Nono/03

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Éd. Monnier et Cie (p. 86-126).

CHAPITRE III



Bruno Maldas conduisait le panier de Mlle Fayor. Ce n’était pas Mélibar qu’on attelait à ce panier, et Bruno ne haïssait que Mélibar. La route leur paraissait très longue. Renée ne disait rien ; de temps en temps, aux montées et aux descentes, elle se penchait pour examiner le paysage, en réalité pour avoir l’occasion de détourner la tête. Il se trouvait tout près d’elle, assis sur le haut coussin du cocher, et elle se sentait dominée par ses yeux bruns, lumineux, d’une inexplicable douceur. Déjà elle avait essayé de se reculer ; puis, elle était retombée dans une torpeur délicieuse, ne sachant plus où elle allait, ne voulant pas le savoir. Elle portait une sévère toilette de dentelles avec un corsage de satin ; on eût cru son buste taillé dans un marbre dont les sombres contours se mouillaient de reflets luisants. Sous son ombrelle noire doublée de rouge, elle avait une petite toque de plumes frisées avec une grosse rose pourpre naturelle, et ses cheveux cendrés avaient des reflets ravissants sous cette ombre sanglante. Son profil merveilleux, coupé par cette toque avancée sur le front, ressortait rose et mat. Elle était si belle que Bruno s’en apercevait. Il aurait bien voulu reculer aussi.

La voiture les berçait d’un balancement régulier. Le trotteur alezan paraissait attelé à une paille. On filait sans bruit sur la route poudreuse, entre une haie de peupliers et le Gara, qui coulait comme un large ruban d’azur. On ne rencontrait personne.

À une montée, Bruno ralentit l’allure du cheval.

— Mademoiselle, nous arriverons trop tard, je crois qu’il est bientôt dix heures.

— Nous arriverons, Bruno, il faut que vous lui parliez.

— Je n’en ai guère envie, moi, murmura Bruno laissant flotter les rênes.

— Est-ce que vous craignez d’être comparé au mari ? » demanda Renée essayant de railler.

Nono fit une moue, puis, subitement, il montra ses dents magnifiques, de vraies dents de sauvage, dans un sourire de gamin.

— Non ! »

Et il la regarda, penchant un peu la tête, baissant les cils, pour s’accoutumer à l’éclat de cette femme.

Nono s’était fait très beau. Sa mère lui avait apporté le matin même un vêtement neuf, et, se débarrassant de sa vieille peau, l’enfant avait pris une tournure d’homme. Jamais Nono n’avait su qu’il était bien fait, et cela grâce à ses habits trop courts ou trop amples. Du reste, il ne s’en doutait pas encore, il se sentait seulement plus libre dans sa veste serrée comme un gant. Parfois, il avait des mouvements brutaux qui lui revenaient, mais aussitôt contenus. C’était surtout le bout verni de ses bottines qui lui donnait des stupeurs. Il avait l’effroi de son luxe, et se croyait dans du verre, dans du verre ciselé.

Ils allaient au mariage de Mlle Névasson et Nono ne pleurait plus. Assister au mariage de Lilie, c’était une idée de Renée Fayor. Ce matin-là, elle avait demandé le secrétaire du général pour la conduire à Nîmes, prétextant des emplettes, de sérieuses courses de ménage. Mérence s’était d’ailleurs foulé un doigt la veille, et, après tout, un secrétaire pouvait à l’occasion servir de cocher. Le général, sachant en quelle estime sa fille tenait ce butor, ce clampin, le lui prêta, interrompant le cours du récit compliqué de la bataille de Gravelotte.

Ordinairement, Renée conduisait sa voiture et Mérence se croisait les bras. Elle donna les rênes à Nono, ne se souciant plus tout d’un coup d’être active dans la vie. Pourquoi voulait-elle aller à ce mariage ? Nono y perdait son latin. Il tâchait seulement de ne pas la faire verser, car il avait souvent entendu dire qu’en menant un curé ou un fou, on était sûr de choir au fond de quelque fossé. Elle lui avait fait emporter les lettres de Lilie, disant qu’il fallait que Lilie lui rendît les siennes en échange. « Ces choses-là se font toujours » avait-elle ajouté de ce ton bref qui n’admettait pas de réplique. Il obéissait, finissant par croire que la folie le gagnait.

Cependant Nono se décidait, sans qu’on l’y poussât, à dépenser ses économies. C’était gentil les costumes neufs ! Et ses idées, neuves aussi, quoique très vagues, se condensaient toutes dans ce désir bizarre de se faire beau.

La colline gravie, on aperçut Montpellier baigné dans les vapeurs bleuâtres des effluves matinals. Il y avait un bois de frênes et d’aulnes, au feuillage tremblant à traverser. On s’y enfonça comme dans un rideau qui se déchire ; la route avait des bordures gazonnées pareilles à l’allée d’un grand parc et on ne vit plus le soleil.

René ferma son ombrelle.

— Je suis curieuse, monsieur Maldas, je voudrais savoir ce que vous direz à Lilie en l’approchant.

— Il faudra donc que je l’approche ? répliqua Bruno avec une grimace de dégoût.

— Sans doute, fit Renée gaîment, car elle était presque gaie dans ses dentelles noires.

— Je ne lui dirai rien.

— Et vos lettres ?

— Ah ! ça, balbutia Bruno, rageur, vous voulez que je fasse des bêtises, vous ? »

Et brusquement il tira sur le mors : l’alezan s’arrêta.

— Mon ami, je m’intéresse à votre roman, et je veux que vous agissiez d’une manière romanesque… C’est très important d’être romanesque. »

Nono fit repartir le cheval.

— Je n’y tiens pas du tout, Mademoiselle !

— Vous l’aimez toujours et vous craignez le mari, avouez-le.

— Oh ! non, répondit Bruno d’un ton dégagé ; je ne l’aime plus !

— Déjà !

— Déjà ?… Elle m’a bien oublié, elle ! gronda-t-il pour étouffer un remords.

— En êtes-vous sûr ? »

Et elle lui toucha le coude du bout de ses doigts gantés de suède d’où émanait une senteur de fleur mêlée à une senteur de femme.

Nono tressaillit éperdu.

— Je ne sais pas, moi, je ne sais pas ! répéta-t-il.

— Vous en rêvez, la nuit ? »

Cette fois, il devint écarlate. Ce fut comme un coup de fouet. Il revit la chevelure blonde, sous les rayons pâles de la lune, il se rappela tout le rêve qu’il n’osait plus se rappeler, depuis son sourire, son regard voilé d’or, jusqu’au baiser inconscient qu’il avait mis sur sa joue.

Une énervante torture s’empara de lui, il voulut briser avec la folie de cette effrayante créature et, redevenu le rustre de la veille, il se tourna, l’œil en feu :

— Je vous défends d’être Lilie, s’écria-t-il, je vous le défends ! »

Il lâcha les rênes pour presser sa poitrine à deux mains. Il étouffait.

— Pardonnez-moi, Nono ! » dit-elle avec une tendresse mélancolique.

Elle avait mis tout un poëme dans ce nom banal qu’elle prononçait pour la première fois, et ce n’était pas ainsi que le prononçait Amélie Névasson.

Doucement, Renée reprit les rênes.

— Je ne veux pas ! Je ne veux pas ! » cria Nono en se renversant en arrière, et il semblait attaqué par un ennemi invisible.

Il finit par jeter son chapeau au fond de la voiture, se cacha la face, trépigna sur le tapis de Moquette.

— Vous êtes malade, mon pauvre Nono, dit Renée, haletante, vous ne voulez pas que je vous conduise ?

— Si… j’ai… je dois avoir quelque chose ?

— Moi, je crois que c’est Lilie que vous n’avez pas, fit-elle, ne pouvant s’empêcher de sourire.

— Allons, continua-t-elle, donnez-moi votre place, enfant ! »

Elle vit que les pleurs ne tarderaient guère… Ils changèrent de place, elle releva les rênes, mais sans presser le cheval.

Nono balbutia :

— Je suis sûr que je vais mourir !

— Et Lilie s’en consolera… » ajouta Renée qui voulait se moquer à tout prix.

— Oh ! c’est l’odeur de verveine ! Cela me donne des vertiges… maintenant que je suis là, je sens la verveine, aussi ! C’est fini !… Quel malheur !… Je suis fou ! »

Il eut un véritable spasme de colère et mordit le coussin sur lequel elle était assise, près de sa hanche de statue noire.

Alors Renée se courba, frémissante ; elle entoura sa tête chaude, l’attira sur son sein :

— Nono ! dit-elle d’un accent enivré, très bas, tu m’aimes ! Voilà ce qui te rend fou. »

Puis, elle couvrit de baisers violents ses pauvres cheveux coupés, doux comme un velours.

Nono se raidit :

— Ce n’est pas vrai ! râla-t-il… Ce n’est pas vrai ! Je n’aime personne… laissez-moi donc ! Ah ! mais c’est lâche, ce que vous me faites !…

— C’est très lâche, j’en conviens… oui, Nono… je l’avoue ! »

Elle continuait, buvant la jeunesse splendide qui débordait de cet homme vierge, ne pouvant plus résister à sa passion, une passion terrible, ardente, fauve, qu’elle ne s’expliquait pas mieux que lui ne savait l’amour.

Nono resta comme mort sur le satin de son corsage. Il avait les dents serrées, le regard éteint. Dans son cerveau, broyé par les caresses, il lui restait l’idée confuse de Lilie… mais très confuse. Il se souvenait du rêve, à présent. Quand ce chien avait hurlé dans le lointain, elle avait bondi avec un cri de désespoir, un cri d’agonie… il s’était dressé avec horreur voulant peut-être lui demander pardon de ce baiser volé, elle s’était sauvée, et il n’avait plus revu le fantôme.

Voilà que maintenant elle venait s’excuser la première, et lui rendait ce baiser, en plein jour, avec des lèvres qui le terrassaient.

— Nono, murmura Mlle Fayor, je suis bien coupable et j’ai peur de vous depuis longtemps, mais je ne vous dirai pas pourquoi, c’est impossible. Vous pouviez m’insulter, me punir cruellement, quand vous m’avez trouvée endormie à vos côtés… vous avez été bon et honnête… je ne vaux pas Lilie, je le sais… Ne parlons plus d’elle, car cela me fait mal. Je deviens assez folle pour en être jalouse… Laissons dormir vos chers petits secrets… et tenez… retournons au château, voulez-vous ? »

Elle avait le visage tellement altéré que Nono ferma les yeux.

— J’irai tout seul ! vous me disiez que dans mes lettres je devais écrire des choses contre vous… je vous les montrerai… il n’y a rien ! »

Elle hésita.

— Soit ! »

Et elle poussa de nouveau l’alezan.

— Tu vas te faire encore du chagrin ! » ajouta-t-elle avec une douceur maternelle.

Il rouvrit les yeux et s’aperçut qu’il avait encore le front dans le satin.

— Vous vous moquez de moi, murmura-t-il, saisi d’une frayeur naïve.

— Non, je te le jure !

— Je suis si laid, si bête ! Oh ! que vous avez été méchante ! »

Et il eut une amère expression. Il commençait à comprendre qu’il souffrait le martyre.

— Laid, toi ? Allons donc, tu es superbe ! Seulement tu l’ignores, et cela te rend très drôle quelquefois.

Nono trembla de rage.

— Encore ! fit-il, furieux de se prêter à une telle plaisanterie.

— Oh ! c’est trop d’enfantillage, s’exclama Renée. Tu vois bien que je t’aime à ne pas savoir ce que je te dis, le vois-tu, le sens-tu ? »

Elle appuya sa bouche sur sa tempe.

Nono la repoussa d’un geste affolé, et, perdant ses derniers respects :

Tais-toi, dit-il, tais-toi, ou je vais t’aimer aussi. »

Ce que Nono ne pouvait pas savoir, c’est que c’était fait depuis longtemps.

Renée plongea son regard dans le sien. Elle avait les prunelles assombries par une douleur intense.

— J’espère que nous nous trompons, car tu souffrirais !

— Je vous assure que je ne souffre pas, répondit Nono, s’imprégnant de verveine sans se plaindre maintenant.

— Ah ! vraiment ! murmura-t-elle avec un sourire triste.

— D’ailleurs, je trouve cela très bon. »

Il posa sa main sur la main légère qui tenait les brides.

— N’y allons pas ! retournez ! je vous en prie !… dites, voulez-vous ? fit-il inquiet.

— Je comprends ! tu as peur de revoir ta Lilie de jadis ! »

Elle fouetta vivement le cheval.

— Au contraire, laisse-moi essayer de réparer ma faute. »

Ils atteignirent la ville. Renée fut obligée de redresser elle-même Bruno étourdi. Il serait allé au diable pour fuir ce qui lui rongeait l’âme. Ils descendirent devant un hôtel sans choisir, puis se séparèrent, devenus muets tous les deux.

La noce entrait sous le porche de l’église quand Mlle Fayor, lasse de l’attendre, allait sortir par une porte latérale. Elle recula et se mit à l’ombre des arceaux.

Amélie Névasson donnait le bras à son père, un gros homme soufflant comme un bœuf dans son gilet de piqué blanc. Il se retournait à toutes les minutes pour voir si beaucoup de monde suivait. La mariée n’avait aucune grâce. Mince, d’une fraîcheur fade, mais fort pudique sous ses voiles de tulle. Son cou un peu long était orné d’un collier de perles fines mélangées de boutons de fleurs d’oranger. Elle paraissait aussi contente qu’il est décent de le paraître. Le marié avait une mine de circonstance, gourmée, sournoise, avec des œillades à l’entourage. Madame Névasson portait un châle fond vert. Le reste de la noce, vêtu à l’avenant. Parmi les habits, un dolman d’officier, pour la montre.

Il se fit un grand tapage de chaises, puis un grand silence ; on n’entendait plus que les chuchotements du prêtre. Renée, debout près d’un pilier, cherchait en vain Bruno.

— Mon Dieu ! » songeait-elle, saisie d’une angoisse profonde, pourvu qu’il n’aille pas lui parler.

Elle s’appuya aux sculptures de pierre. Une sueur froide mouillait son front. Bruno était derrière, la regardant blêmir, et une tendresse ardente s’emparait de lui en contemplant cette adorable folle qui l’aimait, lui, un pauvre être abandonné de tous. Pour l’empêcher de quitter l’ombre où ils étaient si bien l’un près de l’autre, il osa caresser doucement ses dentelles.

Renée faillit pousser un cri. La glace entourant sa nature orgueilleuse semblait s’être à jamais fondue dans les baisers donnés à Bruno ; elle sentit le frôlement de ses doigts comme un coup sourd qui la galvanisait jusqu’au cœur.

— Tu es là ! Ne lui demande rien, je t’en supplie ! »

Il fit la promesse d’une voix grave, avec une émotion indicible. Elle était donc jalouse ! Oh ! se sentir jaloux ensemble !

Alors Renée glissa sur son prie-Dieu et éclata en sanglots. Il était donc vrai qu’on ne pouvait se défendre de l’amour dans ce monde maudit. Elle aimait et elle avait tué ! À quoi bon se défier du sort ? La destinée arrivait d’un pas très lent mais très sûr. Elle ne la retarderait pas. L’âpre sentiment qui la possédait malgré elle, s’élevait, spontanément, trop haut pour qu’elle l’entachât d’un bas esprit d’intérêt. La moindre complicité avec Bruno ignorant devenait monstrueuse, puisque la fatalité le lui faisait aimer. Avec ces visions lointaines qu’ont les femmes d’expérience quand elles aiment d’un amour sincère, elle voyait cet enfant l’accuser un jour, devant des juges, d’avoir voulu lui faire partager un crime épouvantable. Bruno l’avait aperçue rentrant à l’heure était retombée la roche. Quelques instants avant il écrivait, ne se doutant pas de ce qui se passait là-bas, à la clarté des étoiles. Il avait ajouté, au courant de la plume, une réflexion, réflexion accablante, sa perte, son châtiment. Lui faire reprendre cela, du moment que cela avait été lu, n’était-ce pas le rendre responsable avec elle. La justice retrouvera toutes ces preuves, elle les groupera en faisceau et en formera plus tard une terrible accusation.

Non ! Bruno ne redemanderait rien. La passion de Renée saurait attendre la justice. Les pleurs la soulagèrent un peu. Elle le devinait tout près d’elle et en était heureuse. La pierre de touche pour l’amour, c’est l’humiliation. Renée s’humiliait dans une extase passionnée. Il ne comprendrait point, il ne saurait jamais l’aimer, peut-être, mais qu’est-ce donc qu’être aimé, quand on aime éperdument pour son compte. Ce n’est souvent qu’une jouissance dédoublée. Le partage diminue les sentiments comme les choses. Et, devenue mère et amante à la fois, elle pria, elle qui ne savait pas prier, pour que le calice s’éloignât de lui.

Quand la noce sortit de l’église, Nono se mit en évidence ; il voulait absolument se faire voir. Lilie le salua cérémonieusement à travers ses voiles. Alors, pour lui témoigner son calme, Nono offrit l’eau bénite à son époux. Le pharmacien accepta. Le couple disparut dans un gai rayon de soleil, puis, un à un, tous les invités, et Bruno saluait toujours, se disant que c’était bien dommage qu’elle eût enlaidi pour ce jour solennel.

Le battement des portes feutrées emplit la nef d’un bruit sourd qui s’éteignit tranquillement avec le rayon de soleil. Tout demeura sombre. Renée, plus sombre que ce crépuscule tombant des grandes murailles, où quelques saintes la regardaient, pensives, Renée s’approcha, les paupières baissées, chaste, humble comme Lilie. Elle était aussi une épousée, mais une épousée mystique, et elle avait juré à Dieu de racheter par la pureté de son amour les cruautés de sa vie.

Bruno lui offrit de l’eau, tout frémissant de plaisir, car il avait des gants, des gants de peau claire à peu près semblables aux siens, qu’il avait mis péniblement dès leur arrivée en ville et qu’il s’était bien gardé d’ôter. Renée Fayor secoua la tête, puis elle chancela, ses genoux se dérobèrent sous elle. Ce fut son front qui heurta la main du jeune homme. Une gouttelette brillante scintilla une seconde entre le petit pli creusé par ses sourcils bruns. Bruno releva la jeune fille d’un mouvement fou, et ce corps charmant, régénéré par ce baptême involontaire, s’abandonna tout entier dans ses bras robustes. Il l’y pressa longtemps, les lèvres collées à cette place humide, murmurant des mots appris il n’aurait pu dire comment.

— Tiens, c’est notre union à nous qui se célèbre après la leur, fit-il, la gorge crispée… Je ne t’épouserai jamais, moi, pauvre petit paysan… je ne suis ni riche ni noble, mais tu seras tellement aimée que tu me pardonneras mon obscurité. »

C’était Bruno qui disait cela, les yeux pleins d’une flamme farouche… Elle laissa sa tête sur la solide épaule de son amant.

— J’ai un secret atroce, Bruno ! quand tu me verras dure et hautaine, ne m’interroge pas.

— Je te le promets, fit simplement Bruno, et il ajouta, anxieux, les lèvres de plus en plus brûlantes :

— As-tu déjà aimé, toi ?

— Non ! tu es, tu seras mon seul amour ; je ne sais pas faire les serments que Lilie te faisait, mon grand enfant, mais je te dis vrai, je n’ai aimé, je n’aime que toi. »

Bruno était trop bon et trop candide pour poser une autre question, et cette femme avait trop de puissance sur son cœur pour qu’il y pensât.

— Alors, dit-il d’un accent navré, tu es le meilleur des deux, et il faudra me faire souffrir beaucoup, afin de rétablir la différence. Je te donne tout, moi, mon âme, mon corps, toute ma triste personne pour ton amour de reine, ma bien-aimée Renée. »

Il serrait ses mains délicates à les broyer.

— M’aimeras-tu sagement comme tu aimais ta Lilie ?

— Plus sagement encore, si tu l’exiges… ai-je donc le droit de te demander du bonheur, puisque tu n’es pas heureuse.

— Ah ! s’écria Renée se prenant les tempes dans un accès d’épouvante, l’amour tel que je l’avais rêvé existe donc… et il m’est interdit ! Voici la malédiction sur moi ! »

Bruno, obéissant, se taisait, respectant son secret, puisqu’il lui plaisait de le garder. Seulement il eut un douloureux reproche au fond des yeux.

— Sortons, dit-elle frissonnant à l’écho de sa propre voix répercutée sous les voûtes.

Ils regagnèrent la voiture, passant dans les rues sans s’arrêter et ne regardant rien. Ils ne surent pas comment ils revinrent au château ; l’alezan fila tout le temps d’un train d’enfer.

En descendant du panier, ils virent un homme d’aspect sévère causant avec le général Fayor qui sacrait d’une manière furibonde.

— Trois cent mille tonnerres, clamait-il, je vous affirme que ce jeune drôle était un vaurien, tudieu ! un parasite, un chenapan, un joueur. »

Renée, d’un geste impérieux, renvoya Bruno, et elle monta le perron pressentant quelque chose de terrible.

— Ah ! je te présente un policier, dit brutalement M. Fayor à sa fille. Monsieur nous tombe de Paris sous prétexte que nous y avons connu, il y a cinq ou six ans, un pantin du nom de Victorien Barthelme, aujourd’hui en fuite pour cause de mauvaises mœurs. »

Renée se redressa, plus intrépide en face d’un danger réel que dans ses luttes avec sa conscience. Elle salua froidement l’envoyé de la police, et alla lui ouvrir les portes du grand salon de Tourtoiranne.

— Mademoiselle, commença l’homme, tout radouci par cette belle fille qui l’introduisait dans une pièce d’honneur, au lieu de l’écouter dans une antichambre, selon le procédé du Sabreur, je dois rétablir les faits, il ne s’agit pas de police dans tout ceci : monsieur votre père s’emporte si vite qu’on ne peut pas lui développer ses idées.

— Développez, Monsieur, fit Mlle Fayor en prenant un éventail qu’elle se mit à agiter tranquillement.

— Il a disparu d’un monde assez interlope, je l’avoue, un viveur du nom de Victorien Barthelme ; il n’avait ni famille, ni domestiques, mais quelques créanciers tenaces, quelques compagnons de plaisir…

— Et en quoi ce viveur nous intéresse-t-il ? grommela le général qui arpentait le salon.

— Mon général, vous m’interrompez toujours au même endroit.

— Continuez, je vous prie, dit la jeune fille, très calme.

— Ce viveur a disparu sans que rien pût le faire prévoir. Donc, il s’est sauvé. Première hypothèse. Or, il n’avait pas même emporté le peu d’argent qui lui restait ; des perquisitions opérées chez lui l’ont prouvé. Son appartement était en désordre, on a découvert sous un meuble une quittance préparée indiquant qu’il comptait revenir sous deux jours au plus tard. Seconde hypothèse : l’assassinat.

— C’est juste, Monsieur, vous êtes logique », approuva Renée souriante.

Cet homme parlait avec une volubilité et en même temps un sérieux qui donnait à penser que c’était son métier de faire des perquisitions dans le logement des gens. De plus, il paraissait vraiment content de prolonger l’entretien et Renée mettait une grâce singulière à l’écouter.

Le général frappa le bois doré d’une console.

— Mais, sacrebleu ! où voulez-vous en venir ? Au fait, Monsieur, au fait !

— On a interrogé plusieurs personnes ayant eu des relations intimes avec ce viveur… plusieurs amis… voyez, j’ai les notes. »

L’homme ouvrit son portefeuille où il y avait des liasses de notes et de cartes, dont quelques-unes armoiriées.

— Enfin, vous ne pouvez vous blesser, n’est-ce pas, d’une enquête de pure formalité ? Il s’agit de savoir tout simplement à quelle date ont cessé les visites de Victorien Barthelme chez vous. »

En disant cela, les yeux mobiles de l’homme allaient, par une habitude de mouchard, du père à la fille.

Renée n’hésita point.

— Nous avons cessé de recevoir M. Barthelme il y a deux ans, à peu près, n’est-ce pas, mon père ? »

Elle se tourna vers le général.

— Mais je l’avais déjà dit à Monsieur, fit celui-ci, exaspéré par cette sorte d’interrogatoire.

— Précisément, objecta le policier, enchanté de donner un échantillon de son savoir ; je suis obligé de faire corroborer toutes mes dépositions, la règle est commune, je ne puis dévier d’une ligne de mon plan.

— Ah ! vous avez un plan ? interrogea Renée respirant comme quelqu’un fatigué d’une longue course.

— Sans doute, Mademoiselle ; ce ne sont là que des opérations préliminaires.

— Nous autres, généraux, nous avons aussi nos opérations préliminaires, marmotta M. Fayor, mais nous procédons plus franchement. Nous disons : Ceci est notre drapeau, cela est notre arme, et on nous connaît. »

Le policier eut un rire malin.

— De sorte que la position est découverte avant d’être retranchée… Nous, hommes de cabinet, nous agissons avec plus de méthode. »

Il inscrivit sur un carnet les réponses en regard des questions, puis il fit signer le père et la fille. Renée traça son paraphe léger d’une main sûre. Elle savait maintenant qu’on cherchait, et ils étaient venus après beaucoup d’autres dans l’ordre des recherches.

— Monsieur, veuillez nous faire le plaisir de dîner avec nous ; puisque vous venez de Paris, vous devez avoir faim. »

Elle lui souriait toujours aussi gracieuse que peut l’être une maîtresse de maison lorsqu’elle est jeune et qu’elle se sait belle.

Il s’excusa d’abord, puis il accepta, pressentant un dîner royal.

M. Félix Jarbet, attaché à la police de Paris, n’avait point de mission secrète ; il allait tout bonnement, sur l’ordre de ses supérieurs, préparer les voies de la procédure, s’il y avait lieu. Il avoua du reste au général que c’était un créancier acharné, doublé d’une femme éprise, qui prétendait voir du louche dans la subite disparition de Barthelme.

— Nous sommes convaincus, répéta M. Jarbet, convaincus que ce jeune homme n’a pas quitté Paris, seulement il se cache, faute de ne pouvoir payer une dette de deux mille francs.

— C’est joli ! » déclara Mlle Fayor.

Et elle se retira pour veiller à l’office où elle dirigeait tout, quand elle était bien disposée.

Elle alla changer de toilette, mit une jupe de soie rose, un corsage ruisselant de Valenciennes et releva ses cheveux sous des branches de corail.

— Montons ce calvaire jusqu’au bout, pourvu que l’enfant n’en sache rien, murmura-t-elle en traversant le corridor. Elle dit ce mot : l’enfant, avec une intonation intraduisible.

Bruno avait le dimanche à sa disposition. Il était parti dans les bois, rêvant de leur douce folie, ne pouvant s’imaginer encore qu’elle l’aimait sans se moquer de sa ridicule misère.

Elle était tranquille de ce côté, il ne reviendrait pas, elle l’avait congédié si durement qu’il s’était sauvé comme un baby qu’on menace du fouet.

À la fin du dîner, le général et le policier, chacun conservant ses distances, étaient les meilleurs amis du monde. M. Jarbet expliquait ses théories, absolument fausses, du reste ; il disait combien les journaux de la capitale bavarde sont gênants dans leurs divagations : la disparition très simple de ce pauvre Barthelme avait défrayé pendant une semaine les petites feuilles aux abois ; on jurait, sans le savoir, qu’il était mort d’une mort violente, victime de quelque mari trompé.

M. Fayor parlait avec une complaisance non dissimulée de la publication prochaine de son livre sur la guerre. Il comptait un peu sur ce livre pour la réussite d’une grande affaire politique qu’il préparait à la sourdine, et dont le but microscopique était de faire dégommer le maire de Gana-les-Écluses.

— La députation ? demanda le policier ravi.

— La députation ? répéta Renée effrayée.

— Nous verrons…, nous verrons ! mâchonna le général, qui se défiait des femmes en toutes choses.

— C’est dommage que Bruno soit sorti, j’aurais fait lire un passage à Monsieur, ajouta-t-il. »

Renée s’empressa d’appeler Mérence.

— Est-ce que le secrétaire est ici ? demanda-t-elle d’un ton indifférent et hautain, ne se donnant pas la peine de dire : Maldas.

— Il n’est pas revenu, Mademoiselle !

— Clampin ! il vole toujours des vacances quand j’ai besoin de lui, » tonna le général.

Le policier déplora cette absence, puis, la tête légèrement montée par des vins exquis, la tenue moins sévère, il prit place dans la calèche qu’on avait attelée d’après les ordres de Renée, et, enchanté d’une visite si bien terminée après le fâcheux accueil de M. Fayor, il alla attendre à Montpellier l’express de Paris, ce même train qu’aurait dû rejoindre Victorien Barthelme au moment où une roche était retombée dans les jardins de Tourtoiranne.

Mlle Fayor, inquiète, s’accouda au balcon de sa chambre. Elle voulait voir Bruno avant la nuit, parce qu’elle ne pouvait plus monter chez lui ; à présent ce serait odieux. Le danger s’éloignait avec l’homme de police, mais ce n’était qu’un répit, et il fallait que Bruno, pour qui elle prévoyait un autre interrogatoire plus sérieux, n’eût pas vu Barthelme avant son départ de Paris. Un soupçon sur l’enfant…, il ne fallait pas.

Renée regardait le ciel. Un orage était imminent. De suffocantes bouffées de parfums s’échappaient des massifs, et les verveines multicolores répandaient une odeur enivrante qui remplissait la chambre à coucher. Au-dessus de la colline tournoyait un énorme nuage ayant la forme lourde d’un rocher surplombant un abîme. Renée le sentait planer tout entier sur elle. Une toute petite étoile demeurait encore dans le bleu, vacillant comme une larme au bord d’un cil invisible. La nuée s’avançait lentement, sombre, épaisse, inévitable. L’étoile fut obscurcie et enfin disparut.

Renée examinait alors la roche derrière le temple où chantonnait l’eau de la vasque. Il lui semblait que les herbes hautes, les rideaux de lierre s’agitaient tout autour. Elle songea à miss Bell et eut l’horrible idée que la chienne grattait le sol. Cela arrive quelquefois dans les campagnes quand on enfouit mal les animaux morts. Son cœur battait affreusement ; elle avait un cri au fond de la gorge et ce cri ne pouvait pas sortir. Un corps humain glissa le long de la pierre et exécuta un bond joyeux. Il s’était retourné du côté du château et l’avait aperçue. C’était Bruno, qui espérait peut-être la surprendre dans sa salle de bain.

— Le malheureux ! » fit Renée les bras tendus.

En quelques minutes Bruno fut au bas de sa fenêtre :

— Viens, dit-elle, il est tard et j’ai à te parler. »

Bruno rapportait un superbe bouquet de liserons sauvages. D’un geste gamin, il le lança sur l’appui sculpté.

— On peut te voir, malgré le crépuscule ! dit brusquement Renée.

— Orgueilleuse, murmura-t-il », et il devint tout triste.

Comme elle avait honte de lui !

Avant de gagner son appartement, il eut à écouter le sermon furieux du général.

— Tu te coupes les cheveux ! tu te mets des jaquettes neuves ! tu arpentes les champs… Tu finiras mal ! mille tonnerres ! il s’agit de marcher droit ! va refaire ta dernière copie. Tu as fait ronfler le canon. Je n’aime pas ce mot. Tâche de choisir des expressions plus justes. Est-ce qu’un canon peut dormir quand il part ? Et s’il ne peut dormir, il ne peut ronfler, sacré clampin !

— Alors, répliqua Bruno en veine d’expressions extraordinaires, je le ferai cracher. »

M. Fayor se campa pour le toiser.

— Tu es inepte ! Tu le feras cracher ! Tiens je préfère décidément ronfler…, tu es inepte.

Et il rentra chez lui ne sachant quel mot choisir… on choisirait le lendemain.

Bruno s’orienta afin de trouver tout seul le chemin de la chambre de Renée. Ceci le préoccupait beaucoup plus que les mots en litige. Jamais il ne s’était hasardé jusqu’à sa porte, ni à Paris, ni à Tourtoiranne.

Il allait à tâtons, flairant une émanation de verveine, lorsque Renée l’arrêta en lui passant les bras autour du cou.

— Pas plus loin, Nono, dit-elle d’un accent brisé. Il ne faut pas qu’on te voie près de la statue de Diane, ni dans ma salle de bain… on supposerait… trop de choses ! et elle s’efforçait de sourire, puis elle ajouta, il est venu tantôt un ami d’un monsieur que tu as dû connaître à Paris… Victorien Barthelme… te souviens-tu ?

Bruno se secoua. Elle embaumait, vraiment, cette chambre ouverte.

— Ma foi, je ne me souviens guère… oui, cependant… un homme brun et blond à la fois… il était très aimable… il m’a demandé un jour si j’étais content de ma position… attendez, mademoiselle Renée, il y a quatre ou cinq mois, je crois… vous étiez partie avec Louise… le général était aux Champs-Élysées… il essayait une jument.

— Parfaitement, Bruno, ta mémoire est excellente, ce monsieur…

— Eh bien ! reprit-elle fort vite, ce monsieur a perdu son ami et il le cherche parce que celui-ci lui doit de l’argent.

— Il est venu le réclamer ici ? dit Bruno trouvant l’aventure drôle et voyant à travers son imagination éveillée un monsieur courant après un autre monsieur, le premier tenant une bourse et le second ne tenant rien.

— Oui, Bruno, il faudrait dire, si on causait à ce sujet devant toi, que tu n’as jamais vu ce Victorien Barthelme.

— Je le dirai, mais ce ne sera pas vrai.

— Tu mentiras.

— Ah ! je comprends, balbutia-t-il, vous vous intéressez à lui… beaucoup… Je l’ai trouvé poseur, moi !

Et il fit un froncement de nez significatif.

— Quand il s’est présenté, continua Renée défaillante, s’est-il fait annoncer ? »

— Non, il prétendait être un camarade. »

Renée respira.

Tu es sûr ? »

Bruno se rembrunit et bouda… C’était moins drôle.

— Allons, c’est bien, dit-elle rassérénée ; à présent, va souper. Tu n’as mangé que de l’amour aujourd’hui, et ce n’est pas assez. Ton bouquet est charmant, merci ! »

Elle le poussa doucement en refermant la porte. Nono s’adossa contre la muraille redevenue noire.

Mlle Fayor ôta les branches de corail qui ornaient ses cheveux et se jeta tout habillée sur le lit. Elle savait que le sommeil lui était interdit durant la nuit, et elle profitait des soirs clairs de l’été pour essayer de goûter un peu de repos. Elle rêva les yeux fixés sur les liserons dont les corolles immaculées caressaient l’amour de marbre.

Chose étrange ! Elle aimait Nono. Nono sage comme une vierge, elle l’aimait en viveur… comme ces viveurs qui, se sentant pris jusqu’aux moelles, deviennent respectueux malgré leurs sciences impures.

Seulement Renée n’avait pas l’espoir de cette éternelle récompense du respect qu’on nomme le mariage. Les assassins ne se marient pas !

Elle finit par s’endormir, n’osant plus rêver.

Un roulement profond, pareil à une chute de pierres gigantesques l’éveilla au milieu des ténèbres. Il était près de neuf heures et demie. Elle se leva en sursaut. La formidable réalité se dressa de nouveau entre elle et ce frais bouquet sauvage. Elle recommença sa promenade nocturne autour de la peau du lion qui regardait avec des yeux glauques cette tigresse verrouillée dans une cage de soie.

— Je me tuerai ! je me tuerai ! répétait-elle, couvrant ses oreilles de ses mains crispées ; puis elle eut une faiblesse. J’ai peur ! dit-elle en se collant contre sa porte fermée, prise d’une tentation folle d’aller chercher Bruno. »

Un coup timide, frappé pendant une accalmie, lui répondit derrière la cloison. Elle se pencha plus épouvantée encore.

— Qui frappe ? Qui se permet d’être là ?

— Moi Renée ! je ne veux pas que vous ayez peur, je ne demande pas à entrer, je vous garde. »

Elle ouvrit la porte avec violence.

— Toi, dit-elle, je te chasse, entends-tu ?… »

Bruno s’était couché sur l’étroit tapis de laine du corridor. Il dormait, allongé en terre-neuve, quand le cri de Renée l’avait fait tressaillir… et il avait répondu…

Il se mit à genoux :

— Quel mal puis-je te faire ? Ce tapis n’est pas doux, et le pas le plus léger m’éveillerait… personne ne peut me voir… je t’assure ! »

Sans rien ajouter, elle l’attira, prise d’une de ces tendresses soudaines qui la domptaient complètement.

Bruno dépassa le seuil, toujours à genoux. Elle referma la porte.

— Tu m’as pourtant promis d’être sage », fit-elle en le secouant avec des mains fiévreuses.

Il prit ses doigts pour les dévorer de baisers. À la lueur d’un éclair, elle le vit tout en pleurs. Alors, saisie de vertige, elle alluma toutes les bougies du lustre ancien ; elle voulait faire une grande lumière dans leurs deux âmes.

Nono demeura à genoux, émerveillé, se souvenant d’avoir lu pareille chose dans les Mille et une Nuits, se tâtant pour savoir s’il n’était pas le jouet d’une hallucination.

Renée avait détaché ses rideaux de velours, voilant les blafardes lueurs des éclairs. On entendait toujours des grondements, mais elle n’avait plus peur de la foudre.

— Est-ce que tu vas prendre racine à mes pieds ? » demanda-t-elle en riant à Bruno dont les traits exprimaient une profonde douleur.

Nono rampa jusqu’à elle.

— Je ne suis pas digne de rester debout, déclara-t-il, ivre de bonheur. »

Elle entraîna Nono sur un divan, et pressant le front du jeune homme sur sa poitrine bondissante :

— Tu déraisonnes, cher bien-aimé ! s’il est ici un être indigne de l’autre ce n’est sûrement pas toi… mais, voyons… as-tu été dîner ?

— Non, je n’ai pas faim. D’abord, c’est fort bête d’avoir de l’appétit, tu me l’as dit un jour à table.

Elle haussa les épaules. Avec la lumière, sa tranquillité lui revenait. Soudain Nono avec une gravité solennelle :

— Renée, tu es la fille du général Fayor et je suis son secrétaire ; il n’est pas loyal que, dans la maison de ton père, je prenne ces libertés. Veux-tu que je quitte Tourtoiranne demain ?

— Tu parles comme un homme, tu es donc grandi depuis notre course en voiture ? »

Et, tout attendrie, elle caressait sa tête brune.

— Réponds-moi, Renée.

— Soit ! Va-t’en ! T’ai-je dit que je t’aimais ? Je ne me le rappelle plus ! Oublie-moi ! L’oubli est prompt à ton âge. Le doux bonheur que tu m’as donné vaut une éternité de passion ! »

Elle se renversa à demi, les paupières closes, la lèvre mordue par ses dents fines.

— Je ne m’en irai pas ! cria Nono effrayé », car le désespoir de la jeune fille n’était que trop visible.

Elle fit un effort surhumain et se redressa.

— Un malheur guette mon bonheur, vois-tu… Il vaut mieux, en effet, que tu sois loin quand il me le prendra.

— Bien ! je m’en irai et je reviendrai chaque soir, c’est entendu…, je coucherai dans la verveine, sous la croisée. Ne crains rien ! j’arrêterai le malheur, moi ; j’ai des poings ! »

Et il les lui montra, très serrés, très larges, prêts à assommer n’importe qui.

— Tu es insensé, Bruno ! répondit-elle, déjà toute tremblante à l’idée qu’il pourrait se compromettre davantage, lui innocent, pour éviter de la compromettre un peu, elle coupable.

— Alors, je reste ! »

L’énergique accent de Bruno ne laissait aucun doute. Il resterait ou il reviendrait chaque soir. Les enfants ont de ces entêtements rageurs. Elle se calma. Nono promena un regard ravi autour de la chambre, puis il fit des réflexions :

— Oh ! comme ton lit est grand… Et ce petit nègre, là-bas, au fond ! Oh ! l’horreur ! Et tout près de toi ! Pouah ! est-il laid ! Ah ! ta maman. Elle est bien belle ! Son fichu ressemble à de la crème ! Tiens, ces armes ! fichtre ! tous ces poignards ! Et ce lion ! Pourquoi pas Mélibar tout de suite. Tu sais, j’ai deviné pourquoi je détestais tant ton cheval… C’est qu’il te porte ! Mon dieu ! je voudrais toucher tous les meubles pour en conserver le parfum. Cela sent si bon !… Oh ! ces rideaux ! Et ces femmes… toutes déshabillées !… »

Brusquement, il se retourna avec une rougeur fugitive.

— Tu n’as donc jamais vu de femme nue ? » demanda Renée, ne pouvant croire à une pareille candeur.

Nono se blottit dans la traîne de la jupe rose. Il devint plus rose encore et baissa la frange de ses paupières.

— Oh ! tu dis des choses, Renée !… non, bien sûr… tu me fais honte ! »

Renée, suffoquée, s’imagina qu’il voulait peut-être la rassurer à sa manière.

— Monsieur Maldas, cette comédie est indigne de nous ! dit-elle, devenant hautaine. »

Bruno eut une frayeur sincère, et, entourant sa taille :

— Renée ! Renée ! pourquoi changes-tu ton visage ! quelle comédie ?… pardonne-moi… c’est parce que je les ai regardées longtemps, n’est-ce pas ?…

— Mais tu es donc l’impossible, s’écria-t-elle stupéfaite. »

Ensuite elle le repoussa doucement.

— C’est inutile de me presser ainsi… je te crois… quoique ce soit le contraire qui fasse, habituellement honte… aux… aux messieurs.

— Quel contraire ?

— À la fin, tu m’impatientes, Nono, tu sais fort bien ce que je veux dire.

— Non, explique-toi.

— Bah ! je suis ton aînée de deux ans et je m’explique : tu n’as pas eu de maîtresse, Nono ? »

Nono fut désolé, cela allait recommencer comme avec le général, elle allait finir par lui dire qu’il était trop gauche ; il en prit son parti.

— Non, Renée ; finis ces hardiesses… ça ne regarde point les jeunes filles.

— Eh bien, tu as tort, voilà mon avis, parce que tu n’aimes que d’une seule façon et de la façon qui tue quand on n’est pas payé de retour. Tu as été élevé en dépit du bon sens !

— Ce n’est pas ma faute ! murmura Nono confus.

— Je sais… ton opinion sur nous, tu en reviendras… et gare aux excès.

— Mon opinion sur les autres !… toi tu es à part.

— Vraiment, je te remercie ! »

Elle acceptait maintenant sa bizarre nature et parlait avec gravité, retenant les folies qui lui passaient par l’esprit. Nono se frotta sur ses dentelles avec une câlinerie boudeuse.

— Est-ce que tu ne veux plus m’embrasser ? »

Renée pâlit.

— Causons, je le préfère. Ah ! çà, soyons francs, hein ? dit-elle avec une brusquerie de garçon. Tu n’as pas eu de maîtresse, c’est entendu, mais tu as aimé Lilie ! Qu’en voulais-tu faire ? Les collégiens n’ont pas de poupée, ce me semble.

— J’en voulais faire ma femme.

— Comment ? » dit Renée qui lança le mot plus vite qu’elle n’aurait voulu.

Nono se sentait confiant comme on peut l’être avec une mère du même âge que soi.

Il répondit très fier :

— Je ne sais pas, mais c’était mon intention. »

Renée, cette fois, partit d’un éclat de rire, de son rire sardonique, blessant, impitoyable, qui se perdait dans les notes aiguës.

— Oh ! c’est trop fort ! tu es divinement ridicule. On n’a pas ta mine passionnée quand on est aussi sot. L’intention ! ah ! l’intention… il est adorable ! tu crois que cela suffit ?

— Et toi, riposta Bruno outré, est-ce que tu dois savoir si cela ne suffit pas ? »

La vivacité du méridional reprenait le dessus. Elle se pencha :

— M’aimerais-tu encore en admettant que je sois le plus savant ? »

Nono recula.

— Il faut, pour que tu saches, qu’on t’ait appris ! »

Elle riait toujours, mais plus bas, d’un rire irritant qui faisait mal.

Il la regarda et se releva éperdu. Il ne vit pas Renée, il vit une femme vraie, comme il disait : quelque chose d’atroce, de fané, d’avilissant… un hochet secoué par tous…

— Déjà… tombée dans la boue !… »

Cette vision traversa son regard comme la lueur des éclairs sillonnait parfois les médaillons transparents des rideaux.

Nono honnête, fondu d’un or sans alliage, se révolta, redressa, dans la clarté du lustre sa stature bien masculine ; puis il lui dit, croyant parler à une autre :

— On ne m’a pas aimé assez pour que je sois heureux, c’est vrai… riez de ce ridicule, puisque c’est ridicule… seulement Renée Fayor m’aime encore moins, car elle va briser mon cœur sans le comprendre. »

Renée tendit les bras.

— Ah ! tu me fais peur ! laisse-moi rire… c’est mon unique force… Est-ce que je sais ce que nous allons devenir ?

— Les femmes sont toutes méchantes, murmura Bruno douloureusement ; elles veulent qu’on les respecte et elles vous trahissent.

— Je t’ai trahi ?

— Sans doute. Tu me dis que tu en sais plus que moi. »

Et il sanglotait sous ses poings fermés. Elle l’enlaça dans une étreinte folle.

— Nono, Nono ! je plaisantais, mon adoré ! Tu me repousses ? »

Il l’avait repoussée, ivre d’une colère soudaine.

— Ah ! s’écria-t-il désespéré, si tu en as aimé un autre, dis-le, que je meure tout de suite, car je ne veux pas appartenir à une femme, moi, si elle ne doit jamais m’appartenir ! »

Il y avait dans ce cri naïf toute la dignité de l’amour.

Renée laissa retomber ses bras.

— Tu mourrais ? »

Nono sauta sur la panoplie et décrocha ce petit revolver qu’elle avait armé un matin.

— Tu vas voir, dit-il. »

Elle crut à une bravade d’enfant.

— Nono, il est chargé ! »

Nono voyait bien à présent qu’elle ne voulait pas répondre. Il savait son secret. Ce secret ne pouvait être qu’un homme. Il attendit un coup de tonnerre pour qu’on ne distinguât pas le coup de feu, et il tira, la regardant toujours afin d’en avoir plein les yeux jusqu’à l’agonie. Elle n’eut que le temps de faire dévier le canon, ils furent tous les deux enveloppés de fumée pendant que la balle allait fracasser la tête du petit dieu de marbre veillant derrière le lit.

Elle avait bondi comme une véritable tigresse, les pupilles dilatées, les narines gonflées, le sang aux joues, puis elle l’emporta presque sur le divan.

— Mon enfant ! mon enfant ! mon pauvre fou !

— Oui, laisse-moi, ou dis-moi qui est l’autre, alors… il mourra le premier ! »

Nono s’abattit sur les coussins en proie à une réaction nerveuse qui le faisait frissonner des pieds aux cheveux.

— L’autre !… »

Elle eut la pensée de crier : Il est mort ! mais elle avait eu trop peur, elle ne voulait pas être haïe après une pareille preuve d’amour.

— Je n’ai aimé que toi, je te le jure !

— Sur quoi le jures-tu, bégaya-t-il.

— Sur Nono sauvé ! ajouta-t-elle avec un sourire d’ivresse triomphante.

— C’est bien ! si je meurs, je saurai pourquoi ! »

Et sans pouvoir s’expliquer davantage, il perdit connaissance.

Renée alla chercher des sels dans son cabinet de toilette, mais ses baisers le ranimèrent beaucoup plus rapidement. Il huma la poudre et fixant un regard étonné sur le cabinet resté ouvert, il s’écria :

— Le papier à Lilie ! »

Renée joignit les mains :

— Tu voulais te tuer tout à l’heure, et voilà que tu t’occupes d’un papier quelconque ! »

Nono se jeta à son cou :

— Ne me gronde pas ! »

Puis il se leva pour vérifier si c’était vraiment le même.

En passant devant le lit, il envoya un salut moqueur à l’amour défiguré.

— Toi, fit-il, tu es aussi laid que moi, j’en suis bien aise ! »

Renée ferma les yeux. Elle eut l’exquise sensation d’une maternité qui lui serait venue sans souffrance, il lui sembla que son cœur s’ouvrait pour enfanter ce grand garçon brun, et elle l’aima, durant cette minute délicieuse, comme une mère aimerait un fils qu’elle serait condamnée à ne pas reconnaître.

— Veux-tu que je te le raccommode ton nègre demanda-t-il d’un air capable.

— Certainement, si cela t’amuse. »

Il se précipita sur le lit, enjambant l’écusson brodé, ravageant les dentelles des draps, détournant les rideaux. Ce ne fut qu’en atteignant la statue qu’il s’aperçut des dégâts qu’il faisait. Pour en finir plus vite, il tira la statuette par son arc, le bouquet de liseron s’enchevêtra autour, et, corps à corps, l’amour et lui roulèrent dans les courtines de satin.

— Nono, cria Renée d’une voix haletante, ôte-toi de là, je t’en supplie !

— Ouf ! fit-il ! je le tiens ! J’avais soif de le voir ailleurs… viens m’aider… je dois continuer de le casser… C’est un monde, ton lit… On s’y perd.

— Espérons cependant que tu ne t’y perdras pas. »

Elle vint le débarrasser en écartant des liserons qui l’aveuglaient. Elle était tout près de son visage ; il pouvait l’examiner en détail.

— Ah ! comme tu es belle, ma Renée ! Maman avait bien raison de dire que rien n’est plus beau que toi ! »

Il ne l’avait jamais mieux contemplée qu’à cette heure. Renée le renversa sur l’oreiller en mettant ses lèvres sur les siennes.

Là-bas au fond des pelouses un homme gisait, broyé, qui lui avait dit, un soir : « Quelles sont les infamies qu’on peut jurer de ne pas faire ? »

Ce souvenir lui revint sinistre quand Nono, frémissant de plaisir, chercha ses lèvres, à son tour, en balbutiant très bas :

— Encore ! »

Et elle eut la force prodigieuse de reculer.

— Nono, dit-elle en se fâchant pour dissimuler son trouble, relève-toi ! C’est lâche ce que tu demandes ! »

Nono sauta par terre. Il sentit probablement sa lâcheté car il devint pensif. Il essaya de rajuster le masque fendu de l’amour, évitant de se rapprocher d’elle.

— Enfin, ajouta-t-il après un long silence, de quoi as-tu peur la nuit ?

— C’est une maladie que j’ai, Nono. Je vois des fantômes qui menacent de m’écraser.

— Tu me permettras de revenir avec eux ?

— Non, tu es trop fou… tu bouleverses ma pauvre chambre… on dirait qu’on y a donné la chasse à une dizaine de loups enragés. »

Nono promena un coup d’œil confus.

— C’est ma foi vrai… tu me pardonnes ? »

Et il se mit à genoux avec une grâce charmante.

— Tu sais qu’il est minuit passé ?

— Ah ! c’est dommage… laisse-moi te demander encore une chose : ce collier que j’ai offert à Lilie, où l’as-tu donc acheté ? »

Elle alla prendre, sur un meuble, un écrin de velours bleu et le vida dans la crinière du lion.

— Quelle fortune ! » s’écria Nono ébloui. Il y avait la parure complète… triples rangs, bracelets, diadème : il frotta sa peau brune à ces petites boules blanches, éprouvant une visible satisfaction. Tout d’un coup pris d’une tristesse rêveuse :

— Si je mourais, je voudrais être entouré de tous ces bijoux, pour conserver dans mon cercueil les souvenirs du premier bonheur que tu m’as donné. Ces perles sont presque aussi douces que tes lèvres.

— Tu es lugubre, Nono… je te promets d’exécuter ta bizarre volonté… seulement le plus tard possible, n’est-ce pas ? »

Elle serra contre elle avec un frisson involontaire, la tête du jeune homme et elle le reconduisit vers la porte.

— Tu rentreras ici à une condition, mon grand enfant… c’est que… »

Nono releva ses yeux qui étincelèrent.

— C’est que je ne t’embrasserai pas comme tu m’as embrassée tantôt !

— Je t’obéirai, car je t’adore plus que je t’aime ! Adieu, ma Renée… il te faut dormir ou tu tomberas malade !…

Et il se sauva après avoir respectueusement effleuré le bout de ses doigts. Il était parti depuis longtemps que Renée, immobile, tâchait de saisir encore le bruit étouffé de ses pas !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— C’est donc une réalité ! songeait Renée Fayor… Un enfant ! Et il m’est interdit d’en faire un homme. »

Interdit ! pourquoi ? Ne peut-on s’essayer à toutes les hontes, quand on est déjà dégradé ? Une mystérieuse chaîne relie les crimes commis aux crimes à commettre et les rapproche doucement les uns des autres.

Elle se regarda au grand miroir se balançant à travers l’atmosphère lumineuse de sa chambre. Une femme se regarde toujours avant de se laisser aller aux crises solennelles de sa vie. Renée s’aperçut que sa beauté, son orgueilleuse beauté, ne valait peut être pas un seul sourire de cet enfant qui venait de partir, que ses yeux ne savaient pas pleurer comme les siens, et que le charme des yeux est quelquefois tout entier dans une larme sincère. De souvenir elle comparait ses cheveux à elle à ses cheveux à lui ; elle trouva que les soins dont elle entourait son soyeux diadème n’arrivaient pas à donner à sa chevelure les reflets de velours que les vulgaires ciseaux maternels avaient fait jaillir de la tête fruste de Nono. Elle se sentit fatiguée de sa propre coquetterie, personnellement outragée de ses enlacements de couleuvre qu’elle n’avait appris que pour séduire. Elle eut honte d’elle-même se sentant fausse et lâche alors qu’elle s’étudiait, depuis ses premières années, à la sérénité et à la bravoure en face de l’opinion. Elle se crut moins coupable d’avoir tué un homme que de l’avoir jeté sous une pierre d’où ses plaintes ne sortaient plus, moins coupable d’avoir cédé à cet homme une fois que de lui avoir cédé deux fois, moins coupable d’avoir raillé la société que d’avoir vécu dans ses salons.

Il y avait le couvent pour les filles très nobles ou très perverties : cela est un refuge contre lequel les cris de la foule viennent se briser. Renée voyait dans un lointain mal défini une grille de fer forgé garnie de fleurs de lys, et derrière, d’autres fleurs de lys, pas en fer, hélas ! des fleurs de chair pâle s’épanouissant à l’ombre d’une draperie de deuil. On appelait ce lieu triste : les Dames de Montpellier. Renée y avait une arrière-cousine. Quand elle arrêtait sa voiture sur le sable très propre de la cour d’honneur de ce couvent, elle murmurait entre ses dents fines en lançant les rênes au groom : « Une balle serait préférable ! »

Certainement une balle est préférable tant que le cœur est vide, mais dès qu’on aime, tout ce qui permet de rêver est une joie. Un instant elle envisagea le couvent comme une joie.

L’arrière-cousine, Jane de Mallery était douce et bonne. Jadis elle avait ri, elle avait dansé dans les bals où toute la famille l’avait admirée, puis plus rien. Une nuit s’était faite. On savait qu’un joueur qu’elle avait connu s’était brûlé la cervelle.

Renée se rappela ce joueur. Elle eut froid par tous les membres. C’est qu’elle était, elle, l’assassin d’un joueur. Non ! pas le couvent ! on peut y vieillir !

L’orage se calmait. Les bougies tombaient en gouttes chaudes sur les reliefs rouges du cuivre, et Renée, perdue dans ses idées atroces, ne pouvait plus se relever. Elle avait glissé au milieu de la peau du lion, ses doigts serrant la crinière dans une convulsion machinale.

Rien ! rien ! Elle ne trouvait rien pour se fuir. Elle ne pouvait parler à personne, pas même à lui. Et puis on ne fait des confidences horribles que dans les romans où on rencontre des gens qui écoutent jusqu’au bout. Ensuite, elle n’était pas seule à porter le poids de son amour… Il l’aimait, lui Nono, lui l’enfant. Si elle s’enterrait vivante, il irait l’exhumer, elle en était sûre. C’est immense, la passion d’un vierge, parce que les sens ne lui apprennent pas que les faiblesses physiques sont là pour y mettre des bornes. Lui dire la vérité, ce serait le tuer sans retour. Un moyen existait, peut-être plus mauvais pour elle, mais plus prompt pour lui. Se marier avec un homme qui passerait.

Ah ! elle se fût donnée de toute son âme à un viveur comme Victorien Barthelme…

Oui, cela… Ou…

Et ses paupières se fermaient avec une fatigue étrange de voir le haut de son peigne dans le miroir lentement balancé… ses doigts arrachaient les crins du lion endormi. De toute la chambre défaite émanait une senteur de jeunesse fauve qui allait serrer sa gorge et incendier son cerveau. Qu’elle prît le voile des cloîtrées, qu’elle prit le voile des épouses, elle respirerait toujours, dans l’air impur de sa vie, la pure jeunesse de Bruno Maldas !

« Alors, mieux vaut mourir ! » cria-t-elle. Car, après la lâcheté, les femmes sont braves, tandis que les hommes, eux, sont encore lâches.