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LE TOUR DE FRANCE D’UN PETIT PARISIEN

la peau du diable, et il nous faudra moins de temps… ça se pourrait !…

— Ça se pourrait, monsieur Vent-Debout ? dit lady Tavistock intervenant. Faudrait-il craindre de ne pas arriver ?

— Je ne dis pas cela, milady. Votre yacht est un brave navire ; il a des joues, des hanches et du ventre, et celui qui vous l’a vendu ne vous a pas volé vos argents ; mais nous pourrions tout de même recevoir quelque avarie.

— Alors j’aimerais mieux retourner à Cherbourg.

— Ce serait difficile maintenant, milady. Mon avis ce matin était de n’en pas sortir ; mais milord après avoir consulté M. Esmond n’a rien voulu entendre. M. Esmond dit qu’il connaît la Manche, avec un air de croire que la Manche est un canal anglais… moi aussi je la connais la Manche ! Mais j’ai obéi : A Dieu vat !

— Si l’on suivait de plus près la côte normande ? suggéra la femme du baronnet, que l’inquiétude gagnait à mesure qu’augmentait la violence du vent. Nous pourrions au moins nous réfugier dans quelque port. S’il y avait vraiment du danger, master, ne viendrait-on pas à notre secours, avec un de ces bateaux de sauvetage… comme il yen a partout ?…

— Partout ? non, milady, pas partout ; cela viendra plus tard. De ce côté-ci, il y en a à Honfleur, à Barfleur, — en face de nous, — au Becquet : nous venons de passer devant ; il yen aura un l’an prochain à Grandcamp. Ils sont beaucoup moins espacés sur le littoral du Finistère. Mais il y a partout des postes de porte-amarres à grande portée et de fusils porte-amarres. Foi de Dieu ! milady, il est bon de ne pas trop compter sur ce moyen de parer la coque…

— Pourquoi n’y a-t-il pas davantage de « life-boats » ? demanda miss Julia, qui était venue avec sa sœur rejoindre sa mère.

— Parce que… cela coûte cher, mademoiselle. Un canot de sauvetage avec son chariot revient à quinze mille francs ; autant coûte la maison-abri et les accessoires, et les ressources de la société de sauvetage ne sont pas inépuisables.

— Et pour manœuvrer ces bateaux ? dit à son tour le petit Parisien.

— Pour les manœuvrer, mon garçon ? des gens de bonne volonté, toujours parés à faire le sacrifice de leur peau. Plutôt que de dire non, ils aimeraient mieux se faire couler avec la grande ancre en cravate.

Mais la conversation n’était plus soutenable ; tout craquait à bord du yacht de plaisance. Un grain arriva du large, et bientôt la mer, la pluie et le vent furent confondus dans la plus horrible tourmente.