Nono/01

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Éd. Monnier et Cie (p. 1-46).

NONO

CHAPITRE PREMIER



Le général mettait sa longue-vue au point, comme s’il se fût agi de suivre les mouvements d’un corps d’armée en présence de l’ennemi. Et il faisait tout haut des réflexions furibondes.

— Tas d’imbéciles ! tas de paresseux ! ça ne saura jamais remuer un caillou sans s’y prendre de travers. Tas de brutes ! Comme on voit bien qu’il n’y a pas un soldat parmi tous ces paysans ignares !… Mais, sacré mille tonnerres ! pourquoi ne pas consulter les gens qui connaissent la chose ! Clampins ! fainéants ! Il doit y avoir un bon moyen cependant ! Voyons, comment ferais-tu, toi, Bruno ? »

Bruno, penché sur une table couverte de papiers, corrigeait une épure. Il se leva et vint voir.

— Moi, je ne sais pas ! » répondit-il d’une voix boudeuse, après un examen très superficiel.

C’était le mot de Bruno. Il ne savait jamais.

— Ah ! tu ne sais pas ? continua le général en allongeant démesurément sa longue vue, je m’en doutais… Tous les mêmes !

Bruno fit une nouvelle moue qui signifiait : Alors, il ne fallait rien me demander !

— Quel sacripant, cet architecte ! — reprit le général. — Elle a eu la main heureuse, ma chère fille, en choisissant ce gobe-sec. Son épure ne vaut rien, il ne peut pas diriger ses hommes, il ne trouve pas d’eau où il devrait en jaillir à toutes les minutes et quand il faut surmonter une difficulté, il reste court. Quel bon choix ! quel excellent choix ! »

Intérieurement satisfait de songer que l’on avait fait une bévue sans lui, il posa son instrument pour se tortiller la moustache.

— Vois-tu, Bruno, nous, militaires, nous n’y allons pas par quatre chemins !

— Oui, mon général, fit Bruno, convaincu.

— Ainsi pour un régiment d’infanterie, carré, ferme comme le rocher de là bas…, eh bien, je rallie mon monde, je pousse et j’écharpe… il en tombe ce qu’il peut ! Si la tactique me paraît mauvaise, je reviens à la charge par les flancs et je culbute d’un mouvement tournant. Ça se démolit toujours.

— Oui, mon général, mais…

— Mais quoi ? »

Bruno balbutia, regrettant son observation : — Cependant un rocher n’est pas aussi mou qu’un carré d’infanterie.

— Aussi mou ? aussi mou ? C’est toi qui es mou ! On voit bien que tu ne sais pas te battre ! Sache, une fois pour toutes, que la chaleur de l’action est telle sur le champ de bataille, que les hommes deviennent durs comme des pierres. »

Bruno pensa naïvement que si la chaleur de l’action pouvait rendre la chair humaine dure comme pierre, cette même chaleur ferait peut-être bien fondre le rocher contre lequel on se démenait, et il allait regagner son travail quand un nouveau juron le cloua sur place.

— Là ! Là ! faisait le général, gesticulant ; ils emploient des leviers à présent ! Sont-ils assez gâteux, ces méridionaux ! Dussé-je y rester quarante-huit heures, moi, je lèverais le roc par la seule force des bras. Bruno ! Bruno ! il faut y aller ! Si je ne m’en mêle pas ils demeureront tous empêtrés comme des crapauds devant un pain de munition.

Bruno, docile, emboîta le pas derrière le général, qui, en traversant les appartements se mit à pousser sur les portes de la même manière qu’il eût poussé sur les bataillons massés. Ils longèrent rapidement la pelouse, montèrent la pente douce conduisant aux premiers vallonnements de la montagne et s’arrêtèrent enfin sur le théâtre de la guerre.

C’était une espèce de terre-plein servant d’assise à de gros rochers noirâtres posés les uns sur les autres et reliés par d’immenses guirlandes de lierre. Au-dessus des rochers s’élevait la montagne, boisée, toute d’un vert tendre dans les clairs rayons du soleil de mai. Vu du château, cet endroit plus sombre, avait l’aspect d’un fond de décor théâtral. Au centre du terre-plein, se détachant un peu de la colline, l’énorme roche qu’on voulait soulever était couchée sur un lit de gazon. Sournoisement immobile, cette roche portait une tribu de petits lézards d’or qui narguaient les ouvriers en frétillant d’aise d’avoir un printemps si doux et des spectateurs si bénévoles.

L’architecte, un jeune homme très mince, vêtu sobrement, comme un notaire, la tournure gourmée, la bouche dédaigneuse, faisait manœuvrer les six hommes, dont les dos, voûtés tous au même plan, mouillaient de sueur les chemises à carreaux multicolores. Autour d’eux des débris de pierre et des outils jonchaient le sol. On avait ébranlé déjà plusieurs rochers, fouillé le gravier, haché les guirlandes ; l’eau n’avait pas encore paru.

Le hum ! sonore annonçant le général interrompit le travail. Les paysans s’essuyèrent le front et échangèrent un regard d’intelligence qui signifiait : maintenant, nous avons le temps !

Bruno, imitant la roche, se coucha dans l’herbe drue, et comme les lézards, il tendit le cou au soleil. Son masque triste, renfrogné, indiquait qu’il espérait bien ne plus se déranger.

— Vous n’êtes pas forts, dit le général d’un ton net aux paysans, dont les yeux malins avaient des clignements ravis.

— Pour ça, non, mon général, répondit-on en chœur, et cette gueuse de pierre est enracinée.

— Comment, monsieur, cria-t-il en se tournant vers l’architecte, vous laissez ces drôles ruser, au lieu de les contraindre au courage, j’entends qu’on repousse l’attaque, moi !

— Mais nous ne pouvons pas traiter de turc à maure avec une pierre, mon général, et encore ne sommes-nous pas sûrs de trouver la moindre source. »

Brusquement, le général fit trois pas.

— Ouvriers,… » commença-t-il, très haut.

On comprit qu’il allait discourir selon son impitoyable coutume ; chacun posa le pic, deux jeunes gens se croisèrent les bras, un vieux bonhomme bronzé se dodelina sur ses jambes ; un grand gaillard s’adossa au rocher, pendant que les deux derniers cherchaient d’instinct la couture de leur pantalon.

Le tableau devenait pittoresque, car le général avait une façon vraiment supérieure de camper sa tête de profil. Son nez droit, ses prunelles gris d’acier, la cicatrice de sa joue, ses moustaches en crocs, donnaient une importance martiale à ses tracasseries.

— Ouvriers ! on ne doit jamais se laisser décourager par la résistance de l’obstacle ! La gymnastique est le meilleur moyen de développer l’adresse. Abandonnez-moi ces barres, et ruez-vous bravement sur la chose ; ensuite il y aura du vin pour se rafraîchir. Allons-y, mes lapins, allons-y ! »

Les pics tombèrent comme par enchantement, et les paysans, flairant de loin la cave du château, se ruèrent, bien sûrs d’avance de l’inutilité de cette bravacherie. L’architecte haussa imperceptiblement les épaules, mais il connaissait le général Fayor qu’on avait surnommé le Sabreur dans tous les environs de Montpellier. Il se contenta de venir se mettre à côté de Bruno.

Mlle Renée pourra attendre longtemps sa salle de bains, murmura-t-il ; monsieur son père est positivement enragé ! »

Bruno hocha le front, mais garda son idée.

— Je ne voudrais pas être son secrétaire, insinua encore le jeune homme.

— Bah ! répondit Bruno, philosophiquement, il faut bien gagner sa vie ! »

Et comme il était le secrétaire, lui, il étendit les bras en croix prenant le ciel à témoin de sa parfaite indifférence.

Le général piaffait sur place.

— Allons, ferme ! Par la gauche, mes amis ! Non… par la droite !… Elle a bougé !… Elle bougera !… Hop ! du courage !… »

Rien ne remuait… c’était toujours ainsi quand il se mêlait de la besogne ; il employait tant de force que les effets disparaissaient dans la cause.

Alors, furieux, le général se mit à hurler.

— Qu’on appelle Jacques le jardinier, Mérence mon brosseur, qu’on fasse venir tous les fermiers, s’il le faut ! Du monde ! vite !… »

Bruno sauta sur pied, et partit pour transmettre les ordres de son maître.

Bientôt il arriva à la rescousse plus de monde qu’on n’en voulait. Jacques avait jeté ses arrosoirs dans un massif de verveines et Mérence les habits qu’il brossait, tandis que la cuisinière poussait les hauts cris pour attirer les fermiers occupés au labour. Ce fut un tourbillon.

Le général dominait le tumulte de sa plus belle voix de commandement. L’assaut fut donné avec une vigueur terrible. Le général ne plaisantait pas, et s’il donnait volontiers des verres de vin, il donnait aussi volontiers des coups de canne. Quant à Bruno, il dut pousser comme les autres. Tous ces méridionaux, moqueurs d’abord, se montaient peu à peu et s’acharnaient sur la pierre inébranlable, s’excitant en patois, écrasant les lézards, arrachant le lierre, la mousse, jurant, sacrant, s’écorchant.

— Je vous assure, répétait l’architecte abasourdi, que mes leviers allaient mieux.

— Monsieur, je n’aime pas les démentis… je ferai venir tous mes colons, ça m’est égal. »

La cuisinière, tremblante, se coula parmi les hommes et s’en fut héler de nouveaux tenanciers. On laissa les bœufs par les chemins, les troupeaux sur le pré, la herse dans le champ, et il y eut des femmes qui amenèrent des enfants à la mamelle.

Le général, debout sur un quartier fraîchement fendu, continuait ses harangues, majestueux, la poitrine dilatée sous son veston collant, aux larges brandebourgs.

Tout à coup un éclat de rire aigu sembla tomber du ciel.

Les travailleurs relevèrent la tête.

Il y avait à mi-côte, entre deux rideaux de ronces fleuries, une amazone qui les regardait depuis cinq minutes. Son cheval, dont les pieds de devant étaient posés sur une bande de terre attenant à la roche, regardait également, les naseaux froncés par le dédain ; un grand épagneul roux, planté sur la roche même, gonflait les oreilles et humait le vent.

Mlle Renée Fayor, car c’était elle qui osait rire en une pareille circonstance, fit un petit salut ironique du bout de la cravache ; le cheval exécuta une courbette donnant une ondulation de suprême impertinence à sa crinière, soyeuse comme un écheveau de soie floche ; l’épagneul balança sa queue en panache, puis un second rire encore plus aigu retentit.

— Si tu commençais par te retirer de là, toi, fit le général d’un ton bourru, au lieu de poser pour la statue équestre.

— Dont le piédestal est solide, je vous en réponds, cher père, dit la jeune fille en reprenant son sérieux… Mais pourriez-vous me faire connaître les lois de la gravitation qui permettent à un roc d’être ébranlé par deux poussées en sens inverse ? »

Dans la bagarre, en effet, il y avait des paysans, venus les derniers, qui s’escrimaient par derrière tandis qu’on s’éreintait par devant.

Bruno, ébahi, tourna autour du rocher et put se convaincre de la chose.

— C’est ma foi, vrai, murmura-t-il ; » seulement, il jugea prudent de se taire.

L’amazone vint rejoindre les paysans déconfits.

L’architecte mit son chapeau à la main :

— Mademoiselle, je glissais des leviers, quand monsieur votre père a prétendu…

— Oh ! je devine ! interrompit-elle avec impatience.

— C’est qu’il n’a pas été possible de le faire revenir sur son idée, ajouta-t-il tout bas.

— Eh bien, monsieur, répondit la jeune fille élevant la voix pour être entendue du général, quand on ne peut pas enlever une position, on la tourne.

— Je suis de ton avis, s’écria celui-ci enchanté de se raccrocher à une nouvelle expression militaire, c’est cela, on la tourne, et si ces brutes étaient mieux disciplinées, je leur ferais opérer un mouvement tournant.

— Certainement, continua l’amazone, pendant que son cheval essayait d’envoyer une ruade à Bruno, mais les armes ne peuvent être prohibées contre un ennemi aussi tenace. Rendez les pics à vos hommes : ce sera toujours leurs bras qui pousseront.

— Sans doute ! Sans doute ! mâchonna le général éprouvant le besoin de biaiser.

— Soldats, à vos pics ! commanda Mlle Renée avec une gravité d’aide de camp. »

On se mit à rire, et chacun reprit l’outil.

Elle se pencha vers l’architecte pour lui parler tout bas.

Le jeune homme eut un sourire :

— Archimède l’emportant sur Alexandre, fit-il, très content de se tirer d’affaire sans se fâcher avec le Sabreur.

— Voyons, Mélibar, gronda Renée, s’adressant à son cheval, reste donc tranquille, tu vois bien que ce pauvre Bruno se meurt d’effroi. »

À la vérité, Bruno examinait Mélibar d’un air défiant, et Mélibar reniflait sur Bruno le plus qu’il pouvait ; puis c’étaient des appels rageurs du sabot, des secouements de crinière. L’amazone caressa doucement l’encolure de son cheval, prenant en pitié railleuse le secrétaire qui essayait de se donner une contenance.

— Ah ! çà, Bruno, pourquoi le regardez-vous à la dérobée ? Il est très doux, cet animal. À moins qu’il ne prenne vos cheveux pour une botte de foin. »

Bruno portait les cheveux longs, des cheveux drus et luisants comme ceux des bohémiens. Cette coiffure peu soignée achevait de lui donner la physionomie d’un enfant battu. Bien qu’il fût robuste garçon il avait des peurs naïves, et, malgré ses vingt-deux ans, il avait horreur du cheval de Renée. C’était une torture pour lui que d’être en contact avec Mélibar, et Mélibar libre l’aurait mis en pièces. Là, devant ces paysans, Bruno ne pouvait cependant pas tourner les talons.

Le général d’un côté, Renée de l’autre échangèrent une grimace de mépris. Le père et la fille s’entendaient toujours dès qu’il s’agissait de se moquer du malheureux secrétaire.

— Papa, dit la jeune fille, emmenez donc vos tirailleurs pour qu’ils se rafraîchissent. Nous garderons ici les plus vaillants qui iront vous rejoindre dès que la roche sera levée. »

Le général, sentant que son infériorité avait été remarquable, se replia en bon ordre avec les paysans un peu confus.

Bruno voulut profiter de l’occasion, mais Renée fit un signe impérieux.

— Monsieur Maldas, dit-elle vivement, tenez-moi la bride ; je vais descendre, et vous garderez mon cheval. »

Bruno, du moment qu’on lui donnait son nom de famille, sentit qu’il était urgent d’obéir et, bon gré mal gré, il s’approcha. Mélibar s’ébroua pendant que l’épagneul exécutait des sauts désordonnés pour l’exciter d’avantage.

L’architecte s’empressa aussitôt d’offrir sa main et l’écuyère bondit sur le terre-plein.

Les six hommes s’étaient remis à peser. Une grosse corde, enroulée autour du sommet, était tirée d’en haut, et on entendait déjà de petits craquements sourds.

— Croyez-vous qu’il y ait de l’eau ? demanda Mlle Fayor.

— Ma foi, non, mais il fallait toujours déblayer la place pour établir la rotonde : il faudra vous résigner au puits artésien, mademoiselle.

— J’aurais voulu de l’eau de source, » murmura la jeune fille ennuyée.

Bruno Maldas, lui, essayait de venir à bout du cheval. Il le secouait, se laissait secouer, mais tout faisait prévoir un dénouement fatal.

Renée alla s’asseoir en face du groupe, déroulant son amazone bleu ciel, et l’épagneul, grand favori après Mélibar, vint se coucher sur le drap fin.

— Tout doux, Bruno ! répétait-elle, de son ton mordant, tout doux ! Ne lui abîmez pas la bouche, il l’a très sensible… Ah ! mon ami chacun a ses peines en ce monde… Vous avez Mélibar… Mais, sacrebleu ! comme dirait mon cher père, pourquoi vous entêtez-vous à ne pas lui parler ? On parle aux chevaux, monsieur Bruno ; cela est même du dernier genre avec eux. Papa vous dira qu’il a possédé un coursier étonnant, auquel il apprenait des choses inouïes, rien qu’en chuchotant à son oreille. Je crois qu’il l’a tué un jour d’un coup de pistolet pour la raison toute simple que le chuchotement était devenu inutile. Discourez donc, mon ami ; discourez, vous devez apprendre à discourir à l’école du général Fayor. Caressez-le… Fi ! monsieur Bruno Maldas, vous êtes bien brutal pour un secrétaire. »

Ce garçon perdait la tête en présence de ces railleries méchantes et de ce diable à crinière qui lui soufflait du feu sur le visage.

Sans desserrer les dents, il finit par lever la cravache.

— Oh ! oh ! s’exclama Renée toujours sardonique, il va vous tondre, mon cher Bruno. Il a décidément le goût des cheveux longs. Un mauvais goût, à mon avis. »

Enfin, exaspéré, Bruno se retourna.

— Mademoiselle, dit-il, les yeux presque humides, je crois que je vais le lâcher. »

Il fallait qu’il eût bien bon caractère, car il dit cela avec une douceur enfantine, n’y tenant plus, prêt à fuir si elle lui ordonnait de rester.

Alors Renée frappa tendrement sur le dos frisé de son chien.

— Miss Bell, vous allez prendre sa place. Montrez à ce grand inepte comment on tient une bride, allez ! allez !

Miss Bell, obéissante, alla prendre la bride dans sa gueule, et, gravement assise devant Mélibar, elle le tint en respect.

Mélibar, débarrassé de l’objet de sa haine, ne bougea plus.

— Vous voyez, fit Renée, riant avec l’architecte de la mine ébouriffée de Bruno, ce n’est pas malin. Ah ! vous êtes un fameux écuyer ! Mais courez donc, je vous prie, me chercher l’épure corrigée par vous sous la direction de papa, et rapportez-moi en même temps mon courrier, si le facteur est venu ce matin.

Sans répliquer Bruno partit, avec une morne résignation.

Mlle Renée Fayor avait vingt-trois ans. Elle était fort belle, mais d’une beauté tout étrange. Blonde, d’un blond clair comme une cendre à travers laquelle on aurait vu le soleil, elle se coiffait très originalement, se faisant une grande torsade ramenée sur le front et mordue par un peigne uni, d’ambre jaune. De taille moyenne, bien faite, ses pieds et ses mains étaient d’une petitesse anormale. Elle avait peu de poitrine, mais beaucoup de hanches, une ceinture souple, d’un modelé idéal. Son regard était sombre, et cependant, vu en pleine lumière, ce regard devenait d’une limpidité de saphir. Sa bouche étroite, mignonne, luisait comme une mince blessure. Ses sourcils, déliés, fort noirs, se terminaient en pointe de flèche. Entre eux, à la naissance du nez un peu busqué, il se creusait un petit pli imperceptible comme une ligne tracée au couteau. Ce petit pli se creusait davantage quand la jeune fille s’animait. Ses cils étaient d’un blond franc, semblables à un effilé de vermeil. La peau d’une pâleur un peu ivoirine, mais striée çà et là de veines d’azur, indiquait un sang riche. Tantôt elle marchait en ondoyant, rêveuse, abandonnée ; tantôt elle allait vite, la tête haute, la parole brève. Il y avait des secondes où se détendant tout à coup, elle devenait presque royale ; c’était comme un ressort caché sous un velours. Son caractère variait, pareil à ses cheveux cendrés, bizarres, fluides. Elle riait souvent d’un rire aigu qui vous faisait une impression profonde, mais elle n’était pas gaie. Une sorte de blasement se mêlait à ses folies et donnait à penser qu’elle riait d’un mauvais cœur.

La mère de Renée était morte en la mettant au monde et le général avait fait élever sa fille auprès de lui. Aussi tenait-elle du garçon, ayant de l’impudence, des propos hardis, et pourtant une certaine allure froide au milieu de ces libertés, qui forçait son entourage à être respectueux.

Sa mère, d’une grande famille du Nord émigrée vers le Midi, l’avait faite aristocrate jusqu’au bout de ses ongles soigneusement polis chaque matin. Mais son père, plébéien, languedocien arrivé par la force du sabre, lui avait mis dans les poignets une puissance toute virile dont elle était fière.

Renée passait ses hivers à Paris, où la société un peu mêlée du général, lui témoignait souvent de violents enthousiasmes. Le père aurait voulu marier promptement cette créature encombrante ; sa dot colossale lui assurait de beaux partis, seulement il fallait pour cela le consentement de Mlle Fayor, et ce consentement faisait toujours défaut.

Depuis la guerre de 70, c’est-à-dire depuis cinq ans, le général avait pris sa retraite. Il se partageait entre les surveillances paternelles et les surveillances de Tourtoiranne, un château au moins aussi encombrant qu’une jolie fille.

Il était revenu de Paris avec elle, il y avait un mois à peine, et déjà se manifestaient des caprices fabuleux, dignes d’une impératrice romaine.

Une aurore, Mlle Renée s’était levée pour jouir du premier rayon printanier. En ouvrant sa fenêtre, elle avait promené un regard d’aiglonne sur ce doux panorama de campagne où n’existait qu’un point ombré, là bas, tout au fond. Ces rochers aux mystérieux recoins lui parurent devoir recéler une source. Elle pensa aussitôt que cette source serait charmante dans une vasque. Son imagination travailleuse recouvrit la vasque d’une coupole percée en étoiles, comme celle des thermes orientaux et immédiatement elle y ajouta des colonnettes ornées de stuc, un divan de satin broché, quelques romans du jour sur un guéridon arabe, un coussin pour miss Bell, le tout flanqué de hautes glaces.

En furetant parmi les décombres des caves de Tourtoiranne, caves qui avaient servi d’asile pendant les guerres de religion, elle avait découvert une statue de Diane, aux draperies rongées par les moisissures et un socle de vieux bronze aux armes de Mme Fayor. On mettrait la statue sur le socle, le socle sur une éminence de gazon, et on parviendrait à ce petit temple païen par des marches de granit rose. L’eau tomberait toujours dans la vasque blanche et s’écoulerait dans un ruisselet bordé de mimosas, pour aller se perdre ensuite le long de la petite vallée entourant la colline. Et enfin, le vieux Tourtoiranne, n’ayant pas eu jusqu’ici de salle de bain, l’occasion se présentait de combler une lacune regrettable.

Au déjeuner, ce matin-là, Mlle Renée avait communiqué son projet au général son père. Le général s’était monté la tête contre ce caprice de mauvais aloi. Puis, par un de ces brusques retours qui n’étonnaient plus personne, il avait déclaré que réellement il songeait à cela quand il examinait le paysage. Le général prétendait même que cette source pourrait bien avoir des qualités thermales. Et il interpellait Bruno, qui, épouvanté de toute espèce d’innovations, se bornait à sa réponse ordinaire : — Moi, je ne sais pas, mon général. »

On a vu comment tout le pays avait été mis en réquisition, et comment M. Fayor prenait les choses à cœur dès qu’il s’agissait de vaincre une difficulté.

La roche se soulevait lentement ; les hôtes microscopiques de ce palais géant s’enfuyaient éperdus sous le lierre, cassant de tous côtés. Renée, curieuse, se tenait debout devant l’ouverture. Bruno revint. Il portait un paquet de journaux illustrés et des lettres. Elle prit son courrier sans y faire attention.

— Avez-vous d’autres commissions à me faire faire ? demanda le secrétaire, la physionomie altérée.

— Non, vraiment, mon ami, vous êtes d’une condescendance rare, et si votre politesse avait ajouté un « mademoiselle » quelconque, je vous tiendrais quitte. »

Elle lui faisait cette remarque d’une façon tranquille comme on doit faire les observations aux domestiques encore mal stylés. Bruno sentit peut-être l’injure. Il mordit ses lèvres qu’il avait épaisses mais bien taillées, et malgré sa douceur insouciante, il confondit amazone, cheval, chienne dans la même haine de collégien. À part lui, il promit à toutes ces superbes créatures un tour cuisant s’il en trouvait l’occasion, et pourvu que sa bonté habituelle ne reprît pas le dessus. Puis, voulant sa part de curiosité, il resta là, écartant ses cheveux incultes afin de mieux contempler. Il aurait donné beaucoup pour qu’il n’y eût pas de source.

— Est-il laid ! murmura l’architecte, pas fâché de baisser la voix pour parler à Mlle Fayor.

— Peuh ! à quoi lui servirait d’être autrement », fit-elle dédaigneuse.

La roche se dressa tout à fait. Un des ouvriers poussa une pierre plate, y posa tout droit un pic de deux mètres et une manœuvre habile de la corde laissa retomber le rebord inférieur du rocher sur la pointe du pic. C’était fini.

Mademoiselle Renée se précipita.

— Prenez garde, dit le jeune architecte, toujours très empressé, le rocher n’est soutenu maintenant que par une aiguille, il ne faudrait qu’un coup sec contre le pic pour mettre à néant la plus jolie personne du monde. »

Renée fronça les sourcils. Cependant, elle eut un sourire.

Sous la roche, pas de source. Rien qu’une couleuvre qui décrivit un zigzag dans son nid de sable. Le centre de ce nid, plus concave, paraissait être humide.

— Nous creuserons », déclara l’architecte.

Mlle Fayor eut un geste déçu.

Elle resta pensive. Les ouvriers avaient rejoint leurs camarades. Bruno regardait, pensif, lui aussi.

— Une fameuse tombe pour un homme », dit-il avec une mélancolie rageuse.

Dans une de ces désespérances soudaines qui arrivent quelquefois aux enfants incompris, il rêvait d’être là-dessous, sans secrétariat possible, ayant pour lit éternel la fraîcheur de ce sable fin et vierge.

L’architecte fut étonné. Il ne le croyait pas capable d’une réflexion poétique.

Renée tapait du pied :

— Oui, il faudra creuser ; demain, ou plutôt de suite.

— Mademoiselle, c’est difficile, je n’ai pas les outils nécessaires, demain on s’y mettra, sans faute.

— Très bien ! À présent, allons déjeuner et vérifions ce plan. »

Bruno tendit l’épure qu’il avait été chercher. Elle était semée de drapeaux, comme un plan de bataille.

Renée se mit à rire. Elle prit le bras de l’architecte qui maugréait, pendant que Bruno s’emparait du collier de miss Bell. L’épagneule ne lâcha point sa bride, et le secrétaire, plus les deux bêtes, se gourmant réciproquement rentrèrent à Tourtoiranne.

Arrivée au château, Renée monta chez elle pour changer de costume et décacheter son courrier.

Mlle Fayor avait une chambre fort intéressante pour les observateurs qui jugent l’oiseau par sa cage, quand cet oiseau est une femme. La fenêtre donnait sur un massif de verveines toujours entretenues avec soin, au-dessus duquel s’avançait l’appui sculpté où la jeune fille venait souvent s’accouder pour inspecter l’horizon. Du temps dépendait son humeur, et bien des nuages en passant obscurcissaient son front, lorsqu’on s’imaginait que tout, jusqu’au soir, serait pour elle un sujet de joie. Alors elle fermait sa croisée rapidement, les rideaux de velours tombaient, une obscurité douce régnait dans la pièce ; plus un bruit, plus un mot. Mademoiselle songeait.

Ces rideaux de velours étaient ornés de deux médaillons de soie peinte à l’aquarelle représentant deux sujets transparents : le triomphe de Vénus et de Diane entourée de ses nymphes. Cela faisait des ogives lumineuses recréant la vue sans la blesser. Le plafond, à caisson de palissandre, avait un lustre en cuivre rouge et émail bleu. Les bougies azurées portaient le chiffre de la châtelaine en turquoises. Le lit, dans le fond, était très large, couvert de satin noir capitonné, ayant au milieu un énorme écusson de couleurs très vives, entourées d’une guirlande de verveines brodées en relief et scintillant comme une pluie de petits bijoux. Des draperies de velours doublé de bleu pâle s’échappaient d’un dais de palissandre fleuronné. Une peau de lion, agrandie de rosaces de satin bleu, servait de tapis de pied ; c’était la dépouille d’un lion d’Afrique tué par le général.

À droite, une crédence supportait des livres, des coupes, un attirail d’aquarelliste, des albums.

À gauche, un bureau encombré de lettres toutes ouvertes et au-dessus du bureau, le portrait grandeur nature d’une femme blonde, un peu rousse, l’air souffrant avec un sourire amer. Le buste de cette femme était à demi-couvert d’un fichu de dentelles et semblait sortir d’une nuée ; c’était Mme Fayor. Les tentures des murailles, en taffetas bleu pâle, s’encadraient de baguettes de velours avec des torsades de soies, nuancées. Puis, erraient sur le parquet lamé, des fauteuils bas capitonnés, un pouff, une fumeuse tout en velours avec des médaillons peints de sujets mythologiques. Une grande glace mobile allait et venait selon le caprice de qui la poussait.

Un cabinet de toilette tout tendu de bleu pâle, attenait à la chambre.

À Paris, où le général avait un hôtel avenue d’Eylau, la chambre de Renée était d’un rouge vif, meublée de chinoiseries les plus futiles. Cette différence notoire avait toujours prouvé au père qu’il y avait aberration dans les goûts de sa fille.

La chambre de Tourtoiranne possédait aussi une petite panoplie sur laquelle se croisaient des armes ravissantes ; mais le christ d’ivoire, le christ traditionnel des femmes du monde qu’elles posent dans un ovale de peluche soyeuse, comme pour amortir la pointe aiguë des clous enfoncés, ce christ n’était appendu nulle part. Au fond de la ruelle du grand lit veillait seulement un amour de marbre noir tenant d’une main une lampe-veilleuse pour la lecture, et de l’autre un arc roulé, amour-Diogène semblant guetter un homme afin de le frapper irrévocablement.

Renée s’oublia si bien chez elle que Louise, sa femme de chambre fut obligée d’aller heurter à sa porte. La jeune fille descendit dans la grande salle à manger où le général querellait Bruno en attendant. L’apparition de Renée ne changea guère les esprits. Elle était devenue très pâle ; ses yeux, d’un sombre intense, avaient comme une rage couvante. On mit cela sur le compte de la source qu’on ne trouvait pas. Le général commença à humer son potage en imitant le bruit et le mouvement d’un étalon à l’abreuvoir. L’architecte essayait de prendre l’air dégagé. Bruno méditait péniblement un mauvais coup. Renée avait passé une jupe de lainage blanc et endossé une cuirasse merveilleuse de forme, en velours noir, assorti à sa chambre. Cette cuirasse, ouverte à la Médicis, laissait voir l’attache d’un cou d’une grâce ravissante. Bruno, qui était au bout de la table, ainsi qu’il convient à un humble secrétaire, n’osait plus lever les yeux. À l’horreur de Mélibar se joignait pour lui l’horreur des femmes décolletées, et il pensait que, vraiment, dans cette damnée maison, aucun chagrin ne lui serait épargné.

— Mais sacrebleu ! tonna le général dans le silence du dessert, on aura de l’eau ou je ferai percer la roche elle-même !

— Certainement, ajouta l’architecte ; je parie de trouver bientôt un verre d’eau assez pure pour l’offrir à Mademoiselle.

— Oui, mon général, répondit Bruno, tressaillant à l’idée qu’on allait lui poser une question embarrassante. »

Renée parut sortir d’un rêve douloureux.

— Ah ! oui, de l’eau… et que voulez-vous que cela me fasse ? »

Elle eut un accent si détaché de la chose que personne n’osa plus rien prévoir pour le lendemain.

La journée s’écoula mauvaise, alternativement pleine de torpeurs et de disputes. Aux cuisines, Mérence faillit battre la cuisinière. Enfin, le général fit atteler et alla trouver M. le maire de Gana-les-Écluses, auquel il demanda à brûle-pourpoint la permission de détourner un bras de la petite rivière du village pour arroser sa vallée de Tourtoiranne. L’honnête fonctionnaire terrifié lui répondit que cela demanderait au moins six mois de travail et que les besoins du village interdisaient cette prise d’eau faite au bénéfice d’un seul propriétaire, si important qu’il fût.

Le général Fayor se couvrit d’un geste raide !

— Monsieur, vous y mettez de l’entêtement. »

(Il n’y avait qu’un quart d’heure que le maire discutait avec lui.)

— Mais, mon général, on ne peut satisfaire un administré aux dépens de tous les administrés ! »

Cela était logique. Le général s’emporta.

— Un administré ? Je suis militaire et citoyen. Le mot administré n’a rien à voir avec moi, monsieur.

— Mais, monsieur…

— Je suis général ! J’ai soixante-six ans, quarante ans de bons et loyaux services, et je me fiche, comme d’un coup de canon rouillé, de votre administration !

Sur ce, il était sorti, cramoisi de colère, il avait même failli briser sa voiture sur le remblai montant du village à Tourtoiranne. En rentrant, par malheur, Bruno s’était trouvé dans le bureau.

— Que fais-tu, toi, au milieu de ces paperasses ? »

Ces paperasses étaient le prochain volume de notes sur la guerre que le général voulait faire éditer. Bruno copiait, faisant son métier sagement, doucement, écrivant d’une belle écriture moulée, quoique toute petite.

— Mon général, j’en suis à votre dernière bataille.

— Sais-tu ce que cet animal de maire m’a répondu ? continua le général arpentant son cabinet dont les tentures vertes étaient encore moins vertes que lui.

— Non. Qu’a-t-il répondu, mon Dieu ?

— Que j’étais son ad-mi-nis-tré !!!

Bruno, abasourdi, laissa choir sa plume.

— Son ad… »

Et il resta bouche béante.

— Oui ! alors je me propose… tu comprends, Bruno !… je me propose de lui laver la tête au prochain conseil municipal. Je m’approcherai ainsi (Il s’approcha de Bruno). Je lui dirai : Monsieur ! en le regardant fixement. (Il regarda Bruno très fixement). Monsieur vous êtes un drôle, un polisson… j’ai été blessé en 1870… vous pouviez me laisser détourner votre filet d’eau sans conteste… vous ne l’avez pas voulu… Eh bien ! je vais fermer l’écluse de mon moulin, et vous tirerez tous la langue, si je veux ! »

Voulant sans doute juger de l’effet que feraient les vrais administrés du maire en tirant tous la langue, il secouait Bruno à l’étrangler.

Celui-ci sortit de ses gonds ; il mit simplement ses mains larges sur les doigts nerveux du général et le força à plier les phalanges.

— Comment ? vous osez me toucher, monsieur ! s’écria le général, pensant toujours au maire ; alors je le gifle, tu comprends ! Une, deux, et nous nous battons !

Bruno reçut le soufflet en pleine joue. Il se sauva, pris d’une peur affreuse de rendre la gifle. Puis, une fois dans sa modeste chambre des combles de Tourtoiranne, il éclata en sanglots.

Décidément, Bruno ne pouvait plus y tenir.

Le général, voyant que son secrétaire ne descendait pas pour dîner, espéra se rattraper sur sa fille. Mais Renée se fit excuser. Il n’avait plus qu’une ressource, casser la vaisselle, et tous les compotiers volèrent en morceaux.

Le sommeil descend quelquefois dans les cabanons des fous ; à onze heures, Tourtoiranne paraissait dormir.

Sur un parc de rosiers nains donnait une porte de service très étroite, qu’on ouvrait rarement. À cette porte aboutissait un escalier tournant, comme il s’en voit dans les vieilles demeures ; cet escalier grimpait jusqu’à l’antichambre de Renée.

Vers onze heures, une femme, vêtue d’une robe blanche, une mantille de laine floconneuse sur son corsage de velours, se glissa par cette porte entrebâillée. Elle releva sa jupe traînante pour poser plus à l’aise ses pieds chaussés de satin, et elle écouta, la bouche sérieuse, le pli de son front très accusé. Rien ne bougeait. En haut, près du toit, il y avait bien une clarté ; le secrétaire veillait. Mais elle haussa l’épaule, celui-là ne comptait guère.

Alors elle gagna hardiment la pelouse.

Cette femme, c’était Renée Fayor.

Il faisait une nuit merveilleuse, pas de lune, mais des étoiles resplendissantes, pressées, innombrables, semblant s’enfiler les unes dans les autres, comme des parures de perles. Tourtoiranne détachait, sur ce ciel, les lignes de ses murs assombris, pareils aux arêtes d’un bloc d’ébène. La brise, toute pure, sans bouquet d’arbres pour la retenir, jouait autour de lui et causait à voix très basse avec les vieilles tourelles dont les flèches pointues se dressaient d’une façon martiale sentant leur bonne généalogie. À l’horizon, le long des montagnes tombant sur la plaine, brillait vaguement cette sorte d’auréole lumineuse qui nimbe les nuits méridionales comme si le soleil, amoureux de ces régions fleuries, les quittait à regret, et leur laissait, errant parmi les lointains étoilés un dernier rayon de son couchant.

Le château était posé sur une pente. Devant lui, tout au bas, il y avait le village de Gana-les-Écluses, et la rivière du Gana, sinueuse, argentée, avec des reflets paisibles où l’œil trouvait des caresses. Un chemin montait au perron d’honneur, puis, contournait les pelouses, derrière le château, jusqu’au rocher du fond, pour aller se perdre dans les bois de la colline. Les pelouses étaient fermées des deux côtés par un petit mur surmonté d’une grille à fers de lance.

Ce fut vers ce petit mur que Renée se dirigea. Auprès d’elle rampait, le ventre dans l’herbe, les oreilles renversées, miss Bell l’épagneule, qui ne comprenait pas et flairait un danger pour sa maîtresse. Deux ou trois fois, en descendant les vallonnements du jardin, Mlle Fayor se retourna pour l’empêcher d’avancer. La chienne s’arrêtait, obéissante, se coulait sous une touffe d’arbustes, et dès qu’on ne s’en occupait plus, elle reprenait sa marche, anxieuse, reniflant la brise, flairant les cailloux, les brins d’herbe. Miss Bell sentait un homme dans l’atmosphère, et cet homme elle ne le connaissait pas, elle était sûre de ne pas le connaître.

Il y avait au milieu du mur d’enceinte un grillage à serrure. Renée allait l’ouvrir quand quelqu’un prononça son nom tout haut, si haut que l’épagneule bondit, la gueule démesurément fendue.

— Paix ! vilaine bête », murmura l’homme qui se détacha d’un massif de genêts en fleur.

— Vous êtes là ! répondit Renée d’un ton sourd. J’espérais presque ne pas vous trouver ! »

Dans la nuit claire on distinguait le nouveau venu. Il paraissait âgé de trente ans au plus. Il tenait son pardessus sous son bras, un pardessus gris, doublé d’une nuance tendre. L’élégance de son costume indiquait qu’il avait quitté Paris depuis fort peu de temps. Il mettait à la main son feutre de voyage pour saluer la jeune fille, quand Bell, toujours furieuse quoique muette, se jeta sur lui en mordant le pardessus à pleins crocs.

— Décidément, vous vous gardez bien ici, dit le jeune homme impatienté ; des murs, des grilles, des chiens ! J’ai cru laisser ma peau avec l’étoffe, tout à l’heure.

Renée saisit Bell au collier et leva l’index, Bell s’aplatit. Cela suffisait. Du moment que l’homme était de son monde elle ne grognerait plus.

L’homme regardait Renée ; on n’apercevait pas la nuance de ses yeux, cependant on eût juré qu’il avait la prunelle fuyante. Son front était bas, soigneusement coiffé de cheveux châtains. Deux petites rides tiraient le coin des paupières, et sous la moustache châtain d’un tour cherché, le sourire avait une expression triomphante.

— Comment êtes-vous entré ? demanda Renée, hautaine.

— Eh ! ma chère, vous êtes étonnante ; je suis entré en passant par les dents aiguës de vos fers de lance. Jolie armée que vous avez là ! J’ai déchiré, non pas mon pantalon, ce qui serait un effet trop Palais-Royal pour un amoureux, mais mon manteau. J’arrive de Montpellier, à pied… je suis brisé, moulu, affolé. »

Il ne paraissait ni brisé, ni moulu, ni surtout affolé, mais très comédien dans son calme ironique.

Renée montra, de son index encore levé sur l’épagneule, la noire façade de Tourtoiranne.

— Vous savez, Victorien, là dort mon père ; une simple exclamation peut faire ouvrir ses fenêtres, et alors…

— Je comprends… et alors, c’est bien aimable à vous d’avoir amené ce chien dont le plus vif désir est d’aboyer. »

Un geste impérieux renvoya Bell, puis Mlle Fayor gagna avec le jeune homme une allée enserrant d’un ruban pâle les pelouses foncées.

— J’ai reçu votre lettre ce matin, dit Renée ; vous ne me laissiez pas le temps d’écrire, car vous étiez sûr d’avance de ma réponse. Je vous ai déjà défendu plusieurs fois de venir me trouver chez moi. À Paris, nous pouvons nous rencontrer sur des terrains neutres. Vous n’êtes jamais reçu à l’hôtel. Mon père a su que vous aviez été chassé de certaines maisons de nos amis. Je vous ai déjà fait sentir tout l’odieux de votre rôle. Faut-il qu’on arrive à vous dénoncer au général Fayor ? Tenez, Victorien Barthelme, vous êtes le plus lâche de tous les misérables ! »

Et Renée, brusquement, laissa tomber la traîne de sa jupe, ses mains nacrées se crispèrent sur le velours de sa cuirasse, sa tête se haussa dans un mouvement de révolte ; elle lui jeta un regard de mépris tandis que du peigne d’ambre retenant sa chevelure, jusqu’à ses talons de satin, elle fut secouée par un frisson de dégoût poignant, terrible, qui à lui seul aurait eu la force de repousser cet homme, si cet homme avait eu l’audace de se rapprocher.

Victorien Barthelme ne broncha pas.

— Je connais vos tirades aristocratiques, ma pauvre enfant… Le public, vos relations, vos gens, votre dignité. Je descends de l’express de dix heures quinze venant de Paris. Aussitôt mon billet donné à l’employé, j’ai pris la route de Gana-les-Écluses, absolument par hasard et me fiant à mon cœur… ne riez pas, je vous prie. Une fois le village dépassé, j’ai rencontré un paysan cacochyme auquel j’ai demandé la demeure de M. Bruno Maldas, et naturellement il m’a répondu en me montrant celle du général Fayor. Vous voyez que je garde les convenances. À Paris il n’y a que mes créanciers capables de s’intéresser à mes promenades. Quant à la frayeur que semble vous inspirer monsieur votre père, vous me permettrez d’en douter. Vous êtes toute-puissante auprès de lui, cela est certain, et si vous aviez la moindre envie de me recevoir par les grandes entrées… vous me recevriez ! J’ai donc voulu, de mon autorité privée, avoir une explication avec vous… malgré vos défenses… et me voilà !

— Vous me rapportez mes lettres ? interrogea-t-elle avec vivacité.

— Ah ! oui, vos lettres ! Je devais en effet vous les rendre à notre prochaine entrevue… Renée, vous avez cessé de m’aimer, soit ! À votre âge, dans votre position, avec votre étrange caractère, on n’aime pas longtemps.

— Je ne vous ai jamais aimé ! s’exclama Renée ; je n’ai jamais aimé, pas plus vous qu’un autre ; j’espère bien vivre sans amour toute ma vie. L’horrible chose que vos passions. L’horrible chose ! »

Elle leva ses bras dont les modelés moelleux se détendirent dans une violence effrayante.

Victorien lui toucha le cou, très doucement, comme pour en écarter une mèche blonde qui flottait à travers les dentelles de sa collerette :

— Tu ne m’as jamais aimé ? » fit-il en mettant une grande gravité dans sa phrase.

Elle le regarda avec un regard fiévreux, presque noir.

— Jamais ! je vous le répète ! je vous le jure ! »

Il battait le sable de l’allée du bout de sa botte, baissant le front et dissimulant un rire silencieux.

— Oh ! cet aveu est pour le moins consolant ! Voulez-vous que je vous raconte une histoire, mademoiselle Renée Fayor, une histoire qui atténuera le parjure que vous venez de faire ? »

Renée alla s’asseoir sur un banc de gazon : elle se doutait probablement de ce qu’il dirait, car ses lèvres se serrèrent.

— Il y avait une fois, reprit Victorien, redressant devant elle son buste incliné, une jeune fille de dix-neuf ans, un peu abandonnée à elle-même, ingénue, j’en conviens, provocante, je l’affirme, qui errait dans un hôtel sous la surveillance d’une gouvernante très sévère, tellement sévère qu’un malheureux jeune homme, postulant pour devenir l’humble secrétaire du général Fayor, ne fut pas aperçu un certain soir, faisant une cour pressante à cette jeune fille. Oh ! je sais que vous allez m’objecter que ce jeune homme ne valait pas le diable, qu’il avait fait tous les métiers, traîné dans tous les tripots de la capitale, etc., etc. Bah ! il avait un cœur, tout comme un autre. Tout comme un autre, il s’énamoura de la fille du général, et il eut des transports fous, des raffinements de passion, des ivresses communicatives… Était-ce bien lâche que d’éveiller l’esprit d’une enfant qui ne demandait pas mieux que de se donner à lui, même sans réserve, s’il ne l’eût respectée assez pour… »

Renée eut un sourire.

— C’était un débauché, enfin, dit-elle, redevenue froide.

— Appelez-le comme il vous plaira…, le malheur, en amour, c’est que l’homme apprend à la femme innocente des choses qu’elle ignore. Il vaudrait mieux sans doute, être le troisième amant que le premier. Mais on n’est pas parfait, ma chère, et je n’ai pas eu le courage d’attendre. »

À cette insulte, Renée se leva.

— Taisez-vous ! » dit-elle.

Et elle se tourna, pour voir si la chienne les suivait, prête à la lancer sur lui.

— Où en étions-nous ? fit Victorien sans s’émouvoir. Ah !… ce débauché (je lui conserve religieusement son nom), ce débauché vous aimait donc, et, durant une nuit de douce tendresse…, le… cherchons la date, voulez-vous ? C’est inutile, n’est-ce pas ? Vous lui juriez de l’épouser ; il eut le tort de vous croire ; il se tint à distance, à partir de cette nuit-là ; vous prétendiez qu’il serait dangereux de vivre sous le même toit. Adroitement, vous le fîtes évincer par votre père, et, ne tenant pas mieux vos promesses que lui, vous… ne niez pas, Renée…, vous avez voulu l’oublier. Je ne suis pas un fils de famille, moi. Je vis au jour le jour, selon les rites des viveurs parisiens, demandant au jeu, aux courses, aux intrigues, mes moyens d’existence. Vous m’avez accusé d’avoir eu des relations louches avec des femmes de la société…, c’est avouer que la société est louche…, voilà tout, et qu’elle n’a pas prévu que chacun ne naît pas avec cent mille livres de rentes. D’ailleurs, cela n’est pas vrai, vous pouvez faire des recherches ! J’ai eu la croyance fervente que ma fiancée était déjà un peu… ma femme. Je lui ai fait jadis un emprunt que je ne puis pas encore rembourser. Vous m’accusez de manquer de noblesse dans mes actes, d’être avili et avilissant, vulgaire dans les détails, d’aimer le bruit, les filles de théâtre, que sais-je ? Vous m’accusez bien parfois d’être un homme. Mais, j’arrive à la raison véritable de votre haine. Un soir, c’était peut-être une nuit de mai, pareille à celle-ci, vous êtes venue dans mon humble appartement…, vous étiez tout enveloppée d’un châle, et vous n’êtes repartie qu’au matin. Il est certain que j’ai été ravi… Seulement, à partir de votre visite discrète, sans savoir pourquoi, vous êtes redevenue de marbre, et il y a deux ans de cela… Aujourd’hui, si je vous demandais le chemin de votre chambre par cette toute semblable nuit de mai, que me répondriez-vous ? »

Victorien s’était croisé les bras, Renée effeuillait une amarante, sans paraître le voir ; puis, elle demanda d’un ton fatigué :

— Est-ce que, réellement, vous me rapportez mes lettres, monsieur Barthelme ? »

Le jeune homme fouilla vivement dans son pardessus et jeta en face d’elle un paquet assez mince attaché par un ruban.

— Les voilà, mademoiselle, vous pouvez les compter ! »

Elle eut un geste railleur.

— Vous croyez peut-être que je vais vous les rendre, touchée de votre belle conduite ? »

Et elle les glissa dans sa cuirasse, par l’ouverture de sa collerette Médicis. Il se fit un silence.

Le jeune homme avait reculé, comme stupéfait de son audace ; cependant, au jour, on aurait pu voir qu’un bizarre rictus crispait sa bouche sous sa moustache.

— Ainsi, Renée, vous me retirez le seul gage que j’avais de votre foi.

— Avec ma foi, oui, monsieur.

— Vous ne me mentiez pas en me disant que vous ne m’aviez jamais aimé.

— Non, monsieur. Je me suis laissé prendre, et c’est tout.

— Et ce soir de mai ?

— Ce soir-là, monsieur, l’élève s’est souvenue des leçons du professeur…, je ne dis pas du maître…, rien de plus ! »

En disant ces mots, elle le regarda, presque livide, le pli de son front creusé à faire croire qu’elle venait de recevoir une blessure profonde pointant jusqu’au cerveau. Les sourcils se rapprochaient, ombrant ses yeux magnifiques. Elle était terrifiante.

— Vous refusez la réparation que je vous offre ?

— Un mariage ? je ne peux pas épouser un homme que je méprise et que tout mon entourage mépriserait. Mon père accepterait peut-être, pour l’honneur…, moi, pour l’honneur, je refuse.

— Vous n’en aurez pas moins eu un amant, Mademoiselle Fayor, et il ne vous restera qu’à le faire tuer par ce même père qui lui aurait accordé votre main, n’est-ce pas ? »

Renée examina le visage moqueur de son adversaire.

— Si vous dites cela, Victorien, c’est que j’ai mal fait de ne pas compter mes lettres.

— Vous êtes très forte, Renée… »

Il y eut un nouveau silence. Mlle Fayor tremblait de rage impuissante.

— Voyons, dit-elle, anxieuse, que vous faut-il ?

Est-ce un chantage ? De l’argent ? J’ai, chez moi des bijoux que personne ne peut me réclamer, j’ai des revenus indépendants, j’aurai plus encore de mon père sans avoir à l’informer de rien. Que voulez-vous… pour ?…

— La lettre que je dois avoir gardée ?

— Non, Victorien ; pour que je sois assurée de ne plus vous revoir.

— Vous me haïssez donc bien ?

— Autant que j’aurais aimé la vie si j’étais restée pure.

— Ma pauvre chère Renée, vous êtes complètement folle. Ce qui vous manque, manque à toutes les femmes heureuses. Et vous me reprochez l’amour que je n’ai pas inventé, moi, pauvre amoureux ? Soyez philosophe. Quel est le mari, quel est l’amant qui ne soit ou n’ait été un viveur ? Quel est l’homme qui ne s’adresse pas au corps ? Quel est le jeune fiancé qui ne devient pas, quand il le faut, roué comme un vieillard, et le vieillard jeune comme le fiancé, quand c’est son intérêt de le paraître ! Quelle est, aujourd’hui, la jeunesse qui ne sait pas et la vieillesse qui ne peut plus ? Ma pauvre amie, je ne veux pas froisser vos délicatesses, mais quelle est la femme qui peut jurer que par un beau soir de mai, un soir méridional, peut-être, elle n’ira pas se jeter dans les bras d’un passant à peine entrevu pour lui dire : « Je t’aime » ou « je vous aime » selon son éducation ? Quelle est l’ingénue qui n’est charmée de cesser de l’être ? Quelle est la jeune fille surprise qui jurera de ne pas récidiver de son plein gré ? Et surtout, dans notre siècle, quelles sont les petites infamies qu’on peut promettre de ne pas faire ? Renée, la terre sera toujours très loin du ciel. »

Renée se leva de sa place où son corps gracieux avait à peine ployé le gazon.

— Nous nous écartons singulièrement de la question, mais vous plaidez à merveille, Victorien, et j’ai peur que vous disiez vrai. Vous pensiez donc que les affections estimables n’existent pas… J’en appelle à vos souvenirs !

— Vous parlez d’affections complètement spirituelles. Moi, j’ai connu une poitrinaire qui me jurait de m’aimer purement. Elle est morte en couches à dix-huit ans.

— Après ?

— J’ai connu un petit homme qui faisait des vers pour une actrice, et l’aimait platoniquement, je ne sais quel journaliste a découvert qu’il était petit, mais pas homme… du tout.

— Après ?

— Ah ! diable, vous m’en demandez trop ! »

Alors Renée appuya tout à coup ses mains jointes sur l’épaule de Barthelme.

— Vous avez connu, — dit-elle avec une voix au timbre doux et chaud qu’elle n’avait pas ordinairement, une vraie voix de sirène, — vous avez connu Renée Fayor, enfant et femme à la fois, garçon intrépide et folle gamine, tantôt attirée par un danger, tantôt intimidée par un baiser, une créature aimante, passionnée, vertueuse, orgueilleuse, délicate, au cœur souple, au caractère droit. Vous l’avez prise au moment où elle désirait reposer sa tête ardente sur la poitrine loyale d’un mari. Lorsque notre imagination s’ouvre, poussée par les premiers instincts de l’amour, nous ne rêvons pas toujours le mal, nous, les jeunes filles, et il faut, pour qu’il vienne à notre inspiration qu’on nous l’inspire… Croyez-moi, Monsieur Victorien Barthelme, pour que nous soyons perdues, il faut d’abord qu’on nous perde ! Ensuite, l’homme, qui aime sincèrement, ne commence pas, j’imagine, par donner des sens à la femme aimée, fût-il son amant, fût-il son mari ? »

Victorien prit les mains de Renée.

— Comme tu parles ! Comme tu raisonnes ! Comme tu gaspilles un temps précieux !

— Je ne vous estime plus, Victorien.

— Moi, je t’aime encore.

Il entoura sa taille de ses bras, et ils marchèrent ainsi jusqu’au fond des pelouses.

— Il est tard, la rosée mouille la soie de tes souliers », murmura-t-il.

Mais elle se dégagea, et, brutalement :

— Voulez-vous me rendre cette lettre, me rendre ma liberté, mon repos, lui dit-elle ?

— Je te jure que je n’ai rien gardé. Cette fois je te parle sérieusement, tout à l’heure, je jouais. »

Il ajouta :

— Tu sais que demain j’irai trouver le général Fayor.

— Vous n’oseriez pas ?

— Écoute donc ! Sachant que tu avais quitté Paris quelques jours avant lui, j’ai été voir le sieur Bruno Maldas, le remplaçant de tous mes successeurs, car les secrétaires se suivent beaucoup et ne se ressemblent pas chez ton singulier père. J’ai trouvé, — tout seul, heureusement ! — une espèce de paysan languedocien imbécile, mal élevé, absolument rustre. J’ai compris qu’on ne pouvait s’aboucher de ce côté. Mon intention était de sonder les nouvelles idées de la maison et de m’y introduire par une camaraderie quelconque avec ce jeune homme. Mais, bons dieux, quel stupide animal, il ne voit que ses copies ! Avant de venir ici, j’avais envie d’écrire à M. Fayor, puis j’ai eu peur que tu fasses supprimer la lettre ; à la campagne ces choses-là se font. Il t’était facile de reconnaître mon écriture…, alors j’avais pensé à la mettre sous la souscription du Maldas… Mais tu vois, j’ai préféré implorer directement.

— Vous êtes donc criblé de dettes ?

— À tel point, Renée, que mon honneur te regarde.

Il dit ces mots d’un ton humble, ému, fléchissant à demi les genoux devant elle.

— C’est bien, je puis vous donner tout de suite, en valeurs diverses, quarante mille francs. Croyez-vous que ce soit assez pour que je n’entende plus jamais parler de vous ?

Victorien Barthelme se leva, furieux, serrant ses poings gantés.

— Je veux vous épouser, Renée Fayor, et je vous épouserai, j’en fais le serment sur votre propre orgueil ! »

Son accent indiquait, à présent, une résolution inébranlable.

Renée regarda avec une subite inquiétude derrière elle. Elle avait entendu la chienne, qui, revenue par une allée transversale, grondait sourdement. Prise d’un vertige, elle saisit le poignet de Victorien :

— Il faut nous cacher !

— Mais où, tout est à découvert ici ? »

Très inquiet lui-même, il se laissa conduire.

Pourtant, le château gardait sa solennelle tranquillité. Renée cherchait un endroit, les yeux hagards, en proie à une atroce terreur.

— Là, dans les rochers ! » offrit Victorien.

Ils montèrent rapidement le tertre encombré de quartiers de pierres et d’outils abandonnés.

L’énorme roche, toute droite, leur offrait un abri ténébreux, dont l’ouverture se dissimulait sous le lierre pendant le long des crevasses.

— Une grotte, murmura le jeune homme, rassuré. Diane et Endymion ! »

Son naturel, d’une légèreté cynique, avait déjà chassé la frayeur qu’elle lui avait causée. Il entra et vit une couche de sable bien blanc, miroitant comme un satin rayé.

— Ne vous asseyez pas, dit Renée d’une voix rauque, il y a des serpents. »

Barthelme se mit à rire et se retourna :

— Bas les armes ! fit-il gaîment, voici ta lettre. Je ne garde que ma demande en mariage, demande que je ferai verbalement demain matin. Je l’avais préparée avec preuves à l’appui ; je te rends les preuves, car je compte sur tes propres explications.

Il tira deux lettres d’une enveloppe, gardant la première qu’il replia :

— Tu seras bonne ! » ajouta-t-il.

Du fond noir où il était, il contempla, un instant, cette femme immobile dans les plis de sa robe blanche. Aux douces lueurs des étoiles, il voyait les cheveux de Renée se strier d’or à travers les mailles neigeuses de sa mantille de laine. Sa taille lui sembla plus haute, son cou moins flexible, et, dans son visage levé, ses prunelles lui parurent rayonner comme rayonne le regard des fous qui se souviennent. Derrière elle, s’étendaient, en s’abaissant, ou en remontant, les massifs embaumés des pelouses avec leurs allées pâles, leurs bancs de mousse, leurs bordures touffues. De capiteux parfums vagabondaient par les brises tièdes ; des senteurs de verveines et des senteurs de roses se mariaient cavalièrement à tous les coins de leurs routes aériennes pour se répandre ensuite en fumée odorante. Tombant du sommet de la roche, venaient de odeurs fraîches de verdures sauvages, et ce murmure mystérieusement confus que font les nids où quelques petits mal éclos ont des rêves agités sous l’aile de la mère.

Victorien se disait, la contemplant toujours, qu’une grande faiblesse se préparait pour eux. Il clignait les paupières, ayant des moiteurs dans les mains, et sans l’appeler, la voyait approcher malgré ses yeux fermés.

Renée se baissa. Elle prit, par terre, une chose lourde qu’elle brandit, soudain avec une force surhumaine et il y eut un choc métallique, sonore, vibrant un choc de marteau sur une enclume. C’était un outil de maçon que Renée Fayor soulevait.

Le pic soutenant la roche sauta en éraflant la pierre qui rendit des notes aiguës.

Alors, dans l’ombre, se passa un phénomène étrange qui fut rapide comme un truc de féerie. Cet homme jeune eut tout à coup le dos voûté, la tête enfoncée, le crâne élargi. Sa poitrine devint une masse, ses pieds disparurent, tandis que ses jambes rentrèrent dans son torse… puis deux jets brillants jaillirent de sa face disloquée… On ne distingua plus rien, l’immense tombe s’affaissa tout entière reprenant son ancienne place avec un bruit de foudre, et la terre s’ébranla jusqu’au château de Tourtoiranne.

Renée Fayor resta là, devant son crime, ne sachant plus bien si elle venait de le commettre… La roche avait repris son air entêté, sournois, et la morne immobilité d’une chose qui veut être complice. Renée, les bras tombés le long du corps, s’était sentie bondir, malgré elle, quand la pierre avait remué tout le sol. Maintenant il lui semblait qu’une humidité sortait du bouleversement, juste à côté de ce marteau de maçon et de ce pic déjeté violemment, elle eut l’idée affreuse que cela pouvait couler de l’homme écrasé. Elle s’éloigna à reculons, s’attendant à voir cette géante se relever pour l’écraser à son tour. La chienne, à quelques pas, regardait aussi, comprenant instinctivement l’horrible action de sa maîtresse. Renée aurait voulu l’entendre aboyer, elle aurait voulu entendre un cri, ne fût-ce qu’un cri de bête ! Mais Bell, quand Renée s’approcha, s’enfuit éperdue sans se retourner.

Mlle Fayor regagna les pelouses machinalement, prise tout à coup d’une de ces craintes nerveuses qui, chez les femmes, dominent les situations les plus terribles. Mlle Fayor, voyant courir cette chienne, se mit à courir aussi en se bouchant les oreilles des deux mains, ayant peur maintenant de l’entendre hurler.

Arrivée près du château, elle examina les croisées, aucune n’était ouverte. Cependant, là-haut, Bruno Maldas veillait encore, car une ombre passa contre une vitre dans la clarté d’une bougie. Renée repoussa la porte dérobée, monta l’escalier, rentra chez elle et s’enferma à double tour. On l’avait vue, certainement, et elle se sentait plus tranquille puisqu’elle serait punie.

Elle alla s’étendre, tout habillée, sur le blason brodé de son lit noir. L’amour de marbre, grave et triste, tenait sa lampe éteinte. À présent il ne cherchait plus l’homme !

— Faut-il me laisser traîner devant les tribunaux songeait-elle, ou faut-il prévenir le scandale d’une cour d’assises en me suicidant ?

La figure souffrante de sa mère lui souriait, entourée de brouillards et à côté, la panoplie montrait des armes faites à la délicatesse de ses doigts, mais sûres, effilées. Elle hésita, et, saisie d’une lâcheté morale qui envahit tout son être, elle haussa les épaules.

— Non, fit-elle, attendons ! »

Elle songeait peut-être qu’on pourrait acheter Bruno. Elle se persuadait de plus en plus qu’il avait vu…, c’était fatal…, cela devait être !

Elle se releva, courut à son bureau, secouée par une fièvre intense. Elle alluma une bougie, se mit à brûler les lettres rendues, cacheta des papiers, scella des écrins et remplit des coffrets. Si sa fuite était possible, elle fuirait. Après tout, la vie est bonne quand on se sait libre. Victorien Barthelme n’avait rien gardé. Réflexions faites, il était inconnu dans le pays, il n’avait pas paru chez le général depuis longtemps ; qui pourrait savoir pourquoi il était mort ?

Ah ! il y avait cette humidité sentie là bas, à travers l’étoffe de ses souliers, et elle laissait retomber ses bras comme en présence de la roche. Un instant, elle eut l’idée d’aller trouver Bruno dans sa chambre des combles. À eux deux, ils iraient laver ce sang…, car…, ce ne pouvait être que du sang. Le sable n’avait pas voulu tout boire ! Il lui paraissait tout naturel de prendre pour l’aider ce garçon que chacun brutalisait. Elle se dirigeait de nouveau vers le seuil de sa chambre, lorsqu’un son prolongé lui arriva, pénétrant et suivant les épaisses murailles du château, un son, d’abord mélancolique comme une note d’orgue soutenue, puis renflé brusquement d’une manière formidable… Une sueur froide colla ses cheveux blonds à ses tempes… C’était miss Bell, et jamais elle n’avait eu un hurlement pareil. Renée Fayor roula inanimée sur la peau du grand lion d’Afrique. Les premiers rayons de l’aube l’y trouvèrent encore étendue.

À dix heures du matin, Louise, voyant que Mademoiselle ne paraissait pas, frappa doucement à la porte.

— Allez leur dire que je vais descendre, répondit la voix ferme de Renée.

À ce moment suprême, elle avait décroché un des revolvers de sa panoplie et l’armait avec une sûreté stoïque.

Qui pouvait donc l’attendre si ce n’était la justice ? Elle s’étonnait que le général ne fût pas encore venu la prévenir et préparer son arme.

— Mademoiselle, dit Louise d’un accent tout joyeux, le roc est retombé cette nuit. Figurez-vous qu’il a crevassé la terre et en a fait sortir une source, une vraie source ! Oh ! pas grosse, mais elle coulera plus fort. L’architecte demande s’il faut relever la pierre… bien que cela ne soit guère la peine. On vous attend.

Renée ouvrit sa porte, affolée… Elle avait donc fait un rêve épouvantable…, seulement un rêve ! Puis elle se précipita, retenant des sanglots convulsifs.

En effet, une fontaine se formait au bas de l’énorme tombe, le ciel riait autour, les abeilles se poursuivaient en bourdonnant, les petits lézards avaient repris leur domicile, le lierre déployait son vert manteau, et ceux qui attendaient souriaient, tranquilles, contemplant la source naissante, bouillonnement microscopique essayant déjà des airs de torrent entre ses deux galets.

Devant ce tableau paisible, Renée murmura :

— Mais, oui, j’ai rêvé !

La roche était retombée exactement à sa place ; elle ne laissait plus rien deviner de son secret funèbre. Renée ajouta d’un ton presque calme, en se tournant vers l’architecte :

— Vous auriez dû mieux l’appuyer, mais laissez-la ainsi et placez une vasque ovale au lieu d’une vasque ronde…, vous gagnerez du terrain.

L’architecte se pencha sur le bassin en miniature que se creusait l’eau. Il en emplit une coupe gravée que, solennellement on avait été chercher, et la présenta à la jeune fille. Le général survint, suivi de Bruno. Celui-ci avait les yeux un peu rouges.

— À ta santé, ma fille, cria M. Fayor, nous ne nous trompions pas. »

Renée s’avança, livide sous son ombrelle de soie, elle porta la coupe à ses lèvres, mais, sa bouche se détourna malgré sa volonté, et, la tendant à Bruno :

— Buvez, fit-elle, moi, je n’en ai pas le courage, cette eau me paraît trouble. »

Bruno, toujours obéissant, but lentement.

— Elle a un mauvais goût, fit-il enfin, pour dire quelque chose.

— Vous avez tort de l’avouer ! » répliqua Renée Fayor en enveloppant le pauvre garçon d’un regard effrayant.