Nono/02

La bibliothèque libre.
Éd. Monnier et Cie (p. 47-85).

CHAPITRE II



Mon cher Nono,

Je vais t’apprendre de bien tristes nouvelles. D’abord, les deux petits canaris que tu m’avais donnés pour ma fête sont morts ce matin, et puis, hier, papa m’a dit qu’il fallait me marier avec un monsieur que je ne connais pas ; il va me le présenter tout à l’heure. Je te jure qu’il n’y a point de ma faute. Je les faisais manger tous les jours et je nettoyais proprement leur cage ; mais, vois-tu, ils avaient des agaçons dans les pattes, ils ont fini par expirer, tout raides, le bec ouvert, que ça t’aurait donné pitié de les voir. J’ai beaucoup pleuré, tu peux me croire. Quant au monsieur, je t’ai juré de t’appartenir, nul ne pourra m’arracher un consentement, je te le promets encore sur mon amour, sur ma vie ! Je t’envoie les deux ailes de mes oiseaux dans une boîte que je fais recommander à la poste. Les pauvres petits n’avaient pas encore pondu ni l’un ni l’autre. Cache bien cette boîte, pour que ton général qui est si tracassou, ne la prenne pas. J’y ai mis aussi un vieux ruban qui a servi à suspendre la croix que je mets le dimanche pour aller à la messe, tu dois t’en souvenir, tu me l’as rattachée une fois.

» Tu te plains que je n’écris pas plus souvent. Je pense tellement à toi que je n’ai pas le temps de te le dire. Songe que nous allons changer de magasin. Nous quittons la rue des Trois-Couvents, pour aller rue du Peyrou. C’est bien plus beau et il y aura plus de monde. Depuis les derniers emprunts de papa, il ne tient guère en place à cause de moi. Il dit que j’ai des bêtises dans le cœur et que le mariage, c’est autre chose. Je ne réponds rien, mais je relis toutes tes lettres avant de me coucher. Je ne te serai jamais infidèle. D’ailleurs tu sais que nous nous sommes embrassés un soir, et cela nous liera éternellement l’un à l’autre. Je ne vais plus voir ta mère en cachette, car j’ai trop peur de papa. Je sais que ta petite sœur va mieux. On m’a acheté une jolie robe de taffetas avec des volants bordés d’une ancienne garniture de maman qui dit qu’à dix-huit ans on peut porter des dentelles. Quand donc serons-nous mariés, et quand auras-tu assez d’argent pour payer les malheureuses dettes de papa ? Oui, je reçois régulièrement tes longues lettres.

» Où donc as-tu trouvé ce beau papier vert pâle et blanc d’un seul côté ? Il est bien glacé… si tu en as beaucoup, envoie-m’en, et puis n’oublie pas mon collier de Paris… ; puisque tu en viens, tu dois me l’avoir rapporté. Envoie tout poste restante. La bonne est toujours pour nous. Fais attention aux miennes. Cette maison où tu es me fait peur car ton général est bien méchant. Il a une mauvaise réputation, ici, où tout le monde le connaît. Cette demoiselle est bien drôle de courir la nuit et de se décolleter le jour… Elle est peut-être folle… je ne ferai jamais ça quand je serai ta femme. J’aurai des corsages montants. Tu sais comme maman a veillé sur mon éducation, et je tiens à te faire honneur. Mon cher Nono, ta Lilie te consolera de tout ce que tu auras souffert pour elle !

» Ah ! voilà le prétendu à papa ! Je vais descendre et je vais te dire ce qui se sera passé. On m’a fait habiller, je me sens honteuse. J’ai regardé par la fenêtre, derrière notre enseigne, et il m’a paru moins bien que toi… Maman m’appelle !
 
 

» Je suis bien désolée, M. Maldas, je n’osais plus continuer cette lettre commencée il y a huit jours… enfin… je vous l’envoie tout de même. Hélas ! nous ne devons plus nous revoir. On m’a fiancée, malgré moi, croyez-le. Je suis sacrifiée, car le prétendu de papa doit s’associer à son commerce. Je me marie dans un mois ! n’essayez pas de venir, on vous chasserait. Mon futur est un homme très sérieux, il a vingt-huit ans. Je n’oserai jamais lutter contre sa volonté.

» Adieu, Monsieur Bruno, pardonnez-moi la peine que je vous cause, et, je vous en prie, ne faites aucun scandale. Si on venait à savoir que vous m’avez embrassée !… Il serait capable de me tuer, car il a l’air de m’aimer beaucoup. Adieu, oubliez-moi.

» Amélie Névasson. »

C’était la dixième fois que Bruno faisait la lecture de cette lettre. Il avait fini par la lire tout haut pour se persuader que ses pauvres yeux, obscurcis de pleurs, ne le trompaient pas. Il attendait depuis une semaine des nouvelles de Lilie…, consolantes, très consolantes… Et il se fourrait les poings dans les joues pour jeter, contre la douleur morale une douleur physique. C’était, dans sa poitrine, comme un ongle venimeux qui le fouillait. Bien qu’il ne fût pas dévot, il avait crié Sainte Vierge ! dès les lignes du début. Puis, du jardin, il avait couru, comme un homme poursuivi, jusqu’à sa chambre des combles. Assis sur son lit de fer, il lut et relut… et se renversa, tout d’une pièce, en arrière, mordant les draps à pleine bouche pour ne pas être entendu. Et vraiment c’était singulier de voir ce vigoureux corps de garçon se tordre dans ce faible chagrin d’enfant. Personne ne le savait, mais il était épris à un point terrible. Bruno Maldas aimait Amélie Névasson. De là, Nono et Lilie. Tout un roman. Cet amour était venu d’une façon bizarre, caractéristique, magistrale, et surtout de trop bonne heure comme les amours qui doivent mal finir. Il y avait tantôt trois ou quatre ans, au lycée de Montpellier durant une distribution de prix (Bruno finissait sa Rhétorique), un professeur malicieux, débauché peut-être, car il faut être débauché pour exposer un innocent à de pareilles épreuves, un professeur désigna une demoiselle pour donner le prix de version latine à Bruno. Bruno avait été déjà couronné cinq fois. Monsieur l’aumônier, monsieur le proviseur, et la maman et la petite sœur…, tout le monde y avait passé. Bruno, boudeur, mal sanglé dans sa tunique de collégien qui mue, alla droit à cette demoiselle, et, l’air gauche, il se mit à genoux. Les parents riaient de le voir tout drôle. Puis il leva les yeux pendant qu’elle lui posait sur la tête sa couronne en feuilles de papier verni.

Coup du sort ! Elle était gentille, un peu maigre, quatorze ans, une robe de mousseline avec une guimpe plissée à l’ange, un regard bleu faïence, mais si fin, si délicieusement fin ! des nattes d’un blond de blé, un front transparent et toute drôle, aussi, comme une écolière. Elle rougit, il rougit sans savoir. Ce fut épouvantable. Il revint, chancelant sous sa couronne posée de travers, et tomba affolé sur son banc. Les gens de la ville n’avaient rien vu.

On aime vite par le beau midi en feu. Bruno aima Mlle Amélie Névasson, fille d’un petit marchand de toile, rue des Trois-Couvents. Cela dura un an sans aveux. Il arriva une partie de campagne (encore un coup du sort !) où il tomba une averse. Bruno, mêlé incidemment à cette partie de campagne, poussa l’amabilité jusqu’à tenir le parapluie de Mlle Névasson. Au crépuscule, on s’appelait Lilie et Nono, on se promit une fidélité inviolable.

On grandit. Quand M. Névasson fit de mauvaises affaires, Nono, devenu M. Maldas, bachelier ès lettres et ès sciences, déclara qu’il paierait les dettes à lui tout seul. Il exécuta alors un acte très hardi. Sans prendre conseil de personne, il alla se présenter chez le général Fayor dont il avait entendu parler comme d’un homme sinistre, ne gardant jamais plus d’un an ses attachés. Mais Bruno avait une bravoure particulière. Il se disait qu’on ne rétribue largement que les métiers difficiles. Ensuite, il avait horreur du commerce, et il aimait à écrire sous une dictée intelligente, à laquelle il pourrait ajouter, au besoin, ses idées, car il avait des idées, très saines, très droites, comme sa petite écriture moulée.

Lorsqu’il se présenta dans le salon sévère de Tourtoiranne, le général le regarda fixement, selon son habitude. Bruno ne baissa point les paupières, ses lèvres s’épanouirent dans un bon sourire candide.

— Vous serez soldat, vous ? dit M. Fayor.

— Non, mon général, je suis fils de veuve et j’ai l’intention de me marier jeune.

— Fils aîné de veuve ! vous avez tort ! » fit brutalement le général.

Et il l’accepta parce qu’il était du pays, mais il le prit en grippe parce que c’était encore un clampin, comme les autres.

Le purgatoire de Bruno se dessinait. La maman, bonne femme n’ayant qu’une mince fortune et une gamine turbulente à surveiller, fut ravie de l’aubaine. Elle connaissait le précoce amour de son aîné et elle pensait que Paris le lui aurait détruit avant peu. Cette demoiselle Névasson n’était pas son rêve, à la maman. Bruno calcula qu’en envoyant par mois cent francs chez nous, selon son expression, et en gardant cent francs pour gonfler la bourse mystérieuse destinée à son futur beau-père, il lui resterait cinquante francs pour son entretien et cela suffirait à le rendre le plus enchanté des secrétaires.

Le pacte fut conclu. Nono avait vingt et un ans.

Il est des êtres, pétris d’une argile douce qui ont pour mission de se prêter aux mains brutales des autres. Plus l’argile devient fine, malléable, onctueuse, plus les mains brutales la pétrissent, la retournent, la massent.

Nono, sans se douter de rien, se jeta courageusement sous l’ébauchoir cruel du général. Il ne savait qu’une chose, c’est que, s’il tenait ferme, le salut de M. Névasson était assuré, tandis qu’il lui faudrait courir les positions chanceuses s’il s’impatientait. Il gardait son cœur d’incompris pour les lettres sur papier vert pâle. Ces lettres étaient navrantes. Lilie ne comprenait pas… mais ça ne faisait rien, il trouvait si bon d’écrire ce qu’il souffrait à une créature blonde et frêle qui serait toute sienne un jour. Il cachait une poésie dans chaque vulgarité de sa nature. Il s’habillait grossièrement, mettait trop longtemps des habits trop courts, car il se développait encore, et l’économie d’étoffes neuves emplissait peu à peu la tirelire du beau-père. Il fallait solder à l’heure du contrat dix mille francs net. Et il lui grimpait des rougeurs au visage, quand il préparait le discours à faire pour offrir cette fortune lentement fabriquée de ses peines. Il comptait acheter des rentes, négocier, calculer ; tout un trafic de vieux encombrant sa jeunesse à l’âge des passions.

Nono n’avait pas de passion. Nono, adorable et naïf jusqu’au ridicule, ne connaissait pas les femmes. Nono aimait sa Lilie, Lilie en robe montante, voilà tout ! Un trait d’acier enfoncé dans une écorce de chêne.

Il n’avait pas le temps, lui, et, d’ailleurs, un de ses camarades de collège était mort d’avoir trop vécu. Nono, voulant vivre pour Lilie, s’était juré qu’il ne vivrait qu’un peu… et il appelait vivre un peu ne pas vivre du tout. Comment aurait-on ri de sa sagesse ? Il n’était pas un Adonis. Puis, très entêté, il aurait laissé rire. Quand le général lui offrit un jour de sortie, il songea que le temps du collège, revenait, et remercia pour sa mère. Le général tordit sa moustache. Bruno rentra à la nuit tombante.

— Mais, animal, tu pouvais prendre la permission de dix heures, au moins, fit le Sabreur, stupéfait. »

Nono rougit prodigieusement.

— Je n’ai pas de ces habitudes-là. »

M. Fayor, les bras écartés, considéra son secrétaire, puis il eut un éclat de rire colossal.

— Ma foi, je comprends ! Elles ne veulent pas de toi, tu es trop laid. »

Alors Nono dissimula une larme sous ses cheveux épars. Nono sentait qu’il disait vrai, ce butor. Être laid ! Les jeunes hommes qui sont beaux, ou seulement bien n’ont jamais ressenti les affres de cette rage qu’éprouve l’amoureux, bon jusqu’aux moelles, en se sachant laid. Dans les lycées et collèges de province on connaît certaines recherches, malgré la tunique raide et le pantalon disgracieux. On se fait une raie à droite ou à gauche. On a de l’extrait de citron ou de l’eau de Cologne pour le mouchoir, du savon mousseux pour adoucir la peau gercée, des chemises à plis et des faux-cols où l’œil attendri contemple les mots Jockey-Club, Dandy-Amirauté, imprimés à l’envers. On a des cravates bleues, roses, chinées, des gants de fil, et quand on doit longer, en promenade, les demoiselles du pensionnat voisin, on pose son képi d’une certaine façon, absolument provocante pour ceux qui sont prévenus. Bruno, dont le père avait été jardinier, et qui avait une bourse entière, grâce à la générosité de la ville, ignorait ces choses de la fashion, et, devenu adolescent, on s’était trop moqué de lui pour qu’il pensât à les apprendre. Lilie, mauvaise comme toutes les petites adulées, lui avait dit une fois : Tu ne seras jamais faraud comme M. Ludovic ! M. Ludovic était le fils du maire. Il n’y avait pas de bon sens d’aller chercher une comparaison pareille. Le fils du maire ! Ça devenait consolant à force d’être invraisemblable. Pourtant, ô bizarrerie féminine, Lilie aimait les cheveux de Nono, ces cheveux fabuleux qui se répandaient partout et le forçaient à marcher la tête en avant, pour y voir ; elle les aimait, elle les triait, elle les tressait, et riait au travers, coquette en herbe flattant l’imperfection de l’homme pour faire valoir sa perfection de femme. Enfin, ça lui faisait plaisir, Nono les gardait longs.

Nono avait un vilain défaut : il était jaloux, jaloux comme le sont les terre-neuve en présence des bichons havanais, et qui ont l’air de se dire tristement qu’il leur est interdit de se blottir sur des genoux quelconques. Nono, embarrassé de lui-même, sanglotait dès que Lilie lui parlait d’un autre. C’était le supplice de la roue, et elle l’y avait dressé. Ce qu’il y avait de très fort, c’est qu’il ne répondait rien : il boudait ; bouder, pour lui, était toute l’audace. Ensuite, n’avait-elle pas raison de le trouver affreux. Et, sûr d’être affreux du moment qu’il était autrement qu’un autre, il fuyait les glaces, se bornant à devenir d’une idéale bonté. Il était jaloux aussi de sa petite sœur, Césarine, qui était jolie et que la mère embrassait trop. Il était jaloux aussi des oiseaux jaunes qu’il avait donnés à Amélie, à ces bêtes d’oiseaux jaunes avec leurs becs roses, leurs yeux noirs… Enfant, fiancée, serins, tout était ravissant ; lui, atrocement laid…, son avis renchérissait encore : épouvantablement laid ! Et il adorait toutes ces créatures. Avec sa sœur, il se mettait à genoux pour baiser ses petits pieds, se sauvant après pour pleurer sans cause. Quand il voyait Lilie, il avait des étourdissements et se prenait les tempes, n’osant plus l’approcher, car cet amour était confus en lui. Quand il entendait jacasser les canaris, il essayait d’adoucir sa voix. Il les maudissait et leur donnait de la salade.

Bruno était bien malheureux. Les douleurs se proportionnent à la vivacité des passions ; sa seule vraie passion expliquée, la jalousie, le faisait souffrir de tout, et plus il était bon, plus il souffrait.

On se demandera pourquoi Mlle Lilie Névasson avait aimé Nono dans un pareil état. Mon Dieu ! il y a deux âges pendant lesquels les femmes aiment les collégiens : soixante ans et quatorze ans. Recevoir une lettre poste restante, avoir des rendez-vous au jardin public et sous la garde de sa bonne, aller causer de quinze jours en quinze jours chez une personne un peu inférieure qui vous traite en petite reine, cela est dans le sang des jeunes filles. Puis, ça fait peur, on en tremble, on en a des cauchemars où l’on voit un père levant son coutelas sur la tête de sa fille, tandis que l’amoureux se poignarde plus loin, et qu’une enveloppe ouverte gît sur le devant de la scène.

Maintenant, Lilie était de bonne foi en lui promettant d’être sa femme. Elle s’était laissé embrasser… elle lui devait sa personne. En province, on a de ces idées sottes et généreuses, chez les petits bourgeois. Ce fut un soir, dans le bout de parterre de Mme Maldas, hors des murs de Montpellier, loin des parents. Bruno avait la cervelle un peu perdue à cause du fils du maire. Il pleurait, selon son assommante habitude ; alors, elle, très émue, lui caressa le cou, ce qui lui produisit un effet nerveux indescriptible. Il eut comme un rayon de soleil sur les lèvres, et il partagea ce rayon avec la joue que Lilie lui tendait sans s’en douter. Ils demeurèrent très surpris, très inquiets. Lilie se fâcha la première parce qu’elle comprenait mieux. Elle se redressa avec un laissez-moi ! qui aurait fait honneur à Mme Névasson. Elle parla de confiance, de dignité, et Bruno, anéanti, jura de ne plus recommencer ; du reste, il la considérait comme un ange ! Et il avait une telle nature, que, si on lui avait mis alors, de force, Lilie toute nue, dans les bras, il n’aurait plus osé. Eh bien, ce fut sa perte. Lilie aurait voulu qu’il recommençât, elle, à l’instant même ! Ô femme, éternelle torture de l’homme !

Bruno, son premier accès de délire calmé, ayant assez relu la lettre fatale, la comprenant, la sachant par cœur, se releva et se promena dans sa chambre à grands pas. Ainsi Mlle Lilie l’appelait « monsieur », elle se mariait, elle l’oubliait !… L’autre était bien ! il lui plaisait !… tout était fini. Il alla se mettre devant sa table et prit un rouleau du papier vert pâle, un reste de la tapisserie du cabinet de toilette de Mlle Fayor… ce que Bruno ignorait ; car il avait trouvé ce papier en rangeant une armoire, et le général, voyant son envie démesurée, le lui avait donné paternellement.

Bruno en coupa une petite rame avec soin, évitant de faire des hachures, assurant les ciseaux dans ses doigts tremblants. Il l’enveloppa et fit une adresse. « Elle voulait de ce papier, murmura-t-il, dévorant ses larmes, je tiendrai mes promesses, moi. »

Ce fut sa seule vengeance.

Puis il songea au collier. Il voulait jadis, dans son enthousiasme de devenir riche, lui offrir un fil de perles vraies.

À Paris, il en avait trouvé un relativement bon marché : quinze cents francs. Mais toutes ses économies auraient à peine suffi à la dépense. Que faire ? Lui donner des perles fausses… Parce qu’elle était fausse, elle ?… Jamais ! Ce serait lâche !

Il s’absorba dans de douloureuses réflexions. Il fallait qu’il eût ce fil de perles avant le mariage. Ce serait horrible de le lui donner quand elle serait une dame.

Il s’attrapait les cheveux à poignées, secouant ses larmes sur le parquet. Ah ! s’il avait pu les enfiler ! mais, pas moyen ! Cela fond, les larmes d’amour. Il ne se disait pas qu’il se tuerait, non…, seulement il ne voulait plus la revoir.

C’était toute son enfance qui le quittait. Il entendit la cloche du château annonçant le dîner et ne descendit pas, car il avait une figure impossible ; les tracasseries d’en bas lui seraient devenues intolérables. Mlle Fayor, depuis une semaine, depuis qu’il l’avait aperçue courant la nuit où ce roc était retombé, Mlle Fayor avait des méchancetés du diable : elle épiait jusqu’à ses regards pour lui dire qu’il était bête de regarder ainsi. Nono, dont personne ne s’inquiétait, demeura là en présence de sa douleur.

Un instant il prit la plume et commença :

« Mademoiselle Lilie, je vous pardonne. Voici du papier. Je n’ai pas encore votre collier, mais je vous l’enverrai, pour sûr, avant votre mariage. Aucune tristesse ne vous viendra de moi…, jamais, je vous le jure… je……

Il s’arrêta, et se remit à pleurer. Il se coucha de bonne heure, ivre, désespéré, s’enfonçant la tête dans le traversin, ne voulant plus se souvenir. Finalement, il s’endormit, fatigué de ses sanglots.

Dans le désordre de son lit auquel il communiquait sa fièvre, Nono laissa pendre son bras hors de ses couvertures. Le lendemain, lorsqu’il s’éveilla, il éprouva une sensation étrange au poignet. C’était un chatouillement très doux, d’une douceur fraîche. Des petites choses délicates roulaient le long de sa peau. Il portait des chemises de toile énorme, raccommodées grossièrement ; aussi ce contact faillit le rendre fou avant même qu’il eût vu ce qui le produisait. Il s’éveilla tout à fait, et ramena son bras. Ses yeux s’agrandirent dans une stupeur immense : il y avait autour de son poignet un fil de perles à fermoir d’or, d’une valeur au moins égale à celui qu’il avait voulu acheter chez le bijoutier parisien.

Nono sauta du lit et se précipita sur sa lettre commencée ; elle était toujours à sa place… la lettre de Lilie, le papier vert tout était là.

Il se toucha, se palpa, retoucha, repalpa le collier. Il était bien en vie ! C’était bien des perles !

Nono crut à un miracle. Ensuite, il pensa au général. Pourtant, ce ne pouvait être ni la sainte Vierge, il ne se reconnaissait pas assez pieux, ni le bourru, il n’était pas assez bienfaisant. Son esprit travailla et il finit par ne plus rien comprendre, se bornant à répéter : ma foi ! je ne sais pas… je ne sais pas du tout !

Or, comme il n’avait pas pu voler ce collier, il fallait qu’on le lui eût donné. Il descendit déjeuner. Le général bougonna :

— Si tu as des amourettes, je te mettrai à la porte, tu vas faire du pathos dans mes notes. »

Quant à Renée, elle ajouta, hautaine, comme il convient à une maîtresse de maison offensée.

— C’est absurde à votre âge. »

Nono, confus, désolé, n’osa pas même demander une explication au sujet des perles miraculeuses.

— Je ne peux pas les garder, cependant, et elles ont l’air vraies, pensa-t-il.

Dans l’après-midi, il chargea quelqu’un du village de demander sa mère pour le dimanche suivant. Nono trouvait que sa situation était trop grave pour son esprit obtus. Une femme débrouillerait mieux le fil satanique, et il avait besoin de consolation. Il écrivit à Lilie une longue épître où sa pauvre âme blessée tâchait aussi d’éviter de blesser l’inconstante, mais où il lui disait combien cet amour perdu tuait son avenir, pour ne pas dire lui-même. Il écrivait toujours le soir à cause de ses travaux de secrétaire, travaux incessants, car le général faisait recopier huit pages dès qu’une rature se présentait. Quand il eut achevé le reste du papier vert pâle, Nono mit l’épître dans son tiroir cette fois, et se disposa à se coucher. Seulement, il laissa sa bougie allumée pensant que le fantôme viendrait peut-être reprendre le bijou qu’il étala bien en évidence sur un meuble. Il voulut le guetter, mais sa tête lourde s’y refusa, et il tomba dans une profonde torpeur.

À son réveil, une nouvelle surprise l’attendait. Non content d’être revenu, le fantôme avait arrangé le collier dans un écrin portant l’adresse de Lilie, une suscription d’une écriture élégante, déliée et ferme comme celle d’un homme. Nono se sentit fou…, positivement ! Il serra les poings, il injuria les murs, il fut presque en colère, et toute la journée il se promit d’interroger le général, mais il n’osa jamais. Puisqu’on ne voulait pas avoir l’air de lui faire ce cadeau, il était sûr, à présent, d’avoir un fil de perles… Qui donc ? Chacun le détestait. Personne ne connaissait son petit roman triste. Nono se coucha dès qu’il vit scintiller l’étoile du berger. Il aurait bien voulu fermer sa porte, mais elle n’avait qu’un loquet comme celle des chambres de domestiques. Il garda sa lumière et se jura de faire semblant de dormir. Il était en proie à une telle surexcitation qu’il ne pouvait plus goûter le moindre repos.

Vers onze heures, au moment où il commençait à voir les murailles se fendre à force de les regarder à travers ses paupières mi-closes, la porte s’ouvrit sous une poussée lente, une odeur de verveine se répandit dans sa chambre, et il perçut un léger frôlement de robe. Bruno avait des rideaux de grosse perse à fleurs brunes ; la perse agitée ne pouvait faire ce bruit-là. Il resta immobile, les yeux presque fermés, retenant son souffle, de plus en plus inquiet. Une jeune femme traversa toute la pièce, pareille à un véritable fantôme. Elle était vêtue d’un peignoir de cachemire blanc garni de dentelles neigeuses, ses cheveux se déroulaient dans un filet de soie rouge retenu par un ruban noué de même nuance. Elle avait une démarche si souple qu’elle paraissait ne pas toucher les planches. Elle alla s’asseoir en face de la table où brillait la bougie. Bruno faillit se dresser d’épouvante : il avait reconnu Renée, la fille du général Fayor !

Elle regarda le lit, semblant très habituée au sommeil de son hôte, puis elle eut un sourire, comme jamais Nono n’en avait vu. Elle ouvrit tranquillement le tiroir, vérifia le contenu de l’écrin, prit la lettre commencée et la lut en souriant toujours. Par instants, elle haussait les épaules avec son geste familier, puis elle se remettait à la lecture, le regard humide derrière ses cils vermeils ; montrant des dents éblouissantes comme les perles du collier, entre ses lèvres railleuses. Puis le petit pli de son front se creusait, ses sourcils se rapprochaient, elle froissait le papier, tressaillant malgré elle.

Ce qui se passa dans le cerveau de Bruno pourrait difficilement s’analyser. Il avait entendu quelquefois des histoires de somnambules tirant la bonne aventure et vous racontant des choses étonnantes, et aussi des gens qui se lèvent la nuit, en dormant, et vont courir sur les toits. Mais ces gens-là ont les yeux fixes, marchent comme des mécaniques, ne sourient pas, ne haussent pas les épaules.

Pour Bruno, garçon logique, il était prouvé que Mlle Renée demeurait éveillée quand elle se promenait sur les toits, en passant par sa chambre. Puis il supposa une machination infernale. Elle avait probablement l’intention de l’accuser de vol. Mais pourquoi lui donnait-elle une adresse de sa main ? Pourquoi lisait-elle ses lettres à Lilie ? Et y avait-il longtemps qu’elle se livrait à cet espionnage singulier de sa pauvre vie privée ?

Nono sentait des pointes d’aiguilles lui tourmenter le dos. Si sa pudeur naturelle ne l’eût retenu, il aurait demandé une explication. Mlle Fayor écrivit un mot sur un morceau vert pâle, et elle ajouta des cachets d’une cire parfumée aux coins de la boîte du collier. Après, elle s’approcha et souleva le rideau d’un geste calme pour examiner le visage de Nono. Nono, révolté, lui aurait volontiers sauté à la gorge. Seulement, pour cela, il fallait se découvrir… il se contint… Puis Renée se retira, lentement, comme elle était venue.

À l’aurore, Nono rêvait encore tout éveillé. Elle avait écrit ce simple mot bref et impératif… un ordre, enfin : « Envoyez ! » Nono envoya sans se permettre une réplique, même mentale.

La construction de la salle de bain avançait. On avait adossé au roc une jolie rotonde soutenue de piliers de pierres sculptées. À l’intérieur était une vasque ovale, peu profonde, déjà remplie d’eau, et qui ne tarderait pas à s’épandre sur un étroit pavois dallé en pente. Des étoiles perçaient la rotonde ardoisée envoyant des flèches d’or de la nappe d’eau, qui se moirait de mille reflets, à l’ombre recueillie de ce temple. On avait reçu l’injonction formelle de supprimer le stuc et les pierres de couleurs vives. Tout était blanc, et les croisillons des vitraux seraient violets, afin d’entretenir une obscurité mystérieuse.

Ces modifications n’étonnèrent personne. Mlle Fayor n’était pas une jeune fille : C’était un prisme.

La statue de Diane avait été érigée plus noire et au lieu d’y monter par des degrés de granit rose, on y descendait par des marches de marbre noir. Autour du rocher, l’herbe poussait, aussi drue, aussi épaisse que celle des cimetières.

Un matin, Nono, ayant perdu son général dans une inspection des écuries, s’échappa et vint hasarder sa curiosité par un vitrail laissé ouvert. Il voulait voir un peu ce qu’il appelait tout bas l’antre de la folle. Quand Mlle Renée, venue là aussi par hasard, l’aperçut :

— Voulez-vous entrer, monsieur Maldas ? » lui dit-elle.

Nono rougit, car elle ne lui adressait jamais la parole que pour lui dire une impertinence.

Il ôta son chapeau de paille, et écarta ses cheveux.

— Excusez-moi, mademoiselle ! je ne savais pas que vous y étiez.

— Et quand j’y serais, monsieur Maldas ! soyez donc franchement audacieux puisque cela vous prend.

Nono fut franchement audacieux et entra.

Le clapotement de l’eau le ravit, il se baissa pour y plonger la main, comme un enfant, puis il toucha les vitraux sombres.

— On dirait un ciel en deuil ! » fit-il avec conviction.

Nono était toujours convaincu.

Au fond il y avait un canapé de velours noir que Renée avait soustrait de son appartement.

À côté, un guéridon oriental en ébène cloisonné d’émail violet de plusieurs nuances aboutissant au lilas clair. Sur la table s’épanouissait un bouquet de verveines violettes dont les mille petits pétales avaient des chatoiements satinés. Mlle Fayor avait le peignoir blanc qu’elle portait la nuit, mais sa chevelure était relevée par un peigne de jais. Elle se rassit sur le canapé et suivit des yeux les évolutions naïves de Bruno.

Depuis l’aventure du collier, Bruno avait des sensations nouvelles. Il s’était pris de passion pour les jolis objets. Il regrettait presque la parure de perles et ce chatouillement doux éprouvé pendant son cauchemar. Le chagrin de la perte de Lilie s’apaisait un peu à la vue d’une étoffe soyeuse, d’un morceau de satin. Il avait trouvé un vieux gant de peau de Suède, traînant dans un escalier, et il l’avait caressé une minute. Cependant il commençait à s’ennuyer tout seul, devant la folle.

— Êtes-vous remis de vos émotions, demanda Renée avec une douceur charmante,

— Quelles émotions ?

— Eh ! mon cher Bruno, ne faites pas le ténébreux vous augmenteriez l’ombre de cette salle, et puis, ça ne vous va pas. Nous savons que vous êtes amoureux de Mlle Amélie Névasson… qui se marie bientôt. »

Nono versa une larme…, tout ce qui lui restait.

— J’ai eu tort de pleurer beaucoup, dernièrement, on s’en est aperçu, mais Mlle Amélie à raison de se marier. Je suis un vilain parti, moi ! »

Renée, riant de son rire aigu, se renversa sur le dossier de son siège noir.

— Elle vous trouve laid ?

— Sans doute ! répondit Nono navré.

— Ce sont vos cheveux, murmura Renée, indulgente.

— Au contraire, mademoiselle !

— Quand doit-elle se marier ? »

Les yeux bruns de Nono se levèrent, ahuris.

— Elle m’a écrit ce matin pour me remercier de ce que vous savez, et elle me dit la date.

— Moi ! je ne sais rien, Bruno, fit Renée avec une tranquillité parfaite.

— Ah !… »

Bruno demeura confondu.

— Votre mère doit venir dimanche, continua Mlle Fayor, est-ce que vous désirez nous quitter, monsieur Maldas ? »

Le pauvre garçon n’en revenait pas : elle savait tout.

— Ma foi, Mademoiselle je fais une triste mine ; la vie m’est dure, je veux revenir chez ma mère quelque temps.

— C’est très bien !

Renée prit un instrument d’ivoire et se mit à polir ses ongles.

— Vous êtes un honnête homme, Bruno ! fit-elle encore.

— Pourquoi, Mademoiselle ? balbutia-t-il.

— Je vous conseille de continuer, acheva-t-elle avec une ellipse qui acheva d’abasourdir Bruno, peu habitué au langage des femmes folles. »

Elle le renvoya d’un signe de tête affectueux.

Nono se dit qu’il y aurait sûrement une apparition, cette nuit-là, et, pour plus de précaution, le soir il se coucha à moitié vêtu. Même sous les couvertures, Nono aimait à garder les convenances, puisqu’il n’y avait plus que lui qui les gardât au château de Tourtoiranne.

Dix heures sonnaient à l’horloge du salon quand on revint dans la chambre du jeune secrétaire. La bougie éteinte fut rallumée et on chercha dans son tiroir. Renée paraissait plus pressée que de coutume. Elle lut le billet de Lilie et ce fut rapide, car il ne contenait que six lignes.

« Monsieur Bruno,

» Je vous remercie de tout mon cœur. J’accepte ce beau collier en mémoire des plus heureux jours de mon enfance. Vous serez à jamais mon ami. Celui que j’épouse vous permettra de me revoir, et je veux que vous vous serriez la main. Ne m’en veuillez pas. Venez à la messe de mon mariage. C’est le 21 juin.

» Lilie qui vous offre son amitié. »

Cela sentait bien la femme préparant le trousseau.

Nono s’était dit qu’il n’irait pas. Mais Nono ne pouvait jurer de rien depuis qu’il était sous la domination d’un revenant.

Le fantôme froissa la lettre d’un geste fébrile. Ensuite, il examina longuement le visage du dormeur, si longuement que Nono, fasciné malgré ses paupières baissées, songea presque à ouvrir les yeux.

Alors le fantôme parut se rassurer. Il eut un sourire de douce compassion, et il se retira, abandonnant derrière lui sa pénétrante odeur de verveine.

Le général Fayor ne voulait pas que la famille d’un clampin comme Bruno vint errer chez lui. Défense avait donc été faite de recevoir tout ça, selon l’expression du Sabreur. Le pauvre Nono fut obligé d’aller au devant de sa mère, pour la prévenir.

La maman apportait la petite sœur dans un jupon superbe repassé la veille et elle en avait plein les bras. Bruno bouda.

— Je te demande un peu si c’est raisonnable de la porter ; elle a six ans ! »

Puis, le cœur gros de ce qu’il venait de dire, il la prit lui-même pour l’étouffer de caresses. Césarine riait, tapotant les joues de son grand frère ; elle avait des yeux taillés en pruneaux, le menton à fossette, et des boucles frisées tout autour du front.

Le général ne pouvait pas souffrir les gamines, car ce sont de ces choses qui rompent l’alignement, sans jamais pouvoir traîner un sabre, fût-il de bois. Il vit ce tableau, des fenêtres du salon, et les ferma, furieux. Renée, prévoyant un orage, descendit au jardin.

Pendant ce temps la famille avait gagné les pelouses. On se reposa sur un banc, derrière une touffe de genêts.

— Tu veux t’en aller, interrogea la mère, en arrangeant son bonnet de linge, et les plis de sa robe d’Orléans.

— Oui, fit Bruno, Lilie ne m’aime plus : à quoi bon gagner tant d’argent ?

— C’est une méchante créature ! répondit Mme Maldas, dont la douceur n’était pas aussi grande que celle de son fils.

— Elle m’a fait beaucoup de mal…, mais je lui pardonne, si elle se trouve plus heureuse. Qui va-t-elle donc épouser ?

— Un gros pharmacien très riche. Il mettra dans le commerce du père. »

Bruno cracha sur le gravier de l’allée. Voilà un homme qui le dégoûtait, par exemple. Un…, un pharmacien…, des drogues… Pouah ! Lui qui avait tant de courage à gagner cet argent des dettes ! Avait-il souffert comme lui ? L’aimait-il comme lui ?

Alors il s’affaissa sur le gazon, tirant ses malheureux cheveux.

— Mère, que je suis idiot ! Je croyais lui plaire !… Est-ce qu’on peut plaire…, bâti comme je le suis ?

La petite sœur regardait ce chagrin. Elle aimait tout de même son nigaud de frère. Elle se dressa :

— Faut pas pleurer ! dit-elle très sérieusement. T’en trouveras une autre ! »

Est-ce qu’on ne remplaçait pas ses poupées, à elle ? Puis, tentée par le beau jardin, elle fila d’un air espiègle !

— N’abîme rien ! cria la mère, très inquiète. » Ils continuèrent à causer entre deux sanglots. La mère lui tapait sur les épaules, l’exhortant à la patience, mais on ne parla pas du tout du fil de perles.

Il faisait un chaud soleil. Renée était allée s’étendre sur son canapé dans la salle de bain. La jeune fille regardait avec une stupeur morne s’agiter une ombre le long des vitraux qui donnaient sur le rocher. Cette ombre prenait des proportions géantes, allait, venait, avait une grosse tête, des petits bras maigres, et des ballonnements confus. Le cristal dépoli d’un violet intense ne laissait pas deviner le reste. Enfin, Renée, dominée par une idée fixe, s’élança hors de la salle. Là, elle se trouva en présence de Césarine grimpée sur le point culminant du terre-plein, et essayant de monter sur la roche.

D’un bond terrible, Renée se jeta près d’elle.

— Petite malheureuse ! » s’exclama-t-elle, haletante, affolée, la suppliant du regard.

Césarine se tourna vers la dame. Elle était moins timide que son frère.

— Je fais donc du mal ? demanda-t-elle, étonnée.

— Certainement…, tu vas…, tu vas tomber », balbutia Renée d’une voix éteinte.

Césarine redescendit, Bruno s’écria de loin :

— La folle qui se fâche !… ah ! maman, il faudra que je vous raconte…

Et il accourut, tout essoufflé, laissant sa mère dans l’angoisse.

— Ma sœur est très remuante, fit-il, une fois arrivé.

— Songez, dit Renée avec un geste intraduisible, songez qu’elle voulait aller là !

— Bah ! fit Bruno émerveillé de cette subite condescendance, il n’y avait pas de danger, mademoiselle, et je vous remercie d’avoir pris peur pour elle. »

Un instant Renée fixa son regard épouvanté dans le regard tranquille de Nono. Puis elle se calma tout à coup.

— Mignonne, dit-elle doucement, j’ai des dragées dans ma maison de cristal. Veux-tu venir avec moi ? »

Confiante, la petite lui donna la main, et ils entrèrent toutes les deux sous la rotonde.

Bruno, stupéfait ne comprenant jamais rien à ces changements spontanés, se retirait, quand Renée ajouta :

— Monsieur Maldas, dites à votre mère de venir. Il ne sied pas qu’une femme âgée soit au soleil pendant que nous sommes à l’ombre. »

Bruno, ravi, alla chercher sa mère.

Au-dessus de la coupole du petit temple, Renée avait fait placer un timbre à percussion dont le son éclatant pouvait être entendu des domestiques du château. Elle fit résonner le timbre, et Louise arriva quelques minutes après.

— Servez-moi une collation ici, dit-elle, et des gâteaux… beaucoup de gâteaux. »

Louise s’empressa d’exécuter cet ordre, tout en se disant que, vraiment, Mademoiselle était bien bonne de traiter ce petit monde.

— Un caprice comme un autre », objecta Mérence.

Césarine sauta sur le canapé de velours pour admirer la coiffure de Mlle Fayor, qui avait ce jour-là remis son peigne d’ambre.

L’enfant n’avait jamais vu d’aussi belles choses. Elle suivait, de son doigt potelé, les broderies arabes du costume de Renée, et faisait des réflexions qui donnaient des sueurs à Bruno. Bruno savait combien la créature était fantasque. Mme Maldas répondait ingénument aux questions de Renée ne la trouvant « déjà pas si fière. » Peu à peu la jeune fille se détendait. Le temple funèbre s’animait, on y entendait des rires d’enfants et des tapages de verres. Heureusement que le général était parti à cheval pour visiter ses fermes car sans cela, il aurait été capable de venir crier à sa fille :

— Tu t’encanailles, Renée ! »

Mais, devant Mérence qui apportait la collation, elle reprenait son air hautain, fronçait les sourcils, se taisait.

Lorsque tout fut déposé sur la table orientale, Renée renvoya le valet de chambre, fit fermer la porte et se rapprochant de Bruno, elle lui glissa à l’oreille :

— Ne parlez pas du collier ! »

Cette fois-ci le fantôme s’évanouissait complètement.

Bruno répondit « Non » avec la tête.

— Tu es tout de même bien jolie, Madame ! » déclara Césarine, ennuyée d’un silence de cinq minutes et se mettant à la tutoyer.

Renée se pencha et la prit sur ses genoux.

— Voyez-moi, cette flatteuse !

— Elle dit pourtant vrai, fit Mme Maldas, je n’ai rien vu de pareil à vous !

— Dans les environs de Montpellier, c’est possible ! » dit Renée d’un ton railleur. Puis, brusquement, elle regarda Bruno.

— Votre avis ?

— Oh ! mon fils s’empressa de dire Mme Maldas, il ne s’y connaît pas, c’est un aveugle-né ! »

Bruno bravement redressa ses cheveux.

— Maman, Lilie était une beauté, j’en réponds. »

Un sourire bizarre erra sur les lèvres de Mlle Fayor. Elle prit une carafe taillée dans laquelle pétillait un vin couleur d’ambre, comme le peigne de sa coiffure, et elle en versa dans le verre de Nono.

— Buvez cela, et ensuite vous ferez la comparaison. »

Nono effrayé repoussa son verre.

— Je n’ai jamais comparé Lilie à personne. »

La mère s’épuisait en vains regards furieux, mais ce maudit garçon était lancé.

— Madame est plus belle ! » s’écria Césarine se bourrant de tartelettes aux fraises.

— Non ! » dit Nono d’une voix rageuse.

C’était la première fois qu’une pareille insolence était adressée à Renée ; enchantée, elle battit des mains, presque rieuse.

— Ah ! Ah ! C’est splendide ! voici un homme qui me trouve laide. Mais buvez donc, malheureux, buvez… »

Mme Maldas, sous la table, marcha sur le pied de son aîné. Nono devenait maussade. Il voulait bien être aimable… encore ne fallait-il pas trop exiger.

Il goûta le vin.

— Du champagne ! je n’ai jamais voulu en boire, moi !… »

Et il pâlit du coup.

— Ça ne m’étonne pas, mon ami !

— Et je n’en veux pas boire…, il monte au cerveau ! »

Césarine attrapa le verre au passage et fit claquer sa langue.

— Vois-tu, Nono (on l’appelait Nono, aussi, dans la famille), tu es trop bête quand tu veux !

— Je crois même qu’il veut toujours, dit Renée dont le visage s’animait dans cette lutte.

— Voyons, soyez obéissant ! Est-ce que j’ai l’intention de vous griser ?

— Je ne bois ni ne fume… le vin grise et le tabac sent mauvais. »

Renée laissa tomber ses bras.

— Décidément, il est complet ! Et… ces abstentions étaient ordonnées par la sage Lilie ?

— Oui, elle prétendait qu’elle n’épouserait qu’un homme vertueux ! Mais c’était déjà dans mes idées !

— Et elle vous a trompé ?… C’est délicieux ! Vous croyez donc aux femmes, vous ?

— Je les déteste ! déclara Nono, exaspéré par tant de folies.

— Ah ! Mademoiselle, ne lui demandez pas pourquoi s’exclama la mère, désespérée de la tournure que prenait la conversation. Nono, ne dis rien ! Nono, je te le défends !

— Au contraire, scanda Renée, je veux tout savoir ! »

Nono la regarda d’un œil méchant. Si c’était une vraie femme, elle garderait son opinion pour elle. Si c’était une jeune fille, une vraie, comme Lilie, elle l’approuverait.

Dans le doute, au lieu de s’abstenir, le sage Nono s’impatienta :

— Eh bien ! dit-il avec explosion, je n’aime pas les femmes parce que c’est sale ! »

Et son visage prit une expression de dégoût, comme s’il eût aperçu des chenilles se promenant à travers la nappe damassée.

Renée, abasourdie, examina sans répliquer ce jeune rustre. Puis elle s’appuya, pensive, sur son coussin de velours. Mme Maldas aurait voulu se jeter dans la vasque. Césarine, comprenant peut-être l’esclandre, se taisait, honteuse.

— Et les hommes, donc ? » murmura Mlle Fayor sortant d’un rêve pénible.

— Ils sont parfois bien mal élevés, bégaya la mère.

— Non ! ce sont des répulsions qui ne se discutent pas ! »

L’incident fut clos. Quand Mme Maldas eut fait ses excuses pour Nono, elle remercia pour Césarine et prit congé. Renée donna des pralines à la petite, en se contentant de sourire. Ensuite elle regagna le château.

— Rien à faire, se disait-elle à mi-voix ; ou il ne sait pas, ou il est incorruptible… Mais c’est un étrange garçon ! Il y a des jeunes gens comme cela, encore… Moi, je ne l’aurais jamais cru ! »

Depuis près d’un mois Renée Fayor vivait avec la pensée horrible que Bruno Maldas avait été témoin de son crime ; là-haut, de sa croisée, il avait pu voir, elle s’en était assurée. Chassée de son lit chaque nuit par des terreurs affreuses et folles, la jeune fille avait pénétré chez Bruno pour lire ses lettres à Lilie et les réponses. Elle n’avait pas trouvé de confidences. Quelques mots seulement, très vagues, répondus par Mlle Névasson, au sujet d’une insensée courant la nuit. Mais Nono pouvait être un habile. Les rustres ont de ces retours intérieurs. Était-ce par chagrin qu’il voulait quitter le château ? Avait-il accepté ce collier tacitement, prévoyant une source de fortune qui daterait du jour ou plutôt de la nuit pendant laquelle avait jailli la source sépulcrale ? Et Renée sentait ses nerfs se tordre dans ses membres frissonnants.

Nono, lui, un peu confus, reconduisit sa mère jusqu’à Montpellier, et là, il la pria de vouloir bien le débarrasser de ses grands cheveux, désormais inutiles, puisque Lilie allait se marier. Ce que sa mère fit avec une joie réelle, car cela usait rapidement tous les collets de ses paletots.

Nono revint très tard. Il avait peur du général, encore plus peur de sa fille, et il alla se coucher sans se montrer, très honteux du reste de sa tête tondue. Cependant l’habitude lui fit conserver la moitié de ses vêtements…, on ne savait jamais, dans cette maison !…

Renée Fayor ne pouvait plus dormir. Dès qu’elle s’assoupissait un instant, il lui tombait sur la poitrine quelque chose de lourd comme une pierre. Elle se levait, éperdue, les tempes humides, les prunelles égarées. Dans les moindres craquètements des boiseries de sa chambre, ces petits bruits secs et soudains qu’on entend aussitôt qu’on écoute au milieu du plus profond silence, il lui semblait deviner l’effort d’un être, qui, atrocement comprimé, essayait, de temps à autre, de soulever un poids énorme pour respirer un peu. C’était elle qui soulevait les courtines soyeuses où l’écusson brodé lui pesait comme une roche retombante. Elle étouffait, elle se débattait, et enfin sautait à terre pour aller se rouler sur la peau de lion avec des spasmes épouvantables.

Maintenant, elle n’avait plus aucune raison pour revoir ce garçon dont le paisible sommeil l’étonnait. Mais, cette nuit-là, l’air lui manqua tellement qu’elle sortit sans avoir conscience de ce qu’elle faisait. Machinalement, elle gagna l’escalier des combles. Elle monta, chancelante, et glissant sur le mur frais ses mains brûlantes de fièvre. Quand elle fut devant la porte elle hésita, puis elle finit par entrer, saisie de l’impérieux désir de respirer dans l’atmosphère d’un être vivant.

Bruno dormait pour de bon. Il avait replié son bras autour de sa tête. Sa bouche laissait passer un souffle régulier, calme et léger comme celui d’un enfant. Derrière les vitres sans rideaux la lune resplendissait le baignant d’une lueur adorablement pâle, et donnant un aspect tout nouveau à son visage boudeur.

Renée s’arrêta en tressaillant.

— Mais ce n’est plus Bruno ! où donc ai-je aperçu déjà cette tête endormie ? » pensa-t-elle.

Alors, comme dans un songe sur le point d’être effacé pour toujours de son souvenir, elle revit dans les immenses galeries du Louvre, et à la clarté pâle et froide des fenêtres vides, la tête de la Niobé, aux traits puissants, à la bouche épaisse et amère ; elle retrouva toutes les lignes de ce masque magnifique, depuis la paupière longue et penchée, jusqu’au modelé du cou d’une rondeur ravissante.

Ce n’était pas une statue heureusement, car elle aurait tremblé devant un marbre : la statue est trop l’image du cadavre.

Bruno avait de beaux cils noirs, des cils de femme brune, pressés, luisants comme une frange. Sous les cils, un cercle bistré indiquant des larmes récentes. Son nez assez large était un peu recourbé. Il avait les coins de la bouche creusés profondément, avec une expression dont le développement sensuel n’était pas achevé encore. Le menton était plein, entêté. À présent le front se voyait, très dégagé, avec les tempes d’une pureté charmante, sans sillon et sans tourment de veines. L’oreille était grande, un peu empâtée comme dans une ébauche à terminer.

Renée s’approcha, surprise. Elle chercha ce qui lui manquait, et s’aperçut que c’étaient ses cheveux. Il n’avait plus qu’une toison serrée comme un bonnet de fourrure, et ce visage endormi paraissait confus encore d’être aussi nu.

Renée demeura debout près du chevet, l’écoutant respirer et s’oubliant dans une contemplation artistique dont elle ne pouvait définir la mélancolique douceur.

La porte était refermée. Sur les quatre murs de la chambre passés à la chaux jouaient des rayons blancs. Il était impossible d’avoir peur en présence de cet enfant. Renée tordit ses bras comme lassée de souffrir.

— Mon Dieu, fit-elle, n’y a-t-il plus de repos pour moi ? »

Et, attirée par ce sommeil calme elle vint s’asseoir sur le bord de ce lit grossier, fait de perse et de toile bise. Les matelas gonflaient en dehors, avec leurs carreaux bleus, raccommodés de place en place. Le traversin montrait surtout une reprise torturée contre la joue du dormeur, et pourtant, contraste délicieux, sa joue avait l’épiderme d’une telle finesse, que cela pouvait faire supposer que Bruno avait conservé, en dépit de sa majorité, la fameuse chair de lait qu’on perd à sept ans, disent les physiologistes.

Renée Fayor rêvait toujours.

… La petite chambre se repeuplait des fraîches idylles découvertes dans la correspondance de Nono. Lilie apparaissait avec sa guimpe plissée à l’ange, sa robe de mousseline, ses yeux faïence, ses nattes couleur moisson, et sa maigreur de pensionnaire prude. Le long des murs glissaient les feuillets vert espérance de leur roman, d’un ridicule si doux qu’il faisait peine. C’était la scène du baiser avec ses révoltes enfantines et ses promesses solennelles ; Nono jurant un amour éternellement respectueux. Lilie défendant le champagne, les cigares, le monde, et lui, obéissant à outrance. Puis, le sérieux de leur vie parmi ces tendresses toutes simples, ces calculs d’argent pour payer les dettes du père.

Renée se souvenait qu’avant d’être la maîtresse de Victorien Barthelme, le débauché, elle avait eu de ces idées singulières. Un dévouement à deux, le château transformé en hospice pour tout le pays, elle, l’aumônière à la main, élevant les enfants et leur apprenant à lire ; lui, un mari gentilhomme ayant son diplôme de docteur-médecin, soignant gratis tous les malades des villages voisins. Ou bien, près de Paris, à Meudon, un nid très simple partagé avec un étudiant en vacances. Dans un creux de chemin, une maison pas trop blanche, pas trop noire ; le toit en tuiles rouges recouvert de chèvrefeuille. Derrière la maison, un jardin avec un bouquet de noisetiers, et dans ce bouquet, une trouée large comme une ogive d’église, d’où la vue se perdait dans le lointain. À côté, un ruisseau et les premiers taillis d’un bois. À l’intérieur de sa maison, elle aurait voulu une vieille paysanne honnête et à l’étable une vache blanche. Ensuite, dans l’angle le plus resserré des murailles, une chambre à coucher avec un lit étroit tendu de mousseline, orné de rubans roses. Des fleurs partout, des fleurs ordinaires, violettes, lilas, pervenches, cythise, voire même, à la saison, un cep de vigne chargé de ses grappes, un bouquet de pêches veloutées. Le printemps venu elle y aurait conduit son mari, un vrai mari, un petit homme à elle qui se serait haussé sur ses pointes pour passer sous la porte. Il aurait eu des yeux terribles et un sourire naïf. On aurait dit à la vieille : Faites une omelette très grosse pour déjeuner, servez le poulet d’hier… de la crème, du beurre, des fruits. En attendant le dîner, on serait allé dans les bois, très loin, sans savoir où : on se serait perdu, puis retrouvé. Ils se seraient assis soudain, au pied d’un chêne, et, près d’eux le chapeau de paille serait tombé sur le chapeau de gaze. Lui, fatigué, aurait rempli ses dix doigts de son front chaud, et ils seraient demeurés là, immobiles, sages, ne se souvenant de rien, ne sachant pas si le monde est autre chose que l’amour, et pensant tous les deux faire leur place au soleil en restant à l’ombre de ce chêne. Ô divine bêtise ! Les papillons auraient passé, les oiseaux auraient flirté parmi les folles herbes se disant : Ont-ils de la chance, ces humains ! Et lui, souriant, traduisait le langage des fauvettes en lui expliquant que la chance humaine était l’amour. Et rien que cela l’aurait fait, elle, éclater en pleurs. Toutes les aurores possibles s’inondent de rosée, tous les baptêmes secouent leurs gouttes d’eau, toutes les joies subites ont leurs larmes ! Pas de vanité, pas de bruits, pas de fêtes, pas de luxe ! Rien que deux êtres stupides d’amour, d’amour sincère, d’amour s’ignorant ! Un calme immense, un bonheur si vaste, que pour l’embrasser tout entier d’un regard, il aurait fallu voir à la fois l’horizon du matin aux diaphanes vapeurs et l’horizon du soir dans ses pourpres royales. Ç’aurait été, si cela pouvait être sans irritation, la saveur éternisée d’un baiser lèvre à lèvre où l’on se prend bien plus un sourire qu’une caresse. Et puis, ils seraient repartis vers la maisonnette où les attend le repas du soir. La vieille serait venue à leur rencontre, la vache aussi, l’une tricotant, l’autre broutant.

Le dîner fini, ils seraient passés dans leur chambre à peine éclairée. Elle se serait reposée sur la poitrine ardente de son époux, morte à tous et à tout, plongée dans la joie de l’amour permis comme une enfant gâtée dont les derniers soupirs se sont étouffés sous des coussins de soie !…

Puis, serait venu le bébé traditionnel, un gros bébé tenant du père un regard superbe, et de la mère une grâce adorable.

Il en serait peut-être venu beaucoup d’autres… mais, qu’importe ?

Renée, dans ses rêves, fit ce rapprochement… On avait trompé Nono, et elle, elle s’était perdue sans avoir goûté au réel amour !

Il y avait donc un juste milieu que, ni l’un ni l’autre, ils n’avaient pu trouver, peut-être parce qu’ils n’avaient pu se trouver.

Renée Fayor ne songeait-elle pas qu’elle était déjà femme quand il n’était pas encore un homme ?

La lune tourna l’angle de la fenêtre, et laissa Bruno dans l’ombre pour éclairer la place demeurée vide du traversin. Une tentation maladive s’empara de la jeune fille. Elle n’avait pas dormi depuis bien longtemps ; elle voulut dormir une heure, une heure bien paisible de son sommeil d’enfant… Quel mal y aurait-il ? Le remords l’éveillerait assez tôt. Et lui ne se douterait point du calme tout moral qu’il lui aurait procuré ! Elle se pencha avec d’infinies précautions sur la grosse toile, à l’endroit même de la reprise. Nono ne bougeait pas. La respiration était toujours aussi régulière. Alors, le bout de ses petites mules appuyées encore au sol, la joue noyée dans sa chevelure défaite, Renée s’appuyait lentement. Il était à peine minuit. Nono sentit quelque chose d’étrangement doux lui caresser la gorge, juste sous son menton, quelque chose d’un contact plus fin que celui du fil de perles. Cette fois-ci, c’était un fil de soie ! Il ouvrit les yeux à demi, écarta les cheveux sans penser que les siens étaient coupés, puis il vit, vaguement, une tête blonde, une joue rosée, et un buste gracieux ployé dans un peignoir blanc. C’était Lilie, Lilie plus belle, plus femme, Lilie meilleure enfin et, ainsi qu’il avait fait durant ce mystérieux moment où un rayon de soleil avait éclos sur ses lèvres, il lui donna un baiser de fiançailles qui ne rougit même pas sa joue rose.

Nono s’éveilla davantage. Lilie s’éveilla un peu. Ils eurent tous les deux un sourire. C’était donc bien vrai ? Ils s’aimaient toujours ! Ils n’avaient jamais cessé de s’aimer !

Nono s’étirait, en paresseux, n’osant trop lever les paupières. Lilie penchait le front n’osant trop toucher son époux idéal, et un parfum de jeune fleur les enveloppait, tellement suave, qu’il n’arrivait pas à griser leurs sens paralysés de sommeil.

— T’aime ! » balbutia Nono, la bouche pleine des cheveux soyeux et odorants de la jeune femme.

Lilie allait répondre, quand, tout d’un coup, dans le lointain, un chien hurla comme hurlent les chiens qui ont peur de la lune !…