mais l’arrivée du vieux savant la surprit encore davantage.

— Ma belle enfant, dit celui-ci, qui devina son embarras, ne vous inquiétez pas si vous me voyez pour un moment installé chez vous et remplaçant la garde-barrière. Je suis M. de Lavoisière ; je suis chimiste dans votre département. Je voyageais avec ce monsieur et son nègre ; ils se sont trouvés blessés ; le train s’est arrêté. J’ai fait conduire les malades ici ; la maîtresse du logis est allée au village pour en ramener un médecin, et mol, je la remplace. Avez-vous compris, ma petite ?

— Oui, monsieur, dit la jeune fille en entrant, non sans hésiter encore.

— Eh bien ! voulez-vous me procurer de l’eau fraiche et bien claire ? Vous allez m’aider à panser ce pauvre monsieur.

Mais la faneuse, qui s’appelait Madeleine, poussa un cri et retomba sur une chaise en pleurant amèrement.

— Qu’avez-vous ? Pourquoi pleurez-vous ? répétait le chimiste, tout ému de son chagrin.

— Ah ! mon Dieu ! Ah ! Seigneur ! gémissait la pauvre Madeleine au milieu de ses larmes. Enfin, à force de la tourmenter, M. de Lavoisière finit par lui faire avouer ce qui lui causait une si grande peine ; et dans une phrase entre-coupée de sanglots il comprit ceci :

— Ah ! monsieur, cet homme tout noir dans mon lit tout blanc, quel malheur ! C’est le diable, bien sûr.

— Ce n’est pas le diable, ma fille ; c’est un nègre, un bon nègre africain ; il est noir, parce qu’il vient d’Afrique, et qu’en Afrique les hommes sont noirs. Consolez-vous donc.

Les bonnes paroles du vieillard et surtout sa bienveillance, plutôt que son raisonnement, tranquillisèrent Madeleine, qui s’en fut à la fontaine voisine pour chercher l’eau fraiche et claire qu’avait demandée le chimiste.

— Massa, massa, murmura tout à coup Cresphonte dans le grand silence de la chambre, pauvre nègre a grand’faim.

Mais massa semblait peu disposé à accueillir les revendications de Cresphonte ; sa blessure devait être encore plus grave qu’on ne te pensait, d’après le grand abattement dans lequel il était plongé ; de plus, il paraissait souffrir beaucoup, et toute parole lui eût été très douloureuse.

— Massa, répéta Cresphonte, qui semblait, lui, s’être tiré à très bon compte de l’accident, bon nègre a oublié quelque chose à Sainte-Solange.

Et comme encore une fois M. Dominique n’écoutait pas, le nègre, se penchant hors des couvertures, dit, en balançant doucement la tête :

— Septentrion resté là-bas, là-bas, dans la maison de massa.

Le maître ne répondit pas : il essaya en vain d’articuler une phrase ; mais un nuage de contrariété vive passa sur son visage.

En effet, par un oubli extraordinaire, maître et valet avaient laissé dans la pièce du rez-de-chaussée le pauvre chat marseillais, l’élégant Septentrion, si brillant, si vif, si fidèle… De cela, Cresphonte ne regrettait rien, car il avait contre le pauvre animal un gros grain de jalousie ; mais M. Dominique devait souvent pleurer dans la suite son ami, le beau chat noir, condamné à mourir misérablement.

— Laisse ton maître tranquille, moricaud que tu es, dit sévèrement M. de Lavoisière ; il a grand besoin de repos, et tu le troubles. Laisse-toi soigner, c’est tout le service qu’on demande de toi maintenant.

— Cresphonte guéri, Cresphonte plus malade, criait le nègre en s’agitant furieusement sous ses couvertures.

— Qu’est-ce que Cresphonte ? Où est Cresphonte ?

Il étala sa large main sur sa poitrine d’un geste noble et répondit fièrement :

— Cresphonte, c’est bon nègre ; Cresphonte là.

Et de fait, il n’avait plus rien d’un blessé, le joyeux garçon qui, tout heureux de n’être point trépassé, exprimait son bonheur par toutes les contorsions en usage de l’autre côté de la Méditerranée. Le savant ne put s’empêcher de sourire, et lui répondit :

— Lève-toi alors ; car vraiment tu m’as l’air d’être en la meilleure santé qu’on puisse voir. Mais dis-moi, Cresphonte, qu’as-tu fait dans cette boîte ? et pourquoi y as-tu touché ?

Le pauvre nègre roula des yeux effarés, et, ne sachant que dire pour se faire pardonner, essaya de ce gros mensonge :

— Payebouth était dans petite bouteille, bon nègre n’a pas touché. Payebouth sorti tout seul. Payebouth, dans sa patrie, était le génie du mal, de qui découlait, comme de source, toute adversité.

— Allons, il n’y a rien à obtenir de toi, garnement. Va-t’en, dit le savant, pris d’une forte. envie de rire ; va dans le jardin, et gare aux trains surtout !

Il ne se fit pas prier pour obéir ; le propriétaire de la boîte terrible avait à ses yeux une autorité fortement appuyée par l’accident de tout à l’heure. Celui qui commandait en maître à de si terribles engins était, à son avis, un personnage bien considérable, quelque chose comme le souverain seigneur de Payebouth lui-même. Et, satisfait d’échapper à sa présence qui l’effrayait, tant soit peu contusionné par la violence de sa chute, il s’en fut faire les cent pas devant la maisonnette.

Madeleine, qui revenait de la fontaine, la cruche à la main, fut bien un peu émue en passant près de ce grand homme noir ; mais les paroles du savant, d’une part, la bonne figure de Cresphonte, de l’autre, l’encouragèrent au point qu’elle répondit obligeamment au salut profond qu’il lui adressait. Car, à Sainte-Solange, il avait appris un brin de civilité, le brave nègre, chez la bouchère, quand il allait chercher le repas de Septentrion ; il rencontrait là, tantôt Mme Crispin, tantôt Mlle Sauge, tantôt mère Pascal elle-même, et alors il leur rendait les révérences dont elles l’accablaient pour qu’il causât de M. X.

Avec la bonne eau claire de la fontaine et l’aide de Madeleine, qui tremblait de tous ses membres, M. de Lavoisière, débandant le front et le visage du blessé, lava de nouveau ses plates, et y versa encore une fois la drogue prise dans la fameuse boîte. Lorsque l’opération fut achevée, M. Dominique, qui ne pouvait rien dire, parce que chacune de ses paroles aurait entr’ouvert ses blessures, fit un signe de tête et lança au vieux savant un regard de profonde reconnaissance, dont le bon monsieur se sentit tout ému.

— Le médecin arrive à cheval, dit la mère de Madeleine en ouvrant la porte. Vite, monsieur, où est le drapeau ?… Le train de six heures va passer…

Et la brave femme, se hâtant, courut fermer les barrières et prit sa place sur la vole, selon son habitude.

Quand le médecin arriva quelques instants après, il examina l’état du blessé, qui parut beaucoup l’inquiéter, d’autant plus que dès son arrivée le visage de M. Dominique pâlit encore et prit l’expression d’un homme qui va tomber en syncope.

— Il faudra peut-être une opération, dit-il tout bas au savant, qui lui expliquait l’accident. Je crains qu’un large morceau de verre n’ait pénétré au-dessus de la mâchoire ; et ce qui me confirme dans cette opinion, c’est que chacun de ses mouvements de tête semble très douloureux… Connaissez-vous ce monsieur ?

— Non… Il m’a fait l’effet d’un parfait original, voilà tout.

Pendant cette consultation, Madeleine, qui s’était discrètement éloignée, arrosait les fleurs du jardinet qui entourait la petite maison de briques. C’étaient d’étroites plates-bandes desséchées par le soleil et le vent aride, où poussaient de petites fleurs poussiéreuses et enfumées par le fréquent passage des trains. Mais peu importait à la paysanne ; elle les semait, les soignait, les aimait et les trouvait belles, comme M. Dominique admirait ses tulipes. Cresphonte, accoudé à la palissade qui séparait le jardin de la voie, la regardait faire complaisamment ; tout à coup il s’approcha avec l’air gauche et emprunté qu’il avait lorsque quelqu’un l’intimidait.

— Arrosoir trop lourd pour belle demoiselle, dit-il. Cresphonte fort, arrosera petit jardin.

Et il le lui prit doucement des mains pour accomplir la besogne à sa place.

Madeleine comprenait à peine le langage un peu fantaisiste du pauvre garçon ; mais elle saisit mieux son geste, et moitié par frayeur, moitié par surprise, le laissa faire.

Il s’en acquittait à merveille, habitué qu’il était à l’arrosage des tulipes ; il donnait un peu d’eau d’abord à la terra altérée, afin de bien l’humecter, puis ensuite passait de nouveau son arrosoir au-dessus des feuilles pour les laver, et enfin une troisième fois laissait tomber l’eau en grande abondance. La jeune fille le regardait faire, ne sachant pas bien encore quel personnage il pouvait être, troublée du reste par tout ce nouveau qui arrivait inopinément chez elle ; mais bientôt la provision d’eau s’épuisa, l’arrosoir devint vide, et Cresphonte s’arrêta les bras ballants sans un mouvement, tandis qu’à quelques pas de là, Madeleine n’osait rien dire et se tenait, elle aussi, immobile.

— Tu n’iras pas faner demain, Madeleine, dit alors sa mère en sortant de la cabane ; le monsieur est très malade, à ce qu’il paraît ; le médecin va rester chez nous pour le veiller, et toi, tu feras les courses, tu le soigneras au besoin ; car mes grosses mains ne sont plus propres à cela, et je tremble quand il faut panser un blessé…

— Comme vous voudrez, ma mère, répondit docilement la jeune fille.

— Mais qu’est-ce qu’il fait, lui, ce grand homme noir ?

Il arrose, ma mère.

— Et tu n’as pas peur ? Voilà qui est bien, je te croyais moins brave,

Après ce court dialogue, la bonne femme rentra, laissant Madeleine et le nègre dans le même embarras. Celle-ci en sortit la première.

— Donnez-moi l’arrosoir, dit-elle, je vais aller puiser de l’eau.

— Ça l’ouvrage de bon négre ; belle demoiselle montrera la fontaine, et Cresphonte puisera.

— Comme c’est complaisant ces Africains I se disait Madeleine, que gagnaient décidément les manières polies du négre.

Et elle conduisit Cresphonte au puits.

Lorsque l’arrosage fut achevé, elle laissa au jardin le domestique de M. Dominique et se rendit dans une petite pièce attenante à l’unique chambre de la maison, pour y préparer le dîner.

— Madeleine ! Madeleine ! cria bientôt la voix éperdue de la garde-barrière, Madeleine !

La pauvre fille en devint toute pâle, tant ces appels faisaient pressentir un grand malheur ; mais aussitôt la porte s’ouvrit, et sa mère ajouta d’un ton plus modéré :

— Viens tout de suite, ma fille, on a besoin de toi ; le docteur va faire l’opération… Comment a-t-il dit cala ?… Voyons… l’opération…

— Du trépan ? demanda Madeleine, qui se piquait parfois d’être savante.

— Non ; l’opération… Ah ! j’y suis : l’opération chirurgicale.

— Ah ! Seigneur, comme cela doit être grave !

— Oui, bien grave, ma fille ; mais on demande tes services… Il faudra que tu aides le docteur. Comprends-tu ?

Madeleine, rouge, intimidée, tremblante, s’avança sur la pointe de ses chaussons dans la chambre du malade. Rendue là, elle se troubla d’autant plus, que le médecin était un homme à l’abord peu aimable ; il avait le ton sec, l’air impérieux et le regard dur. Il commanda à la garde-barrière d’allumer toutes les chandelles qu’elle possédait, et de les tenir près du chevet du malade, pendant que M. de Lavoisière fouillait dans sa boîte et lui parlait bas.

Le soleil s’était couché ; il n’y avait plus dans la chambre qu’une lumière douteuse, et dans un coin plein d’ombre, Madeleine tâchait de s’effacer.

— Où est la jeune fille ? dit tout à coup le docteur.

— Me voilà, monsieur.

— C’est bien ; tenez-moi cette compresse. Tendez votre bras, que j’y pose cette bande ; quand je vous diral : Allez ! vous poserez ceci à l’endroit où je tiendrai mon index.

— Qu’est-ce que c’est que votre index, monsieur ? demanda ingénument Madeleine.

— Mon enfant, c’est celui de mes doigts qui vient après le pouce.

— Ainsi nommé de ce qu’il sert à indiquer, ajouta le chimiste.

Il y eut encore un profond silence, pendant lequel on n’entendait, sur un petit fourneau voisin, que le bouillonnement de l’eau où trempaient les instruments de l’opération, et le tic-tac du coucou qui battait comme une poitrine humaine. Le patient avait été déjà endormi, et il était étendu raide comme un cadavre sur le beau lit blanc qui sentait la lavande.

— Commençons, dit le docteur.

Tout le monde se rangea autour du lit, la garde-barrière tenant à grand’peine toutes les chandelles qu’elle avait pu trouver, le chimiste remplissant le rôle d’aide, le docteur tout à l’absorbante besogne, et Madeleine. pâle comme un cierge, tendant ses mains on frissonnant de pour. Mais personne ne vit que par l’étroite fenêtre qui s’ouvrait sur le jardin Cresphonte passait sa tête, inquiet de n’entendre aucun bruit à l’intérieur, curieux de savoir ce qu’on y faisait.

Il aperçut, à la lueur un peu fameuse et rougeâtre des chandelles, tous ces gens massés autour de son maître ; il vit le terrible chimiste, une fiole à la main, se pencher sur le blessé ; il vil le docteur essuyer une dernière fois la lame d’un petit instrument scintillant sous la lumière, et s’apprêter à porter son premier coup sur le visage sanglant de M. Dominique. Alors il n’y tint plus ; son maître était en danger, il était entre les mains de ces gens qui allaient le mettre à mal ; lui Cresphonte, le fidèle serviteur, devait le défendre au péril de sa vie en avant ! Et dans le grand silence de la pièce, franchissant l’appui de la fenêtre, il fit irruption avec un infernal tapage, fit un bond, saisit le docteur de ses deux bras musculeux et le transporta à quelque distance, avant que le pauvre homme, tout suffoqué Page:Yver - Monsieur Dominique.djvu/130 Page:Yver - Monsieur Dominique.djvu/131 Page:Yver - Monsieur Dominique.djvu/132 Page:Yver - Monsieur Dominique.djvu/133 Page:Yver - Monsieur Dominique.djvu/134 Page:Yver - Monsieur Dominique.djvu/135 Page:Yver - Monsieur Dominique.djvu/136 Page:Yver - Monsieur Dominique.djvu/137 Page:Yver - Monsieur Dominique.djvu/138 Page:Yver - Monsieur Dominique.djvu/139 Page:Yver - Monsieur Dominique.djvu/140 Page:Yver - Monsieur Dominique.djvu/141 Page:Yver - Monsieur Dominique.djvu/142 Page:Yver - Monsieur Dominique.djvu/143 Page:Yver - Monsieur Dominique.djvu/144 Page:Yver - Monsieur Dominique.djvu/145 Page:Yver - Monsieur Dominique.djvu/146 Page:Yver - Monsieur Dominique.djvu/147 Page:Yver - Monsieur Dominique.djvu/148 Page:Yver - Monsieur Dominique.djvu/149 Page:Yver - Monsieur Dominique.djvu/150 Page:Yver - Monsieur Dominique.djvu/151 Page:Yver - Monsieur Dominique.djvu/152