Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 1.djvu/167

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
160
DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

Les Américains ont conservé au pouvoir judiciaire ces trois caractères distinctifs. Le juge américain ne peut prononcer que lorsqu’il il y a litige. Il ne s’occupe jamais que d’un cas particulier ; et, pour agir, il doit toujours attendre qu’on l’ait saisi.

Le juge américain ressemble donc parfaitement aux magistrats des autres nations. Cependant il est revêtu d’un immense pouvoir politique.

D’où vient cela ? Il se meut dans le même cercle et se sert des mêmes moyens que les autres juges ; pourquoi possède-t-il une puissance que ces derniers n’ont pas ?

La cause en est dans ce seul fait : les Américains ont reconnu aux juges le droit de fonder leurs arrêts sur la constitution plutôt que sur les lois. En d’autres termes, ils leur ont permis de ne point appliquer les lois qui leur paraitraient inconstitutionnelles.

Je sais qu’un droit semblable a été quelquefois réclamé par les tribunaux d’autres pays ; mais il ne leur a jamais été concédé. En Amérique, il est reconnu par tous les pouvoirs ; on ne rencontre ni un parti, ni même un homme qui le conteste.

L’explication de ceci doit se trouver dans le principe même des constitutions américaines.

En France, la constitution est une œuvre immuable ou censée telle. Aucun pouvoir ne saurait y rien changer : telle est la théorie reçue (L).

En Angleterre, on reconnaît au parlement le droit de modifier la constitution. En Angleterre, la constitution peut donc changer sans cesse, ou plutôt elle n’existe point. Le parlement, en même temps qu’il est corps législatif, est corps constituant (M).